Pie XII Humani generis

Préface de l'éditeur

100 Pour replacer l'Encyclique Humani generis II dans son contexte historique, il faut surtout tenir compte de la situation de la France au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans le double but de renforcer la foi des chrétiens et de favoriser un rapprochement avec les non-catholiques, et même avec les incroyants sincères, ouverts à une inquiétude spirituelle, un effort courageux fut tenté par certains théologiens et philosophes pour mieux adapter la présentation de la doctrine de l'Eglise aux exigences contemporaines, en même temps que pour recentrer la pensée chrétienne sur ses sources profondes, le donné révélé tel qu'il apparaît dans l'Ecriture Sainte et dans la tradition patristique, d'une part ; l'expérience intégrale du monde et de la vie, considérés sous toutes les dimensions et la réflexion loyale et lucide au delà des formules stéréotypées, d'autre part. Il était inévitable, étant donné l'état de fermentation intense et la mentalité « réformiste » dans lesquels ce travail fut entrepris, que quelques-uns ne soient tentés d'aller trop vite et surtout que ne se produisent certains faux-pas ou certaines exagérations nécessitant l'intervention de l'autorité suprême qui, voyant les choses de plus haut, est mieux à même de discerner le danger de telle ou telle orientation pleine de promesses à première vue. C'est dans cette perspective de prudence et de « consolidation des positions » qu'il faut se placer pour comprendre l'Encyclique.

Deux raisons devaient spécialement inciter le Souverain Pontife à publier cette solennelle mise en garde. Tout d'abord, il y a, à l'heure actuelle, un certain décalage entre les penseurs catholiques français conscients de la gravité de la déchristianisation du monde contemporain et la masse de l'opinion catholique surtout à l'étranger : comme on l'a dit très justement, « les mentalités collectives, indéfinissables mais solides réalités sociologiques, semblent situées à des niveaux et à des âges historiques différents » III. Certaines recherches entreprises par ces penseurs doivent dès lors inévitablement apparaître comme prématurées, et leur exposé imprudent risque de troubler la foi de nombreux fidèles moins avertis. Ensuite et surtout, si, comme le Pape le reconnaît explicitement, « les docteurs catholiques se gardent généralement des erreurs » qu'il se voit obligé de dénoncer, il n'en a pas toujours été de même pour certains de leurs disciples ou de leurs auditeurs, manquant du sens des nuances et portés à renchérir sur tout ce qui s'éloigne de l'enseignement traditionnel. C'est eux surtoutIV qui sont visés dans cette Encyclique qui « s'en prend moins à un mouvement original de pensée qu'aux déviations manifestes (souvent caricaturales) qu'a engendrées sa vulgarisation hâtive dans la masse du clergé et des fidèles V ». Et c'est ce qui explique non seulement qu'aucun théologien ne soit désigné nommément ni même par des allusions suffisamment claires, mais surtout que plusieurs des thèses condamnées ou désapprouvées soient exposées d'une manière qui a pu sembler un peu élémentaire à certains : il faut tenir compte du fait que « les propositions durcies que peut employer le magistère ont un caractère social. C'est-à-dire qu'elles expriment le sens nécessairement simplifié et unilatéral que prendront les idées des intellectuels une fois reçues et transposées par la masse des fidèles et des clercs. Le magistère, soucieux de la portée vitale des idées, s'inquiète moins de la pensée de tel individu que de la réfraction de cette pensée dans la conscience de la communauté VI ».

*   *   *

L'Encyclique s'efforce de systématiser les principales erreurs où risqueraient de conduire, si elles n'étaient redressées à temps, certaines tendances de la pensée catholique actuelle.

D'abord une méconnaissance des forces de la raison humaine, non seulement dans le domaine de la théologie spéculative, mais surtout dans ceux de l'apologétique et même de la métaphysique, par une concession imprudente à l'irrationalisme contemporain. En réagissant de la sorte, c'est l'homme en sa faculté la plus haute que défend l'Eglise qui « n'a jamais entendu faire triompher la grâce sur une nature détruite ni faire régner la foi sur les ruines de la raison 7 ». C'est sous le coup de cette préoccupation que le Pape attire l'attention sur l'importance du thomisme et rappelle que l'Eglise le considère comme le système philosophique le mieux adapté à la formation intellectuelle des clercs et à l'expression exacte de ses dogmes. On notera toutefois que c'est en termes très généraux que le document détermine l'essentiel du thomisme et qu'il en retient surtout le réalisme modéré d'après lequel les lois de l'esprit sont les lois de l'être.

