Bernard sermons 2025

DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE NOEL. Les trois principales oeuvres de Dieu et ses trois mélanges.

1. « Les oeuvres du Seigneur sont grandes (Ps 110,2), » dit le prophète David. Il est vrai, mes frères, que ses oeuvres sont grandes, car il est grand lui-même ; mais celles de ses oeuvres qui le sont davantage, sont celles qui ont rapport à nous; c'est ce qui fait dire au même Prophète : « Le Seigneur a fait pour nous de grandes choses (Ps 125,3). » Les plus belles et celles qui nous parlent le plus éloquemment, c'est, dans le principe, notre création; maintenant notre rédemption; et plus tard notre glorification. Ah ! Seigneur, que de grandes choses vous avez donc faites dans chacun de nous ! C'est bien à vous qu'il convient d'annoncer à votre peuple la vertu de vos oeuvres ; pour nous, nous dirons à haute voix quelles sont ces oeuvres. Il faut remarquer, mes frères, un triple mélange dans ces trois merveilles d'une opération céleste et d'une vertu divine. Dans la première de ses oeuvres, qui est l'oeuvre de la création, Dieu a façonné l'homme du limon de la terre, et lui a soufflé sur la face un esprit de vie. Quel artisan est-ce là, quel ajusteur de choses différentes, qui a pu, à sa volonté, unir si étroitement entre eux le limon de la terre et un esprit de vie! Quant au limon, il était déjà créé auparavant, au moment où Dieu fit dès le principe le ciel et la terre: mais l'esprit, il n'a point été créé en commun avec le reste, il le fut à part : Il ne se trouve point compris dans la masse, mais il est inspiré par une sorte de particulière excellence. Reconnais,8 homme, ta dignité, reconnais la gloire de ta condition d'homme. Tu as le corps de commun avec l'univers, car il convenait que celui qui fut établi sur toute la masse des choses corporelles eût avec elles quelque point de ressemblance; mais tu as quelque chose de plus élevé et qui ne permet pas de te confondre avec le reste des créatures. Tu es un composé, une alliance d'un corps et d'une âme; le premier a été pétri des mains de son auteur, l'autre a été inspirée de sa bouche.

2. Mais à qui importe ce mélange? A qui cette union profite-t-elle? Car, selon la sagesse des enfants du siècle, lorsque les rangs inférieurs de la société s'unissent aux rangs plus élevés, il n'y a que ceux qui sont au pouvoir qui profitent de cette alliance, ils font du bas peuple l'usage qui leur plaît. Le plus fort écrase celui qui l'est moins que lui, le savant se rit de l'ignorant, l'homme rusé se joue de l'homme simple, et le puissant u'a que du dédain pour le faible. Il n'en est pas ainsi dans ce que vous faites, ô mon Dieu, il n'y a rien de pareil dans vos rapprochements; ce n'est point pour cela, que vous avez uni l'esprit au limon, quelque chose de sublime à quelque chose de bien humble, une créature digne d'estime et excellente à la matière abjecte et inutile. Qui de vous, mes frères, ne sent combien l'âme l'emporte sur le corps? Est-ce que sans l'âme, le corps ne serait point un tronc insensible? C'est elle qui lui donne la beauté et l'accroissement; c'est par elle que l'oeil voit, et que la langue profère des paroles; en un mot, l'âme est le siège de tous nos sens. Aussi ce que m'inspire une telle union, c'est la charité; l'obligation que je lis à la première page de notre propre condition, c'est la charité; ce que, dès le commencement, la main infiniment aimable du Créateur me place devant les yeux, c'est la charité.

2026 3. Assurément, mes frères, c'était une admirable alliance que celle-là, mais il eût fallu qu'elle fût durable. Mais, hélas! quoique marquée du sceau de Dieu, car Dieu avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance, le sceau est rompu, et cette union est dissoute. Un détestable brigand est venu, qui a brisé ce sceau, dont l'empreinte était chaude encore, et l'homme, dans son malheur perdant sa ressemblance avec Dieu, devint semblable aux bêtes de somme. Ainsi, le Seigneur a créé l'homme droit, selon ce qui est dit de cette ressemblance dans le Psalmiste : « Le Seigneur notre Dieu est plein de droiture, et il n'y a point d'iniquité en lui (Ps 91,13). » Il le fit aussi juste et véridique, comme il est lui-même, justice et vérité, et cette union ne pouvait être rompue tant que le sceau en serait demeuré entier. Mais un faussaire est survenu, qui promit un sceau meilleur aux hommes ignorants, et, ô infortune, ô malheur, il a brisé le sceau imprimé de la main de Dieu même. «Vous serez, leur dit-il, comme des dieux, et vous saurez le bien. et mal (Gn 3,5). » O méchant, ô pervers, pourquoi leur parler de cette ressemblance de savoir ? Qu'ils soient comme des dieux, droits et justes; qu'à l'exemple de Dieu, en qui il n'y a point de péché, ils soient pleins de véracité, car tant que ce cachet demeurera intact en eux, cette union persévérera. Nous savons malheureusement aujourd'hui, par notre propre expérience, ce que valent les conseils que la perversité du diable nous a donnés. Le sceau divin étant rompu, il s'en est suivi pour nous, une séparation pleine d'amertume, un divorce rempli de tristesse. Qu'est devenue aujourd'hui cette promesse : « Vous ne mourrez point? » Nous sommes tous sujets à la mort, et il n'y a pas d'homme qui vive et qui ne doive ressentir les atteintes du trépas.

