1987 Sollicitudo rei socialis 41

VI. QUELQUES ORIENTATIONS PARTICULIERES



41 L'Eglise n'a pas de solutions techniques à offrir face au problème du sous-développement comme tel, ainsi que le déclarait déjà le Pape Paul VI dans son encyclique69. En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l'homme soit dûment respectée et promue et qu'elle-même se voie laisser l'espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde.

Mais l'Eglise est «experte en humanité»70, et cela la pousse nécessairement à étendre sa mission religieuse aux divers domaines où les hommes et les femmes déploient leur activité à la recherche du bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur dignité de personnes.

A l'exemple de mes prédécesseurs, je dois repéter que ce qui touche à la dignité de l'homme et des peuples, comme c'est le cas du développement authentique, ne peut se ramener à un problème «technique». Réduit à cela, le développement serait vidé de son vrai contenu et l'on accomplirait un acte de trahison envers l'homme et les peuples qu'il doit servir.

Voilà pourquoi l'Eglise a une parole à dire aujourd'hui comme il y a vingt ans, et encore à l'avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l'entravent. Ce faisant, l'Eglise accomplit sa mission d'évangélisation, car elle apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l'homme, en l'appliquant à une situation concrète71.

L'instrument que l'Eglise utilise pour atteindre ce but est sa doctrine sociale.Dans la difficile conjoncture présente, pour favoriser la formulation correcte des problèmes aussi bien que leur meilleure résolution, il pourra être très utile d'avoir une connaissance plus exacte et d'assurer une diffusion plus large de l'«ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d'action» proposé dans son enseignement 72.

On se rendra compte ainsi immédiatement que les questions auxquelles on a à faire face sont avant tout morales, et que ni l'analyse du problème du développement en tant que tel, ni les moyens pour surmonter les difficultés actuelles ne peuvent faire abstraction de cette dimension essentielle.

La doctrine sociale de l'Eglise n'est pas une «troisième voie» entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées: elle constitue une catégorie en soi. Elle n'est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal èst d'interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Evangile sur l'homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante; elle a donc pour but d'orienter le comportement chrétien. C'est pourquoi elle n'entre pas dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.

L'enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d'évangélisation de l'Eglise. Et, s'agissant d'une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence l'«engagement pour la justice» de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition.

L'accomplissement du ministère de l'évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la fonction prophétique de l'Eglise, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l'annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute.


69 Cf. ibid.,
PP 13 PP 81: l.c., pp. 263-264. 296-297.
70 Cf ibid., PP 13: l.c., p 263
71 Cf. Discours d'ouverture de la troisième Conférence générale de l'Episcopat latino-américain (28 janvier 1979): AAS 71 (1979), pp. 189-196.
72 CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 72: AAS 79 (1987), p. 586; PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), n. 4: AAS 63 (1971), pp. 403-404.


42 La doctrine sociale de l'Eglise, aujourd'hui plus que dans le passé, a le devoir de s'ouvrir à une perspective internationale dans la ligne du Concile Vatican II73, des encycliques les plus récentes74 et particulièrement de celle que nous commémorons en ce moment75. Il ne sera donc pas superflu de réexaminer et d'approfondir sous cet éclairage les thèmes et les orientations caractéristiques que le Magistère a repris ces dernières années.

Je voudrais signaler ici l'un de ces points: l'option ou l'amour préférentiel pour les pauvres. C'est là une option, ou une forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l'Eglise. Elle concerne la vie de chaque chrétien, en tant qu'il imite la vie du Christ, mais elle s'applique également à nos responsabilités sociales et donc à notre façon de vivre, aux décisions que nous avons à prendre de manière cohérente au sujet de la propriété et de l'usage des biens.

