Bernard sermons 1099

VEILLE DE NOËL



PREMIER SERMON POUR LA VEILLE DE NOËL. Sur ces paroles du martyrologe : Jésus-Christ, fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda (*).


(*) Ces mots se lisent dans le martyrologe d'Usuard, dont toutes, ou presque toutes les églises de France, et même celle de Rome, faisaient usage à cette époque.

20101 Il a retenti une parole de bonheur sur notre terre, un mot d'allégresse et de salut dans la tente des pécheurs; une bonne parole de consolation, un mot plein de bonheur, digne d'être accueilli par tous. Montagnes tressaillez, éclatez en cantiques de louange, arbres des forêts applaudissez tous au Seigneur : il arrive. Cieux prêtez l'oreille, terre écoutez avec attention; que toute créature, mais que l'homme surtout soit transporté d'admiration, éclate en louanges; «Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. » Quel homme au coeur de pierre ne sentira point son âme se fondre à ces mots? Quelle plus douce nouvelle pouvait-on nous annoncer? De quelles plus grandes délices pouvions-nous être inondés? A-t-on jamais rien entendu de pareil, et le monde a-t-il jamais rien appris de semblable ? « Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. » Quelques mots à peine pour rendre l'abaissement du Verbe, mais de quelles célestes douceurs ils sont remplis ! On voudrait pouvoir exprimer plus longuement cet océan de. douceurs comparables au miel, mais les expressions font défaut : telle est la grâce de ce peu de mots, que vouloir .y ajouter un seul iota serait en diminuer à l'instant le charme. « Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. » O naissance d'une inviolable sainteté! honorable aux yeux du monde entier, aimable à tout homme par la grandeur du bienfait qu'elle lui apporte, incompréhensible aux anges même, à cause de son excellence et de sa nouveauté. sans exemple, car on n'en vit point de semblable avant elle, et on n'en verra pas une seconde après elle. O enfantement qui seul ne connut point la douleur, qui seul n'a point connu la honte et seul est demeuré pur de toute corruption! qui seul a fermé, au lieu de l'ouvrir, le sanctuaire d'un sein virginal! O naissance qui surpasse la nature par sa merveilleuse excellence et qui la sauve par sa vertu mystérieuse! O mes frères, qui est-ce qui pourra raconter cette naissance? Un ange est le messager qui l'annonce, la vertu du Très-Haut la couvre de son ombre, et le Saint-Esprit est survenu pour la consommer. Une vierge croit, par la foi une vierge conçoit, une vierge enfante et demeure toujours vierge : n'y a-t-il point là de quoi s'étonner ? Le Fils du Très-Haut, un Dieu engendré de Dieu avant tous les siècles vient au monde ; le Verbe naît enfant; qui pourrait ne point être frappé d'admiration?


20102 Mais cette naissance n'est point oiseuse, ni cette grâce de la majesté divine, inutile. « Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. » O vous qui êtes couchés dans la poussière, réveillez-vous et louez Dieu. Voici le Seigneur qui vient avec le salut, il vient plein d'onction, il vient environné de gloire. Car Jésus ne peut venir sans le salut, ni le Christ sans onction, ni le Fils de Dieu sans gloire, puisqu'il est lui-même le salut, l'onction et la gloire, selon qu'il est écrit : « Un fils sage est la gloire de son père (Pr 10,1). » O heureuse l’âme qui, après avoir goûté au fruit du salut, se sent attirée et court dans l'odeur de son parfum, elle verra sa gloire, la gloire du Fils unique du Père. Respirez, ô vous qui êtes perdus, car Jésus est venu sauver ce qui avait péri. Malades, revenez à la santé, le Christ est venu mettre le baume de sa miséricorde sur les plaies de vos coeurs. Tressaillez de joie et de bonheur, vous tous qui aspirez à de grandes destinées; le Fils même de Dieu est descendu à vous pour faire de vous des cohéritiers de son royaume. Oui, Seigneur, je vous en conjure, guérissez-moi et je serai guéri; sauvez-moi et je serai sauvé; glorifiez-moi et je serai vraiment dans la gloire. Oui, que mon âme bénisse le Seigneur et que tout ce qui est en moi loue son saint nom (Ps 102,1), quand il se sera offert en victime pour mes iniquités, qu'il aura cicatrisé toutes mes plaies et qu'il aura comblé tous mes veaux de bonheur. Voilà, mes très-chers frères, les trois avantages que je trouve dans la naissance de Jésus-Christ, Fils de Dieu. Pourquoi l'appelons-nous Jésus, si ce n'est parce que « c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1,21)? » Pourquoi a-t-il voulu que nous lui donnions, nous, le nom de Christ, sinon parce que « son huile fera éclater notre joug (Is 10,27) ? » Pourquoi enfin le Fils de Dieu s'est-il fait homme, si ce n'est pour faire l'homme enfant de Dieu? Or, qui est-ce qui a jamais résisté à sa volonté? Quand Jésus nous justifie, qui est celui qui nous condamnera? Si c'est le Christ qui nous guérit, quel est celui qui pourra nous faire des blessures? Enfin si c'est le Fils même de Dieu qui nous élève, où est celui qui pourra nous abaisser?


20103 C'est la naissance de Jésus : que celui donc que les péchés condamnaient au fond de sa conscience, à la damnation éternelle, se réjouisse; car la charité de Jésus dépasse de beaucoup le nombre et l'étendue de nos crimes. C'est la naissance de Jésus : réjouissez-vous, qui que vous soyez, vous que des vices anciens accablent, car, avec l'onction du Christ, il n'est pas de maladie de l'âme qui puisse durer, quelque invétérée qu'elle soit. C'est la naissance du Fils de Dieu; que ceux qui aspirent à de grandes destinées soient dans l'allégresse, car un grand distributeur de titres, de grandeurs, nous est né. Mes frères, celui qui vient de naître est l'héritier du Père; faisons-lui bon accueil, et son héritage est à nous; car celui qui nous a donné son propre Fils pourra-t-il bien ne nous point donner tout avec lui (Rm 3,12) ? Point de doute, point d'hésitation, notre garant est bien sûr. Le Verbe de Dieu s'est fait chair et il a habité parmi nous (Jn 1,14). Le Fils unique de Dieu a voulu avoir des frères en grand nombre pour être leur aîné ; et il s'est fait homme, fils et frère de l'homme, pour que la faiblesse et la fragilité de l'homme ne soient retenues par rien. Si vous hésitez à croire que cela soit possible, ouvrez les yeux et vous croirez.