4. Mais quoi, Seigneur Dieu, ne réparerez-vous jamais votre ouvrage, et ne lui sera-t-il jamais donné de se relever de sa chute? Il n'y a que celui qui a fait une chose qui puisse la refaire, aussi le Seigneur s'est-il écrié : je vais me lever maintenant à cause de la misère de ceux qui sont sans secours et à cause des gémissements des pauvres; je les sauverai et je les placerai en lieu sûr (Ps 11,6,7), en sorte que son ennemi ne gagnera rien à l'attaquer, et le méchant ne pourra lui nuire (Ps 88,23). Je vais donc faire un nouveau mélange, où j'imprimerai plus clairement et plus profondément mon cachet, ce cachet qui n'est pas seulement fait à mon image, mais qui est mon image même, la splendeur de ma gloire, la figure de ma substance, qui n'a point été créé, mais que j'ai engendré avant tous les siècles. N'ayez pas peur qu'il soit brisé comme l'autre l'a été, car le Prophète a dit : « Ma force s'est desséchée comme un tesson (Ps 22,16), » mais comme un tesson que le marteau de l'univers entier ne saurait rompre. Mais si le premier mélange se compose de deux éléments, le second en compte trois, et nous rappelle ainsi qu'il a quelque rapport avec le mystère de la Trinité. Ce sont, le verbe qui dès le commencement était en Dieu et était Dieu ; l'âme, qui a été créée de rien, et qui n'était point avant d'être créée; le corps, tiré exempt de corruption par un art divin de la masse même de corruption, et tel que nul corps n'existait auparavant; voilà quels sont les éléments qui concourent à former une seule personne par des liens indissolubles. Or nous avons là trois actes distincts de puissance : ce qui n'était point a été créé; ce qui avait péri a été réparé; et ce qui était plus élevé que les anges mêmes s'est abaissé un peu au dessous d'eux. Voilà les trois mesures de farine de l'Evangile (Mt 13,21), qui fermentent ensemble et deviennent le pain des anges dont l'homme se nourrit, le pain qui fortifie son coeur. Heureuse et bénie entre toutes les femmes, celle qui a mêlé à ces trois mesures de farine le levain de la foi; c'est en effet par la foi qu'elle a conçu et par la foi qu'elle a enfanté, selon ces paroles d'Elisabeth : «Vous êtes bienheureuse d'avoir cru, parce que les choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliront en vous (Lc 1,45). » Ne soyez pas surpris si je vous dis que c'est par le moyen de sa foi que le Verbe s'est uni à un corps, puisque c'est du corps même de Marie qu'il a tiré le sien. Ce qu'on dit de la ressemblance du royaume des cieux, au sujet de ces trois mesures, n'empêche point que l'explication que j'en donne ici ne soit exacte; rien ne s'oppose évidemment à ce qu'on compare le royaume du ciel à la foi de Marie, puisqu'elle a servi à le réparer.