L'Encyclique met également en garde contre le danger d'accueillir avec un préjugé favorable toute hypothèse nouvelle, simplement parce qu'elle est nouvelle, et par crainte de paraître retardataire. Et elle blâme la tendance qu'ont certains, par souci de faciliter le rapprochement avec les non-catholiques, à vouloir dissimuler des aspects du dogme catholique ou même en donner une nouvelle interprétation, conciliable avec les vues de l'adversaire, mais faisant violence à ce que l'Eglise considère comme essentiel.

L'une des formes de ce « minimisme » condamné par le Souverain Pontife consiste, pour trouver plus facilement un terrain d'entente avec les orthodoxes ou les protestants, à se limiter exclusivement, dans l'exposition de la foi catholique, aux expressions employées par l'Ecriture Sainte ou les Pères de l'Eglise. Ceux qui procèdent de la sorte versent dans ce qu'on a nommé un « archaïsme théologique » et oublient que sur certains points, l'Eglise, éclairée par l'Esprit-Saint, a pris au cours des siècles de mieux en mieux conscience du contenu total de la Révélation, qu'elle a, grâce à la réflexion des théologiens ou à la méditation des saints, explicité des points qui n'étaient d'abord qu'implicites, qu'elle a aussi parfois, sous la pression des erreurs, ajouté des précisions ou des distinctions dont la nécessité ne se faisait pas sentir pendant les premiers siècles du christianisme. L'Encyclique, en insistant sur la nécessité, pour le théologien, de s'inspirer sans cesse des indications du magistère vivant de l'Eglise, rappelle à ce propos que celui-ci ne s'exprime pas seulement par des décisions infaillibles, mais également par un enseignement courant, dont les Encycliques sont l'une des expressions, et qu'en outre, c'est sous la conduite de ce magistère ecclésiastique que nous devons lire la Bible si nous ne voulons pas nous égarer dans nos interprétations.

Enfin et surtout, l'Encyclique s'élève contre une généralisation inacceptable du point de vue évolutionniste qui, à partir de cette vue très juste que tout, ici-bas, y compris la pensée humaine, est soumis à la loi du temps et du développement, aboutit au relativisme total en rejetant tout ce qui serait absolu, certain, immuable, même dans le domaine des principes métaphysiques ou des vérités révélées, et va parfois jusqu'à prôner le monisme panthéiste, d'après lequel le monde serait à considérer comme une force unique, en perpétuelle évolution, qui est à soi-même son principe.

Tels sont les dangers, nullement imaginaires, qui menacent la pensée catholique d'aujourd'hui. On notera toutefois que la condamnation de ces erreurs n'entraîne pas la réprobation pure et simple des tendances modérées dont ces excès marquent la limite. Une page du P. Rouquette, qui met en lumière cette importante distinction, vaut d'être citée :

« Le syncrétisme doctrinal est blâmé. Mais il reste légitime de montrer que des formulations incompatibles, par exemple, entre le catholicisme et le protestantisme « orthodoxe », recouvrent des doctrines qui ne sont pas identiques sans doute, mais qui cependant sont peut-être moins hétérogènes que leur lettre ne semble l'indiquer...

L'évolutionnisme anarchique et le relativisme dogmatique sont rejetés. Pour autant, il est loisible de constater que l'Eglise se situe à la fois dans le statique et dans le dynamique, dans l'éternel et dans le temps. Une saine et prudente théologie du développement, qui a encore besoin d'une longue maturation, cherchera donc à cerner le mystère du dépôt révélé...

Quand a été bien mis en lumière le rôle d'arbitre suprême de la foi dévolu au magistère romain, on peut rappeler que l'Eglise enseigne que les evêques participent au magistère et que les théologiens privés et même la conscience collective de l'Eglise, dans la soumission au jugement dernier de F évêque de Rome, jouent leur rôle dans l'élaboration de l'intelligence du dépôt révélé.