20104 Jésus-Christ naît à Bethléem de Juda. Quelle faveur pour cette cité! Ce n'est point à Jérusalem, la ville des rois de Juda, mais à Bethléem, la moindre de toutes les villes de Juda. O Bethléem, tu es bien petite, mais le Seigneur t'a bien grandie maintenant! Oui, celui qui, de grand qu'il est, a voulu naître petit dans tes murs, t'a comblée de gloire. Réjouis-toi donc, ô Bethléem, et que l'Alléluia de fête retentisse dans tes carrefours aujourd'hui. Quelle cité au monde, en apprenant cette nouvelle, ne t'enviera point cette précieuse étable, et la gloire de ta crèche? Déjà ton nom est célèbre dans toute la terre; toutes les nations te proclament bienheureuse. On dit de toi des choses glorieuses, ô cité de Dieu (Ps 86,2). Partout on chante ces paroles : Un homme est né dans cette ville, et le Très-Haut lui-même l'a fondée (). Oui, partout on dit, partout on répète : « Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est né à Bethléem de Juda. » Il ne faut pas regarder comme inutile ce mot même, de Juda; car il nous fait souvenir de la promesse faite aux patriarches - « Le sceptre ne sortira point de Juda, ni le prince de la postérité, jusqu'à ce que celui qui doit être envoyé et qui sera l'attente des nations, soit venu (Gn 69,10). » En effet, le salut doit venir des Juifs et, de chez eux, se répandre au bout du monde. « Juda, dit le Patriarche, tes frères te loueront, et ta main fera peser le joug sur tes ennemis (Gn 8), » et le reste, qui ne s'est jamais accompli en Juda, mais qui l'est sous nos yeux, un Jésus-Christ. C'est lui, en effet, qui est ce Lion de la tribu de Juda, dont il a été dit : « Juda est un jeune lion; tu t'es levé, mon fils, pour saisir ta proie (Gn 49,9). Ce grand ravisseur, « qui se charge des dépouilles de la Samarie, avant même de savoir nommer son père et sa mère (Is 8,4), » n'est autre que le Christ, car c'est lui qui, en s'élevant en l'air, a emmené avec lui, comme en triomphe, une grande multitude de captifs; ou plutôt non, il ne nous a rien ravi. tout au contraire, il a comblé les hommes de ses dons. Ces mots « Bethléem de Juda, » me rappellent donc à l'esprit ces prophéties et plusieurs autres semblables qui se sont accomplies en Jésus-Christ à qui elles se rapportaient; aussi n'y a-t-il pas à rechercher pour nous s'il peut venir quelque chose de bon de Bethléem.


20105 Mais pour ce qui nous concerne, nous voyons par là comment veut être reçu par nous celui qui a voulu naître à Bethléem. Le roi de gloire pouvait sans doute penser qu'il lui convenait de rechercher des palais magnifiques, où il fût reçu avec gloire; mais ce n'est pas pour cela qu'il était descendu de son. trône royal : « Il a la longueur des jours dans sa main droite, et dans sa gauche il a les richesses et la gloire (Pr 3,17). » Il possédait toutes ces choses en abondance dans les cieux, mais parmi elles il ne trouvait point la pauvreté, tandis que sur la terre cette richesse était partout en abondance, mais les hommes en ignoraient le prix. Voilà pourquoi le Fils de Dieu, qui l'aime, descendit du ciel et la choisit en partage, afin de nous la faire apprécier par l'estime qu'il en fait lui-même. O! Sion, parez votre lit nuptial, mais parez-le d'humilité et de pauvreté; car il se complaît dans ses langes, et, selon le témoignage même de Marie, voilà les soieries dont il veut être enveloppé. Immolez donc à votre Dieu les abominations des Egyptiens.


20106 Remarquez donc bien que le Christ naît à Bethléem, de Juda, et efforcez-vous de devenir une autre Bethléem, de Juda, si vous voulez qu'il vous fasse la grâce de le recevoir aussi en vous. Or, Bethléem signifie la maison du pain, et Juda, la confession. Pour vous donc, si vous nourrissez votre âme du pain de la parole divine; si, tout indignes que vous soyez, vous recevez avec toute la foi et la piété dont vous êtes capables ce pain qui est descendu du ciel et donne la vie au monde, je veux dire le corps du Seigneur Jésus, en sorte que cette nouvelle chair de résurrection répare et fortifie la vieille outre de votre corps , en resserre le tissu et la rende capable de supporter le vin nouveau dont elle est remplie; si enfin vous vivez de la foi et ne gémissez point pour avoir oublié de manger votre pain, vous êtes une autre Bethléem, et il ne vous manque plus que la confession pour être tout à fait digne de recevoir le Sauveur. Que la Judée soit donc votre sanctification. Revêtez-vous de la confession et de la beauté, qui sont le plus beau vêtement que le Christ recherche avant tout dans ses ministres. D'ailleurs l'Apôtre vous les recommande l'une et l'autre en deux mots, quand il dit : « On croit de coeur pour obtenir la justice, et on confesse de bouche pour obtenir le salut (Rm 10,10). » Or, la justice dans le coeur, c'est du pain dans la main; car la justice est un pain selon ces paroles : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5,6).» Que votre coeur possède donc la justice, mais cette justice qui vient de la foi, car il n'y a que celle-là qui soit en honneur auprès de Dieu. Mais en même temps que votre bouche la confesse pour obtenir le salut, après cela vous pouvez en toute sécurité recevoir celui qui naît à Bethléem de Juda, c'est-à-dire Jésus-Christ, le Fils de Dieu.



SECOND SERMON POUR LA VEILLE DE NOEL. Sur ces paroles : « O Juda! et vous Jérusalem, ne craignez point, demain vous sortirez, et le Seigneur sera avec vous

(). »

