Pierre Damien: sur la toute puissance divine


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Lettre sur la Toute Puissance Divine



DISPUTE SUR UNE QUESTION PAR LAQUELLE ON DEMANDE COMMENT DIEU, S'IL EST TOUT-PUISSANT, PEUT FAIRE QUE CE QUI EST ARRIVE NE SOIT PAS ARRIVE


1. Prologue

A Dom Didier 1, révérendissime Recteur du monastère du Mont-Cassin, et à la sainte communauté tout entière, Pierre, moine pécheur, donne le baiser de paix dans le Saint-Esprit. Celui qui est arraché seul aux tempêtes des flots de la mer, regardant la barque 2 toujours en détresse entre les rochers et les récifs, entre les masses menaçantes dont s'enflent les vagues, serait inhumain de ne pas gémir sur la peine de ses compagnons en péril. Aussi, pour ma part, ayant abdiqué l'épiscopat, je me trouve bienheureusement comme déposé sur la grève; mais toi, toujours tourmenté par les vents et les tourbillons, secoué en mer au milieu des gouffres béants 3, je soupire pour toi de 1 compassion fraternelle. Il s'égare, Père, il s'égare, celui 1 qui compte être moine et servir la Curie en même temps.

3. Comparer avec SNEQUE. l;p. 14, 7,8. On trouvera chez Pierre Damien des développements plus originaux de cette métaphore classique dans l'Op. 12, PL 145, 252 C - 253 A; l'Op. 20,455 B; l'Ep. 1, 15, PL 144, 229 BC. La date de ce dernier écrit (hiver 1058) montre que, moins d'un an après avoir été fait cardinal évêque d'Ostie, il aspirait déjà à fuir les 'tempêtes du monde' auxquelles l'exposait cette dignité, et à retrouver le , port du repos " , en me retirant, dit-il, de mon pontificat '. Sur sa charge d'évêque et son abdication, voir Introd., chap. l, p. 27 s. 13

Quelle mauvaise affaire il fait, celui qui ose sortir des clôtures monastiques, pour porter le harnais dans la milice du monde. Le poisson tiré des eaux est bien vif, non pas pour vivre à sa guise, mais pour nourrir autrui.
On nous appelle, on nous attire, mais pour que nous vivions pour les autres, et mourions pour nous. Le chasseur aime le cerf, mais pour s'en nourrir; il poursuit les chevreuils, donne la chasse aux levrauts; mais pour son bien-être à lui, et pour qu'eux ne soient plus rien.
Nous aussi, les hommes nous aiment, mais non pour nous; ils nous chérissent pour eux-mêmes; ils brûlent de faire de nous leurs délices. Et bien évidemment, quand nous les suivons dans les affaires extérieures, que faisons-nous d'autre que de répudier le moine qui était en sûreté à l'intérieur de nous? Bientôt, en effet, c'est la ruine d'un état de vie qui tendait à la perfection 1, la rigueur de la discipline fléchit, la règle du silence se relâche, et les bouches s'ouvrent pour laisser échapper tout ce qu'il vient envie de dire.
C'est de là qu'est encore sorti ce qui me revient en mémoire à présent:


2. Si Dieu peut rendre la virginité à celle qui l'a perdue

1re question: narration

Nous étions donc à table, un jour, tous les deux, comme tu peux t'en souvenir, lorsque cette parole du bienheureux JérOme fut citée dans la conversation: l Je vais, dit-il, parler hardiment: bien que Dieu puisse tout, il ne peut rendre vierge celle qui ne l'est plus. Il a certes le pouvoir de la libérer de sa peine, mais non de lui rendre la couronne de sa virginité perdue 2. r Et, moi, non sans crainte, n'osant pas d'un coeur léger discuter 1 le témoignage d'un tel homme, je dis pourtant mon sentiment tout net à un père qui n'a qu'une seule âme 2 avec moi, c'est-à-dire à toi. Ce jugement, dis-je, j'avoue que je n'ai jamais pu l'accepter. Car je ne considère pas celui qui parle, mais ce qu'il dit. Or, il serait trop inconvenant, semble-t-il, d'attribuer si légèrement une 1 impuissance à celui qui peut tout, à moins de réserver par là le mystère d'une compréhension plus haute. Mais toi, tu répondis au contraire que ce qui a été dit était certain et bien établi: Dieu ne peut rendre vierge celle qui ne l'est plus. Puis, par de longues et prolixes argumentations, passant bien des questions en revue, tu en arrivas enfin à conclure ton explication par cette formule: Dieu ne le peut pour cette seule raison qu'il ne le veut 3.

2. et l'Op. 5. 758 AB. Otloh fournit un témoignage complémentaire sur l'Intérêt porté à cette lettre de S. Jérôme dans les milieux monastiques contemporains. cr. H. SCHAUWEC"ER, Ocloh von .,,1 Emmeram, p. 193.
3. Sur les rapports de la volonté et du pouvoir en Dieu selon S. Anselme ! cf. Introd., chap. III, p.15i, n. 2. ,

A quoi je répondis: Si Dieu ne peut rien faire de ce qu'il ne veut pas, et si d'autre part il ne fait rien que ce qu'il veut, il ne peut donc faire absolument rien de ce qu'il ne fait pas. Dans ces conditions, pour le reconnaitre franchement, Dieu aujourd'hui ne fait pas pleuvoir parce qu'il ne le peut, ne guérit pas les malades parce qu'il ne le peut, ne fait pas périr les méchants pour la même raison, et pour la même raison ne libère pas les saints de leurs persécutions. Toutes ces choses et bien d'autres, Dieu ne les fait pas parce qu'il ne le veut pas, et parce qu'il ne le veut pas, il ne le peut. Il s'ensuit donc que tout ce que Dieu ne fait pas, il ne peut le faire i aucunement: affirmation évidemment si absurde et si i ridicule que non seulement elle ne saurait convenir à la toute-puissance de Dieu, mais qu'elle ne pourrait même pas s'accorder à la faiblesse de l'homme, car il y a beaucoup de choses que nous ne faisons pas et pouvons faire pourtant.

I. Position de principes

Argumentation: Cependant, si parfois il nous arrive de rencontrer quelque expression de ce genre dans les passages mystiques et allégoriques des Ecritures, il faut l'entendre avec une prudence respectueuse, plutôt que de la citer littéralement avec une téméraire liberté. Ainsi, cette parole de l'ange à Loth qui se hâtait vers Ségor : l Hâte-toi, dit-il, et trouve là-bas le salut, car je ne pourrai rien faire avant que tu y sois entré a r; ou : l je regrette d'avoir créé l'homme b r; ou de dire que Dieu, prévoyant l'avenir, l ait été pénétré de douleur au plus profond du coeur r, et bien des paroles du même genre. Donc, si l'on rencontre quelque chose de cette sorte dans les pages sacrées, il ne faut pas le communiquer aussitôt à tout venant avec une audace provocante et présomptueuse 1, mais le citer selon la mesure et la règle d'un langage réservé. Car si l'idée se répand 1 dans la multitude que Dieu en quelque point est affirmé impuissant, ce qui serait un blasphème, voilà le peuple ignorant aussitôt déconcerté, la foi chrétienne troublée, et non sans grand péril pour les âmes.

tlciens, cf. OTLOH DE SAINT-EMMERAM, Dialogus de tribus quaestionibus, PL 146, 604 A s.


3. Comment il faut entendre le non-pouvoir ou le non-savoir de Dieu

On dit que Dieu ne peut une chose au sens même où l'on dit qu'il l'ignore: il est évident que tout ce qui est mal, il ne sait pas plus le faire qu'il ne peut le faire.
En effet, il ne peut ni ne sait mentir, ou se parjurer, ou commettre une injustice, bien qu'il dise par son prophète: cc Je suis le Seigneur, qui engendre la lumière et crée les ténèbres, qui fais la paix et crée le mal &. r
S'il dit aussi dans l'Evangile: cc Ce jour et cette heure, personne ne les connaît, ni les anges au ciel, ni le Fils, seul le Père b r, cela sans aucun doute doit s'entendre en ce sens qu'il l'ignore pour ses disciples seulement, car pour lui-même il n'ignore absolument rien. En effet, Jésus, Verbe du Père, ayant créé toute la suite des temps, puisque tout a été fait par lui, comment en déduire que lui qui connaît tout, ignorera le jour du Jugement, c'est-à-dire une partie du temps? Mais 1'Apôtre écrit encore au sujet du Sauveur: cc en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science c r. Pourquoi donc cc cachés r, sinon parce qu'ils ne sont pas montrés ouvertement à tous? Car, interrogé de nouveau par ses disciples sur ce même jour du Jugement, après sa résurrection, il leur dit: cc Il ne vous appartient pas de connaître les temps ni les moments que la puissance du Père a établis dr, comme s'il leur disait: cc Il n'est pas opportun que vous les connaissiez, pour que l'incertitude qui vous tient en suspens vous fasse pratiquer toujours davantage les oeuvres de piété et refrène en vous toute vanité, s'il vient à s'en glisser dans votre esprit. r Il sait donc pour lui ce qu'il ne sait pas pour ses apôtres. C'est ce qu'il montre sans aucun doute possible, lorsqu'il déclare que le Père, avec qui il ne fait évidemment qu'un, le sait.
cc Le Père et moi, dit-il, nous sommes un e. r
Ainsi, à prendre les mots comme ils sonnent, il affirme qu'il ignore en quelque sorte ce que sait le Père, de même qu'il fait entendre parfois que, d'une certaine façon, il ne possède pas ce que possède le Père. D'où encore cette parole de 1'Apôtre : cc quand il aura remis la royauté à Dieu son Père f r, comme si, tant qu'il la détenait lui-même, le Père ne l'avait pas, et comme si, l'ayant remise au Père, lui-même ne devait plus la détenir; alors que remettre la royauté à Dieu le Père n'est rien d'autre, à l'entendre exactement, que faire parvenir les croyants à la contemplation de la face de Dieu le Père.
Car le Fils remet la royauté à Dieu le Père dès lors qu'en médiateur entre Dieu et les hommes il fait passer la multitude des fidèles à la contemplation de la divinité éternelle, c'est-à-dire de manière que cesse désormais d'être nécessaire l'économie des figures administrée par les anges, les principautés, les puissances et les vertus. Leur rôle, il n'est pas déplacé de le comprendre en cette parole adressée à l'épouse dans le Cantique des Cantiques: Il Nous te ferons des images d'or ponctuées d'argent, tant que le roi est sur sa couche g r, c'est-à-dire tant que le Christ demeure dans sa retraite, puisque (1 notre vie est cachée en Dieu avec le Christ. Quand le Christ, dit l'Apôtre, sera manifesté, lui qui est votre vie, alors vous aussi serez manifestés avec lui dans la gloire h r. Avant que cela arrive, Il nous voyons pour le moment dans un miroir, en énigme r, c'est-à-dire en figures; Il alors ce sera face à face 1 r. Cette contemplation nous est promise comme la fin de toutes nos actions et l'éternelle perfection de toute félicité, car l nous sommes ses fils, et ce que nous serons n'est pas encore manifesté; nous savons que, lorsque cette manifestation sera accomplie, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est j r. Ce qu'en effet Dieu dit à son serviteur Moïse: l Je suis celui qui suis r, et : l tu diras donc aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous k r, c'est cela que nous contemplerons, quand nous le verrons pour l'éternité. Car il parle en ces termes: l La vie éternelle c'est qu'ils te connaissent, toi, seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ 1. r C'est ce qui arrivera à la venue du Seigneur, quand il aura éclairé tout ce qui est caché dans les ténèbres, quand les ténèbres de cette condition mortelle et de cette corruption seront passées. Alors, ce sera pour nous ce matin dont il est dit dans le Psaume: Il Au matin je me tiendrai devant toi et te verrai m. r On comprend que c'est de cette contemplation qu'il est dit: Il quand il aura remis la royauté à Dieu son Père n r, c'est-à-dire quand les justes en qui règne à présent, tandis qu'ils vivent de la foi, le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, auront été amenés par lui jusqu'à la contemplation de Dieu le Père.
En un mot, on trouve bien des passages comme ceux-là dans les versets des critures: si nous nous contentons superficiellement de les prendre à la lettre, ils ne pourront point répandre en nous la lumière, mais produiront plutôt l'obscurité des ténèbres. Donc, il ne faut pas attribuer ce que l'on dit - que Dieu ne peut ou ne sait rien de mal - à une ignorance ou à une impuissance de Dieu, mais à la rectitude de son éternelle volonté.
Car c'est parce qu'il ne veut pas le mal, qu'on peut dire correctement qu'il ne sait ni ne peut rien faire de mal; au reste, tout ce qu'il veut, indubitablement il le peut aussi, comme l'criture l'atteste: l Mais toi, disposant de ta force, tu juges avec modération, et tu nous gouvernes avec de grands ménagèments, car tu n'as qu'à vouloir, et ta puissance est là d. r