L'Encyclique, en rappelant que l'interprétation de l'Ecriture n'échappe pas au magistère, ne renie évidemment pas ce que le Pontife romain a enseigné ailleurs sur l'importance et la nécessité d'une étude positive de l'Ecriture pour déterminer le genre littéraire des livres et les intentions des écrivains inspirés.

Enfin, si les fantaisies d'un symbolisme subjectif appliqué à l'Ecriture sont répudiées, cela ne signifie pas que le sens littéral des livres est une fin en soi et qu'il n'est pas destiné à nous livrer une règle de vie et un enseignement proprement religieux.

Ce serait donc un excès, non moins blâmable peut-être que ceux qui sont condamnés dans l'Encyclique, que de lire ce document d'une manière unilatérale et de refuser d'y voir ce qu'il implique de positif VIII. »

*   *   *

L'Encyclique Humani generis n'a pas manqué de susciter certains remous. Certains défenseurs de la liberté de pensée sont allés parfois jusqu'à mettre en parallèle la « dictature spirituelle » exercée par Rome sur l'intelligence des savants catholiques et les interventions impératives des autorités soviétiques contre tous les « déviationismes », fussent-ils d'ordre scientifique ou artistique. Sans partager le moins du monde ces outrances, plusieurs catholiques se demandèrent toutefois si le Pape n'avait pas entendu se prononcer entre deux tendances théologiques en désavouant l'effort entrepris actuellement par les représentants de l'une d'elles, pour rendre le message chrétien plus assimilable au monde moderne, et s'il ne serait pas désormais davantage dans l'esprit de l'Eglise de s'abstenir de toute recherche en dehors des chemins battus ; quelques-uns redoutèrent même que le document ne soit le prélude d'une « nouvelle vague de terreur intégriste » en étant exploité, contre les intentions de son auteur, par des personnes bien intentionnées, mais qui, pour éviter tout risque d'erreur, renonceraient volontiers à penser et voudraient que tous y renoncent comme elles. Pour se rendre compte du caractère excessif de ces craintes, il suffisait de lire attentivement le document lui-même, où les termes sont soigneusement pesés et où l'on remarque surtout à plusieurs reprises des couples de propositions alternées, qui nuancent les affirmations et préviennent les interprétations unilatérales. Mais une déclaration officieuse est venue confirmer cette première impression. A son retour de Rome, trois mois après la publication de l'Encyclique, le cardinal Gerlier a rendu compte en ces termes de son audience :

« J'entends encore l'accent ému, paternel et ferme à la fois, avec lequel le Souverain Pontife nous disait qu'il avait estimé indispensable, sous peine de manquer gravement à son devoir de chef, de formuler certains avertissements, de mettre en garde contre certaines opinions et tendances qu'il voyait périlleuses, si droites et si généreuses que puissent être les intentions... Mais il ajoutait aussitôt, avec une égale insistance, puisqu'il a daigné me le répéter trois fois, qu'il voulait absolument que ces rappels ne puissent pas être douloureux, heurtants ou aigrissants pour qui que ce soit, et qu'on trahirait formellement sa pensée en leur donnant ce caractère, parce qu'il les désirait toujours paternels. Si je pouvais franchir le seuil de certaines confidences, je vous dirais même que le texte de l'Encyclique en porte expressément la trace. Avec la même énergie, le Pape nous a déclaré ensuite qu'on ne serait pas moins infidèle à ses intentions en voulant faire d'Humani generis une sorte de barrière, qui découragerait la liberté des chercheurs, alors qu'il tenait plus que jamais à ce que se poursuive, au milieu de l'effervescence intellectuelle d'aujourd'hui, et sauf à tenir compte des bornes protectrices qu'il avait disposées le long du chemin, la marche en avant des travailleurs de l'esprit soucieux, comme le disait l'adresse de nos Facultés, de discerner prudemment les aspects légitimes de la pensée moderne, et auxquels l'Eglise demande de savoir adapter, sous son autorité et son contrôle, le message qui ne change pas à la variété incessante des préoccupations et des modes d'expression d'un monde en perpétuelle transformation. Avec quelle joie nous écoutions ces paroles dilatantes, où se révélaient de façon si impressionnante la clairvoyante vigilance du Docteur suprême, la bonté compréhensive du Père commun, rayonnement émouvant de l'esprit du Christ Jésus à travers les affirmations sereines et fortes de son Vicaire IX. »