20201 1. Ces paroles s'adressent aux véritables Juifs, à ceux qui sont tels en esprit, non pas selon la lettre seulement, à la vraie race d'Abraham, qui s'est multipliée selon la promesse qu'elle avait reçue; car il ne faut regarder comme étant nés de lui que les enfants de la promesse, non point ceux de la chair et du sang. De même il ne s'agit point ici de la Jérusalem qui tue les prophètes, pourquoi consolerions-nous, en effet, la Jérusalem sur laquelle le Seigneur même a versé des larmes (Lc 19,41), et qui a été renversée de fond en comble? C'est à la Jérusalem nouvelle, à celle qui descend du ciel, que nous nous adressons, quand nous disons : « O Juda, et vous Jérusalem, ne craignez point. » Non, ne craignez point, vous qui êtes de vrais confesseurs , qui confessez le Seigneur, non-seulement de bouche, mais de tout votre être, et qui faites de la confession comme votre vêtement, disons mieux, vous dont tout l'intérieur, les os mêmes disent : « Seigneur, qui est semblable à vous (Ps 34,10)? » Mais ces paroles ne s'adressent point à ceux « qui confessent de bouche le Seigneur et le renient dans leurs couvres (Tt 1,16). » Vous ne confesserez véritablement le Seigneur, mes frères, que si toutes vos actions sont faites pour lui et le confessent; or, il faut qu'elles confessent le Seigneur de deux manières, et que vous soyez revêtus comme d'un double vêtement par la confession de vos péchés et par la confession du Seigneur, qui consiste à chanter ses louanges. Vous serez donc de vrais Juifs, si toute votre vie confesse que vous êtes pécheurs et dignes des plus grands châtiments, et que Dieu est souverainement bon, puisqu'il vous permet de racheter les supplices éternels que vous avez mérités, par des peinés légères et de courte durée. Quiconque n'est point consumé par le plus ardent désir de faire pénitence, semble dire, par ses couvres, ou qu'il n'a pas besoin de pénitence et néglige ainsi de confesser sa faute, ou que la pénitence est inutile, et alors il ne confesse point que le Seigneur est bon. Si donc vous voulez être sans crainte, soyez de véritables Juifs, une vraie Jérusalem. Jérusalem signifie vision de la paix. Qui dit vision, ne dit point possession; or, le Seigneur a établi la paix à ses confins, non à l'entrée, ni même au sein de Jérusalem. Si donc vous n'avez point la paix, ou plutôt comme vous ne sauriez avoir une paix parfaite en ce monde, jetez du moins les yeux sur elle, regardez-la, considérez-la, appelez-la de tous vos voeux. Que les yeux de votre coeur soient tout entiers fixés sur elle, que toutes vos pensées soient tournées de son côté, et faites toutes vos actions pour obtenir cette paix qui surpasse tout sentiment (Ph 4,7). En toutes choses, ne vous proposez point d'autre but que de vous réconcilier avec Dieu et d'être en paix avec le Seigneur.

20202 2. C'est à ceux-là que je dis : « Ne craignez point. » Ce sont eux que je console, non pas ceux qui ne connaissent point le chemin de la paix. En effet, dire à ces derniers « demain vous sortirez, » ce n'est point les consoler, mais c'est leur faire une menace; il n'y a que ceux qui voient la paix et qui savent que si cette maison de terre où ils habitent, comme dans une tente, vient à se dissoudre, Dieu leur en donnera une autre dans le ciel, ceux qui désirent être dégagés des liens du corps et soupirent après leur départ d'ici-bas, non pas ceux qui ont la folie d'aimer leurs chaînes. D'ailleurs; pour ceux qui meurent dans ces dispositions, on ne saurait dire qu'ils sortent, il faut dire qu'ils entrent; car ce n'est point dans la lumière et en liberté qu'ils vont, mais ils tombent dans les ténèbres; ils vont en prison, ils descendent dans l'enfer. Mais c'est à vous qu'il est dit : « Ne craignez point, demain vous sortirez d'ici (2Ch 20,17), et il n'y aura plus de place pour la crainte dans le lieu de votre séjour. Vous comptez, il est vrai, de nombreux ennemis; d'abord votre propre chair, c'est votre plus proche ennemi; puis ce siècle pervers, au milieu duquel vous vivez ; enfin, les princes des ténèbres, qui, placés en embuscade dans les airs, assiègent votre route. Néanmoins, je vous dis : Ne craignez point, demain, c'est-à-dire bientôt, vous sortirez d'ici . car le mot demain signifie bientôt. Voilà pourquoi le saint homme Jacob disait : « Demain, mon innocence me rendra témoignage (Gn 30,33) » Il y a trois époques dont on lit : « Dans deux jours le Seigneur nous rendra la vie, et le troisième jour il nous ressuscitera (Os 6,3). » La première est sous Adam, la seconde dans le Christ, et la troisième avec le Christ. Voilà pourquoi le Prophète ajoute : « Nous entrerons alors dans la science du Seigneur, et nous le suivrons pour le connaître (Os 6,3). » Or, c'est de cette époque-là qu'il est dit: « Demain vous sortirez d'ici, et le Seigneur sortira avec vous. » Car ces paroles s'adressent à ceux qui ont réduit leurs jours de moitié, pour qui n'est plus le jour qui les vit naître, le jour d'Adam, le jour du péché que Jérémie maudissait en ces termes : « Maudit soit le jour de ma naissance (Jr 20,14). » C'est enfin le jour dans lequel nous sommes tous nés. Ah! périsse pour nous tout ce jour de brouillards et d'obscurité, ce jour de ténèbres et de tempêtes que nous a fait Adam, et qui nous vient de l'ennemi qui nous a dit : « Vos yeux s'ouvriront (Gn 3,5). »

20203 3. Or, le jour nouveau de notre rédemption vient de se lever pour nous, ce jour d'une antique réparation, d'une éternelle félicité. Voici maintenant le jour que le Seigneur a fait, réjouissons-nous à son éclat, soyons pleins d'allégresse (Ps 117,24), car demain nous sortirons d'ici. D'où sortirons-nous? du séjour de ce siècle, de l'étroite prison de notre corps, des étreintes de la nécessité, de la curiosité, de la vanité, de la volupté, qui entravent même malgré nous les pieds de notre affection. Qu'y a-t-il de commun, en effet, entre la terre et notre âme? Pourquoi ne désire-t-elle point les choses spirituelles, pourquoi ne les recherche-t-elle point, ne les goûte-t-elle point? O mon âme, puisque vous êtes d'en haut, qu'avez-vous donc de commun avec ce qui est placé si bas? « Recherchez donc uniquement ce qui est dans le ciel, où Jésus est assis à la droite de Dieu : n'ayez de goût que pour les choses du ciel, non pour celles de la terre (Col 3,4). » Mais « le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins que réclament sans cesse son attention et sa pensée (Sg 9,45). » Oui, une multitude de nécessités corporelles nous absorbent et nous retiennent, tous ces mauvais désirs, toutes ces délectations terrestres sont comme une glu qui embarrasse ses ailes et l'empêche de voler, et qui la fait bien vite retomber sur la terre, si par hasard elle parvient quelquefois à prendre son essor. Mais soyez sans crainte, demain vous sortirez d'ici, de cet abîme de misère, de la boue profonde où vous vous trouvez; car, pour vous en tirer, le Seigneur s'y est plongé profondément lui-même. Ne craignez donc plus, vous sortirez demain même de ce corps de mort et de toute la corruption du péché. Passez ce jour en Jésus-Christ, et vivez comme il a vécu; « car celui qui dit qu'il demeure en Jésus-Christ, doit marcher comme Jésus-Christ (1Jn 2,66). — Ne craignez donc point, car demain vous sortirez d'ici, » et alors vous serez pour toujours avec le Seigneur. Peut-être ces mots, « et le Seigneur sera avec vous, » doivent-ils s'entendre en ce sens particulier que tant que nous serons dans notre corps, nous pouvons être avec le Seigneur, c'est-à-dire être unis de volonté avec lui, mais non pas en ce sens que lui-même il fera ce que nous voulons. En effet, ce que nous voudrions maintenant, ce serait d'être enfin délivrés de notre corps; ce que nous souhaiterions le plus ardemment ce serait d'en voir les liens se briser; le plus vif de nos désirs serait de nous voir partir d'ici : mais, pour certaines causes, il tarde encore à les satisfaire. Or demain nous sortirons d'ici et le Seigneur sera avec nous, et tout ce que nous voudrons il le voudra comme nous, sa volonté et la nôtre seront dans un complet accord.