4. Que la volonté de Dieu est pour toutes choses la cause de leur existence

Car la volonté de Dieu est la cause de toute existence, celle des choses visibles ou invisibles, si bien que toutes les créatures, avant de revêtir visiblement les formes qui les distinguent, vivaient déjà en vérité et en essence dans la volonté de leur Créateur 1. l Ce qui a été fait, dit Jean, était vie en lui a 2. Il Dans l'Apocalypse également il atteste que les vingt-quatre vieillards disaient: l Tu es digne, Seigneur notre Dieu, de recevoir gloire, honneur, puissance; car c'est toi qui as créé toutes choses, et c'est par ta volonté qu'elles étaient et qu'elles furent créées b. r Il est dit d'abord qu'elles l étaient r, et ensuite qu'elles l furent créées r, car ce que l'oeuvre de la création a exprimé au dehors, était déjà là au dedans, dans la providence et le dessein du Créateur. Allons plus loin: si la volonté de Dieu est cause que ce qui n'a pas encore été créé vient à naître, elle n'en est pas moins cause efficace que ce qui s'est perdu revient à l'ordre de son état. l Est-ce bien ma volonté que la mort de l'impie? dit le Seigneur. Non, je veux qu'il se convertisse et qu'il vive C. r


II. Solution


Donc, pour revenir à la question de la question abordée, en vertu de quel préjugé Dieu ne pourrait-il rendre la virginité à celle qui l'a perdue? Est-ce qu'il ne le peut, parce qu'il ne le veut, et ne le veut parce que c'est un mal?
De même, nous l'avons dit, que Dieu ne veut ni ne peut mentir, se parjurer, commettre une injustice... Mais gardons-nous d'appeler mal le fait de rendre vierge une femme déflorée; au contraire, du moment que c'est un mal pour une vierge d'être déflorée, ce serait sans aucun 1doute un bien pour une femme déflorée de redevenir : vierge, si l'ordre du dessein de Dieu le permettait. Par 1 exemple, ce fut un mal pour l'homme, après sa chute, de subir la mort en châtiment, quoique ce flit par un juste jugement de Dieu; car la mort n'est pas l'oeuvre de Dieu qui est bien plutôt la mort de la mort, comme il le dit par le prophète Osée: l Je serai ta mort, O mort d. r
Eh bien, du moins après le mystère de notre rédemption, ce serait sans doute un bien que l'homme devint immortel, si la clémence divine levait la sentence autrefois prononcée. En effet, on ne doit pas dire que Dieu tout-puissant ne le veuille ou ne le puisse, parce que c'est un mal, je veux dire rendre l'homme immortel, mais selon son juste jugement, et pour que notre salut soit plus grand, secret dont il a la connaissance, il a voulu maintenir une part si grande du châtiment de l'homme racheté. De la même façon, c'est donc un mal qu'à la suite de son déshonneur une vierge demeure déflorée, et ce serait un bien que Dieu restaurât en elle le sceau de la virginité; mais bien que Dieu ne le fasse aucunement, soit pour la maintenir dans la crainte, pour qu'elle redoute de perdre ce qu'elle ne pourra plus recouvrer; soit, selon une justice équitable, pour que, ce dont elle s'est défaite comme d'une chose de peu de prix au milieu des blandices charnelles, elle ne le puisse recouvrer même par les pleurs de la pénitence; soit sans doute pour que, considérant en elle-même les marques durables de sa chute, elle persiste sans cesse à apporter des remèdes plus sévères à son affliction; si donc, pour ces raisons ou pour d'autres raisons de la Providence céleste, une vierge déflorée ne revient pas à son intégrité première, on ne doit absolument pas dire, pour autant, que Dieu tout-puissant ne peut le faire, mais plutôt qu'il ne le rveut, de façon à garder à sa volonté souverainement équitable son libre choix, et à ne pas attribuer une impuissance - gardons-nous en bien - à sa toute-puissante majesté.
Ce qui est mal en effet, Dieu ne peut Je faire, parce qu'il ne peut même pas le vouloir; ce qu'il ne faut çependant pas attribuer à une impuissance d'aucune sorte, mais à la générosité naturelle d'une bonté qui n'appartient qu'à Dieu. Quant à ce qui est bon, il peut et le vouloir et le faire 1, quoique, par une certaine vue de sa prudence ou de sa prescience, certaines choses bonnes ne soient faites par lui que rarement ou jamais. Autrement, on aurait pu dire, avant l'avènement du Sauveur, que Dieu ne pouvait faire naître un fils du sein d'une vierge: à coup sûr il ne l'avait jamais fait et n'allait même le faire qu'une seule fois. Pourtant, même s'il ne le faisait jamais, il pouvait et le vouloir et le faire, puisque c'était un bien 1. Et de même, comment Dieu ne pourrait-il pas rendre vierge celle qui ne l'est plus, puisque indubitablement il est tout-puissant, et que d'autre part c'est un bien?

5. Que Dieu peut indubitablement rendre vierge celle qui ne l'est plus

Rendre vierge celle qui ne l'est plus peut s'entendre sous deux rapports: la plénitude des mérites et l'intégrité corporelle. Voyons donc si Dieu peut l'un et l'autre B.
De fait, sous le rapport du mérite, l'Apôtre donne au peuple fidèle le nom de vierge, quand il dit aux Corinthiens: l Car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ &. r En effet, dans ce peuple de Dieu, il n'y avait pas que des vierges, mais aussi de nombreuses femmes engagées dans les liens du mariage ou vivant dans la continence après avoir perdu leur virginité. Le Seigneur dit aussi par son prophète: l Si un homme répudie sa femme et qu'elle, l'ayant quitté, en épouse un autre, est-ce que le premier reviendra encore à elle? Est-ce qu'on ne dira pas cette femme souillée, f déshonorée? Et toi, tu t'es prostituée à de nombreux amants; pourtant, reviens à moi, dit le Seigneur b. r
1 Ce retour au Seigneur, c'est tout simplement, pour ce 1 qui regarde la qualité des mérites, de souillée qu'elle était devenir pure, de prostituée être rendue vierge.
C'est pourquoi ce même époux lui dit encore: (( Et je ne me souviendrai plus de tous tes péchés c. r C'est que, pour l'épouse charnelle, l'étreinte du mari est corruption de la chair, que l'union d'amour est perte de la chasteté, qu'ordinairement elle se présente vierge au lit nuptial pour en sortir déflorée. Au contraire, celle à qui se sera uni l'époux céleste, aussitôt purifiée par lui de ses honteuses souillures, se trouve rappelée à la fleur et au parfum exquis de la chasteté. Il change une prostituée en vierge, la corruption en pureté.
C'est ainsi, comme nous le savons, que de très nombreuses personnes des deux sexes, après avoir cédé aux détestables appâts de la volupté, se sont élevées à une vie religieuse si pure qu'elles ont non seulement dépassé en sainteté tous ceux qui sont chastes et pudiques, mais surpassé même les mérites pourtant considérables de beaucoup de vierges. Celles-là recouvrent non seulement la mesure exacte de leur mérite antérieur, mais encore sans aucun doute, avec la remise de leur faute, une grâce supplémentaire par surcroît.
Je pense avoir ainsi montré que Dieu peut, sous le rapport du mérite, rétablir une virginité perdue.
Pour ce qui est de la chair, qui aurait donc assez peu de sens pour douter que celui qui redresse les infirmes, délivre les enchainés, en un mot guérit toute maladie et toute faiblesse, puisse reformer l'hymen virginal? Et de fait, celui qui de si peu de sperme a constitué le corps 1lui-même, qui l'a diversifié dans les figures de ses divers membres, de manière à lui donner forme humaine, qui en un mot a fait une créature qui jusque-là n'existait pas, celui-là ne pourra pas la rendre intacte, une fois qu'elle existe et se trouve altérée? Je déclare, je déclare sans détours, et j'affirme et maintiens, sans craindre la contradiction d'aucune contestation sophistique, que Dieu tout-puissant peut rendre vierge une femme qui aurait eu autant de maris qu'on voudra, et reformer dans sa chair le sceau de son intégrité, telle qu'elle est sortie du sein maternel.
Je n'ai pas dit cela pour rabaisser le bienheureux Jérôme qui a parlé avec un zèle religieux, mais pour ceux qui, tirant prétexte de ses paroles, cherchent à démontrer que Dieu n'est pas tout-puissant, pour réfuter ceux-là par les raisons invincibles de la foi.


6. Comment il est possible que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé


2e question: proposition du thème


Enfin, faisant ta sainteté juge du débat, je me vois obligé de répondre à cette objection faite par plusieurs sur le sujet de notre discussion. Ils disent en effet: si Dieu, comme tu l'affirmes, est tout-puissant en toutes choses, peut-il bien faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé? Il peut certainement détruire tout ce qui a existé, en sorte que cela ne soit plus, mais on ne voit pas de quelle manière il peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé. Il peut sans doute arriver que Rome, dans le présent et l'avenir, cesse d'exister: elle peut en effet être détruite; mais comment pourrait-elle n'avoir pas été fondée jadis? Cela échappe à toute pensée.

I. Position d'un principe

Argumentation: Avec l'inspiration divine, je vais répondre à ces difficultés. D'abord je crois qu'il faut rappeler à mon censeur ces paroles de Salomon: l Ne cherche pas ce qui est au-dessus de ta capacité; ne scrute pas ce qui te dépasse &. r Ensuite, nous devons dire que ce que Dieu fait est quelque chose, que ce que Dieu ne fait pas est néant, car l tout a été fait par lui, et le néant a été fait sans lui b 1 r. C'est justement de lui qu'il est écrit en un autre passage: l Celui qui a fait ce qui sera C )), et à côté: l Celui qui vit éternellement a tout créé à la fois d. ) L'Apôtre dit aussi: l Celui qui a fait être ce qui n'est pas e. J) Tous ces témoignages des critures attestent sûrement que Dieu a fait être ce qui n'était pas, et non pas détruit ce qui était; qu'il a créé le futur, et non pas aboli le passé.
Quoique souvent aussi on lise que Dieu a détruit quelque chose pour produire quelque chose de mieux: ainsi le monde par le déluge, la Pentapole par la flamme du feu f... Il est bien clair qu'il leur a enlevé l'être présent et à venir, sans leur enlever aucunement leur passé, encore que si l'on examine de près les mérites des méchants qui furent alors exterminés, considérant qu'ils n'ont poursuivi que des ombres vaines, et par là qu'ils tendaient non pas à l'être, mais au néant, on peut à juste titre estimer qu'ils n'ont pas été. D'où les plaintes de leur esprit affligé, au témoignage de l'criture: l Courte et décourageante est notre vie, et point de consolation quand vient la fin; on ne connaît personne qui soit revenu des enfers; nous sommes nés du néant, après quoi nous serons comme si nous n'avions pas été g. r l Nous serons, disent-ils, comme si nous n'avions pas été. J)
C'est que, lors même qu'ils paraissaient être, ils appartenaient plutôt au néant qu'à l'être véritable. l Je suis, dit-il, Celui qui suis r et : l Tu diras aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous h. r) Qui se sépare de Celui qui est véritablement cesse, en effet, d'être, immanquablement, parce qu'il tend au néant. D'où vient qu'ils disent encore en leurs gémissements: l Une cèndre éteinte, voilà ce que sera notre corps, et notre esprit, comme l'air léger, se dissipera; notre vie passera comme la trace d'un nuage et se dispersera comme la brume chassée par un rayon de soleil; avec le temps, notre nom tombera dans l'oubli, nos jours auront passé comme le passage d'une ombre 1. r D'où encore ces paroles du prophète: l Toutes les nations sont devant lui comme si elles n'étaient pas; elles valent pour lui comme le néant et le vide J. r Et Salomon: l Comme le branle d'une balance, ainsi est devant toi le monde entier, et comme une goutte de rosée avant le jour k. r On trouve encore dans l'criture d'innombrables passages de ce genre où justement les impies sont comparés à ce qu'il y a de plus subtil ou de plus vil, ou bien sont dits n'être rien, alors même qu'ils paraissent puissants. D'où cette parole de David: l J'ai vu l'impie exalté, élevé plus haut que les cèdres du Liban; je suis passé: voici qu'il n'était plus 1. r Alors même, en effet, qu'ils s'enflent de leurs richesses, alors même que, pleins d'arrogance, ils s'élèvent au-dessus des autres, alors même, enfin, qu'ils oppriment leurs inférieurs par la violence de leur tyrannie, alors, dis-je, il est d'autant plus vrai qu'ils ne sont rien qu'ils sont plus loin de Celui qui est véritablement et souverainement 1.