Mais aujourd'hui, étant donné la dimension mondiale qu'a prise la question sociale76, cet amour préférentiel, de même que les décisions qu'il nous inspire, ne peut pas ne pas embrasser les multitudes immenses des affamés, des mendiants, des sans-abri, des personnes sans assistance médicale et, par-dessus tout, sans espérance d'un avenir meilleur: on ne peut pas ne pas prendre acte de l'existence de ces réalités. Les ignorer reviendrait à s'identifier au «riche bon vivant» qui feignait de ne pas connaître Lazare le mendiant qui gisait près de son portail (cf.
Lc 16,139)77.

Notre vie quotidienne doit tenir compte de ces réalités, comme aussi nos décisions d'ordre politique et économique. De même, les responsables des nations et des Organisations internationales, tandis qu'ils ont l'obligation de toujours considérer comme prioritaire dans leurs plans la vraie dimension humaine, ne doivent pas oublier de donner la première place au phénomène croissant de la pauvreté. Malheureusement, au lieu de diminuer, le nombre des pauvres se multiplie non seulement dans les pays moins développés, mais, ce qui ne paraît pas moins scandaleux, dans ceux qui sont les plus développés.

Il est nécessaire de rappeler encore une fois le principe caractéristique de la doctrine sociale chrétienne: les biens de ce monde sont àl'origine destinés à tous78. Le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, mais il ne supprime pas la valeur de ce principe. Sur la propriété, en effet, pèse «une hypothèque sociale»79, c'est-à-dire que l'on y discerne, comme qualité intrinsèque, une fonction sociale fondée et justifiée précisément par le principe de la destination universelle des biens. Et il ne faudra pas négliger, dans l'engagement pour les pauvres, la forme spéciale de pauvreté qu'est la privation des droits fondamentaux de la personne, en particulier du droit à la liberté religieuse, et, par ailleurs, du droit à l'initiative économique.


73 Cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, II' partie, chap. V, section II: «La construction dc la communauté internationale» (GS 83-90).
74 Cf. JEAN XXIII, Encycl. Mater et magistra (15 mai 1961): AAS 53 (1961), p. 440 MM 1; Encycl. Pacem in terris (11 avril 1963), IVe partie: AAS 55 (1963), pp. 291-296 PT 1; PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), nn. 2-4: AAS 63 (1971), pp. 4()2-404.
75 Cf. Encycl. Populorum progressio. PP 3 PP 9: l.c., pp. 258. 261.
76 Ibid, PP 3: l.c., p. 258.
77 Encycl. Populorum progressio, PP 47: l.c., p. 280; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 68: AAS 79 (1987), pp. 583-584.
78 Cf. CONC. OECUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 69; PAUL VI, Encycl. Populorum progressio, PP 22: l.c., p. 268; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 90: I.c, P. 594; S. THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, II-II 66,2.
79 Cf. Discours d'ouverture de la troisième Conférence générale de l'Episcopat latino-américain (28 janvier 1979): AAS 71 (1979), PP. 189-196; Discours à un groupe d'évêques polonais en visite «ad Limina Apostolorum» (17 décembre 1987), n. 6: L'Osservatore Romano, 18 décembre 1987.


43 L'intérêt actif pour les pauvres - qui sont, selon la formule si expressive, les «pauvres du Seigneur»80- doit se traduire, à tous les niveaux, en actes concrets afin de parvenir avec fermeté à une série de réformes nécessaires. En fonction des situations particulières, on détermine les réformes les plus urgentes et les moyens de les réaliser; mais il ne faut pas oublier celles que requiert la situation de déséquilibre international décrite ci-dessus.

A ce sujet, je désire rappeler notamment: la réforme du système commercial international, grevé par le protectionnisme et par le bilatéralisme grandissant; la réforme du système monétaire et financier international, dont on s'accorde aujourd'hui à reconnaître l'insuffisance; le problème des échanges des technologies et de leur bon usage; la nécessité d'une révision de la structure des Organisations internationales existantes, dans le cadre d'un ordre juridique international.