20204 4. Ne craignez donc point, Juda, ni vous, Jérusalem, si vous ne pouvez point encore être en possession de sa protection que vous désirez acquérir; mais que l'humilité de la confession supplée à ce qui manque à la perfection de votre vie, car cette imperfection n'a point échappé aux regards de votre Dieu. S'il a prescrit que ses commandements fussent exactement gardés, c'est afin que, voyant notre constante imperfection et notre impossibilité d'acquérir par nous-mêmes ce qui nous manque, nous recourions à sa miséricorde et nous nous écriions : « Votre miséricorde, Seigneur, est préférable à toutes les vies (Ps 62,4), et que, ne pouvant nous montrer parés d'innocence et de justice, nous nous montrions du moins couverts du manteau de la confession; car il est dit : « La confession et la beauté sont devant ses yeux (Ps 95,6). » Ce qui n'est pas vrai, toutefois, comme nous l'avons dit plus haut, si ce n'est pas de nos lèvres seulement, mais de tout notre corps qu'elle procède; si nos os eux-mêmes s'écrient: Qui est semblable à vous, Seigneur? et si nous ne nous exprimions ainsi qu'en vue de la paix et dans le seul désir d'être réconciliés avec Dieu; car il n'y a qu'à ceux qui sont dans ces dispositions, qu'il est dit: « O Juda et vous, Jérusalem, ne craignez point; demain, vous sortirez d'ici; » c'est-à-dire, bientôt votre âme quittera son corps; toutes ses affections, tous ses désirs, qui, comme autant de liens qui l'attachaient à tout ce qui est dans ce monde, se rompront; elle s'envolera, les ailes dégagées, de cette espèce de glu, et le Seigneur sera avec vous. Mais peut-être ce temps vous semble-t-il encore bien long, si vous ne considérez que vous, non point ce qui a rapport à vous. Mais n'est-ce pas l'attente du monde entier? La créature est sujette à la vanité, car à la chute de l'homme que son Seigneur avait établi pour gouverner sa maison et pour régir tous ses biens, l'héritage entier s'est trouvé détérioré, l'air a connu les intempéries, la terre a été maudite dans les oeuvres d'Adam, et tout s'est trouvé soumis à la vanité.

20205 5. Mais l'héritage ne sera restauré que lorsque les héritiers seront revenus eux-mêmes à leur premier état; mais, jusqu'à ce moment là, dit l'Apôtre, « toutes les créatures soupirent et sont comme dans les douleurs de l'enfantement (Rm 8,22). » Or, ce n'est pas seulement aux yeux de ce monde, que nous sommes exposés en spectacle, mais nous le sommes aussi aux yeux des Anges et des hommes. En effet, dit le Prophète . « Les justes mêmes sont dans l'attente de la justice que vous me rendrez Ps 141,8). » Et lorsque les martyrs appelaient de leurs voeux le jour du jugement dernier, non point dans le désir de se voir vengés, mais dans la pensée d'obtenir enfin la félicité parfaite qui leur est assurée, ils reçurent de Dieu cette réponse : « Attendez en repos encore un peu de temps, jusqu'à ce que le nombre de vos frères soit complet (Ap 6,11). » Ils ont, en effet, reçu chacun une robe, mais ils ne recevront la seconde que lorsque nous la recevrons nous-mêmes. Nous en avons pour gages leurs corps mêmes qui nous sont restés en otages, sans lesquels ils ne peuvent être consommés dans la gloire, et qu'ils ne reprendront que lorsque nous reprendrons nous-mêmes les nôtres. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre en parlant des patriarches et des prophètes . « Dieu a voulu, par une faveur singulière qu'il nous a faite, qu'ils ne reçussent qu'avec nous l'accomplissement de leur bonheur (He 11,40). » O si nous pouvions connaître l'ardeur de leur attente et de quels voeux ils appellent notre arrivée parmi eux ! Avec quelle sollicitude ils s'enquièrent, et avec quel bonheur ils sont informés du bien que nous faisons!

20206 6. Mais qu'ai-je besoin de parler de ceux qui ont appris la compassion à l'école de leurs propres souffrances, quand les saints anges eux-mêmes désirent notre venue? N'est-ce point, en effet, ces pauvres vers de terre, cette vile poussière qui doit servir à la restauration des murs de la Jérusalem céleste? Or, vous faites-vous une idée de l'ardeur avec laquelle les citoyens de la céleste patrie désirent voir se relever les ruines de la cité sainte? Pouvons-nous concevoir avec quelle sollicitude ils attendent l'arrivée des pierres vivantes qui doivent entrer avec eux dans la construction de ces murs? Quels rapides messagers ils font entre nous et Dieu, portant fidèlement à ses pieds nos gémissements et nos larmes, et nous rapportant sa grâce avec un zèle admirable? Certes, je ne pense point qu'il leur répugne un jour d'être confondus avec ceux dont ils sont maintenant les ministres, car tous les anges sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres, et qui sont envoyés en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (He 1,14). Hâtons-nous donc, mes bons amis, hâtons-nous, je vous y engage, car toute la cour céleste nous attend. Les anges ont tressailli d'allégresse quand nous avons fait pénitence; avançons maintenant et empressons-nous de mettre, en ce qui nous concerne, le comble à leur joie. Ah! malheur à vous, qui que vous soyez, qui songez encore à retourner à votre bourbier, à revenir à votre vomissement! Pensez-vous vous rendre ainsi favorables au jour du jugement celui que vous privez d'une joie si grande et si vivement désirée? Ils ont tressailli de bonheur quand nous avons fait pénitence, parce qu'il leur semblait nous voir revenir des portes mêmes de l'enfer. Quelle ne sera pas maintenant leur affliction, s'ils voient s'éloigner des portes du ciel et faire un pas en arrière ceux qui avaient déjà un pied. dans le paradis? car, si par le corps nous sommes sur la terre, par le coeur, nous sommes déjà dans les cieux.