HUMANI GENERIS

LETTRE ENCYCLIQUE

DE SA SAINTETÉ LE PAPE PIE XII

SUR QUELQUES OPINIONS FAUSSES

QUI MENACENT DE RUINER

LES FONDEMENTS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE




INTRODUCTION

LES PERILS DOCTRINAUX DE L'HEURE PRESENTE

1 Vénérables Frères,

Les dissentiments et les erreurs des hommes en matière religieuse et morale, qui ont toujours été pour tous les honnêtes gens et, avant tout, pour les vrais fils de l'Eglise, la cause d'une très vive douleur, le sont particulièrement aujourd'hui où nous voyons de toutes parts attaqués les principes même de la culture chrétienne.

I.   LE DANGER CONSTANT D'ERREUR EN MATIERE RELIGIEUSE

a) concernant les vérités philosophiques qui sont à la base de la religion, dont la révélation est dès lors moralement nécessaire :

2 A la vérité, il n'est pas étonnant que ces dissentiments et ces erreurs se soient toujours rencontrés en dehors du bercail du Christ. En effet, bien qu'en théorie la raison humaine puisse vraiment, par ses forces et sa lumière naturelles, arriver à une connaissance vraie et certaine d'un Dieu personnel, protégeant et gouvernant le monde par sa Providence, ainsi que d'une loi naturelle mise par le Créateur dans nos âmes, il y a cependant bien des obstacles empêchant cette même raison d'user efficacement et avec fruit de son pouvoir naturel, car les vérités qui concernent Dieu et les relations qui existent entre Dieu et les hommes dépassent absolument l'ordre des choses sensibles, et lorsqu'elles doivent se traduite en action et informer la vie, elles demandent qu'on se donne et qu'on se renonce. L'esprit humain, pour acquérir de semblables vérités, souffre difficulté de la part des sens et de l'imagination, ainsi que des mauvais désirs nés du péché originel. De là vient qu'en de telles matières, les hommes se persuadent facilement de la fausseté ou du moins de l'incertitude des choses qu'ils voudraient ne pas être vraies.

3 C'est pourquoi il faut dire que la révélation divine est moralement nécessaire pour que les vérités religieuses et morales qui, de soi, ne sont pas inaccessibles à la raison, puissent être dans l'état actuel du genre humain, connues de tous sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d'erreur 1.

1 Concile du Vatican, Constitution De Fide Catholica, chapitre II (
DS 1876).


b) concernant la crédibilité de la foi chrétienne :

4 Bien plus, l'esprit humain peut, parfois, éprouver des difficultés simplement à formuler un jugement ferme de crédibilité au sujet de la foi chrétienne, bien qu'il existe un grand nombre de signes extérieurs éclatants permettant, même avec la seule lumière naturelle de la raison humaine, de prouver l'origine divine de la religion chrétienne II. L'homme, en effet, qu'il soit entraîné par les préjugés ou poussé par ses passions et sa volonté mauvaise, peut se refuser et résister non seulement à l'évidence des signes extérieurs, si claire soit-elle, mais aussi aux inspirations d'En-Haut que Dieu fait sentir en nos âmes.



II.   LES ERREURS CONTEMPORAINES EN DEHORS DE L'EGLISE

a) Dans les milieux incroyants : la généralisation indue du point de vue évolutionniste et ses diverses applications :

5 Quiconque considère ceux qui se trouvent hors du bercail du Christ, constatera facilement sur quelles voies se sont engagés un bon nombre de savants. Il y en a, en effet, qui prétendent expliquer l'origine de toute cho«e par le système évolut'onn'ste, qu'ils acceptent sans prudence ni discernement, bien que, même au plan des sciences naturelles, il ne soit pas encore indiscutablement prouvé, et qui ne craignent pas dès lors de se montrer favorables à l'hypothèse moniste et panthéiste d'un univers soumis à une évolution perpétuelleIII. Cette hypothèse précisément sert aux dirigeants communistes pour propager plus efficacement et mettre en avant leur matérialisme dialectique et faire disparaître des esprits toute notion de Dieu.