2027 5. Il ne saurait exister de créature qui puisse rompre le lien de cette union, car le prince de ce monde ne peut rien sur le Christ, et saint Jean lui-même n'est point digne de dénouer les cordons de ses souliers. Et pourtant, il faudra un jour que ces liens soient brisés, sans cela ce qui est brisé maintenant ne saurait être réparé. A quoi peut servir un pain qui n'est point entamé, un trésor enfoui, une sagesse qui se cache ? Saint Jean avait bien raison de pleurer (Ap 5,4), parce qu'il ne se trouvait personne pour ouvrir le livre et rompre les sceaux dont il était fermé, car tant qu'il demeure fermé, nul de nous ne saurait arriver à la science de Dieu. Mais ouvrez-le vous-même, Agneau de Dieu, vous qui êtes la vraie mansuétude: livrez aux Juifs vos pieds et vos mains pour qu'ils les ouvrent afin d'en faire tomber les trésors de salut et les richesses de rédemption qu'ils recèlent. Rompez, Seigneur, votre pain aux hommes qui en sont affamés; il n'y a que vous qui puissiez le rompre, vous qui seul êtes capable de tenir bon et de raffermir ce qui est rompu, seul vous avez le pouvoir, dans cette fraction, de déposer la vie pour la reprendre quand il vous plaira. Par un effet de votre miséricorde, renversez en quelque façon ce temple mais n'en dispersez point tout à fait les matériaux. Que le corps soit séparé de l'âme, mais que le Verbe conserve votre chair incorruptible et votre âme en pleine liberté, en sorte que seule, au milieu des morts, elle soit libre dans ses actions, tire de leur prison les âmes qui y sont enchaînées et emmène avec elle celles qui sont assises à l'ombre et dans les ténèbres de la mort. Que votre âme sainte se sépare de son corps immaculé, mais pour le reprendre trois jours après. Que le Christ meure pour faire mourir la mort même, et que la vie des hommes ressuscite ensuite avec lui quand il sortira lui-même du tombeau. C'est en effet ce qui a eu lieu, mes bien chers frères, et nous nous réjouissons qu'il en ait été ainsi. Cette mort a tué la mort, et nous renaissons à l'espérance de la vie après la résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts.

6. Mais qui peut dire en quoi consistera le troisième mélange ? « L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu et le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment (1Co 2,9). » Ce sera le comble de tout, quand le Christ remettra le royaume à Dieu son Père et qu'ils seront deux non pas en une seule chair mais en un seul esprit. Car, si en prenant un corps, le Verbe s'est fait chair, à plus forte raison ne fera-t-il plus qu'un seul et même esprit avec lui quand il se sera réuni à Dieu. Dans l'union présente se montre l'humilité qui en est le moyen, et même une humilité on ne peut plus grande; mais dans celle que nous attendons et qui fait l'objet de tous nos soupirs, se trouve pour nous, si toutefois nous en sommes dignes, le comble de la gloire. Si nous ne l'avons pas oublié, dans le premier mélange d'un corps et d'une âme, d'où résulte un homme, c'est la charité qui nous est recommandée; dans la seconde, ce qui éclate le plus, c'est l'humilité; car il n'y a que la vertu de l'humilité qui puisse réparer les ruines de la charité. Mais l'union d'une âme raisonnable à un corps formé du limon de la terre, n'est pas tout entière le fait de l'humilité, car ce n'est pas par suite de sa volonté propre qu'elle se trouve unie à un corps, mais elle y est envoyée en même temps qu'elle est créée et elle est créée en même temps qu'elle y est envoyée. Il n'en fut pas de même de cet Esprit souverain et infiniment bon, il ne s'unit à la chair sans souillure que parce qu'il l'a voulu. C'est donc avec raison que la gloire du ciel suit la charité et l'humilité, puisque, d'un côté, sans la charité, tout ne sert de rien, et qu'il n'y a que ceux qui s'abaissent qui seront élevés (Lc 14,11).








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TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE NOËL, Sur le lieu, le temps et les autres circonstances de la naissance de notre Seigneur.