20207 Courez donc, mes frères, courez vite; non-seulement les anges vous attendent, mais le créateur même des anges vous désire. Le festin des noces est prêt, mais il s'en faut bien que la salle soit remplie; on attend encore des convives pour occuper toutes les places. Dieu le Père nous attend donc et nous désire, non-seulement à cause de l'amour infini qu'il nous porte, comme le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous en a donné l'assurance en disant: Mon Père vous aime (Jn 21,27), mais pour lui-même, selon le langage que lui prête le Prophète. « Ce n'est pas pour vous, mais pour moi, que je ferai ce que je dois faire (Ez 36,22). » Or, qui peut douter qu'il accomplisse un jour la promesse qu'il a faite à son Fils, en disant : « Demandez-moi les nations pour votre héritage, et je vous les donnerai (Ps 2,8). » Et encore: «Asseyez-vous à ma droite jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied (Ps 109,1). » Or, ses ennemis ne seront point réduits tant qu'ils nous attaqueront encore, nous qui sommes ses membres; et cette promesse ne recevra point son accomplissement tant que la mort, notre dernière ennemie, ne sera point terrassée. Quant au Fils, qui ne sait combien ardemment il désire recueillir les fruits de sa naissance, de la vie entière qu'il a passée sur la terre, le fruit enfin de sa croix et de sa mort, le prix de son précieux sang? Ne doit-il point remettre entre les mains de Dieu son Père le royaume qu'il s'est conquis? N'est-ce pas lui qui doit lui racheter ses créatures pour lesquelles le Père l'a envoyé sur la terre? Mais le Saint-Esprit nous attend aussi, car il est la bonté et la charité, qui nous a prédestiné de toute éternité; or, on ne saurait douter qu'il ne veuille voir sa prédestination s'accomplir.


20208 Eh bien donc! puisque le festin des noces est prêt, et que toute la cour céleste nous désire et nous attend, courons vite, mais ne courons point au hasard; courons par nos désirs, courons en faisant des progrès dans la vertu; progresser, c'est partir. Disons tous : « Regardez-moi, Seigneur, et ayez pitié de moi; selon le jugement de ceux qui aiment votre nom (Ps 118,132), » oui, ayez pitié de moi, mais selon ce que ceux-ci ont décidé, non point selon ce que j'ai mérité. » Ecrions-nous encore : « Que votre volonté se fasse comme dans le ciel (1M 3,60), » ou bien tout simplement: «que votre volonté se fasse (Mt 6,10), » car il est écrit, nous le savons : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (Rm 8,34)? » et encore : « Qui osera se lever contre les élus de Dieu? Ne m'est-il point permis de faire ce que je veux (Mt 20,45)? » Que ces paroles soient notre consolation, mes bien chers frères, en attendant que nous quittions ce monde, et que le Seigneur soit avec nous; qu'ainsi, par sa grande miséricorde, il nous conduise à cette heureuse sortie, à ce brillant jour de demain; qu'il daigne, dans ce demain auquel nous touchons, nous visiter et être avec nous. Que ceux qui peuvent se trouver retenus encore dans les liens de la tentation s'en voient enfin dégagés par la miséricorde de celui qui est venu annoncer leur délivrance aux captifs; enfin, recevons dans une joie salutaire, la couronne de notre Roi enfant, recevons-la, dis-je, des mains de celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



TROISIÈME SERMON POUR LA VEILLE DE NOËL. Sur ces paroles : « Et vous verrez demain matin éclater la gloire du Seigneur, car vous saurez que le Seigneur va venir aujourd'hui même »

(Ex 16,7).

20301 1. Habitants de la terre, enfants des hommes, écoutez : Vous qui dormez dans la poudre, éveillez-vous et chantez les louanges de Dieu, car un médecin va venir visiter ceux qui sont malades; un Rédempteur, ceux qui sont vendus, ceux qui se sont égarés du droit chemin, ceux qui sont morts à la vie. Oui, voici venir celui qui va jeter tous nos péchés au fond de l’abîme, guérir toutes nos infirmités, nous charger sur ses épaules et nous ramener à notre propre et originelle grandeur. Sa puissance est grande, mais sa miséricorde est plus admirable encore, puisque celui qui pouvait nous secourir a daigné venir comme il fa fait. « Aujourd'hui, dit l'auteur sacré, aujourd'hui même, le Seigneur va venir (Ex 16,6). » Ces paroles se trouvent à leur place et dans leur temps, dans la sainte Ecriture, mais l'Eglise notre mère a pu les entendre de la veille de la naissance du Seigneur. L'Eglise, dis-je, que son époux et son Dieu assiste de ses conseils et de son esprit, sur le sein de laquelle le Bien-aimé aime à se reposer, qu’il possède uniquement, et dont il s'est fait un trône pour son coeur. On peut dire, en effet, qu'elle l'a blessé au coeur, et qu'elle plonge l'oeil de sa contemplation jusqu'au plus profond abîme des secrets de Dieu, en sorte qu'elle lui fait dans son propre coeur et se prépare à elle-même dans le coeur de son époux une demeure éternelle. Aussi, quand il lui arrive de changer de place ou de sens, les paroles de la sainte Ecriture, l'emploi qu'elle en fait est préférable (a) au sens et à l'ordre primitif du texte sacré; peut-être même est-il permis de dire que son sens l'emporte sur le sens littéral, autant que la vérité l'emporte sur les figures, la lumière sur l'ombre, la maîtresse sur la servante.
20302 2. « Vous saurez donc qu'aujourd'hui même le Seigneur va venir. » A mon avis ces paroles nous donnent bien clairement l'idée de deux sortes de jours; le premier a commencé à la chute du premier homme et se continue jusqu'à la fin du monde; c'est le jour que les saints sont souvent chargé de leurs malédictions. C'est qu'en effet Adam a été chassé par ce jour du jour de splendide lumière dans lequel il avait été créé; et, précipité dans le triste réduit des choses de ce monde, il s'est trouvé au milieu d'un jour ténébreux, et presque privé de tous les rayons de la vérité. Nous venons tous au monde dans ce jour-là, qui ne mériterait même point le nom de jour, mais plutôt de nuit, si l'infatigable miséricorde de Dieu ne nous avait point laissé la lumière de la raison comme une faible étincelle. Le second jour sera celui des saints pendant d'interminables éternités, alors que se lèvera ce demain d'une infinie sérénité, ce demain qui n'est autre que la miséricorde qui nous a été promise, lorsque la mort sera vaincue dans sa propre victoire, quand, à la place des ombres et des ténèbres, on ne verra plus partout, en haut et en bas, au dedans et au dehors, qu'une splendide et véritable lumière. Aussi un saint a-t-il dit : « Faites-moi sentir ce matin même votre miséricorde (Ps 142,8), et, dès le matin nous avons été comblés de votre miséricorde (Ps 89,14). » Mais revenons à notre jour à nous, à ce jour qui est comparé à une veille de la nuit, à cause de sa brièveté, et que l'organe ordinaire du Saint-Esprit appelle un rien, un néant, quand il s'écrie : « Nos jours se sont évanouis (Ps 109,8), — mes jours se sont évanouis comme la fumée dans l'air (Ps 102,4), — nos jours ont passé comme une ombre (Ps 101,12). — Tous les jours de ma vie sont en petit nombre et bien mauvais (Gn 47,9), » s'écriait le saint patriarche qui avait vu Dieu face à face et s'était entretenu familièrement avec lui. Or, dans ce jour, Dieu donne à l'homme la raison, il lui laisse l'intelligence, mais il faut qu'au sortir de ce monde il l'illumine lui-même de la lumière de la science; car s'il sortait dans l'obscurité complète de la prison où il