6 Les fausses affirmations d'un semblable évolutionnisme, selon lesquelles se trouve rejeté tout ce qui est absolu, certain, immuable, ont ouvert la voie à une nouvelle philosophie aberrante qui, rivalisant avec l'idéalisme, l'immanentisme et le pragmatisme, a reçu le nom d'existentialisme, étant donné que, négligeant les essences immuables des êtres, elle s'intéresse seulement à l'existence de chaque chose.

7 A cela s'ajoute un faux historicisme qui, s'attachant aux seuls événements de la vie humaine, renverse les fondements de toute vérité et de toute loi absolue en ce qui concerne tant la philosophie que les dogmes chrétiens eux-mêmes.

b) Dans certains milieux protestants ; la méconnaissance des forces de la raison humaine et du rôle du magistère ecclésiastique :

8 Au milieu de cette confusion d'opinions, Nous éprouvons quelque soulagement à voir ceux qui, jadis, avaient été imbus des principes du rationalisme, désirer revenir maintenant aux sources d'une vérité divinement révélée reconnaître et proclamer que la parole de Dieu conservée dans la Sainte Ecriture est le fondement des sciences sacrées. Mais, il faut en même temps déplorer qu'un bon nombre de ceux-ci, dans la mesure où ils adhèrent plus fermement à la parole de Dieu, suppriment la raison humaine, et, plus volontiers ils exaltent l'autorité de la révélation divine, plus vivement ils méprisent le magistère de l'Eglise institué par le Christ Notre-Seigneur pour conserver les vérités divinement révélées et les interpréter IV Ce qui, non seulement contredit ouvertement la Sainte Ecriture, mais est également démontré faux par l'expérience. Souvent, en effet, ceux mêmes qui sont séparés de l'Eglise se plaignent ouvertement de leurs dissentiments en matière dogmatique et avouent, malgré eux, la nécessité d'un magistère vivant.



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III.   LA REPERCUSSION DE CES ERREURS DANS LES MILIEUX CATHOLIQUES

a) Nécessité pour les penseurs catholiques de s'intéresser à ces erreurs :

9 Les théologiens et les philosophes catholiques qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s'écartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent les bien connaître, d'abord parce que les maux ne se soignent bien que s'ils sont préalablement bien connus, ensuite parce qu'il se cache parfois dans les affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité, enfin, parce que ces mêmes affirmations invitent l'esprit à scruter et à considérer plus soigneusement certaines vérités philosophiques ou théologiques V.



b) Danger de se laisser contaminer par ces erreurs :

1. par amour déréglé de la nouveauté :

10 Si nos philosophes et nos théologiens, de l'examen prudent de ces doctrines, s'efforçaient seulement de tirer un tel fruit, il n'y aurait aucune raison pour que le magistère de l'Eglise intervînt. Toutefois, quoique Nous sachions bien que les doctrines catholiques se gardent généralement de ces erreurs, il est certain cependant qu il y a, aujourd'hui, comme aux temps apostoliques, des hommes qui, s'attachant plus qu'il ne faut aux nouveautés, ou même qui, craignant de passer pour ignorer les découvertes faites par la science en cette époque de progrès, s'efforcent de se soustraire à la direction du Magistère et se trouvent, à cause de cela, en danger de s'éloigner insensiblement des vérités révélées et d'entraîner dans l'erreur les autres aussi.

2. par souci apostolique de rapprochement avec les dissidents :

11 Il se présente encore un autre danger, d'autant plus grave qu'il se cache davantage sous l'apparence de la vertu. Beaucoup, déplorant la discorde et la confusion qui régnent dans les esprits mus par un zèle des âmes imprudent, éprouvent dans leur ardeur un vif dés'r de rompre les barrières qui divisent d'honnêtes  gens ; ils adoptent, en conséquence, un tel « irénisme » VI que, laissant de côté les questions qui divisent les hommes, ils envisagent non seulement de combattre d'un commun accord l'athéisme envahissant, mais même de réconcilier les dogmes, fussent-ils opposés. Et de même qu'il y eut autrefois des gens pour demander si l'apologétique traditionnelle de l'Eglise ne constituait pas plutôt un obstacle qu'une aide pour gagner les âmes au Christ, il n'en manque pas non plus aujourd'hui pour aller jusqu'à demander sérieusement si la théologie et la méthode qu'elle emploie, telles qu'elles se pratiquent dans les classes avec l'approbation de l'autorité ecclésiastique, ne doivent pas être non seulement perfectionnées, mais encore complètement réformées pour que le règne du Christ soit plus efficacement propagé dans le monde entier, parmi les hommes de quelque culture ou de quelque opinion religieuse que ce soit.