1. Mes frères, je remarque dans la naissance de notre Seigneur deux (a) choses non-seulement diverses mais tout à fait différentes. D'abord l'enfant qui naît aujourd'hui est Dieu; sa mère est une vierge et une vierge qui enfante sans douleur. Une lumière toute nouvelle brille au ciel au milieu des ténèbres et un ange annonce une grande et joyeuse bonne nouvelle; l'armée céleste éclate en louanges; Dieu est glorifié et la paix est annoncée aux hommes de bonne volonté; des mages accourent à Bethléem et, trouvant que les choses sont comme on le leur a dit, ils vont les raconter à leurs compagnons; tous ceux qui en entendent parler sont dans l'admiration. Or, toutes ces choses, mes frères, et toutes celles qui ressemblent à celles-là, ne sont point le fait de la fragilité humaine, mais de la vertu de Dieu. Aujourd'hui les pauvres mêmes sont servis à la table du Seigneur, dans des vases d'or et d'argent, mais nous ne devons pas nous les attribuer, ce n'est pas pour nous, mais pour la nourriture et le breuvage qu'ils renferment que nous sommes servis dans des plats et dans des coupes d'or. Le sage nous dit : «faites bien attention, à ce qui vous est servi (Pr 23,1). » Pour moi, je regarde comme étant pour moi le temps et le lieu de la naissance du Sauveur„ la faiblesse de son corps enfantin, ses vagissements et ses larmes, de même que la pauvreté et les veilles des Mages à qui les premiers cette naissance est annoncée. Oui, tout cela est à moi, c'est pour moi qu'il en est ainsi, c'est à moi que ces choses sont servies, à moi quelles sont proposées à imiter. Le Christ est né en hiver, au milieu de la nuit. Dirons-nous que c'est par un effet du hasard que le maître de l'hiver et de l'été, le Seigneur du jour et de la nuit a voulu naître dans la plus inclémente des saisons et au milieu des ténèbres? Les autres enfants ne choisissent pas le moment de leur naissance, car à ce moment c'est à peine s'ils ont un souffle de vie; quant à la raison ils n'en peuvent faire usage, ils n'ont ni la liberté de choisir ni la faculté de délibérer. Mais pour Jésus-Christ, mes frères, quoiqu'il ne soit point (b) encore homme, cependant il était, dès le principe, en Dieu, il était Dieu, doué de la même sagesse et de la même puissance qu'aujourd'hui puisqu'il est la vertu et la sagesse même de Dieu. Or le fils de Dieu, qui était parfaitement le maître de choisir, pour naître, le moment qu'il voulait, préféra l'époque de l'année la plus dure pour un enfant qui vient au monde, et surtout pour l'enfant d'une femme pauvre, qui a à peine quelques langes pour envelopper ses membres et qui est forcée de le coucher dans une crèche. Dans un si grand dénuement, je ne vois pas qu'il ait été question de fourrures pour lui. Le premier Adam reçut un vêtement de peaux de bêtes, le second est enveloppé dans des langes. Ce n'est pas ainsi que le monde agit, il faut ou que Jésus se trompe ou que le monde soit dans l'erreur; mais comme on ne peut dire que la sagesse divine se trompe, il s'en suit que : « la prudence de la chair, qui n'est après tout qu'une véritable mort, est ennemie de Dieu (1Co 3,19), » et que la sagesse du siècle est bien nommée une folie. En effet, le Christ qui ne peut se tromper choisit ce qui mortifie le plus la chair : c'est donc ce qu'il y a de meilleur, de plus avantageux et de plus digne de nos préférences, et nous devons nous défier de toute personne qui nous enseignerait ou nous conseillerait le contraire, comme d'un véritable séducteur.

a Le manuscrit français des Feuillants donne, de ce passage, une autre leçon plus juste, en substituant le mot trois au mot deux que nous avons ici.
b Dans quelques manuscrits, la locution adverbiale négative ne point manque en cet endroit ; mais il faut absolument l'y conserver, car le sens de la phrase cet que le Christ ne fut pas homme avant sa naissance, qu'il était seulement Dieu.

2029 2. De plus il a voulu naître pendant la nuit. Où êtes-vous, ô hommes impudents, qui ne songez qu'à vous mettre en lumière? Le Christ a choisi ce qu'il trouve de plus salutaire, et vous, vous faites choix de ce qu'il réprouve. Qui de vous ou de lui est plus prudent? Qui a le jugement plus juste et plus sain? Le Christ garde le silence, il ne s'élève point, il ne s'exalte point, il ne se fait point valoir, mais un ange annonce sa naissance, et la troupe de l'armée céleste chante ses louanges. Pour vous , qui faites profession de suivre Jésus-Christ, cachez aussi le trésor que vous avez trouvé. Aimez à être ignoré, que votre louange sorte d'autres lèvres que des vôtres. De plus, le Christ vient au monde dans une étable. Or, n'est-ce pas celui qui a dit : « Toute la terre est à moi, avec tout ce qu'elle renferme (Ps 49,12)? » pourquoi donc fait-il choix d'une étable? Evidemment c'est pour condamner la gloire du monde, et réprouver la vanité du siècle. Sa langue ne peut pas encore proférer une parole, mais tout, en lui, crie, prêche, évangélise; il n'est point jusqu'à ses membres délicats, qui ne parlent bien haut; en tout, il blême, il renverse et réfute le jugement du siècle. En effet, quel est l'homme, si on lui donnait le choix, qui ne préférerait à la faiblesse de l'enfance, un corps plein de force et d'âge où l'intelligence est formée? O sagesse vraiment incarnée et voilée ! Et pourtant, mes frères, c'est là cet enfant promis jadis par Isaïe, qui sait rejeter ce qui est mal, et choisir ce qui est bon (Is 7,5). Les voluptés sensuelles sont donc un mal, et la mortification, un bien, puisque ce sage enfant, le Verbe enfant, réprouve les unes et choisit l'autre? Car le Verbe s'est fait chair, mais chair infirme, enfantine, délicate, impotente, enfin chair incapable de supporter la peine et la fatigue.