a Telle était l'estime de saint Bernard pour les décisions de l'Eglise catholique qu'il accordait à sa manière d'entendre le sens accommodatice des saintes Ecritures, une autorité que 1'Eglise elle-même est loin d'exiger qu'on y attache.

habite maintenant, et des ombres de la mort, il ne pourrait plus être éclairé de toute l'éternité. Voilà pourqnoi le Fils unique de Dieu, le Soleil de justice, tel qu'un flambeau d'une lumière aussi répandue qu'éclatante, a été allumé et projette sa lumière dans la prison de ce monde. Maintenant, tous ceux qui veulent être éclairés doivent s'approcher de lui, se réunir à lui et ne permettre que rien ne se place entre eux et lui. Or ce qui peut nous séparer de Dieu, ce sont nos péchés qu'ils disparaissent et nous sommes éclairés de la vraie lumière, nous nous rapprochons tellement d'elle que nous ne devons plus faire qu'un corps avec elle. Ainsi rapproche-t-on, sans intermédiaire étranger, un flambeau éteint de celui qui brûle encore, pour le rallumer; cet exemple, tiré des choses visibles, nous donne une idée de ce qui se passe dans le monde des choses invisibles.

20303 3. Suivons donc le conseil du Prophète (Os 10,12), allumons-nous, le flambeau de la science à cet astre si grand et si brillant, avant de sortir des ténèbres de ce monde, de peur que nous ne passions des ténèbres aux ténèbres, mais à des ténèbres éternelles. Mais de quelle science parlé je? De celle qui consiste à savoir que le Seigneur viendra, quoique nous ne puissions savoir quand il viendra. Voilà tout ce qui nous est demandé. Vous me direz peut-être que tout le monde aujourd'hui a cette science-là; quel homme, en effet, ne fut-il même chrétien que de nom, ignore que le Seigneur doit venir un jour et qu'il viendra en effet, pour juger les vivants et les morts, et rendre à chacun selon ses oeuvres? Non, mes frères, tout le monde ne sait point cela, ce n'est même su que de peu d'hommes, puisqu'il y en a si peu de sauvés. Pensez-vous, par exemple, que ceux qui sont heureux quand ils ont mal fait, et se réjouissent des pires choses (Pr 2,14), sachent ou se rappellent qu'un jour le Seigneur viendra? S'ils l'affirmaient eux-mêmes, gardez-vous de les croire, car « celui qui dit qu'il le connaît et ne garde point ses commandements est un menteur, dit l'Apôtre (1Jn 2,4). — Ils font profession, dit saint Paul, de connaître Dieu, mais ils le renoncent par leurs oeuvres, (Tt 1,16) — attendu, continue saint Jacques, que la foi sans les oeuvres est une foi morte (Jc 2,20). » En effet, ils ne se souilleraient point de tant d'impuretés s'ils savaient que le Seigneur doit venir, et s'ils redoutaient sa venue; au contraire, ils veilleraient sur eux, et ne laisseraient pas le mal faire de tels ravages dans leur âme.

20304 4. Or, cette science, au premier degré, opère dans l'âme un sentiment de pénitence et de douleur qui change les rires en pleurs, les chants en gémissements, la joie en tristesse, et fait que tout ce qui vous plaisait le plus auparavant commence à vous déplaire, et que tout ce dont vous aviez d'abord le plus d'horreur commence à avoir des charmes pour vous. Il est écrit, en effet : « Plus on a de science plus on a de peine (Qo 1,18). » La conséquence de la sainte et vraie science est donc la douleur. Au second degré, elle opère la correction en tant que vous cessez, à ce degré de science, de faire servir vos membres à l'iniquité : vous réprimez la gourmandise, vous étouffez la luxure, vous abaissez l'orgueil, voue contraignez votre corps à devenir un instrument de sainteté comme il l'avait été de l'iniquité auparavant. A quoi bon, en effet, le repentir sans la correction? A rien; car, selon le mot du Sage : « Si l'un bâtit et que l'autre détruise que gagneront-ils autre chose que de la perte? Si l'un prie et que l'autre maudisse, de qui Dieu exaucera-t-il la voix? Si celui, qui se lave après avoir touché un mort, le touche de nouveau, de quoi lui sert-il de s'être lavé (Qo 34,26)? » Ne doit-il pas craindre au contraire, selon la parole même du Sauveur, qu'il ne lui arrive quelque chose de pire (Jn 5,14)? Mais comme on ne peut se tenir dans ces deux degrés pendant bien longtemps si l'esprit n'est dans une vigilance et une circonspection continuelle, il s'ensuit que la science au troisième degré produit la sollicitude, et fait que l'homme commence à marcher avec ce sentiment inquiet avec son Dieu, exclut toute chose en tous sens, dans la crainte de choquer, même dans les moindres choses, les regards de sa redoutable majesté. Ainsi le repentir l'enflamme, la correction le brûle, la sollicitude l'éclaire, en sorte qu'il est un homme nouveau aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur.