Le système commercial international entraîne souvent aujourd'hui une discrimination des productions des industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu'il décourage les producteurs de matières premières. Il existe, par ailleurs, une sorte de division internationale du traivail selon laquelle les produits à faible prix de revient de certains pays, dénués de législation du travail efficace ou trop faibles pour les appliquer, sont vendus en d'autres parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.

Le système monétaire et financier mondial se caractérise par la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d'intérêt, au détriment de la balance des paiements et de la situation d'endettement des pays pauvres.

Les technologies et leurs transferts constituent aujourd'hui un des principaux problèmes des échanges internationaux, avec les graves dommages qui en résultent. Il n'est pas rare que des pays en voie de développement se voient refuser les technologies nécessaires ou qu'on leur en livre certaines qui leur sont inutiles.

Les Organisations internationales, selon de nombreux avis, semblent se trouver à un moment de leur histoire où les mécanismes de fonctionnement, les frais administratifs et l'efficacité demandent un réexamen attentif et d'éventuelles corrections. Evidemment un processus aussi délicat ne peut être mené à bien sans la collaboration de tous. Il suppose que l'on dépasse les rivalités politiques et que l'on renonce à la volonté de se servir de ces Organisations à des fins particulières, alors qu'elles ont pour unique raison d'être le bien commun.

Les Institutions et les Organisations existantes ont bien travaillé à l'avantage des peuples. Toutefois, affrontant une période nouvelle et plus difficile de son développement authentique, l'humanité a besoin aujourd'hui d'un degré supérieur d'organisation à l'échelle internationale, au service des sociétés, des économies et des cultures du monde entier.

80 Parce que le Seigneur a voulu s'identifier à eux (
Mt 25,31-46) et qu'il en prend soin tout spécialement (cf. Ps 12,6 [11]; Lc 1,52-53).



44 Le développement requiert surtout un esprit d'initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes81. Chacun d'eux doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l'espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d'initiatives répondant à ses propres problèmes de société. Chacun devra également se rendre compte des besoins réels qui existent, et aussi dès droits et des devoirs qui lui imposent de les satisfaire. Le développement des peuples commence et trouve sa mise en oeuvre la plus appropriée dans l'effort de chaque peuple pour son propre développement, en collaboration avec les autres.

Dans ce sens, il est important que les pays en voie de développement favorisent l'épanouissement de tout citoyen, par l'accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations. Tout ce qui pourra favoriser l'alphabétisation et l'éducation de base qui l'approfondit et la complète, comme le proposait l'encyclique Populorum progressio82 - objectif encore loin d'être atteint dans beaucoup de régions du monde -, représente une contribution directe au développement authentique.

Pour avancer sur cette voie, les pays devront discerner eux-mêmes leurs priorités et reconnaître clairement leurs besoins, en fonction des conditions particulières de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles.

Certains pays devront augmenter la production alimentaire, afin de disposer en permanence du nécessaire pour la nourriture et pour la vie. Dans le monde actuel, où la faim fait tant de victimes surtout parmi les enfants, il y a des exemples de pays qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre l'objectif de l'autonomie alimentaire et même à devenir exportateurs de produits alimentaires.

D'autres pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C'est un processus que nous souhaitons voir s'étendre et se renforcer, parce que la «santé» d'une communauté politique - laquelle s'exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de «tout l'homme et de tous les hommes».


81 Encycl. Populorum progressio,
PP 55: l.c., p. 284: «Ce sont [...] ces hommes et ces femmes qu'il faut aider, qu'il faut convaincre d'opérer eux-mêmes leur propre développement et d'en acquérir progressivement les moyens»; cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 86.
82 Encycl. Populorum progressio, PP 35: l.c., p. 274: «... l'éducation de base est le premier objectif d'un plan de développement».


45 Ce qui a été dit ne pourra être réalisé sans la collaboration de tous, spécialement de la communauté internationale, dans le cadre d'une solidarité qui inclue tout le monde, à commencer par les plus marginalisés. Mais les pays en voie de développement ont le devoir de pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux et avec les pays les plus marginaux du monde.