3. En effet, mes frères, le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous; dans le principe, lorsqu'il était en Dieu, il habitait au sein d'une lumière inaccessible (1Tm 6,1), et nul ne pouvait le contempler. Y a-t-il en effet personne qui ait pénétré les sentiments du Seigneur, et lui ait donné conseil (Is 14,13) ? L'homme charnel ne saurait percevoir les choses de l'esprit de Dieu. Eh bien, qu'il les perçoive maintenant, car le Verbe s'est fait chair. S'il ne peut entendre que la chair, qu'il prête donc l'oreille à ce qu'il lui dit dans la chair, car le Verbe s'est fait chair. O homme, voilà que la sagesse s'est montrée dans la chair; elle était jadis cachée à tes regards, aujourd'hui elle sort de sa cachette et se met à la portée de tes sens de chair. Elle t'est annoncée d'une manière charnelle, si je puis m'exprimer ainsi : fuis le plaisir, car la mort (a) en garde le seuil; fais pénitence, car c'est par la pénitence que le royaume de Dieu s'approche de nous (Mt 3,2). Voilà ce que te prêche cette étable, voilà ce que te crie cette crèche, voilà le langage que te font entendre les membres délicats d'un enfant, telle est la bonne nouvelle que t'annoncent ces vagissements et ces larmes. Car si Jésus-Christ verse des larmes, ce n'est point comme en versent les autres enfants ni pour la même raison. Chez eux,, c'est la souffrance qui les fait couler, chez lui, c'est l'amour. Ce sont des êtres passifs plutôt qu'actifs, car ils n'ont point encore l'usage de la volonté, et s'ils pleurent, c'est parce qu'ils souffrent; le Christ ne pleure que parce qu'il compatit; les autres enfants gémissent sous le poids du fardeau qui pèse sur tous les enfants d'Adam, Jésus pleure sur les péchés des enfants d'Adam, et un jour il répandra son sang pour ce qui fait aujourd'hui couler ses larmes. O dureté de mon coeur! oh! Dieu veuille que de même que le Verbe s'est fait chair, mon coeur devienne de chair! C'est d'ailleurs ce qu'il nous a promis par son Prophète en ces termes : « Je vous ôterai votre coeur de pierre et vous en donnerai un de chair (Ez 11,19). »

2030 4. Mes frères, les larmes du Christ me causent autant de honte que de douleur. Pendant que je prenais mes ébats dans la place publique, dans le secret de la chambre du Roi, j'étais frappé d'une sentence du mort. Son Fils unique l'entend et, déposant le diadème, il sort vêtu d'un sac, la tête couverte de cendre, et les pieds nus, pleurant et se lamentant de voir son esclave condamné à mort, je le vis tout-à-coup sortir de son palais, et, tout surpris de l'état nouveau pour moi où je l'aperçois, je lui en demande la cause, il me la dit. Que ferai-je ? continuerai-je à me livrer à mes jeux, insulterai-je ainsi à ses larmes ? Oui, c'est ce que je ferai, je ne me mettrai point à sa suite, et ne mêlerai point mes larmes aux siennes, si je ne suis qu'un insensé et un fou. Voilà pourquoi ses larmes me font rougir. Mais pourquoi m'inspireraient-elles de la crainte et de la douleur? C'est parce que je puis apprécier le degré de mon mal au prix du remède nécessaire pour le guérir. J'ignorais que je fusse malade, je me croyais même fort bien portant, et voilà qu'on envoie le Fils d'une Vierge, le Fils même du Très-Haut et qu'il est condamné à mort, pour que son précieux sang serve de baume

a L'auteur du deux cent quatre-vingt-douzième sermon de la nouvelle édition de saint Augustin, n. 3, cite comme étant extrait de l'Ecriture sainte ce même passage qui se lit mot pour mot dans la Règle de saint Benoit, chapitre 7,du premier degré de l'humilité.

à mes blessures. O homme ! reconnais là combien graves sont tes blessures, puisqu'il n'y a que celles de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui puissent les cicatriser. Assurément si elles n'eussent point causé ta mort et une mort éternelle, jamais le Fils de Dieu ne fût mort pour les guérir. Aussi ai-je honte, mes frères, de fermer les yeux sur ma propre douleur quand je vois que c'est à ce point que la majesté de Dieu y compatit elle-même. Oui, le Fils de Dieu compatit à tes maux, et pleure sur eux; et toi, ô homme, toi qui en es atteint, tu ris! Voilà comment le prix du remède met le comble à ma douleur et à ma crainte.