7. Que cette question concerne plutôt l'enchaînement des mots que le mystère de l'Eglise

II. Critique et abandon de la question


Mais où veulent-ils en venir tous ces hommes trompeurs, introduçteurs d'un dogme sacrilège, qui, en tendant les pièges de leurs questions aux autres, ne s'aperçoivent pas qu'ils s'y précipitent eux-mêmes la tête la première; et qui, en jetant sous les pas des simples les obstacles de leur futile recherche 1, vont donner bien plutôt eux-mêmes contre la pierre d'achoppement. Est-ce que Dieu, disent-ils, peut bien faire que ce qui est déjà arrivé ne soit pas arrivé? Comme si cette impossibilité paraissait n'exister que pour le passé, et non pas tout pareillement pour le présent et l'avenir.
Car enfin, tout ce qui est maintenant, aussi longtemps qu'il est, il est sans aucun doute nécessaire que cela soit.
En effet, aussi longtemps qu'une chose est, il est impossible qu'elle ne soit pas. De même, on ne peut faire que ce qui est à venir cesse d'être à venir.
Bien qu'il y ait certaines choses, on le sait bien, qui peuvent indifféremment arriver ou ne pas arriver, comme aujourd'hui que je monte ou ne monte pas à cheval, que je voie ou ne voie pas un ami, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau. On sait que ces éventualités, et toutes celles du même genre, l'usage des savants de ce siècle est de les appeler: Il l'un-ou-l'autre r, parce que, d'ordinaire, il leur appartient également d'arriver ou de ne pas arriver 2. Mais ces Il l'un-ou-l'autre r sont ainsi nommés en raison des variations de la nature, plutôt que de l'enchaînement logique des énoncés. De fait, suivant les variations de l'ordre naturel dans lequel se succèdent les choses, il se peut qu'aujourd'hui il pleuve, et il se peut aussi qu'il ne pleuve pas; mais pour ce qui concerne l'enchaînement logique du discours, s'il va pleuvoir, il est absolument nécessaire qu'il pleuve, et pour autant il est tout à fait impossible qu'il ne pleuve pas. Donc, ce qu'on dit du passé s'applique du même coup tout autant au présent et au futur. Autrement dit, de même qu'il est nécessaire que ce qui a été ait été, il est également nécessaire que tout ce qui est, aussi longtemps qu'il est, soit, et il est également nécessaire que tout ce qui est à venir soit à venir. Et par conséquent, en ce qui concerne l'ordre du discours, il est impossible que tout ce qui a été n'ait pas été; impossible que tout ce qui est ne soit pas; impossible que tout ce qui est à venir ne soit pas à venir 1.


gence
par l'application du principe de non-contradiction, cf. Introd., chap. Iv, p.200,n.2.

Qu'elle voie donc, l'aveugle témérité de ces savants pleins d'ignorance, de ces vains questionneurs, qu'en appliquant impudemment à Dieu ce qui n'appartient qu'à l'art de discuter 2, ils lui enlèvent radicalement tout pouvoir et toute faculté non seulement sur le passé, mais sur le présent et l'avenir. Naturellement, comme ils n'ont pas encore appris les éléments des mots, ils perdent dans les brumes ténébreuses de leurs argumentations le fondement lumineux de la foi; ils ne savent pas encore ce dont les enfants s'occupent dans les écoles, et les voilà qui portent leurs chicanes et leurs griefs au milieu des mystères divins! Et parce qu'à étudier les rudiments ou, si l'on veut, l'art humain, ils n'ont rien appris de solide, leur curiosité nébuleuse trouble la pureté des enseignements de l'glise. Certes, ce qui se tire des arguments des dialecticiens ou des rhéteurs 3 ne saurait s'appliquer uniment aux mystères de la puissance divine; ce qu'on a inventé pour régler l'usage des syllogismes ou les conclusions des énoncés, non, qu'ils n'aillent pas opiniâtrement l'introduire dans les Lois sacrées et opposer leurs conclusions l nécessairesr à la puissance divine 1 Mais s'il arrive que la science humaine soit employée à l'examen de la Parole sacrée, elle ne doit pas tirer à soi le magistère avec présomption, mais, comme une servante, seconder sa maîtresse avec la soumission de celle qui sert', de crainte qu'à la devancer elle ne s'égare, et qu'à suivre les enchaînements des mots extérieurs elle ne perde la lumière de la puissance intérieure et le droit chemin de la vérité.

4. Sur la tradItIon de ce rapport, traduit par cette image, et restitué à Origène par le P. de Lubac, et sur la déformation qu'Il a subie à travers la formule: philosophia ancilla theologiae, cf. Introd., chap. IV, p. 251, n. 3, et p. 252, n. 1.


Et, en effet, qui ne voit à l'évidence que si ces raisonnements sont admis, tels qu'ils sont formés par l'ordre logique des mots, on démontrera que la puissance divine est sans pouvoir à chacune des phases du temps? Car suivant la contradiction qui nous est portée par cette question futile, Dieu ne pourra faire que ce qui est déjà arrivé ne soit pas arrivé, ou au contraire que ce qui n'est pas arrivé soit arrivé, ou que ce qui est maintenant, aussi longtemps qu'il est, ne soit pas, ou que ce qui est à venir ne soit pas à venir.
Naturellement cette question a été abondamment traitée dans le passé par les maîtres ès arts libéraux, non seulement les païens, mais aussi des adeptes de la foi chrétienne; mais aucun d'eux n'osa se jeter dans cette démence de taxer Dieu d'impuissance et, surtout s'il était chrétien, de douter de sa toute-puissance; mais ils discutèrent de la nécessité ou de l'impossibilité logique dans les strictes limites de leur art, sans faire jamais mention de Dieu dans ces débats. Nos gens, eux, reprenant à leur compte cette vieille question, impatients qu'ils sont de connaître ce qui dépasse leur portée, ne font en réalité que rendre moins pénétrant le regard de leur esprit, parce qu'ils ne craignent pas d'offenser l'Auteur même de la lumière.
Ainsi donc cette question, puisqu'il s'avère qu'elle ne va pas jusqu'à mettre en discussion la toute-puissance de la majesté divine, mais qu'elle concerne l'exercice de la dialectique, non pas l'essence et la réalité des choses, mais les règles et l'ordre de la discussion et l'enchaînement des mots, cette question sur laquelle on voit les enfants du siècle s'escrimer dans les écoles, n'a pas sa place au sein des mystères de l'glise 1. Elle ne concerne en effet ni la règle de la foi ni la pureté des moeurs, mais la faculté de parler et l'éclat des mots 2. Qu'il nous suffise par conséquent de défendre, dans un abrégé, la foi que nous tenons; aux sages du siècle nous laissons ce qui leur appartient: que ceux qui la veulent, gardent la lettre qui tue, pourvu que, par la miséricorde de Dieu, l'Esprit vivifiant ne se retire de nous.


l'objet, non de la dialectique, mais de la rhétorique: lnslit., prolog.. PL 70, 1151 C.

8. Que Dieu, dans le sein de sa présence, renferme à la fois tous les temps et tous les lieux

III. La foi touchant la connaissance divine


Il est donc certain que Dieu tout-puissant renferme tous les siècles dans le trésor de sa sagesse éternelle, de sorte que rien ne peut arriver ni passer pour lui suivant les phases du temps. Ainsi, immuable dans cette ineffable citadelle de sa majesté, il contemple d'une vue simple et unique toutes choses placées sous le regard de sa présence, de sorte que jamais pour lui, si peu que ce soit, ni le passé ne passe, ni l'avenir n'advient. Comme il est de sa nature d'être toujours, et toujours identique à lui-même pour l'éternité, comme il enferme tout ce qui s'écoule, il enserre en lui-même le cours de tous les temps; et de même qu'il retient en lui-même tous les temps, sans qu'ils passent, de même absolument il contient en lui-même, sans qu'ils s'étendent, tous les lieux de l'univers.
Voilà certes pourquoi il dit: l J'emplis le ciel et la terre &. .
Voilà ce qui fait dire à sa Sagesse: l Seule j'ai fait le tour du cercle des cieux b. D D'elle encore, Salomon dit que "dans son unité elle peut tout, et sans sortir d'elle-même renouvelle toutes choses C r), et ailleurs: l Si le ciel et les cieux des cieux ne peuvent te contenir, combien moins encore cette maison que je t'ai construite dlr C'est aussi de son Esprit qu'il est écrit: u L'Esprit du Seigneur a rempli l'univers r, et "il tient unies toutes choses e r. De lui encore il est dit qu'il est l'artisan de toutes choses r, qu'il "a tout pouvoir, prévoyant tout f r.
Et le Seigneur dit par son prophète: u Le ciel est mon trône, la terre, l'escabeau de mes pieds g. r De lui encore il est écrit: l Il mesure le ciel de sa paume, et tient toute la terre enfermée dans son poing h. r Au trône sur lequel il siège, il demeure assurément intérieur et supérieur, car les expressions u mesurant le ciel de sa paume r, et u tenant la terre enfermée dans son poingr montrent qu'il entoure de toutes parts la totalité des choses qu'il a créées, et qu'il lui est extérieur. Ce qui est enfermé à l'intérieur est en effet contenu à l'extérieur dans ce qui l'enferme; donc le trône où il siège nous fait juger qu'il est au dedans et au-dessus des choses; le poing, lui, dans lequel il les tient, indique qu'il est au dehors et au-dessous. Et en effet il demeure à l'intérieur de tout, à l'extérieur de tout, au-dessus de tout, au-dessous de tout: il est au-dessus par sa puissance, au-dessous parce qu'il soutient, extérieur par sa grandeur, intérieur par sa nature pénétrante 1. Où donc se produirait-il quelque chose sans lui? lui qui, n'étant nulle part corporellement présent, par sa nature illimitée n'est absent de nulle part.
De lui, l'Apôtre dit que l tout subsiste en lui 1 r, et encore: u tout est de lui, par lui et en lui J r. Il est en effet, si je puis dire, le lieu hors de tout lieu qui contient en lui tous les lieux, sans se mouvoir lui-même à travers les lieux; et, emplissant à la fois tous les lieux, il n'en occupe pas les parties par des parties de lui-même, mais il est tout entier partout, sans être plus au large dans les lieux les plus vastes, ni plus resserré dans les plus étroits, ni plus haut dans les régions supérieures, ni plus bas dans les inférieures, ni plus grand dans les choses grandes, ni moindre dans les plus petites, mais partout un et le même, simple et égal l, n'ayant besoin d'aucune créature, mais c'est de lui que toute créature a besoin.

ostendllur; per id quod interior, gubernator et rector rerum omnium demonstratur (Op. l, PL 145, 28 A).


Car, avant même qu'il eût créé les puissances angéliques, avant qu'il existât un temps et un être temporel, il possédait, pleines et parfaites, les richesses de l'immortalité et de la gloire. Donc, aucune nécessité ne l'a poussé à créer ce qui n'était pas encore, ni sa solitude, ni un manque quelconque; seule sa généreuse bonté l'y a porté 2.
Et sa béatitude ne put rien gagner à la création, puisqu'il est en soi et par soi si plein et parfait que la naissance d'une créature ne lui fait rien acquérir, et que sa mort ne lui fait rien perdre. Car l tous les fleuves se jettent dans la mer et la mer n'en déborde pas k 3 r.

2. Cf. AUGUSTIN: Deus onitate feciI, nul/o quod fecit eguit (Enarrat, in Ps. 134, 10) ; cf. supra, p. 398. n. 1.
3. Cf. S. 42, PL 144, 729 D.


9. Comment Dieu, à qui il est coéternel de tout pouvoir et de tout connaître, règne pour l'éternité et au delà

Il lui est absolument coéternel de tout pouvoir, comme de tout connaitre et d'exister toujours identique à lui-même. Aussi, à ce pôle suprême des choses où il dispose les lois de toutes les natures, il embrasse tous les temps, passé, présent et futur, dans le secret de sa prescience, de sorte qu'absolument rien de nouveau ne se présente à lui, que rien, selon les phases de son cours, ne s'éloigne de lui. Mais encore il ne porte pas vers ce qui est opposé des regards opposés, délaissant le présent ou le futur, quand il est attentif au passé; ou, inversement, détournant les yeux du passé quand il regarde le présent ou le futur; mais seulement par une vue unique et simple de sa majesté totalement présente il saisit tout à la fois 1; et cela non pas d'une façon confuse et indistincte: non, il discerne tout et distingue le propre de chaque chose.