5. Mais alors il commence à respirer un peu des tribulations et de la douleur que les péchés lui ont causées; une joie spirituelle tempère l'excès de sa crainte, et l'empêche de succomber à la tristesse, à la pensée de l'énormité de ses fautes. Aussi, d'un coté, s'il craint son Juge, de l'autre il espère en son Sauveur, et lorsque la crainte et la joie marchent au-devant l'une de l'autre dans son coeur elles finissent par se rencontrer. S'il arrive encore que la crainte soit plus forte que la joie, souvent aussi la joie triomphe de la crainte, et l'enferme dans ses prisons secrètes. Heureuse la conscience où ces deux sentiments se livrent sans relâche cette sorte de combat, jusqu'à ce que ce qui est mortel soit absorbé par la vie, que ce qui reste de crainte s'évanouisse et cède la place à la joie, ce qui est la perfection même; car sa crainte ne saurait être éternelle tandis que sa joie le sera. Mais pour être ainsi allumée et éclairée, elle ne doit pas encore se croire dans la maison où l'on a coutume de porter des flambeaux allumés sans craindre le souffle des vents, il faut qu'elle se rappelle qu'elle est toujours en plein air, qu'elle s'applique à protéger de ses deux mains la lumière qu'elle porte, et qu'elle se défie des vents, lors même que l'air lui semble tranquille; car il peut changer tout-à-coup, à l'heure où elle y pensera le moins, et si elle cesse un seul instant d'être sur ses gardes, elle verra sa lumière éteinte. S'il lui arrive dans l'ardeur de sa marche de se brûler les mains, comme il arrive quelquefois, qu'elle supporte la douleur plutôt que de les éloigner de la flamme qu'elles protègent, car en un instant, en un clin d'oeil, elle peut être soufflée. Ah! si nous étions déjà dans cette demeure qui n'est point faite de main d'homme, dans la demeure éternelle du ciel, où nul ennemi ne peut entrer et dont aucun ami ne peut sortir, il n'y aurait rien à craindre; mais maintenant nous sommes exposés au souffle des trois vents les plus mauvais et les plus forts, aux vents de la chair, du diable et du monde qui ont conjuré ensemble d'éteindre la lumière de notre conscience, en soufflant dans nos coeurs, de mauvais désirs et des mouvements déréglés, et de soulever en nous tout-à-coup une telle tourmente, que nous ne puissions plus distinguer ni d'où nous venons ni où nous allons. Deux de ces vents contraires cessent quelquefois de souffler, mais personne n'a jamais obtenu de trêve du troisième. Voilà pourquoi je vous dis que nous devons protéger notre âme, des deux mains de notre coeur et de notre corps, de peur que le flambeau, qui y est enfin allumé, ne vienne à s'éteindre ; il ne faut ni céder à la tempête, ni reculer devant elle, quand le souffle des passions ébranle trop violemment le double état de l'homme, mais il faut nous écrier avec un saint: « Mon âme est toujours entre mes mains (Ps 118,109). » Oui, mieux vaut nous brûler les mains que céder à l'orage. Et de même qu'on ne peut facilement oublier ce qu'on porte dans ses mains, ainsi nous ne saurions oublier l'affaire de nos âmes, et le soin qu'elles réclament de nous, doit être la principale affaire de nos coeurs.

6. Quand nos reins seront ceints et que nous aurons en main nos lampes allumées, il nous faudra veiller sur la troupe de nos pensées et de nos actions, afin que le Seigneur nous trouve prêts, qu'il vienne à la première, à la seconde ou à la troisième veille de la nuit. La première veille n'est autre chose que la régularité de nos actions, et consiste, par conséquent, dans les efforts que nous devons faire pour régler notre vie tout entière selon la règle que nous avons fait voeu de suivre, et de ne point franchir les limites que nos pères ont tracées pour tous les exercices de ce genre de vie, sans incliner ni à droite ni à gauche. La seconde consiste dans la pureté d'intention, si notre oeil est sain tout notre corps sera éclairé; par conséquent, il faut que nous fassions toutes nos actions pour Dieu, et que la grâce que nous recevons retourne à sa source pour en revenir de nouveau. Enfin, la troisième veille consiste à conserver l'union et à nous faire préférer quand nous sommes dans une congrégation, la volonté des autres à la nôtre, en sorte que nous vivions avec tous nos frères, non-seulement sans divisions, mais encore en bonne intelligence, nous supportant tous mutuellement et priant les uns pour les autres, de façon qu'on puisse dire de chacun de nous «C'est un véritable ami de ses frères et du peuple d'Israël, c'en est un qui prie beaucoup pour son peuple et pour toute la cité sainte (2M 15,14). » Voilà donc comment ce jour-là la venue du Fils unique de Dieu allume en nous le flambeau de la véritable science, de ce savoir qui nous apprend que le Seigneur doit venir, et qui est le fondement inébranlable et perpétuel de nos moeurs.

7. « Et demain matin, dit l'écrivain sacré, vous verrez sa gloire. » O quel matin! ô jour meilleur dans les parvis du Seigneur que mille autres passés ailleurs! Quand verrons-nous ce mois succéder au mois, ce sabbat succéder au sabbat, la splendeur de la lumière et l'ardeur de la charité éclairer les habitants de la terre jusque dans ces sublimes merveilles ! Qui osera, je ne dis pas présumer assez de ses forces pour en parler, mais même pour y penser seulement? Mais en attendant, mes frères, édifions notre foi de manière à pouvoir du moins contempler quelque peu les merveilles qui s'accomplissent pour nous sur la terre s'il ne doit pas nous être donné de voir dès maintenant celles qui nous sont réservées dans les cieux. Or la toute-puissante majesté de Dieu a fait trois choses, trois mélanges, en prenant notre chair, mais trois choses si uniquement admirables et si admirablement uniques, qu'il ne s'est jamais fait et ne se fera jamais plus rien de semblable sur la terre. En effet, on a vu s'unir étroitement ensemble, Dieu et l'homme, la maternité et la virginité,1a foi et un coeur d'homme. Ces mélanges sont admirables, mais ce qui dépasse toute merveille, c'est de voir comment des choses si diverses, si opposées entre elles, ont pu se réunir l'une à l'autre.