12 S'ils n'avaient d'autre prétention que d'adapter davantage par l'introduction d'une nouvelle méthode l'enseignement ecclésiastique et sa méthode aux conditions et aux besoins actuels, il n'y aurait presque aucune raison d'inquiétude VII ; mais, enflammés d'un « irénisme » imprudent, certains semblent considérer comme des obstacles à la restauration de l'unité fraternelle ce qui, en fait, est fondé sur les lois mêmes et les principes posés par le Christ et sur les institutions établies par Lui, ou bien constitue la défense et le soutien de l'intégrité de la foi et ne saurait, en disparaissant, qu'assurer l'union dans la ruine VIII.


c) Formes concrètes sous lesquelles ce danger se manifeste :

13 Ces opinions nouvelles, qu'elles procèdent d'un désir blâmable de nouveauté ou d'un motif louable, ne sont pas toujours proposées au même degré, avec la même clarté et dans les mêmes termes ; ni ne rencontrent toujours l'accord unanime de leurs divers auteurs ; ce que certains enseignent aujourd'hui de façon couverte, avec des précautions et des distinctions, sera proposé demain par d'autres plus audacieux de manière claire et sans restrictions, non sans faire tort à beaucoup, spécialement au jeune clergé, et non sans dommage pour l'autorité ecclésiastique. Si l'on parle prudemment dans les livres imprimés, on s'exprime plus librement dans les écrits communiqués privément, dans les cours et les réunions. Et ces opinions ne sont pas divulguées seulement parmi le clergé séculier et régulier, dans les séminaires et les instituts religieux, mais aussi parmi les laïcs, parmi ceux spécialement qui sont consacrés à l'enseignement.


PREMIERE PARTIE


LES ERREURS ACTUELLES DANS LE DOMAINE DES SCIENCES THEOLOGIQUES

I.   LE RELATIVISME DOGMATIQUE ¦

a) Les formes de l'erreur :

1. Dégager le dogme de son expression scolastique :

14 En ce qui regarde la théologie, certains entendent réduire le plus possible la signification des dogmes, libérer le dogme lui-même de la manière de s'exprimer en usage dans l'Eglise depuis longtemps et des concepts philosophiques en vigueur chez les docteurs catholiques, pour retourner dans l'exposition de la doctrine catholique aux expressions employées par la Sainte Ecriture et par les Pères. Ils espèrent ainsi que le dogme, dépouillé des éléments de ce qu'ils appellent extrinsèques à la révélation, puisse être avec fruit comparé aux opinions de ceux qui sont séparés de l'unité de l'Eglise, ce qui permettrait d'arriver, petit à petit, à l'assimilation du dogme catholique et des idées des dissidents. En outre, la doctrine catholique une fois ainsi réduite, ils pensent de cette manière donner le moyen de satisfaire aux besoins actuels en exprimant le dogme dans les notions de la philosophie actuelle, immanentisme, idéalisme, existentialisme ou autre.

2. Nier la possibilité d'exprimer la vérité révélée en notions ayant une valeur permanente :

15 C'est pourquoi certains, plus audacieux, affirment que cela peut et même que cela doit se faire, car, prétendentils, jamais les mystères de la foi ne peuvent être exprimés en termes vrais, mais seulement en termes approximatifs, et toujours changeables, qui indiquent la vérité dans une certaine mesure, mais qui la déforment aussi nécessairement. C'est pourquoi ils ne jugent pas absurde, mais, au contraire, absolument nécessaire, que la théologie, selon les diverses philosophies dont, au cours des temps, elle se sert comme d'instruments, substitue de nouvelles notions aux anciennes, de telle sorte, sous des modes divers ou même dans une certaine mesure opposés, mais équivalents selon eux, elle exprime de manière humaine les mêmes vérités divines. Ils ajoutent que l'histoire des dogmes consiste à exprimer les différentes formes que la vérité révélée a revêtues successivement selon les diverses doctrines et systèmes qui virent le jour au cours des siècles IX.