2031 5. Mais si j'observe exactement la prescription du médecin qui doit me guérir, j'y trouverai aussi une source de consolation. En effet, si je reconnais la gravité de mon mal au prix du remède qu'il exige, je reconnais en même temps qu'il n'est pas incurable, car un aussi sage médecin ou plutôt un médecin qui est la sagesse même, ne recourrait point inutilement à l'emploi de substances si précieuses. Or, ce serait en faire mal à propos usage, non-seulement de les employer dans le cas où le mal peut facilement céder à d'autres remèdes, mais encore et surtout d'y recourir quand leur emploi ne peut rendre la santé. Il nous excite donc à la pénitence et l'espoir qu'il nous fait concevoir de la guérison, allume en nous un désir d'autant plus ardent de l'obtenir. A cette consolation, ajoutez encore la visite que les anges firent aux vigilants bergers de Bethléem, et les paroles qu'ils leur adressèrent. Ah! malheur à vous, riches, qui avez maintenant votre consolation et qui avez ainsi déjà perdu tout droit aux consolations du ciel. Que de nobles, selon la chair, que d'hommes puissants, que de sages, selon le monde, reposaient alors mollement sur une couche moëlleuse, et il ne s'en trouva pas un seul parmi eux qui fût trouvé digne de voir briller cette lumière nouvelle, d'apprendre cette grande nouvelle, et d'entendre les anges chanter dans les airs « Gloire à Dieu, au plus haut des cieux! » Apprenez donc par là que ceux qui ne participent point aux travaux et aux fatigues des hommes, ne sont pas dignes d'être visités par les anges. Apprenez, dis-je, combien le travail uni à ma pensée spirituelle est agréable aux citoyens du ciel, puisqu'ils honorent de leur entretien et d'un entretien si heureux, ceux mêmes qui ne travaillent que pour subvenir aux besoins de la vie et contraints par une pressante nécessité. C'est que les anges reconnaissent en eux des hommes soumis à l'ordre établi de Dieu même pour les hommes, quand il voulut qu'Adam ne se nourrît désormais que d'un pain arrosé de ses sueurs (Gn 3,19).

6. Remarquez, je vous prie, mes bien chers frères, tout ce que Dieu a fait pour vous encourager et vous sauver, et qu'une parole si pleine de vie et d'efficacité, une visite si certaine et si digne d'être reçue avec une entière déférence, un langage si éloquent, sinon des lèvres du moins d'action ne soient point sans produire quelques fruits en vous (1Tm 1,15). Pensez-vous, mes frères, que si les paroles que je vous adresse en ce moment, devaient demeurer stériles dans vos coeurs, je l'apprendrais sans en être vivement peiné? Et pourtant qui suis-je, moi, et que sont mes paroles? Si un homme de si mince valeur que moi, ou plutôt si un néant comme moi, éprouve de la peine à voir que le peu de mal qu'il se donne pour vous parler, il se le donne en pure perte, à combien plus forte raison le Seigneur de toute majesté devra-t-il être indigné, s'il voit que toute la peine qu'il prend est perdue pour nous, par notre négligence et notre endurcissement? Que celui qui, pour nous sauver, a daigné se revêtir de la forme d'un esclave, que le Fils unique du Père qui, est Dieu et béni par-dessus tout pendant les siècles des siècles, éloigne ce malheur de ses humbles serviteurs. Ainsi soit-il.



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QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE NOËL. Les bergers trouvèrent Marie, Joseph et l'enfant : celui-ci était placé dans une crêche.