Il est bien clair que celui qui est assis dans un théâtre ne voit pas tout à la fois: quand il dirige ses regards devant soi il ne voit pas derrière soi; mais celui qui, au lieu d'être dans le théâtre, est au-dessus et le domine de plus haut, celui-là saisit d'un seul coup d'oeil absolument toute la circonférence intérieure du théâtre. Ainsi, Dieu tout-puissant, parce qu'il domine d'une façon incomparable le déroulement de toutes choses, les voit toutes à la fois en sa présence, entièrement offertes à sa vue.
Et pour que ce que nous disons non seulement puisse être saisi par une intelligence vive, mais puisse être aisément compris par l'esprit le plus lent, disons qu'il y a pour nous plus de moments différents dans cet instant très bref où nous disons: l ciel r, que pour Dieu lorsqu'il pénètre du regard les étendues infinies de tous les siècles à la fois. En effet, lorsque nous disons la première syllabe de ce petit mot, reste la seconde, et quand nous la prononçons, la première est déjà passée. Tandis que Dieu, d'un regard unique et ineffable, voit tout d'un coup toutes choses à la fois et, les voyant, distingue chacune; enveloppant toutes choses il les pénètre, et les pénétrant il les enveloppe.
Ce qui fait dire à l'Apôtre Pierre: l Voici une chose, très chers, que vous ne devez pas ignorer: c'est que devant Dieu un jour est comme mille ans, et mille ans comme un jour &. r Et comme le nombre mille est parfait, il l'a mis pour signifier l'étendue et la durée de tous les siècles. De là encore ce que dit le psalmiste: l Mille ans à tes yeux sont comme le jour d'hier qui s'en est allé b r), puisque tout ce que nous attendons à venir, Dieu, le connaissant déjà parfaitement, le considère comme du passé. Il est, en effet, comme il le dit lui-même, l l'Alpha et l'Oméga, le Principe et la Fin C r, et par son prophète: l Avant moi il n'y a aucun dieu créateur, et il n'yen aura pas après moi d. r Puisqu'en vérité, dominant toutes choses de leur cime suprême, inexprimablement, il enferme en sa profondeur et en son dessein éternel, comme dans un cercle, non seulement toute l'étendue des temps, mais tous les lieux et l'ensemble des créatures, et puisque toutes ces choses, il les contemple à jamais d'un coup d'oeil unique et d'une vue simple, lui seul mérite pleinement d'être appelé puissant, lui seul éternel, lui seul immortel. D'où cette parole de l'Apôtre: l Au Roi des siècles, immortel et invisible, au seul Dieu, honneur et gloire e ), et encore: l Le bienheureux et unique Souverain, le Roi des rois et Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible, que nul d'entre les hommes n'a vu ni ne peut voir f. r

1.1d.,11,10,2.


Car même la vertu angélique, quel que soit son pouvoir, n'est pas par soi, mais par lui, et bien qu'elle soit immortelle et que sa vie bienheureuse ne soit limitée par absolument aucun terme, néanmoins, parce qu'elle change selon les lieux et les temps, on ne peut la dire coéternelle à son Créateur, puisque par nature et par essence il est lui-même la puissance, lui-même l'immortalité, lui-même l'éternité 1. D'où, aussi, cette parole de Moïse: l Le Seigneur règne pour l'éternité et au delà g 1>, car même la béatitude angélique, selon le mode propre à sa condition, parait non sans raison éternelle, puisqu'il est certain qu'elle n'est limitée par absolument aucun terme; et l'on peut dire avec raison qu'elle vit pour l'éternité, puisque sa vie bienheureuse ne finit jamais. Mais c'est non seulement pour l'éternité, mais l pour l'éternité et au delà 1>, que règne celui qui, au sein de sa prescience, tient enfermé le déroulement de tous les siècles, et qui, d'un regard qui pénètre tout, les saisit ensemble, non pas comme passés ou futurs, mais comme réellement présents et exposés à sa vue; qui régit toutes choses par son empire absolu; aux lois de qui tout obéit; qui dispose toutes les créatures au gré de son libre choix; à toutes mesure et règle l'ordre de leur existence; de toutes diversifie les formes et les espèces; à toutes, selon sa volonté, accorde les pouvoirs qui conviennent à leurs natures; de qui et par qui est tout ce qui est, et tout ce qui est sans lui indubitablement n'est rien 1.

10. Qu'il n'y a pour Dieu ni hier ni demain mais un aujourd 'hui perpétuel2

1. Cf. AUGUSTIN, De nalura boni, 1, 1.
2. Comparer tout ce passage à AUGUSTIN, De Ciu. Dei, 11, 21.


Ainsi donc, pour Dieu tout-puissant il n'est ni hier ni demain, mais un aujourd'hui perpétuel, où rien ne s'écoule ni n'arrive; où rien ne varie, rien n'est différent de soi. Cet aujourd'hui est une éternité immuable, indéfectible, inaccessible, à laquelle rien, évidemment, ne peut être ajouté, ni rien enlevé; et tout ce qui, dans notre vie, passe et nous échappe, ou change suivant les vicissitudes du temps, dans cet aujourd'hui reste stable et subsiste immuablement. Dans cet aujourd'hui, assurément, demeure encore immuable ce jour où notre monde prit naissance, en lui également est déjà ce jour où il doit être jugé par l'équité du juge éternel. Car dans cette lumière qui, sans se projeter, éclaire ce qu'il a choisi, sans se retirer, quitte ce qu'il rejette, aucune variation n'introduit jamais son défaut, parce que, demeurant immuable en elle-même, elle ordonne tout ce qui est change.ant, et qu'elle a créé en elle-même ce qui passe sans que ce qui a été créé en elle puisse aucunement passer. Le temps même, au dedans, ne s'écoule pas à sa vue, tandis qu'au dehors, pour nous, il s'enfuit à travers les choses extérieures. Par suite, demeure immobile dans son éternité tout le déroulement des siècles qui, à l'extérieur, sont mobiles et sourdent sans fin. Son éternité est pour Dieu un jour unique, jour dont le psalmiste voit qu'il n'a ni fin ni commencement, quand il dit: Un seul jour en ta demeure vaut mieux que mille &. r
Qu'y aurait-il donc qu'il ne puisse à l'égard de tout le passé ou le futur, puisque tout ce qui s'est produit ou doit se produire, il le fixe sans rien en laisser passer, et l'arrête en présence de sa majesté? Puisque assurément il garde aussi devant lui, sans qu'il puisse passer, le temps qui a précédé tous les événements accomplis, et le temps qui renferme tout ce qui doit arriver ensuite.
D'où vient que les paroles de l'Esprit prophétique, dans les critures, donnent souvent le passé pour le futur, et racontent comme déjà accompli ce qui doit s'accomplir longtemps après. D'où vient que le Seigneur, qui devait souffrir plus tard, dit par son prophète: l J'ai livré mon corps à ceux qui me frappaient, mes joues à ceux qui m'arrachaient la barbe, je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats b r; et devant plus tard ressusciter: l Je suis ressuscité et suis encore avec toi c. r Il est dit également du Seigneur qui allait monter au ciel et envoyer les dons du Saint-Esprit: l Montant dans les hauteurs, il a emmené captive la captivité, il a donné aux hommes ses dons d Il; évidemment parce qu'aux yeux de la Sagesse d'où émanaient ces paroles, tous les temps restent simultanés: futur et passé, tout comme le présent, sont là toujours fixes et immobiles devant elle. De même: l Ils m'ont donné du fiel pour nourriture e r équivaut à : l ils me donnerontr; l ils ont percé mes mains et mes pieds r r revient à : l ils perceront r.

IV. Reprise de la question par rapport aux biens


Qu'ils viennent donc, maintenant, les auteurs de cette question oiseuse, que dis-je? et aux maux ceux qui tâchent de soutenir des dogmes pervers, et qu'ils disent: Dieu peut-il bien faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé? Je leur réponds du premier coup que cela n'est pas ce que fait la divine bonté, qui est de créer du néant quelque chose, mais plutôt faire de quelque chose un néant. Puisqu'il est bel et bien écrit: l Toutes choses ont été faites par lui, et le néant a été fait sans lui g r, je veux prouver, moi, que Dieu, du néant, fait quelque chose; toi, tu tâches de démontrer qu'il fait de quelque chose un néant 1.
Mais de grâce, à présent, vomis tout à la fois; force-toi à cracher d'un seul coup toutes les humeurs de cette peste; qu'il te suffise d'avaler un seul antidote pour guérir ce mal multiforme, et que nous ne soyons pas contraints, pour , te soigner, de recourir à d'autres genres de préparation 1
\
Allons, je t'en prie, dis-nous comment Dieu peut faire à l'égard du passé que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé, ou, à l'égard du présent, que ce qui maintenant est, aussi l, longtemps qu'il est, ne soit pas; ou que ce qui de toute façon est à venir ne soit pas à venir; ou encore prends les négatives de ces propositions, qu'à mon avis on devrait sllrement livrer à l'exécration plutôt qu'à la plume.
Dis-moi, toi qui m'opposes une question pleine d'artifice, crois-tu, toi aussi, que tout ce que Dieu fait est bon, et par conséquent est quelque chose, et que tout ce qu'il ne fait pas n'est rien? coute l'criture: l Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes h r; et ceci: l Le néant a été fait sans lui. r Mais puisque tu ne peux le nier, l je l'admets r, dis-tu. Donc, lorsque tu demandes qu'une seule et même chose ait été et n'ait pas été, soit et ne soit pas, soit à venir et ne soit pas à venir, tu t'efforces bel et bien de brouiller toutes choses passées ou futures, et de démontrer qu'elles restent suspendues entre l'être et le non-être, ce que la nature exclut assurément, car rien ne peut en même temps être et ne pas être; mais ce qui n'est pas dans la nature, à coup sur n'est rien. Tu demandes donc à Dieu, âpre censeur, qu'il fasse ce qui n'est pas de lui, c'est-à-dire le néant; mais voici que l'évangéliste témoigne contre toi, en disant que l le néant a été fait sans lui r. Dieu jusqu'ici n'a pas appris à faire le néant. Enseigne-le-lui donc, toi, et ordonne-lui pour toi de faire le néant.
Encore un mot, réponds-moi: tu crois aussi, n'est-ce pas, ce qu'annonce le prophète - et tous les témoignages de l'criture s'accordent avec lui - : l Tout ce qu'a voulu le Seigneur, il l'a fait, au ciel et sur la terre, dans la mer et tous les abîmes 1 r ? Mais cela non plus, évidemment, tu ne peux pas le nier. Donc, puisque Dieu peut tout, pourquoi doutes-tu que Dieu puisse faire que quelque chose en . même temps soit et ne soit pas, si c'est un bien que cela se fasse? Par ailleurs, s'il est inutile que quoi que ce soit hésite confusément entre l'être et le non-être, Dieu n'a fait que des choses bonnes et aucune inutile 1. A plus forte raison, si c'est un mal et par là si c'est un néant, Dieu ne le fait en aucune façon, car l le néant a été fait sans lui r:
A cela s'ajoute que la volonté de l'Ouvrier suprême et tout-puissant est pour toutes choses la cause si efficace de leur existence ou de leur inexistence que ce qu'il veut qui soit ne peut pas ne pas être, et que ce qu'il ne veut pas qui soit n'a aucun moyen d'être. En vérité, la puissance de Dieu est cause que ce qu'il a une fois établi dans l'être ne rpeut plus ne pas avoir été, que ce qu'il établit dans l'être à présent, aussi longtemps qu'il est, ne peut pas ne pas être, et que ce qu'il établit dans l'être à venir, ne peut plus 1 désormais ne pas être à venir. C'est donc en raison de ce . qui fait estimer la puissance de Dieu plus grande et plus admirable, que nos sages insensés la jugent sans force et impuissante. Car si tout ce qui est, est par lui, il a conféré aux choses un pouvoir d'exister de telle nature qu'une fois qu'elles ont existé, elles ne peuvent pas ne pas avoir existé.