b) Jugement à porter : la valeur absolue de vérité des formules dogmatiques approuvées par le magistère ecclésiastique :

16 Il est clair, d'après ce que nous avons dit, que ces tentatives non seulement conduisent au relativisme dogmatique, mais qu'elles le contiennent déjà en fait ; le mépris de la doctrine communément enseignée et des termes dans lesquels elle est exprimée n'y prête déjà que trop. Il n'est personne qui ne voie que les expressions employées, soit dans les classes, soit par le magistère de l'Eglise, pour exprimer ces notions, peuvent être améliorées et perfectionnées ; on sait, d'ailleurs, que l'Eglise n'a pas constamment employé les mêmes termes. Il est clair également que l'Eglise ne peut se lier à n'importe quel système philosophique, dont le règne dure peu de temps ; mais les expressions  qui,  durant des siècles, furent établies du consentement commun des docteurs catholiques pour arriver à quelque intelligence du dogme ne reposent assurément pas sur un fondement fragile Elles reposent, en effet, sur des principes et des notions déduites de la véritable connaissance des choses créées ; dans la déduction de ces connaissances, la vérité révélée a éclairé comme une étoile l'esprit humain par le moyen de l'Eglise. C'est pourquoi il n'y a pas à s'étonner si certaines de ces notions non seulement ont été employées dans les Conciles oecuméniques, mais en ont reçu une telle sanction qu'il n'est pas permis de s'en éloigner.



c) Une conséquence de ces erreurs : le mépris pour la spéculation théologique :
17 Aussi est-il de la plus grande imprudence de négliger ou de rejeter ou de priver de leur valeur tant de notions importantes que les hommes d'un génie et d'une sainteté non communs, sous la vigilance du magistère et non sans l'illumination et la conduite du Saint-Esprit, ont conçues, exprimées et précisées dans un travail plusieurs fois séculaire pour formuler toujours exactement les vérités de la foi, et de leur substituer des notions et des expressions flottantes et vagues d'une philosophie nouvelle, qui existent aujourd'hui et disparaîtront demain comme la fleur des champs ; c'est faire du dogme lui-même comme un roseau agité par le vent. Le mépris des vocables et des notions dont se servent habituellement les théologiens scolastiques les conduit spontanément à énerver la théologie qu'ils appellent spéculative, laquelle s'appuyant sur la raison théologique, manque, estiment-ils, de véritable certitude.


II.   LA MECONNAISSANCE DU MAGISTERE ECCLESIASTIQUE

a) Les formes de l'erreur :

18 1. Rejeter le contrôle du magistère au nom de la liberté de la recherche scientifique :

De fait, malheureusement, les amateurs de nouveauté passent facilement du mépris de la théologie scolastique au manque d'égards et même au mépris à l'égard du magistère de l'Eglise, qui a si fortement appuyé de son autorité cette théologie. Le magistère est présenté par eux comme un empêchement au progrès et un obstacle pour la science ; des non-catholiques le considèrent comme un frein injuste qui empêche certains théologiens plus cultivés de renouveler leur science.

2. Ne pas tenir compte des décisions du magistère autres que les définitions solennelles fixant les points de la foi :

Et, bien que ce magistère doive être pour tout théologien, en matière de foi et de moeurs, la règle prochaine et universelle de vérité — car le Christ Notre-Seigneur lui a confié tout le dépôt de la foi, Ecriture Sainte et Tradition, à garder, à défendre et à interpréter, — toutefois le devoir qu'ont les fidèles d'éviter aussi les erreurs qui voisinent plus ou moins avec l'hérésie et, par conséquent, « d'observer même les constitutions et décrets par lesquels le Saint-Siège proscrit et prohibe de telles opinions mauvaises » 2, est parfois aussi ignoré d'eux que s'il n'existait pas.

2 Code de Droit canon, c.
CIS 1324 ; cf. Concile du Vatican. Constitution De Fide catholica, ch. IV, DS 1820. Evidemment, lorsque le magistère ne présente pas une doctrine comme vérité de foi, l'adhésion exigée des fidèles ne présentera pas un caractère irréformable ; il s'agira de s'incliner respectueusement (silentium obsequiosum) et parfois même de donner un réel assentiment intellectuel (assenssus internus).