Il est souhaitable, par exemple, que les pays d'un même ensemble géographique établissent des formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus puissants; qu'ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone; qu'ils examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions; qu'ils s'associent pour se doter des services que chacun d'eux n'est pas en mesure d'organiser; qu'ils étendent leur coopération au domaine monétaire et financier.

L'interdépendance est déjà une réalité dans beaucoup de ces pays. La reconnaître, de façon à la rendre plus active, représente une solution face à la dépendance excessive par rapport à des pays plus riches et plus puissants, dans l'ordre même du développement désiré, sans s'opposer a personne, mais en découvrant et en valorisant au maximum ses propres possibilités. Les pays en voie de développement d'un même ensemble géographique, surtout ceux qui font partie de ce qu'on appelle le «Sud», peuvent et doivent constituer - comme on commence à le faire avec des résultats prometteurs - de nouvelles organisations régionales, régies par des critères d'égalité, de liberté et de participation au concert des nations.

La solidarité universelle requiert, comme condition indispensable, l'autonomie et la libre disposition de soi-même, également à l'intérieur d'organisations comme celles qu'on vient de décrire. Mais, en même temps, elle demande que l'on soit prêt à accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.


VII





CONCLUSION



46 Les peuples et les individus aspirent à leur libération: la recherche du développement intégral est le signe de leur désir de surmonter les obstacles multiples qui les empêchent de jouir d'une «vie plus humaine».

Récemment, au cours de la période qui a suivi la publication de l'encyclique Populorum progressio, dans certaines parties de l'Eglise catholique, en particulier en Amérique latine, s'est répandue une nouvelle manière d'aborder les problèmes de la misère et du sous-développement, qui fait de la libération la catégorie fondamentale et le premier principe d'action. Les valeurs positives, mais aussi les déviations et les risques de déviation liés à cette forme de réflexion et d'élaboration théologique, ont été opportunément signalés par le Magistère ecclésiastique83.

Il convient d'ajouter que l'aspiration à la libération par rapport à toute forme d'esclavage, pour l'homme et pour la société, est quelque chose de noble et de valable.C'est à cela que tend justement le développement, ou plutôt la libération et le développement, compte tenu de l'étroite relation existant entre ces deux réalités.

Un développement purement économique ne parvient pas à libérer l'homme, au contraire, il finit par l'asservir davantage. Un développement qui n'intègre pas les dimensions culturelles, transcendantes et religieuses de l'homme et de la société contribue d'autant moins à la libération authentique qu'il ne reconnaît pas l'existence de ces dimensions et qu'il n'oriente pas vers elles ses propres objectifs. L'être humain n'est totalement libre que lorsqu'il est lui-même, dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs: on doit en dire autant de la société tout entière.

L'obstacle principal à surmonter pour une véritable libération, c'est le péché et les structures qui en résultent au fur et à mesure qu'il se multiplie et s'étend84.

La liberté par laquelle le Christ nous a libérés (cf.
Ga 5,1) nous pousse à nous convertir pour devenir les serviteurs de tous. Ainsi le processus du développement et de la libération se concrétise dans la pratique de la solidarité, c'est-à-dire de l'amour et du service du prochain, particulièrement les plus pauvres: «Là où manquent la vérité et l'amour, le processus de libération aboutit à la mort d'une liberté qui aura perdu tout appui»85.


83 Cf. CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur quelques aspects de la «théologie de la libération» Libertatis nuntius (6 août 1984), Avant-propos: AAS 76 ( 1984), pp. 876-877.
84 Cf. Exhort. apost. Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), RP 16: AAS 77 (1985), pp. 213-217; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), nn. 38. 42: AAS 79 (1987), pp. 569. 571.
85 CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 24: AAS 79 (1987), p. 564.