8. Et d'abord, considérez la création, la position et la disposition des choses. Quelle puissance a éclaté dans la création, quelle sagesse dans la disposition, quelle bonté dans la composition. Dans la création, voyez combien grandes et nombreuses sont les choses créées par la puissance, dans la position avec quelle sagesse elles ont été disposées; et dans la composition avec quelle bonté les choses les plus élevées ont été unies aux choses les plus humbles par les liens d'une si aimable et si admirable charité. En effet, au limon de la terre il a uni, dans les arbres, par exemple, une force vitale qui donne la beauté au feuillage, l'éclat aux fleurs, la saveur et leurs propriétés médicinales aux fruits. C'est peu; le Créateur a mis dans notre limon une autre force encore, la force sensible qu'on voit dans les animaux qui non-seulement ont la vie, mais encore sont doués de sensibilité, dont le siège repose dans cinq organes différents. Dieu voulut combler ensuite notre limon d'un nouvel honneur, et il lui donna la force raisonnable que nous voyons dans l'homme qui, non-seulement vit et sent, mais encore discerne entre ce qui convient et ce qui ne convient pas, entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux. Il voulut après cela élever notre bassesse à de plus hautes destinées encore, et sa grandeur se fit petite afin d'unir à notre limon ce qu'il y a de plus grand en lui, c'est-à-dire lui-même, et de ne plus faire qu'une seule et même personne de Dieu et de notre être de boue, d'une si grande majesté et d'un pareil néant, d'une telle grandeur et d'une semblable bassesse. En effet, il n'y a rien au-dessus de Dieu ni au-dessous de la boue; et pourtant Dieu daigna si bien descendre dans cette boue, et cette boue se trouva élevée si haut vers Dieu, que tout ce que Dieu fit dans notre limon, la foi nous dit que c'est notre limon même qui l'a fait; tout ce que notre limon a souffert nous disons que c'est Dieu même qui l'a enduré en lui, par un mystère non moins ineffable qu'incompréhensible. Mais remarquez encore que de même que dans cette unique divinité subsiste la Trinité des personnes, en même temps que l'unité de substance, ainsi dans ce mélange tout particulier, il y a trinité de substance et unité de personne : si dans l'une, les trois personnes ne détruisent point l'unité, de même que l'unité ne fait point disparaître la Trinité, ainsi dans le mélange dont nous parlons, l'unité de personne n'est point la confusion des substances, non plus que le nombre des substances n'empêche point l'unité de personne. Voilà l'oeuvre admirable, l'oeuvre unique entre toutes et qui les dépasse toutes, que la suprême Trinité nous a montrée, cette Trinité où le Verbe de Dieu, l'âme et le corps, forment une seule personne; ces trois ne font qu'un et cet un fait trois, sans confusion de substances mais par l'unité de personne. Voilà le premier et surexcellent mélange, il est le premier des trois. Mais, ô homme, n'oublie pas que tu n'es que boue et ne te laisses point aller à l'orgueil; que tu es uni à Dieu, ne te montre point ingrat.


209 Le second mélange est celui d'une vierge-mère; il est admirable et sans exemple; jamais on n'a entendu parler d'une vierge qui fût mère et d'une mère qui fût vierge; jamais, dans le cours ordinaire des choses, la virginité ne se rencontre là où est la fécondité, ni la fécondité là où se trouve la virginité. Il n'y a que dans ce mélange que la virginité et la fécondité se sont rencontrées; là seulement s'est fait ce qui ne s'était jamais vu auparavant, et ne se renouvellera plus jamais dans la suite; car ce mélange est sans exemple avant lui et ne se répètera plus. Le troisième mélange est celui de la foi et du coeur de l'homme; il est sans doute bien inférieur aux deux premiers mélanges, mais peut-être n'est-il pas moins fort. Est-il, en effet, rien d'aussi surprenant que de voir comment le coeur de l'homme a ajouté foi aux deux premiers mélanges, au point de croire que Dieu fût homme, et qu'une vierge mère fût demeurée vierge? De même que le fer et l'argile ne peuvent s'unir, ainsi ces deux choses ne peuvent se fondre en une si l'esprit même de Dieu n'en fait le mélange. Faut-il donc croire que celui qui est déposé dans une crèche, qui vagit dans des langes, et ressent les mêmes nécessités que les autres enfants, qui est flagellé, conspué, crucifié, mis dans un sépulcre et renfermé entre deux pierres, soit le Dieu grand et immense? Sera-ce une vierge que cette femme qui allaite son enfant, et dont un mari partage la couche et la table? qu'il accompagne lorsqu'elle va en Egypte et quand elle en revient, et fait seul avec elle un voyage si long et si solitaire? Comment a-t-on pu faire croire cela aux hommes, le faire accepter de l'univers entier? Et pourtant cela s'est cru avec une telle facilité et une telle force, que moi-même je me sens porté à le croire, à cause de la multitude de ceux qui le croient. Des jeunes gens et des jeunes filles, des vieillards et des enfants ont préféré souffrir mille morts plutôt que de douter un seul instant de ces merveilles.


2010 Oui, le premier mélange est excellent, mais le second l'est davantage, et le troisième l'est bien plus encore. Le premier, l'oreille l'a entendu, mais l'oeil ne l'a point vu. Eu effet, on a entendu prêcher et on a su d'un bout du monde à l'autre ce grand mystère d'amour; mais l'oeil de l'homme n'a point vu, il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui ayez vu, comment vous vous êtes uni à un corps semblable au nôtre dans l'étroit espace du sein d'une vierge. Quand au second mélange, l'oeil de l'homme l'a vu; car cette reine unique, qui conservait soigneusement le souvenir de toutes ces merveilles et les repassait dans son coeur, sut qu'elle était en même temps vierge et féconde; et Joseph, qui ne fut pas moins le témoin que le gardien d'une telle virginité, en eut aussi connaissance. Enfin, le troisième a trouvé place dans le coeur de l'homme, qui a cru ce qui a été fait, comme il a été fait; qui tient pour certain et croit très-fermement, non parée qu'il J'a vu, mais parce qu'il l'a entendu prêcher, ce qui s'est fait, et lui a été annoncé. Or, voyez dans le premier mélange ce que Dieu vous a donné; dans le second, par quel moyen il vous l'a donné; et dans le troisième, pour quel motif il vous l'a donné. Il vous a donné le Christ par Marie, pour vous guérir. Dans le premier mélange est un remède, un cataplasme fait de Dieu et de l'homme pour guérir toutes nos infirmités. Ces deux espèces se sont trouvées mélangées dans le sein de la Vierge, comme dans un mortier, le Saint-Esprit fut le pilon qui les mêla avec douceur. Mais, comme tu étais indigne, ô homme, de le recevoir directement, il fut donné à Marie, afin que tu reçusses d'elle tout ce que tu peux avoir; et Marie, en tant qu'elle est mère, 'a donné pour toi le jour à Dieu, et en tant qu'elle est vierge elle a mérité d'être exaucée dans ta cause, dans la cause du genre humain tout entier. Si elle n'était que mère, il lui suffirait d'être sauvée en mettant des enfants au monde; si elle n'était que vierge, elle se suffirait à elle-même ainsi; mais le fruit béni de ses entrailles ne serait point le prix du genre humain. Ainsi, dans le premier mélange se trouve le remède, dans le second il nous est appliqué; car Dieu a voulu que nous n'eussions rien qui ne nous vînt par Marie; mais dans le troisième se trouve le mérite, attendu que nous ne pouvons croire, avec une ferme foi, toutes ces choses, sans acquérir par là un mérité; or, dans la foi se trouve la guérison, puisqu'il est dit . « Celui qui croira sera sauvé (Mc 16,16). »



2011

QUATRIÈME SERMON POUR LA VEILLE DE NOËL. Le remède se trouve dans la main gauche du Très-Haut, et sa droite est pleine de délices.


Bernard sermons 1099