11. Qu'il faut dire et que ceux qui font le mal et que le mal qu'ils font ne sont pas

Quant aux maux de toutes sortes, tels qu'injustices et crimes, quand même ils paraissent être, ils ne sont pas, puisqu'ils ne sont pas de Dieu; et par conséquent ils sont néant, puisqu'ils n'ont absolument pas été faits par Dieu l sans qui le néant a été fait a 1 Il. Pour cette même raison, si un bien quelconque a été fait par les hommes, il ne peut perdre son être ni présent ni passé, car il est oeuvre de Dieu, même s'il a été fait par les hommes. D'où cette parole du prophète: l Toutes nos oeuvres, tu les as accomplies en nous b. Il Les oeuvres bonnes sont assurément de Dieu et de nous-mêmes, puisque celui qui nous donne le pouvoir efficace d'agir agit en nous. Salomon dit aussi: l Nous sommes dans sa main, nous et nos discours, et toute notre sagesse, notre savoir-faire et notre science c. r En lui aussi, comme le dit l'Apôtre, l nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes d r.
Si un mal a été commis, lors même qu'il paraissait être, il n'était rien. D'où, aux enfers, les plaintes des auteurs mêmes du mal et de la perversité, l'f.criture en témoigne:
l Tout cela, disent-ils, a passé comme une ombre, et comme la course d'un messager ou comme un navire qui fend l'onde bouillonnante, sans qu'on puisse découvrir la trace de son passage, ni le sillage de sa carène dans les flots e. r En effet le sillage, à peine tracé dans les flots, disparaît vite. D'où encore ces paroles: l ou comme l'oiseau qui vole à travers les airs, sans qu'on découvre un signe de sa course f r. Ils ajoutent encore cette troisième comparaison toute pareille aux premières: l ou comme la flèche tirée vers son but; l'air déchiré reflue aussitôt sur lui-même, et l'on ignore son passage g r. La trace d'un navire et le passage d'un oiseau et d'une flèche s'effacent assurément aussitôt; ainsi en est-il des méchants: dès que leur existence commence, elle cesse immédiatement. D'où vient qu'ils ajoutent: l Ainsi de nous: à peine nés nous avons cessé d'être hr; bien mieux: au moment même où ils paraissent être ils ne sont pas, car ils sont loin de celui qui est véritablement. Du juste, au contraire, il est dit: "Devenu parfait en peu de temps, il a fourni une longue carrière, parce que ses oeuvres étaient agréables au Seigneur 1. r Mais de ceux-là: l Tu les as renversés alors qu'ils relevaient la tête J. r L'criture ne dit pas: après qu'ils eurent relevé la tête, mais: l alors qu'ils relevaient la tête r, parce que ce dont ils s'enflent les vide, et que par où ils s'élèvent, ils s'écroulent. Il ne faut donc pas affirmer qu'après avoir atteint leur dernier jour ils sont alors lréduits à rien, mais sans le moindre doute qu'ils ne sont rien alors même qu'ils paraissent être quelque chose; rien au témoignage de la vérité, quelque chose dans l'ombre des nuées.
Peut-être faisait-il encore des festins splendides, êtait-il soutenu d'une foule de courtisans, entouré de troupes en armes, cet homme que le prophète vit dans sa puissance et son élévation; et bientôt, passant à la contemplation des choses d'en-haut, il connut que cet homme, en qui peut-être il avait cru voir une grandeur réelle, n'était rien k. C'est pourquoi il est écrit: l Car l'espoir de l'impie est comme baIe que le vent emporte, comme écume légère que disperse la tempête, comme fumée dissipée par le vent, comme le souvenir de l'hôte d'un jour qui passe 1. Il En fait, celui qui a accumulé tous ces exemples de choses éphémères a marqué par là, non pas tant que toute la gloire des réprouvés est quelque chose de vil, mais qu'elle n'est rien. Donc, même quand les maux paraissent être ils ne sont pas, car ils n'ont pas été faits par le bon Créateur et ils sont loin de celui qui est véritablement et souverainement 1.
Quant aux biens, c'est-à-dire à ce qui a été fait par le bon Ouvrier, ils ne peuvent en même temps être et ne pas être, comme tu le demandes, toi, qui que tu sois, car la nature des choses que l'Ouvrier raisonnable a établies n'admet pas cet état ambigu. En effet, du moment que c'est un mal, ou plutôt que ce n'est rien, de rester dans un état confus entre l'être et le non-être, le Créateur bon, qui n'a fait que des choses bonnes, n'est donc pas l'auteur de cet état ambigu et confus. Dans les maux, cependant, pourrait apparaître d'une certaine façon cet état confus et ambigu, car ils paraissent être assurément et ne sont pas, et c'est pourquoi, sans être, ils sont comme s'ils étaient. A vrai dire ils ont couleur d'être en surface, mais ils ne sont pas au jugement de vérité. Et encore, même aux maux, nous ne pouvons pas rigoureusement reconnaître cette nature double qui les ferait être et n'être pas car ils paraissent être, mais ne sont pas; et ainsi, il est plus vrai de dire qu'ils ne sont pas que de dire qu'ils sont et ne sont pas 2.


12. Que Dieu peut tout, soit qu'il le fasse, soit qu'il ne le fasse pas

Il est donc évident que cette ambiguïté sur quoi porte la question - savoir: si l'on peut croire qu'une chose en même temps a été et n'a pas été, est et n'est pas, sera et ne sera pas -, cette ambiguïté ne peut s'accorder en aucune manière à la nature des choses existantes, et ne relève que des joutes verbales sur l'enchaînement logique du discours et du raisonnement. Dans ces conditions, il faut croire d'une foi inébranlable que Dieu peut tout, qu'il le fasse ou ne le fasse pas; car ce qui est mal, il faut dire que ce n'est rien plutôt que quelque chose, et ainsi nous ne faisons pas un jugement arbitraire en disant que Dieu peut tout, bien qu'il ne puisse faire le mal, puisque le mal ne doit pas être compté dans ce tout, mais en dehors.

V. Les dialecticiens confondus par les faits. - Rappel de la virginité

C'est pourquoi, souvent, la puissance divine renverse les puissants syllogismes des dialecticiens et leurs artifices, et confond ces arguments de tous les philosophes, qui apparaissent à leur jugement nécessaires et irrécusables. coute le syllogisme: si le bois brûle, il se consume assurément; or, il brûle; donc il se consume.
Mais voici que Moïse voit un buisson brûler sans se consumer &. Ou encore: si un rameau est coupé, il ne donne pas de fruit; or, i. est coupé; donc il ne donne pas de fruit 1. Mais voici qu'on découvre que le rameau d'Aaron, contre l'ordre de la nature, a donné des amandes dans le tabernacle b.
D'ailleurs que signifient tant de merveilles et de signes mis sous les yeux du pharaon en Egypte? Faire passer les foules des fidèles à travers la mer ouverte en deux, pendant que les gyptiens périssent c ; tirer des eaux vives à profusion de la masse d'une roche aride d; détruire les murs de Jéricho, non pas au bruit sourd des armes, mais au son éclatant des trompettes e? Enfin, ce qui sera l'étonnement de tous les siècles, arrêter le soleil dans le ciel pendant l'espace d'un jour, au commandement de Josué f, et par l'entremise d'zéchias, le faire retourner de dix lignes vers son levant g; autour des trois enfants éteindre la violence du feu qui fait rage h; et autour de Daniel calmer les mufles sanguinaires des lions et leurs gueules furieuses 1? Qu'est-ce que tout cela, dis-je, sinon confondre les opinions frivoles des savants de ce monde et, contre la coutume de la nature, révéler aux mortels la gloire de la puissance divine?
Qu'ils viennent, ces dialecticiens, ou plutôt, comme on les juge, ces hérétiques, qu'ils voient la chose par eux-mêmes; qu'ils viennent, dis-je, pesant leurs mots au trébuchet, soulevant leurs questions à voix retentissante, l posant la majeure r, l établissant la mineure r et, à ce qu'ils croient, tirant des conclusions l inévitables 1 D, et qu'ils disent: l si elle a enfanté, elle a connu un homme; or, elle a enfanté; donc elle a connu un homme 2. r Est-ce que ce raisonnement, avant le mystère de la Rédemption humaine, ne paraissait pas d'une solidité à toute épreuve?

2. Sur la longue tradition de ce raisonnement. cf. Introd.. chap. IV, p. 210, n. 2.

Mais le mystère s'accomplit, et le raisonnement se défit.
Et certes, Dieu pouvait aussi bien rendre une vierge féconde, sans qu'elle perdît sa virginité, que rendre la virginité à celle qui l'aurait perdue; car ces deux choses étaient bonnes; et bien qu'il n'eût fait jusqu'alors ni l'une ni l'autre, on devait croire qu'il pouvait faire l'une et l'autre indubitablement. Et il est certainement plus étonnant, et de beaucoup plus excellent, de rester vierge et intacte après avoir enfanté, que, déflorée, de retrouver l'honneur virginal, après avoir péché, car c'est quelque chose de plus grand de passer à travers des portes fermées que de refermer des portes déjà ouvertes. Si donc notre Rédempteur, en naissant d'une vierge, a fait quelque chose de plus grand et de beaucoup plus extraordinaire, il ne pourra pas faire ce qui est moindre: rendre intacte une femme déflorée? Dieu a pu naître homme du sein d'une vierge, en laissant intacte sa virginité, et il ne pourra réparer la perte d'une virginité violée? Comment donc l'homicide est-il lavé de sa faute, de sorte qu'après une digne pénitence il n'est plus homicide? Et le voleur? Et le parjure? Et le ravisseur? Comment donc les coupables de tous les crimes, après qu'ils se sont corrigés pour de bon, ne sont-ils plus ce qu'ils étaient? C'est pourquoi il est écrit: l Convertis les impies, et ils ne le seront plus J. r
Mais tu dis: je reconnais que toute femme déflorée, après sa pénitence, n'est plus ce qu'elle était, en ce sens qu'elle ne subit plus le déshonneur de l'adultère; cependant, elle ne revient pas à l'honneur de la virginité. Et moi, je réponds au contraire que celui qui a pu sortir du sein de sa mère en laissant intacte sa virginité, a aussi le pouvoir, s'il le veut, de reformer en toute femme violée le sceau de la virginité.


13. Que celui qui a créé la nature change aussi la nature

VI. Reprise de la question et distinction de ce qui est impossible à la nature et possible à Dieu


Enonçons une fois de plus l'objection que nous pose cette question superflue, et voyons de quelle racine elle sort, afin qu'elle n'aille pas inonder et entraîner impétueusement les riches moissons de la foi pure, mais que ce ruisseau, digne d'être englouti par la terre, soit asséché avec sa source même. Car à l'affirmation que Dieu ne peut rendre une femme vierge après sa faute, ils ajoutent comme par un enchaînement logique: car Dieu peut-il faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé? Comme si, une fois établi qu'une vierge a été déflorée, il était impossible qu'elle retrouvât son intégrité.
Pour la nature, certainement, cela est vrai, la proposition tient: que quelque chose à la fois soit arrivé et ne soit pas arrivé, on ne peut identifier là une seule et même chose; ce sont en effet deux choses contraires l'une à l'autre, de sorte que, si l'une est vraie, l'autre ne peut pas l'être. Et en effet, ce qui a été, il n'est pas vrai de dire que cela n'a pas été, et inversement, ce qui n'a pas été, il n'est pas correct de dire que cela a été; car les contraires sont incompatibles dans un seul et même sujet.
Mais allons plus loin: cette impossibilité, on a sans doute raison de l'affirmer quand on la rapporte aux limitations de la nature; mais qu'on se garde bien de l'attribuer à la majesté divine 1 : car celui qui a donné naissance à la nature, lui enlève facilement, quand il le veut, sa nécessité. Elle qui commande aux créatures, est en effet soumise aux lois du Créateur; et celui qui a créé la nature, change l'ordre naturel au gré de sa puissance ; celui qui a établi toutes les créatures sous la domination de la nature, a réservé à son pouvoir souverain l'obéissance docile de la nature.
A bien y réfléchir, il est lumineusement évident que, dès l'origine du monde, à sa naissance, le Créateur a . changé, comme il l'a voulu, les lois de la nature; bien plus: la nature même, pour ainsi dire, il l'a faite, en un certain sens, contre nature. En effet, n'est-il pas contre nature que le monde soit fait de rien? Et c'est pourquoi les philosophes disent que cc rien n'est fait de rien JI.


du 29 juillet 1648,. éd. G. Lewis, Paris 1953, p. 93. Cf. Introd., chap. III, p.175.n.1. 15