47 Devant les tristes expériences de ces dernières années et le panorama en majeure partie négatif de la période actuelle, l'Eglise se doit d'affirmer avec force la possibilité de surmonter les entraves qui empêchent le développement, par excès ou par défaut, et la confiance en une vraie libération.Cette confiance et cette possibilité sont fondées, en dernière instance, sur la conscience qu'a l'Eglise de la promesse divine l'assurant que l'histoire présente ne reste pas fermée sur elle-même, mais qu'elle est ouverte au Règne de Dieu.

L'Eglise a aussi confiance en l'homme, tout en connaissant la perversité dont il est capable, parce qu'elle sait que - malgré l'héritage du péché et le péché que chacun peut commettre - il y a dans la personne humaine des qualités et une énergie suffisantes, il y a en elle une «bonté» fondamentale (cf . Gn
Gn 1,31), parce qu'elle est l'image du Créateur placée sous l'influence rédemptrice du Christ qui «s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme»86, et parce que l'action efficace de l'Esprit Saint «remplit le monde» (Sg 1,7).

C'est pourquoi ni le désespoir, ni le pessimisme, ni la passivité ne peuvent se justifier. Même si c'est avec amertume, il faut dire que de même que l'on peut pécher par égoïsme, par appétit excessif du gain et du pouvoir, on peut aussi commettre des fautes, quand on est confronté aux besoins urgents des multitudes humaines plongées dans le sous-développement, par crainte, par indécision et, au fond, par lacheté. Nous sommes tous appelés, et même tenus, à relever le terrible défi de la dernière décennie du second millénaire, ne serait-ce que parce que nous sommes tous sous la menace de dangers imminents: une crise économique mondiale, une guerre sans frontières, sans vainqueurs ni vaincus. Face à cette menace, la distinction entre personnes ou pays riches et personnes ou pays pauvres aura peu de valeur, si ce n'est en raison de la plus grande responsabilité pesant sur ceux qui ont plus et qui peuvent plus.

Mais une telle motivation n'est ni la seule ni la principale. Ce qui rentre en ligne de compte, c'est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l'histoire. La situation actuelle, comme beaucoup s'en sont déjà rendu compte plus ou moins clairement, ne paraît pas respecter cette dignité. Chacun de nous est appelé à prendre sa part dans cette campagne pacifique, à mener avec des moyens pacifiques, pour conquérir le développement dans la paix, pour sauvegarder la nature elle-même et le monde qui nous entoure. L'Eglise, elle aussi, se sent profondément impliquée dans cette voie dont elle espère l'heureux aboutissement.

C'est pourquoi, à l'exemple du Pape Paul VI dans l'encyclique Populorum progressio87, je voudrais m'adresser avec simplicité et humilité à tous, hommes et femmes sans exception, afin que, convaincus de la gravité de l'heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en oeuvre - par leur mode de vie personnelle et familiale, par leur usage des biens, par leur participation de citoyens, par leur contribution aux décisions économiques et politiques ainsi que par leur propre engagement sur les plans national et international - les mesures inspirées par la solidarité et l'amour préférentiel des pauvres qu'exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous.

Dans cet effort, les fils de l'Eglise doivent être des exemples et des guides, car ils sont appelés, selon le programme proclamé par Jésus lui-même dans la synagogue de Nazareth, à «porter la bonne nouvelle aux pauvres, [...] annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur» (Lc 4,18-19). Il convient de souligner le rôle prépondérant qui incombe aux laïcs, hommes et femmes, comme l'a redit la récente Assemblée synodale. Il leur revient d'animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s'y conduire en témoins et en artisans de paix et de justice.