1. Reconnaissez, mes frères bien-aimés, la grandeur de la solennité de ce jour, pour laquelle ce jour est trop court et la terre entière, trop étroite. Elle fait un emprunt au temps, un emprunt à l'espace, elle prend sur la nuit et remplit le ciel avant de remplir la terre. En effet, la nuit devint éclatante comme le jour, quand une lumière nouvelle resplendit tout à coup dans le ciel aux yeux des bergers, à l'heure des plus épaisses ténèbres. Mais remarquez en quel endroit la joie de cette solennité a commencé à éclater : c'est parmi les anges, car, selon leurs propres paroles, ce n'est que plus tard qu'elle sera partagée par le peuple tout entier, et aussitôt toute l'armée céleste fait retentir les airs de ses chants de gloire. Voilà pourquoi cette nuit est appelée solennelle entre toutes les nuits, dans nos chants, dans nos hymnes et dans nos cantiques spirituels. On ne saurait même révoquer en doute que pendant les veilles de cette nuit, ces esprits qui règnent dans les cieux, s'empressèrent de prévenir ceux qui se sont mêlés aux choeurs des chanteurs, au milieu des jeunes filles qui jouent du tambourin (Ps 84,2). Mais que d'or et de pierreries étincellent aujourd'hui sur nos autels! Que de riches tentures tapissent ces murailles! Les anges pourront-ils bien les dédaigner, leur préférer les haillons des pauvres? S'ils ne le faisaient pas, pourquoi auraient-ils apparu aux bergers plutôt qu'aux rois de la terre et aux prêtres du temple? Pourquoi le Sauveur lui-même, à qui l'or et l'argent appartiennent en propre, aurait-il préconisé la sainte pauvreté dans son corps ? Pourquoi enfin les anges ont-ils signalé cette pauvreté avec tant de soin ? Car ce n'est point sans quelque raison mystérieuse que le Sauveur est enveloppé de langes et déposé dans une crèche, puisque c'est le signe particulier que nous donne l'Ange quand il nous l'annonce : « Et voici la marque, dit-il, que je vous donne pour le reconnaître : vous trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche (Lc 2,12). » O Seigneur Jésus, vos langes sont une marque pour vous reconnaître, mais une marque qui manque aujourd'hui dans bien du inonde, car s'il y a beaucoup d'appelés, il y a bien peu d'élus, et par conséquent bien peu de marqués. Je reconnais, oui, je reconnais Jésus, le grand prêtre, sous les haillons qui le couvraient pendant qu'il luttait contre Satan (Za 3,1). Je parle à des hommes qui connaissent les saintes Écritures et sont au courant de la vision de Zacharie. Mais lorsque notre chef se fut élevé au-dessus de nos ennemis, il a déposé ses premiers vêtements pour prendre un vêtement de gloire et de lumière. Il nous a donné l'exemple, c'est à nous de faire ce qu'il a fait. D'ailleurs une cuirasse de fer vaut mieux dans la lutte qu'une robe de lin, bien que l'une soit plus lourde et l'autre plus belle. Un jour viendra, quand les membres auront suivi leur chef, que le corps tout entier chantera en esprit et dira : « Vous avez déchiré le sac qui me couvrait et vous m'avez revêtu d'un vêtement de joie (Ps 29,12).»

2. L'ange disait donc : «Vous trouverez un enfant enveloppé de langes et posé dans une crèche. » Puis l' Evangile ajoute : «Ils vinrent en toute hâte et trouvèrent Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une crèche (Lc 2,12 Lc 2,16).» Qu'est-ce que cela signifie ? L'Ange semble ne recommander que l'humilité aux bergers, et ceux-ci trouvent quelque chose de plus. Peut-être l'Ange ne leur recommande-t-il d'une manière toute particulière que l'humilité, parce que tous les autres anges étant tombés par l'orgueil, lui n'était demeuré debout que par l'humilité, peut-être aussi tic vient-il du haut des cieux leur annoncer l'humilité que parce que c'est la vertu par laquelle nous devons plus particulièrement honorer la majesté de Dieu; mais les bergers ne la trouvent point seule, parce que Dieu accorde toujours sa grâce aux humbles. Ils trouvèrent donc Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une crèche. Or, de même que l'enfance de Jésus-Christ, vous prêche l'humilité, ainsi la Vierge nous parle de continence et Joseph, l'homme juste de l'Evangile, nous rappelle la justice. La continence est une vertu qui a rapport au corps, tout le monde le sait; quant à la justice, elle a pour objet de rendre à chacun ce qui lui appartient et règle nos rapports, particulièrement envers le prochain. L'humilité nous réconcilie avec Dieu, nous rend soumis à Dieu, plait à Dieu en nous, comme la sainte Vierge en fait la remarque : « Il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante (Lc 1,48). » Le fornicateur pèche contre son propre corps, l'homme injuste, contre le prochain, l'homme orgueilleux qui s'enfle et se grandit, pèche contre Dieu. Le fornicateur se déshonore; l'injuste blesse le prochain; l'orgueilleux déshonore Dieu autant qu'il est en lui; car le Seigneur a dit: «Je n'attribuerai ma gloire à personne (Is 11,8). » Or, l'orgueilleux dit de son côté : mais moi je me l'attribuerai, quoique vous ne vouliez point la céder à personne. Aussi n'aime-t-il point le partage que fait l'Ange quand il dit : « Gloire à Dieu, paix aux hommes. » Il n'honore donc point Dieu, mais il s'élève contre lui comme un impie et un véritable infidèle. Qu'est-ce, en effet, que la piété, sinon de rendre à Dieu le culte qui lui est dû? et quel homme honore vraiment Dieu, sinon celui qui se soumet volontairement à lui et tient les regards de son coeur fixé sur le Seigneur, de même que les serviteurs ont les leurs attachés sur les mains de leurs maîtres (Ps 122,3).