Et que les animaux soient créés, au seul pouvoir de son commandement, non pas à partir d'animaux mais d'éléments bruts? Que l'homme endormi perde une côte et n'en souffre pas? Que de l'homme seul, sans femme, la femme soit tirée? Et que tous les membres du corps humain se différencient dans une seule côte? Qu'ils se voient l'un l'autre nus, et non seulement n'en rougissent pas, mais ne le sachent même pas a? et bien d'autres choses dont l'énumération serait longue.
Qu'y a-t-il donc d'étonnant si celui qui a donné à la nature sa loi et son ordre, exerce sur cette nature son pouvoir absolu de sorte que la nécessité de la nature ne puisse, se rebellant, lui résister, mais qu'entièrement soumise à ses lois, elle le serve avec zèle, comme une servante? C'est que la nature elle-même a sa propre nature, à savoir la volonté de Dieu 1 : ainsi, de même que toutes les créatures gardent ses lois, elle-même, lorsqu'elle en reçoit l'ordre, oublie ses droits pour obéir avec déférence à la volonté divine.
Que signifie ce que nous voyons encore aujourd'hui: que la salamandre vit dans les flammes 2, et non seulement n'en souffre pas de brûlures, mais s'en trouve même revigorée comme par des onguents? Certains vermisseaux, également, naissent et vivent dans des eaux bouillantes. Pourquoi la paille est-elle si froide qu'elle conserve très longtemps les neiges qu'on y enfouit, si chaude qu'elle fait mûrir n'importe quel fruit vert? Pourquoi la flamme, qui elle-même est claire, noircit-elle tout ce qu'elle brûle, et pourquoi, elle qui resplendit, décolore-t-elle, elle si belle, tout ce qu'elle enveloppe et lèche? Cependant, des pierres longtemps chauffées à

la détermInation des sources, voIr Sc. sc., 2. partie. chap. v.

feu incandescent sont elles-mêmes blanches, et quoique lui devienne plus rouge et qu'elles blanchissent aux flammes, le blanc s'accorde pourtant avec la lumière et le noir avec les ténèbres. Et tandis que le feu, mis au bois, brtîle et cuit les pierres, il a des effets contraires en des choses qui ne le sont pas; car bien que pierres et bois soient choses différentes, il est pourtant certain que ce ne sont pas des contraires, comme le blanc et le noir, dont le feu produit l'un dans les pierres, l'autre dans le bois; en effet, il rend celles-là plus claires, celui-ci plus noir, tandis qu'il s'éteindrait tout à fait en celles-là, s'il ne trouvait de quoi vivre en celui-ci. Pourquoi aussi, dans le charbon, une telle fragilité que le coup le plus léger le brise, que la moindre pression l'écrase, et une telle solidité qu'aucune humidité ne le détériore et que le temps n'en vient jamais à bout, à ce point même que ceux qui font les bornages, ont l'habitude d'en mettre sous les bornes, pour pouvoir, en le montrant, convaincre ceux qui seraient en procès, si certains, après une longue suite d'années, prétendaient que la pierre fichée en terre n'est pas une borne? Et sous l'effet de quelle action ce charbon enfoui dans un trou humide, où le bois pourrirait, peut-il rester si longtemps dur et incorruptible, si ce n'est pas 1';1ction de ce corrupteur, le feu? La chaux, de même, conserve d'une façon si secrète le feu qui s'y est mis et s'y est endormi, qu'au toucher personne ne le sent; mais quand on l'éteint, alors il se rallume et on le sent; en effet, pour que la chaux dégage l'énergie du feu qui s'y cache, on y répand partout de l'eau, et cette chaux, qui jusque-là était froide, est échauffée par l'élément qui refroidit tout ce qui est chaud. Mais si, au lieu d'eau, on met de l'huile, qui généralement excite le feu, elle ne provoque aucune chaleur en se répandant, pas la moindre.
Qu'y a-t-il donc d'étonnant si Dieu tout-puissant se montre grând dans les choses grandes, lui qui, jusque dans les moindres et les dernières de toutes, opère si merveilleusement? En effet, quoi de plus vil qu'une peau de couleuvre? Pourtant, cuite dans l'huile bouillante, elle calme les maux d'oreilles d'une façon étonnante.
Qu'y a-t-il d'inférieur à une punaise? En aspirant sa fumée, si l'on a une sangsue fixée dans la gorge, on la rend aussitôt; de même, en se l'appliquant, celui qui urine difficilement est soulagé. Que dire du diamant que ni fer ni feu ne coupent, et qu'aucune autre puissance n'entame, à l'exception du sang de bouc? Qu'est-ce qui fait que la merveilleuse pierre d'aimant attire le fer?
Et cependant, si l'on place un l( diamant r auprès, non seulement elle n'attire plus du tout le fer, mais si elle l'a déjà attiré de sorte qu'il s'en soit rapproché, elle le lâche aussitôt, comme si une pierre avait peur d'une pierre, et, comme à la vue d'une puissance plus grande, perdait ses propriétés. On n'ignore pas non plus que l' l asbeston r, pierre d'Arcadie, porte ce nom parce qu'une fois allumée, elle ne peut plus s'éteindre. De même la l pyrite r, qu'on trouve en Perse, pourquoi le feu lui a-t-il donné son nom, sinon parce qu'elle brûle la main qui la tient, si l'on presse un peu fort? C'est encore la Perse qui produit une pierre appelée l sélénite r, dont l'éclat intérieur croît avec la lune, puis, lorsque celle-ci vient à diminuer, il décroît. Qu'est-ce qui force encore le sel d'Agrigente, en Sicile, à couler quand on l'approche du feu; mais lorsqu'on le jette dans l'eau, à crépiter comme dans le feu? Qu'est-ce qui rend une certaine source, au pays des Garamantes, si froide le jour qu'on ne peut y boire, si chaude la nuit qu'on ne peut y toucher? Qui nous a donné en Epire une autre source si merveilleuse: elle est froide au toucher, et cependant, les torches allumées s'y éteignent, comme dans les autres, mais une fois éteintes, à la différence des autres sources, Celles s'y allument. Qui a créé en gypte un figuier de telle nature que son bois, jeté dans un cours d'eau, ne flotte pas aussitôt, comme tous les bois, mais coule au fond, et, ce qui est plus étonnant, après y être resté un certain temps, remonte à la surface, alors qu'imbibé d'eau il aurait dft être alourdi par le poids du liquide?
Comment se fait-il que dans les campagnes de Sodome naissent des fruits qui arrivent bien jusqu'à paraître mftrs, mais si l'on y touche, qu'on y morde ou qu'on les presse, la peau se fend et ils s'évanouissent en fumée ou tombent en poussière? Comment se fait-il encore qu'en terre de Cappadoce les cavales soient fécondées par le vent, et que leurs poulains ne vivent pas plus de trois ans? D'où est-ce que Thilon, île de l'Inde, possède les énergies nécessaires pour que les branches d'aucun arbre n'y soient jamais dépouillées de leur frondaison?
Où donc encore cette contrée d'Occident a-t-elle acquis le privilège de voir des oiseaux naître des branches des arbres et, pareils à des fruits ordinaires, mais étant des fruits animés et ailés, s'envoler? Comme le rapportent en effet ceux qui attestent l'avoir vu, peu à peu quelque chose commence à pendre à la branche, puis à prendre la forme et l'aspect d'un oiseau, enfin quelques plumes apparaissent, et, en ouvrant le bec, il se sépare de l'arbre, et ainsi ce nouvel habitant des airs apprend à voler presque plus tôt qu'à vivre. En vérité, qui pourrait dénombrer tant de merveilles de la puissance divine 1 qui s'accomplissent contre l'ordre habituel de la nature, et qu'il ne convient certes pas de juger avec des arguments humains, mais bien de laisser à la puissance du Créateur?
Qu'y a-t-il donc d'étonnant si celui qui a disposé les lois naturelles de toutes choses, infléchit l'ordre même de la nature au gré de sa volonté souverainement efficace, de sorte que lui qui a laissé sa mère vierge en naissant puisse, s'il le veut, rendre intacte toute femme déflorée? Car ce fut pour Dieu tout pareil de maintenir en vie dans leur chair noch et lie, et plus tard de faire sortir de leurs tombeaux Lazare et le fils de la veuve, ressuscités b.


ignem accendi... mirabilia audi. Apud Garamanias..., etc. (Element. doctr. rudiment., art. . miraculum .).

14. De la chute du palais de Romulus et de celle du philosophe

VII. l Exemples édifiants

Je ne sais si l'on peut la lire, mais l'histoire, répandue par certains, est bien connue dans les murs de Rome, selon laquelle Romulus, qui est, assure-t-on, le fondateur de la ville, ayant construit un palais dont on voit encore, pour une bonne part, les vieux murs, bien qu'ils soient à moitié en ruine, se serait écrié, sûr qu'il était de la solidité de son oeuvre: l C'est chose certaine et immuablement assurée qu'à moins qu'une vierge n'enfante, cette demeure ne s'écroulera pas. r Et en cela, si toutefois ce qu'on affirme est vrai, une prophétie, comme l'événement l'a prouvé, est sortie de la bouche d'un païen. Car la nuit ou le Sauveur est sorti du sein de la Vierge pour notre rédemption, le palais, à ce qu'on dit, s'écroula.
Naturellement, les deux choses: qu'une vierge enfante et que l'édifice s'écroule, paraissaient impossibles à un homme qui ne connaissait pas Dieu; et pourtant, il a toujours pu faire l'une et l'autre; mais longtemps il garda ce pouvoir dans le secret de sa Providence, et quand il voulut les deux, il le fit voir en les accomplissant, au temps qui lui convenait.
Il est tout simplement stupéfiant de voir aujourd'hui des hommes, non pas seulement renés, mais bien nés dans le sein de l'glise, objecter à Dieu tout-puissant avec pareille audace, pareille impudence, une prétendue impossibilité, sans craindre que la terre ne s'ouvre sur-Ie-champ pour les engloutir. Que la honte enfin arrête la langue folle, et que celle qui ne sait bien parler apprenne à rester muette; elle ne sait rien dire pour édifier; qu'au moins elle sache se taire, sans détruire la foi 1. Ou alors, pour se punir, qu'elle se circoncise elle-même avec le fer, à moins qu'elle ne s'impose un frein en respectant la règle du silence. Que débattent leurs questions ceux qui le veulent, selon la mesure et l'ordre qui appartiennent à la discussion, mais pourvu que par leurs raisonnements contournés et leurs enfantillages scolaires ils n'aillent pas faire affront au Créateur; et qu'ils sachent bien que cette impossibilité est dans la nature même des choses et dans les déductions verbales conformes aux règles de l'art, et ne concerne pas le pouvoir divin; et que rien [ ne peut échapper à la puissance de la divine majesté, si bien que c'est seulement selon l'ordre de la nature et selon un enchaînement verbal qu'on peut dire: si une chose est, aussi longtemps qu'elle est, elle ne peut pas ne pas être; si elle a été, elle ne peut pas ne pas avoir été; si elle est à venir, ne pas être à venir. Cela dit, qu'y a-t-il que Dieu ne puisse renverser, contre l'ordre qui est propre à la nature même et contre les fondements de l'existence? Qu'y a-t-il que Dieu ne puisse produire par une création nouvelle? Qu'ils discutent donc à leur petite mesure, ni plus ni moins selon les éléments des lettres qui leur manquent encore, et qu'ils n'aillent pas se saisir des mystères divins qui les dépassent.

1. Avec quelques variantes, ces formules ont servI plusieurs foIs; voir notamment: Op. 16, PL 145, 377 C; Ep. 5, l, PL 144, 351 D.


Certain philosophe qui observait, de nuit, le cours des astres et les mouvements des étoiles, tomba tout-à-coup dans un puits bourbeux 1; sa chute fut aussitôt mise en vers comme ceci par lambi, sa servante: l Mon maître ignorait la fange vile qu'il avait à ses pieds, et tâchait d'explorer les mystères des cieux. r C'est elle qui a donné son nom au mètre iambique.
Qu'ils prennent garde, ceux qui passent la mesure de leur capacité et s'élancent orgueilleusement, prêts à se faire la main sur ce qui les dépasse, que ce ne soit la sentence d'un châtiment mérité qui, alors qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent contre Dieu, leur apprenne qu'ils ont parlé étourdiment et follement.


sentences des philosophes taustres, 1, 1. Le même récit, plus développé, avec la même légende sur l'origine du mètre ïamblque, se trouve dans l'Ep. 5, l, PL 144, 337 A.