3. Prétendre se limiter aux sources de la révélation en négligeant les décisions plus récentes du magistère :

Ce qui est exposé dans les Encycliques des Souverains Pontifes sur le caractère et la constitution de l'Eglise est, par certains, délibérément et habituellement négligé dans le but de faire prévaloir un concept vague qu'ils disent pris aux anciens Pères, spécialement Grecs. Les Papes, en effet, disent-ils, n'entendent pas se prononcer sur les questions qui sont matière à discussion entre les théologiens ; c'est pourquoi il faut retourner aux sources et expliquer par les écrits des anciens les constitutions et les décrets récents du magistère.

b) Mise au point.

19 1. concernant la liberté de discussion en théologie :

C'est peut-être bien dit, mais ce n'est pas exempt d'erreur. De fait, il est vrai que les Papes laissent généralement aux théologiens la liberté sur les questions disputées entre les docteurs renommés, mais l'histoire enseigne que bien des choses qui furent d'abord laissées à la libre discussion ne peuvent plus désormais supporter aucune discussion.

2. concernant l'autorité du magistère ordinaire et notamment celle des Encycliques pontificales :
20 Il ne faut pas estimer non plus que ce qui est proposé dans les Encycliques ne demande pas, de soi, l'assentiment, puisque les Papes n'y exercent pas le pouvoir suprême de leur magistère. A ce qui est enseigné par le ministère ordinaire, s'applique aussi cette parole : « Qui vous écoute m'écoute (Lc 10,16) » et, la plupart du temps, ce qui est exposé dans les Encycliques appartient déjà, d'autre part, à la doctrine catholique. Si les Papes portent expressément dans leurs actes un jugement sur une matière qui était jusque là controversée, tout le monde comprend que cette matière, dans la pensée et la volonté des Souverains Pontifes, n'est plus, désormais, à considérer comme libre entre les théologiens XII.


3. concernant le retour aux sources :
21 Il est vrai aussi que les théologiens doivent sans cesse revenir aux sources de la révélation divine ; c'est leur rôle d'indiquer de quelle manière les vérités enseignées par le magistère vivant se trouvent « explicitement ou implicitement dans les Ecritures et la Tradition » 4. En outre, l'une et l'autre source de la doctrine divinement révélée contient des trésors de vérité si nombreux et si grands qu'on ne les épuisera jamais. C'est pourquoi, par l'étude des sources, les sciences sacrées rajeunissent sans cesse, tandis que la spéculation qui néglige de pousser au-delà l'étude du dépôt révélé, l'expérience nous l'a appris, devient stérile.


4 Pie IX, lettre Inter gravissimas, du 28 octobre 1870, aux evêques allemands réunis en conférence à Fulda (Acta Pii IX, Pars la, vol. V, p. 260).


4. concernant le rôle et la méthode de la théologie positive :

Pour ce motif, la théologie positive elle-même ne peut être ramenée au rang d'une science simplement historique. Dieu, en effet, a donné à son Eglise, avec ces sources que nous avons dites, un magistère vivant pour éclairer et dégager ce qui n'était contenu dans le dépôt de la foi que d'une manière obscure et pour ainsi dire implicite. Ce dépôt, ce n'est pas à chacun des fidèles, ni même aux théologiens eux-mêmes que Notre Divin Rédempteur en a confié l'interprétation authentique, mais au seul magistère de l'Eglise. Or, si l'Eglise exerce ce rôle, comme il lui est souvent arrivé au cours des siècles, par la voie ordinaire ou extraordinaire, il est trop évident que c'est une méthode fausse d'expliquer le clair par l'obscur ; bien plus, c'est l'ordre contraire qui s'impose à tous.

Aussi Pie IX, Notre Prédécesseur d'immortelle mémoire, lorsqu'il enseigna que le rôle très noble de la théologie est de montrer comment la doctrine définie par l'Eglise est contenue en ses sources, ajouta, non sans grave raison, ces paroles : « Dans le sens même où l'Eglise l'a définie » XIV.


Pie XII Humani generis