Je voudrais m'adresser particulièrement à ceux qui, par le sacrement du baptême et la profession du même Credo, participent avec nous a une vraie communion, même si elle n'est pas parfaite. Je suis sûr que le souci exprimé par la présente lettre, aussi bien que les motivations qui l'animent, leur sont familiers parce que c'est l'Evangile du Christ Jésus qui les inspire. Nous pouvons trouver ici une invitation nouvelle à donner un témoignage unanime de nos convictions communes sur la dignité de l'homme, créé par Dieu, sauvé par le Christ, sanctifié par l'Esprit, et appelé à vivre dans ce monde une vie conforme à cette dignité.

A ceux qui partagent avec nous l'héritage d'Abraham, «notre père dans la foi» (cf. Rm 4,11-12)88, et la tradition de l'Ancien Testament, les Juifs, à ceux qui, comme nous, croient en Dieu juste et miséricordieux, les Musulmans j'adresse également cet appel qui s'étend aussi à tous les disciples des grandes religions du monde.

La rencontre du 27 octobre de l'année dernière à Assise, la ville de saint François, pour prier et nous engager en faveur de la paix - chacun dans la fidélité à ses convictions religieuses - a fait apparaître pour tous à quel point la paix et sa condition nécessaire, le développement de «tout l'homme et de tous les hommes», sont aussi un problème religieux, et à quel point la réalisation intégrale de l'une et de l'autre dépend de notre fidélité à notre vocation d'hommes et de femmes croyants. Car elle dépend, avant tout, de Dieu.


86 Cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 22, JEAN-PAUL II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), RH 8: AAS 71 (1979), p. 272.
87 Encycl. Populorum progressio, PP 5: l.c., p. 259: «Nous pensons que [ce programme] peut et doit rallier, avec nos fils catholiques et nos frères chrétiens, les hommes de bonne volonté»; cf. aussi PP 81-83 PP 87: l.c., pp. 296-298. 299.
88 Cf. CONC. OECUM. VAT. II, Déclaration sur les relations de l'Eglise avec les religions non chrétiennes Nostra aetate, NAE 4.


48 L'Eglise sait qu'aucune réalisation temporelle ne s'identifie avec le Royaume de Dieu, mais que toutes les réalisations ne font que refléter et, en un sens, anticiper la gloire du royaume que nous attendons à la fin de l'histoire, lorsque le Seigneur reviendra. Mais cette attente ne pourra jamais justifier que l'on se désintéresse des hommes dans leur situation personnelle concrète et dans leur vie sociale, nationale et internationale, parce que celle-ci - maintenant surtout - conditionne celle-là.

Même dans l'imperfection et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que l'on peut et que l'on doit accomplir par l'effort solidaire de tous et par la grâce divine à un certain moment de l'histoire pour rendre «plus humaine» la vie des hommes. Le Concile Vatican II l'enseigne dans un passage lumineux de la constitution Gaudium et spes: les «valeurs de dignité humaine, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père "un royaume éternel et universel" [...]. Mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre»89.

Maintenant, le Royaume de Dieu est rendu présent surtout par la célébration du Sacrement de l'Eucharistie qui est le Sacrifice du Seigneur. Dans cette célébration, les fruits de la terre et du travail de l'homme - le pain et le vin - sont transformés mystérieusement mais réellement et substantiellement, par l'action de l'Esprit Saint et par les paroles du ministre, dans le Corps et le Sang du Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu et Fils de Marie, par lequel le Royaume du Père s'est rendu présent au milieu de nous.

Les biens de ce monde et l'oeuvre de nos mains - le pain et le vin - servent pour la venue du Royaume définitif, car le Seigneur, par son Esprit, les assume en lui pour s'offrir au Père et nous offrir avec lui dans le renouvellement de son sacrifice unique qui anticipe le Royaume de Dieu et annonce son avènement final.

Ainsi le Seigneur, par l'Eucharistie, sacrement et sacrifice, nous unit avec lui et nous unit entre nous par des liens plus forts que toute union naturelle; et il nous envoie dans le monde entier, unis pour porter témoignage, par la foi et les oeuvres, de l'amour de Dieu, préparant l'avènement de son Royaume et l'anticipant déjà dans l'ombre du temps présent.