15. De ceux qui en blasphémant le Seigneur furent couverts de lèpre

Un diacre, sage et honoré dans le siècle, m'a appris ce que je vais raconter. Dans la région de Bologne, disait-il, deux hommes, unis l'un à l'autre par l'amitié et par le lien de compaternité, si je me rappelle bien, se trouvaient à table. On leur sert un coq. L'un d'eux prend son couteau, le découpe selon l'usage, et l'arrose de jus au poivre fin. Cela fait, l'autre lui dit tout de go : l Eh bien 1 compère, tu as découpé ce coq d'une façon que saint Pierre lui-même, s'il voulait le remettre comme il était, n'y arriverait pas. r A quoi le premier réplique: l Pour sûr, non seulement saint Pierre, mais si le Christ lui-même lui en donnait l'ordre, jamais ce coq ne ressusciterait. r A ces mots, d'un seul coup, le coq vivant et tout emplumé sauta sur ses pattes, battit des ailes, chanta, secoua ses plumes et aspergea les convives de tout le jus. Aussitôt le blasphème téméraire et sacrilège est suivi du châtiment qu'il méritait: en effet, du même coup qu'ils sont aspergés de poivrade, ils sont frappés de la lèpre. Et ce mal, non seulement ils le subirent jusqu'à leur mort, mais ils le transmirent à tous leurs descendants, de génération en génération, comme quelque chose d'héréditaire. Et de ce fait, ils furent contraints d'entrer au service de l'église de Bologne, qui justement porte le nom de l'apôtre saint Pierre. Leurs descendants, toujours lépreux, m'assurait celui qui me faisait ce récit, subissent l'imposition de livrer des vans à l'église, du travail de leurs mains. Ainsi, ainsi, c'est bien clair, par le double châtiment dont ils endurent les peines: la lèpre et en même temps la servitude, ils apprennent à ne plus parler à la légère de la puissance divine. Et le coq qui avait dénoncé autrefois le reniement de Pierre a, confirma alors le règne de Pierre, au ciel, avec celui qu'il avait renié. Et ce n'est peut-être pas sans un jugement divin qu'ils furent condamnés à cette contribution: pour qu'à la manière dont le froment est séparé de la baIe par le van qu'on agite, le discernement les instruise et leur apprenne quelles paroles éviter et rejeter comme de la baIe, quelles paroles prononcer comme une nourriture utile.
Car les pervers de toute sorte qui lancent tout ce que leur coeur leur inspire, qui laissent échapper inconsidérément, effrontément, tout ce que leur langue a si fort envie de dire, s'ils ne rencontrent pas le fouet quelquefois, prétendent ou bien que Dieu n'existe pas, ou bien qu'il ne s'occupe pas des choses humaines. En effet, l l'insensé dit en son coeur: il n'y a pas de Dieu r; et encore l Comment Dieu sait-il? Y a-t-il connaissance chez le Très Haut b? r Et c'est pourquoi certains, au moment même où ils font le mal, ou aussitôt après qu'ils l'ont commis, se heurtent soudain à l'action de la fureur divine, de sorte qu'ils ne se moquent pas davantage de la patience d'En-Haut, et que l'exemple de leur châtiment retienne les autres de les imiter.


16. De celui qu'un esprit malin fit périr après son adultère

De fait, quand j'habitais Parme, où je peinais à étudier les arts littéraires 1, il m'est arrivé d'apprendre quelque chose que je ne crois pas inutile de mettre ici par écrit, au courant de la plume, pour le faire connaître à la postérité. A l'Ouest de ladite ville se trouve, hors les murs, une basilique consacrée sous la double invocation des bienheureux martyrs Gervais et Protais. Une nuit, la nuit qui précédait la fête anniversaire de ces martyrs, un homme se leva de bonne heure et mena ses boeufs dans un pâturage assez éloigné. Un voisin, brtîlant des flammes d'un désir abominable, se mit aux aguets pour i tenter de violer sa femme. Donc, cette nuit, notre guetteur i malin s'approcha de la maison et, au moment favorable, peu après que l'autre fut parti faire paître ses bêtes, feignant, par une invention diabolique, d'avoir la fièvre, il entra dans le lit de cette femme, en se faisant passer pour son mari. Le voyant trembler, comme pris de froid, claquer des dents en frissonnant, la pauvre femme, comme prise de compassion pour son mari malade, se mit à le serrer dans ses bras, à tirer sur lui la couverture, et à le réchauffer du mieux qu'elle put. Mais lui qui avait en imagination conçu la douleur, mit au monde l'iniquité (2 Jc 1,15) : il viole le lit d'autrui, s'attirant le trépas, et bientôt s'en va tout agité. Mais voici que, très peu de temps après, le mari rentre et se remet au lit. Sa femme lui fait aussitôt des plaintes et de vifs reproches, lui disant: l Tu pourras, mon cher, aller aujourd'hui à l'église des saints Martyrs qui est si près de chez toi, et assister aux divins mystères avec tous les chrétiens 1 r Quand l'homme ébahi, lui ayant demandé ce qu'elle disait, eut appris toute la suite de l'affaire, telle qu'elle était arrivée, comprenant tous deux qu'ils avaient été joués et bernés par une mystification infâme, une peine intolérable les étreignit et les consterna. Cependant, comme le peuple affluait à l'église de tous côtés pour entendre avec dévotion l'office nocturne de Laudes, eux aussi à la fin reprirent leurs esprits et se rendirent comme les autres à l'assemblée, et sans honte ni retenue d'aucune sorte exposèrent leur plainte devant tout le monde; la femme surtout, s'arrachant les cheveux et baignant de larmes abondantes son visage attristé, jetait au ciel des cris sinistres: l Seigneur, disait-elle, tu connais les coeurs des hommes, tu es témoin que j'ai conscience, en cette nuit très sainte, de m'être gardée des embrassements de mon propre époux, et surtout d'avoir ignoré complètement que je m'unissais à un autre homme. C'est pourquoi, Seigneur, je t'en prie, ne regarde pas mes péchés, mais consens à venger l'affront fait à tes saints. Oui, maintenant, à la face de ton peuple, montre ta puissance, et, pour la gloire de ton nom très saint, fais connaître l'auteur de mon déshon neur; qu'il soit livré publiquement, et que le subterfuge de sa ruse ne lui vaille point l'impunité de son horrible crime 1r Et comme la femme, pleine d'amertume, se répandait en un flot de paroles de ce genre, non pas à voix basse, mais à grands cris, et que le peuple, par compassion, gagné d'une pieuse tristesse, implorait la clémence divine , en faisant les mêmes voeux et les mêmes prières, l'auteur du forfait, là où il se cachait, est soudain saisi d'un esprit démoniaque, et transporté de fureur, de rage et de délire frénétique. Aussitôt il accourut à l'église, à la stupeur du peuple une fois encore, et attira sur lui l'étonnement de tous en se déchirant et s'écharpant lui-même. Ainsi, poussant des grondements et des rugissements, il se mutilait cruellement de ses propres mains, tantôt s'élançant en l'air comme s'il volait, tantôt s'abattant par terre en s'élançant de tout son poids, tantôt se heurtant la tête contre la muraille, tantôt, dans sa folie, se précipitant de tout son long sur les dalles; il mettait à mal tous ses organes d'une façon pitoyable.

2. Cf. Jc 1,15 : . ... la convoitise, ayant conçu, donne naissance au péché... . (trad. Jérus.. p. 1595); Is 59,4: ,On conçoit le méfait et on enfante le malheur" (id. p. 1047).

Et son esprit malin ne cessa de le meurtrir de la sorte tant qu'il n'eut arraché sa malheureuse âme de son corps en présence du peuple qui était là. Voyant cela, ceux qui étaient là célèbrent la gloire immense du Dieu justicier qui n'avait pas souffert que le pécheur se tirât d'affaire impunément, et qui avait consolé la femme innocente. Quand on me racontait cela, on disait que l'on voyait encore les pierres contre lesquelles il s'était jeté, rougies par son sang corrompu.
Eh bien 1 peut-être lui aussi croyait-il que le Seigneur ne sait pas ce qui se commet en cachette, ou ne peut rien pour le châtiment des criminels, disant en son coeur: l Le Seigneur ne verra pas, le Dieu de Jacob ne comprendra pas &. r Mais, soit qu'il foule aux pieds les commandements de Dieu, soit qu'il provoque Dieu par ses railleries, celui qui dans sa prétention passe ainsi les bornes, se rend coupable d'une faute qui n'est pas légère; et dans le petit nombre de ceux qu'elle frappe sur le fait, que ce soit en train de faire le mal ou de parler avec orgueil, la sentence divine fait voir ce que tous les autres, qu'on pourrait croire à l'abri, méritent sur l'heure. Qu'il cesse, je l'en prie, qu'il cesse à présent, celui qui l porte sa bouche dans le ciel r, de laisser l sa langue passer sur la terre b 1 r. Et voilà bien ce qui arrive, puisqu'il cherche à diminuer Dieu et le maltraite, en s'opposant ainsi à son serviteur à propos de ce qui serait impossible à Dieu.

17. Epilogue et conclusion inévitable pour l'adversaire

Donc, quand cette question est ainsi posée: comment Dieu peut-il faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé 1 ? que le frère qui a une foi saine réponde que, si ce qui est arrivé était un mal, ce n'était pas quelque chose, mais rien, et par conséquent il faut dire que cela n'a pas été, parce 1que cet acte n'a pas eu matière à exister, par le fait que 1'Artisan du monde n'a pas ordonné que cela se fît. Si ce qui s'est fait était un bien, de toute façon cela a été fait par Dieu. Car l il a parlé et ce fut fait, il a ordonné et cela fut créé a r. Car l tout a été fait par lui, et rien n'a été fait sans lui b r. Et c'est pourquoi dire: l Comment Dieu peut-il faire que ce qui a été fait n'ait pas été fait? r revient à dire: l Dieu peut-il faire en sorte qu'il n'ait pas fait ce qu'il a fait lui-même? r c'est-à-dire que ce que Dieu a fait, Dieu ne l'ait pas fait. Dans ces conditions, il n'y a plus qu'à cracher sur l'auteur d'une telle affirmation; il n'est pas digne qu'on lui réponde, mais plutôt qu'on le voue au fer rouge.

n. 1), et à la solution de saint ANSELME, Cur Deus Homo, 2, 17 (cf. Introd., chap. III, p. 139, n. 1).

Cependant, pour confondre les effrontés et les beaux parleurs, il faut bien retenir ce qui a été dit plus haut et que nous nous abstenons évidemment de répéter ici, même brièvement, pour ne pas lasser le lecteur par la prolixité de la plume. Car ce n'est pas un livre que nous nous sommes proposé de faire, mais une lettre. Cependant, de tout ce que nous avons dit, que ce seul point ne nous sorte pas de l'esprit: à savoir qu'à Dieu, créateur de toutes choses, il est coéternel de tout pouvoir comme de tout connattre, et que dans le sein de sa sagesse il enferme, fixe et immobilise pour toujours tous les temps, passé, présent et futur, sans laisser rien de nouveau lui advenir, ni rien, en passant, le quitter.
; Or, quelle est cette puissance par laquelle Dieu peut tout? Quelle est cette sagesse par laquelle il connait tout?
Demandons-le à l'Apôtre: l Le Christ, dit-il, est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu C. r C'est là qu'est l'éternité vraie, l'immortalité vraie, là cet aujourd'hui éternel qui ne passe jamais; là ce présent perpétuellement actuel et fixé avec une stabilité si continuelle qu'il ne peut s'écouler, et jamais ne se change en un passé.
Donc, pour réfuter les railleurs impudents auxquels ne suffirait pas la solution donnée plus haut à la question posée, nous pouvons dire sans impropriété que Dieu, dans son éternité toujours invariable et parfaitement stable, peut faire que ce qui est arrivé dans notre devenir ne soit pas arrivé. Ainsi, nous pouvons dire: Rome qui a été fondée dans le passé, Dieu peut faire qu'elle n'ait pas été fondée. Ce mot l peut r, que nous employons au présent, convient si on le rapporte à l'éternité immobile de Dieu tout-puissant; mais relativement à nous qui connaissons une mobilité continuelle et un perpétuel changement, il serait plus correct de dire, selon l'usage: l il a pu r; et ainsi, nous pouvons entendre cette phrase: l Dieu peut faire que Rome n'ait pas été fondée r, par rapport à lui qui l ne connatt ni le changement ni l'ombre d'une variation d r ; et par rapport à nous naturellement, cela se dit: l Dieu a pu. r Car relativement à son éternité, tout ce que 1 Dieu a pu, il le peut, parce que son présent ne se change jamais en un passé, que son aujourd'hui ne se transfo.rme jamais en un demain ni en quelque autre phase successive du temps; mais de même que Dieu est toujours ce qu'il est, de même tout ce qui lui est présent lui est toujours présent. C'est pourquoi, de même que nous pouvons dire, suivant l'usage: l Dieu a pu faire que Rome, avant qu'elle existât, n'existât pas r), de même nous pouvons dire tout aussi bien et sans incorrection: l Dieu peut faire que Rome, même après qu'elle a existé, n'ait pas existé. r Il l'a pu par rapport à nous; il le peut par rapport à lui. En effet, ce pouvoir que Dieu avait, avant que Rome existât, demeure immuable en son éternité et ne peut passer, si bien que tout ce dont nous pouvons dire que Dieu a pu le faire, nous pouvons dire tout aussi bien que Dieu peut le faire, puisque son pouvoir, lui étant absolument coéternel, demeure toujours fixe et immobile. Que Dieu l ait pu r en effet ne se rapporte qu'à nous; mais pour lui pas d' l avoir pu r, mais un pouvoir toujours immobile, constant et invariable. Car tout ce que Dieu a pu, il le peut indubitablement. Comme en lui il n'y a pas en vérité d'être et d'avoir été, mais un être éternel, par là-même il n'y a pas non plus d' l avoir pu r et de l pouvoir r, mais un pouvoir toujours immobile et perpétuell. Comme il ne dit pas en effet: l Je suis Celui qui fus et qui suis r, mais bien: l Je suis Celui qui suis r, et l Celui qui est m'a envoyé vers vous e r, il s'ensuit indubitablement qu'il dirait non pas: l Je suis Celui qui ai pu et qui peux r, mais l qui peux immuablement et éternellement r. Car le pouvoir que Dieu détenait avant tous les siècles est celuilà même qu'il détient aujourd'hui, et le pouvoir qui lui appartient aujourd'hui lui appartenait de la même façon avant tous les siècles, et subsiste éternellement dans tous les siècles à venir, toujours fixe et immuable. Donc, comme Dieu a pu, avant l'existence de chaque chose, faire qu'elle n'existât pas, il peut tout aussi bien faire à présent que ce qui a \ existé n'ait pas existé. Car ce pouvoir qu'il avait alors n'a pas changé et ne lui a pas été enlevé; mais de même que