2033 3. Par conséquent, pour qu'on retrouve constamment en nous, Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une crèche; il faut que nous vivions dans le siècle présent avec tempérance, avec justice et avec piété (Tt 2,12). C'est, en effet, à cette fin qu'est apparue la grâce de Dieu qui nous instruit, et c'est par ce moyen-là aussi que sa gloire apparaîtra. Voilà en effet ce que nous lisons : «La grâce de Dieu, notre Sauveur, a paru à tous les hommes, et elle nous a appris que, renonçant à la piété et aux passions mondaines, nous devons vivre dans le siècle présent avec tempérance, avec justice et piété, demeurant toujours dans l'attente de la béatitude que nous espérons et de l’avènement du grand Dieu (Tt 2,11-13). » Or, la grâce s'est montrée à nous dans un enfant pour nous instruire, mais cet enfant «sera grand (Lc 1,32).» Selon la parole de Gabriel à son sujet, ceux qu'il aura instruits, étant encore enfant, à être humbles et doux de coeur, il les glorifiera et les exaltera plus tard, lorsqu'il sera lui-même devenu grand et glorieux, lui qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



2034

CINQUIÈME SERMON POUR LE JOUR DE NOËL.

Sur ces paroles de l'Apôtre : «Béni soit Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation, qui nous console dans tous nos maux. »

(2Co 1,3-4)

1. Béni soit celui qui, à cause de son excessif amour pour nous, nous a envoyé son Fils bien-aimé en qui il s'est complu et pour qu'il nous réconciliât, et nous fit rentrer en paix avec lui, et qu'il fût au milieu de nous le gage et le médiateur de notre réconciliation. Or, que pourrions-nous craindre, mes frères, avec un médiateur si charitable et que pouvons-nous appréhender avec un ôtage si sûr. Peut-être me demanderez-vous quel peut être un médiateur qui vient au monde dans une étable et se trouve couché dans une crèche, qui est enfin enveloppé de langes, pleure et est étendu sur sa couche comme les autres enfants. Je vous répondrai qu'il n'en est pas moins, au milieu de tout cela, un très-grand médiateur qui cherche, non pas comme par acquis de conscience, mais avec succès tout ce qui peut assurer la paix. Sans doute ce n'est qu'un tout petit enfant, mais cet enfant est le Verbe dont l'enfance même la plus tendre n'est pas muette. « Consolez-vous, consolez-vous, dit le Seigneur votre Dieu (Is 40,1). » Voilà ce que dit l'Emmanuel, c'est-à-dire le Dieu avec nous. C'est le cri de cette étable, le mot de cette crèche, le sens de ses larmes, l'exclamation de ces langes. Oui, c'est là le cri de l'étable qui prend soin de se tenir, prête pour l'homme qui était tombé entre les mains des voleurs. (Lc 10,30) ; c'est le mot de la crèche qui pourvoit au fourrage que réclame l'homme devenu semblable aux bêtes de somme (Ps 48,13); c'est le sens de ces larmes et l'exclamation de ces langes qui veulent laver et éponger ses blessures saignantes; car il est bien certain que le Christ n'eut besoin d'aucune de ces choses pour lui, s'il les a subies, ce n'est donc point pour lui, mais pour les élus. « Ils respecteront mon Fils (Mt 21,37), » disait le Père des miséricordes. Oui, Seigneur Dieu, ils le respecteront certainement; mais ce ne sont point les Juifs à qui vous l'avez envoyé, il n'y a que les élus pour qui vous l'avez envoyé qui le respecteront.

2. Nous l'adorons en effet, non-seulement dans son étable, mais encore sur son gibet et dans le sépulcre. Nous le recevons avec dévotion tout petit enfant à cause de nous, nous l'adorons sanglant et pâle pour nous, nous lui rendons nos respects dans le sépulcre où il est pour nous. Nous l'adorons pieusement avec les Mages et avec le saint vieillard Siméon, nous pressons avec amour le Sauveur enfant dans nos bras, et nous le recevons dans votre temple, ô mon Dieu, comme votre miséricorde même, car il est lui-même celui que l'Ecriture appelle «La miséricorde éternelle du Seigneur (Ps 102,7). » D'ailleurs, qu'y a-t-il qui soit coéternel au Père, sinon le Fils et le Saint-Esprit? Or, ce n'est point miséricordieux qu'il faut les appeler l'un et l'autre, ils sont la miséricorde même. Cela n'empêche point que le Père aussi soit miséricorde, car les trois personnes ne font qu'une seule miséricorde, qu'une seule essence, qu'une seule sagesse, qu'une seule divinité, qu'une seule majesté. Cependant quand on voit que Dieu est appelé «le Père des miséricordes,» (2Co 1,3) on ne peut douter qu'il ne s'agisse alors du Fils même de Dieu. Or, c'est avec beaucoup de raison qu'il est appelé le Père des miséricordes, puisque ce qui lui appartient proprement, c'est d'avoir miséricorde et de pardonner.


Bernard sermons 2025