Participant à l'Eucharistie, nous sommes appelés à découvrir par ce sacrement le sens profond de notre action dans le monde en faveur du développement et de la paix; et à recevoir de lui la force de nous consacrer avec toujours plus de générosité, à l'exemple du Christ qui dans ce Sacrement donne sa vie pour ses amis (cf. Jn
Jn 15,13). Notre engagement personnel, comme celui du Christ et en union avec lui, ne sera pas inutile mais assurément fécond.


89 Gaudium et spes, GS 39.



49 En cette Anné mariale, que j'ai proclamée pour que les fidèles catholiques regardent toujours plus vers Marie qui nous précède dans le pèlerinage de la foi90 et qui, dans sa sollicitude maternelle, intercède pour nous auprès de son Fils notre Rédempteur, je désire lui confier et confier à son intercession la conjoncture difficile du monde contemporain, les efforts que l'on fait et que l'on fera, souvent au prix de grandes souffrances, pour contribuer au vrai développement des peuples, proposé et annoncé par mon prédécesseur Paul VI.

Comme la piété chrétienne l'a toujours fait, nous présentons à la Très Sainte Vierge les situations individuelles difficiles pour qu'en les montrant à son Fils elle obtienne de lui qu'elles soient adoucies et changées. Mais nous lui présentons aussi les situations sociales et la crise internationale elle-même sous leurs aspects inquiétants de misère, de chômage, de manque de nourriture, de course aux armements, de mépris des droits de l'homme, de situations ou de menaces de conflit partiel ou total. Tout cela, nous voulons le mettre filialement devant son «regard miséricordieux», reprenant une fois encore dans la foi et l'espérance l'antique antienne: «Sainte Mère de Dieu, ne méprise pas nos prières quand nous sommes dans l'épreuve, mais de tous les dangers délivre-nous toujours, Vierge glorieuse, Vierge bienheureuse».

La Très Sainte Vierge Marie, notre Mère et notre Reine, est celle qui, se tournant vers son Fils, dit: «Ils n'ont pas de vin» (
Jn 2,3), celle aussi qui loue Dieu le Père parce qu'«il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides» (Lc 1,52-53). Dans sa sollicitude maternelle, elle se penche sur les aspects personnels et sociaux de la vie des hommes sur la terre91.

Devant la Très Sainte Trinité, je confie à Marie ce que j'ai exposé dans la présente lettre pour inviter tous les hommes à réfléchir et à s'engager activement dans la promotion du vrai développement des peuples, comme le dit justement l'oraison de la Messe pour cette intention: «Seigneur, tu as voulu que tous les peuples aient une même origine et tu veux les réunir dans une seule famille, fais que les hommes se reconnaissent des frères et travaillent dans la solidarité au développement de tous les peuples, afin aue [...] soient reconnus les droits de toute personne et que la communauté humaine connaisse un temps d'égalité et de paix»92.

En concluant, j'élève cette prière au nom de tous mes frères et soeurs à qui, en signe de salut et de voeu, j'envoie une particulière Bénédiction.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 décembre 1987, en la dixième année de mon pontificat.




90 Cf. CONC. OECUM. VAT. II, Const. dogm. sur I'Eglise Lumen gentium, LG 58; JEAN-PAUL II, Encycl. Redemptoris Mater (25 mars 1987), RMA 5-6: AAS 79 (1987), pp. 365-367.
91 Cf. PAUL VI, Exhort apost. Marialis cultus (2 février 1974), n. 37: AAS 66 (1974), pp. 148-149; JEAN-PAUL II, Homélie au sanctuaire marial de Zapopan, au Mexique (30 janvier 1979), n. 4: AAS 71 (1979), p. 230.
92 Collecte de la Messe «Pro populorum progressione»: Missale Romanum, ed. typ. altera 1975, p. 820.

1987 Sollicitudo rei socialis 41