1. Comparer à AUGUSTIN: ... esse et posse simul habet, quia uelle et tacere .,imu! habet (ln loann. tract., 20, 4).

Dieu est toujours ce qu'il est, de même le pouvoir de Dieu ne peut pas changer. En effet, il est celui qui dit par son prophète: l Je suis Dieu et je ne varie pas f Il, et dans l'vangile: l Avant qu'Abraham flit, je suis g r; il ne change pas, comme nous faisons par nature, en passant de l'être à venir à l'être, ou de l'être à l'avoir été; mais il est le même toujours, et il est toujours ce qu'il est. Donc, de même que Dieu est toujours un et le même, ainsi la toute-puissance, sans jamais diminuer ni passer, demeure toujours en lui; et de même que nous disons en vérité, et absolument sans aucune sorte de contradiction, que Dieu est maintenant et toujours ce qu'il était avant tous les siècles, ainsi nous disons avec tout autant de vérité que Dieu peut maintenant et toujours ce qu'il pouvait avant tous les siècles. Si donc, en toutes choses, Dieu peut toujours ce qu'il a pu depuis le commencement; et si d'autre part, il a pu faire, avant la création, que n'existât nullement ce qui maintenant a reçu l'existence; il peut donc faire que cela n'ait aucunement existé. Car son pouvoir est stable et éternel, de sorte que ce qu'il a pu une fois, il le peut toujours; et aucun changement tempore. n'introduit de succession dans l'éternité, mais comme il est le même qu'il était au commencement, il peut aussi absolument tout ce qu'il pouvait avant tous les siècles.
Nous devons donc conclure la discussion de la question proposée: si, dans ces conditions, la toute-puissance est coéternelle à Dieu, Dieu a pu faire que ce qui a existé n'ait pas existé. Il faut donc affirmer et maintenir fidèlement que Dieu, en tant qu'il est dit tout-puissant, peut véritablement tout, sans aucune exception d'aucune sorte, soit à l'égard de ce qui a existé, soit à l'égard de ce qui n'a pas existé, de sorte que cette parole du Livre d'Esther peut être apposée comme un sceau inviolable à la fin de cet opuscule: l Seigneur, Roi tout-puissant, tout est soumis à ton pouvoir, et il n'est personne qui puisse résister à ta volonté. C'est toi qui as fait le ciel et la terre et tout ce que le firmament embrasse; tu es le Seigneur de toutes choses, et il n'est personne qui puisse résister à ta majesté h. n


18. Où l'auteur s'adresse à tous les frères ensemble

Et pourtant cette question, si vainement qu'on l'oppose à Dieu, comporte d'autres mystères, elle renferme encore des replis obscurs et secrets que nous cessons d'examiner encore en détail, parce que nous évitons de faire un gros volume, nous étant proposé l'abrégé permis dans une lettre. D'autant qu'en ce sujet de discussion, nous ne voyons rien qui nous concerne, si ce n'est de repousser, par les preuves de la vérité, la fausse accusation qu'on faisait peser sur nous à propos d'une impuissance de Dieu,
Mais en écrivant ce que vous venez de lire, le coeur nous brûle d'un tel feu que nous ne pouvons garder cela pour nous en silence, sans qu'au moins une étincele s'en échappe 1. Ainsi, pour m'adresser maintenant à vous tous ensemble2, je ne veux pas vous cacher, mes vénérables frères, que depuis que j'ai repassé le seuil de votre glorieux monastère, je n'ai pas cessé de vous avoir devant les yeux; je vous tiens embrassés au plus secret, au plus profond de mon attachement, et, pour vous l'avouer, en revenant du très saint sanctuaire du Cassin il m'est arrivé la même chose qu'à cette femme qui s'en retournait du temple de Silo: mon regard l ne s'est plus porté nulle part ailleurs a n. Certes oui, j'habite en personne avec vous, je me tiens toujours auprès de vous. Au reste, si je ne suis pas avec vous pour cette raison que je ne vous vois pas de mes yeux de chair, alors mes yeux non plus ne sont pas dans ma tête, puisqu'ils ne peuvent voir ma tête, ou même mes yeux sont absents pour eux-mêmes, puisque chacun d'eux ne peut se voir, ni les deux se regarder l'un l'autre 1. Heureux, en tout cas, ceux qui vivent avec vous, heureux ceux qui meurent au milieu de vous et de vos oeuvres saintes 1 Oui, il faut croire fidèlement que cette échelle que l'on voyait autrefois dressée du Mont-Cassin vers le ciel, toujours jonchée de palliums et scintillante de lampes 2, tout comme elle reçut alors le chef, fait maintenant passer l'armée qui le suit vers le monde céleste, et que les défunts ne peuvent en déviant s'écarter du chemin glorieux de celui dont ils ont suivi les pas pendant qu'ils vivaient en cet exil. C'est là l'incendie de ferveur qui flambe au fond de moi, sans pouvoir s'éteindre en mon coeur; c'est là le sujet d'entretien perpétuel que j'ai toujours sur les lèvres.


la suite (Ep 6,6, moines Pomposa, avant Ep 1060, PL Ep 144, 386B).
Cf. Ep. 7, 8, à l'impératrice Agnès, printemps 1067,446-447.
2. Nunc autem, fratres carissimi, omnes uos generaliter aUoquor... (Op, 13, aux moines de Pomposa, après 1067, PL 145, 326 C), à la fin d'une lettre aussi riche que celle-ci en avertissements sévères touchant l'abus que pouvaient faire certains moines des arts libéraux.


Mais parmi toutes les fleurs de vertus que j'ai découvertes dans ce champ fertile, béni du Seigneur, j'avoue que cela ne m'a pas fait un médiocre plaisir de ne pas y avoir trouvé d'écoles pour ces enfants qui souvent énervent et relâchent la sainte rigueur 3 ; mais vous tous: les uns âgés, parmi lesquels le noble époux de l'Eglise siégera aux portes b; d'autres dans la joyeuse parure de la jeunesse, qui, en fils des prophètes, sont assurément dignes d'aller chercher lie au désert c; d'autres encore dans toute la fleur printanière de l'adolescence, qui, comme le dit l'Apôtre saint Jean, ont vaincu le Malin d 4.

Cas., 3, 20, PL 173, 738 B). Cf. UDALRIC, Consueludines cluniacences, 3, 8, PL 149, 742 B.
4. sur les difIérents âges de la vie où se fait entendre la vocation monastique. cf. Op. 45, PL 145, 696 BC.


Voici ce qui me vient à l'esprit à présent pour la consolation de mon cher seigneur Pierre, lequel était autrefois citoyen de Capoue l, et maintenant est enrôlé dans la milice du Roi éternel.

19. De l'enfant introduit, les ouvertures fermées

Un petit garçon de cinq ans, fils d'Hubald, homme de grande noblesse qui vit avec moi à l'ermitage 2, était devenu moine dans mon monastère. Une fois, dans le silence de la nuit profonde, comme les frères se reposaient, je ne sais s'il est sorti ou s'il a été enlevé, mais, comme le boulanger était couché dans la boulangerie, et, s'étant réveillé à un certain moment, avait voulu, pour avoir moins frojd, mettre sur lui son vêtement qui était à côté de lui, voici donc que, tendant le bras, il trouve l'enfant qui dormait auprès de lui. Aussitôt, stupéfait et fort effrayé, il se lève à la hâte, allume une lampe et, examinant toute la maison avec la plus grande attention, trouve toutes les entrées fermées et verrouillées. Au matin, ce ne fut pas un petit étonnement parmi les frères: comment l'enfant qu'ils avaient vu sans aucun doute possible, la veille au soir, couché dans son lit, avait-il pu entrer, portes fermées, dans la boulangerie? En fait, des apôtres aussi on lit que, comme ils allaient être libérés de la prison publique, l un ange du Seigneur vint à eux dans la nuit, ouvrit les portes du cachot et les fit sortir en disant: l Allez, et tenez-vous dans le temple, annonçant au peuple tout ce qui concerne cette vie &. ))

de ces données sur la datation de la présente lettre, voir supra, Introd., chap. J, p. 33, n. 5.
2. Quod dicturus sum... cornes Vbaldus, uir uidelicet disertus ac prudens, nudo dumtaxat sermone narrauil (Op. 57, PL 145, 823 B). ... Nonnulla nouilii lui feruoris insignia ueracis admodum uiri fratris Vbaldi relatione cognoui Ep 6, 22, PL 144, 404 C).


De saint Pierre encore on lit que, (( comme l'ange au sortir du cachot marchait devant lui vers la porte de fer, d'elle-même elle s'ouvrit devant eux br. DePaulégalement, que (( tout à coup il se produisit un si violent tremblement de terre que les fondements de la prison furent ébranlés, et à l'instant toutes les portes s'ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers se détachèrent c r. Mais alors que les anges mêmes ne faisaient sortir de leur prison les bienheureux apôtres qu'après avoir ouvert les portes, il est bien étonnant de voir comment un enfant, peut-être par un effet de la magie des hommes, ou bien des prestiges des esprits impurs, a pu entrer dans une maison fermée de tous côtés sans que les portes aient été ouvertes. Or, l'enfant lui-même, dûment questionné, ajoutait que des hommes l'avaient pris et emmené à un grand festin, où s'offraient à la vue tous les mets les plus délicieux, et le firent manger. Il racontait aussi qu'ils le transportèrent au fort qui domine le monastère et le déposèrent juste sur la petite cloche qui est suspendue tout en haut, contre la basilique.
Cette histoire, j'ai pensé qu'il fallait en écrire le récit, pour que chacun d'entre nous, considérant que même les enfants qui ne savent pas encore pécher sont exposés aux embûches de l'Ennemi malin, supporte lui aussi sans se troubler l'épreuve qu'il subit. Avec quelle patience, n'est-ce pas, les pécheurs ne doivent-ils pas supporter les peines que leur inflige l'Ennemi malin, voyant les innocents eux-mêmes porter quelquefois le poids de leurs propres fautes? Ce frère dont je parle, je l'exhorte donc à se réjouir dans ses tribulations et à croire en toute confiance que les coups de marteau de la tentation nettoient la rouille de son âme. Car ce n'est pas un signe de damnation future, comme le diable, lui, le fait faussement craindre, mais plutôt un accroissement du salut éternel.
Que le Saint-Esprit, qui est la lumière éternelle et la rémission des péchés, vous éclaire et vous absolve tous, et qu'il vous fasse souvenir sans trêve de moi dans vos saintes prières.



Pierre Damien: sur la toute puissance divine