Jean de la Croix, poésies 1


INTRODUCTION AUX POÉSIES

40



Le XVe siècle fut italien, les XVIIe, XVIIIe et XIXe seront français, le XVIe est espagnol. En Europe, l'Espagne alors domine à tous points de vue : scientifique, technique, médical, littéraire, philosophique, spirituel41.

L'Université de Salamanque où Jean fut pendant quatre années est la première d'Europe: c'est le siècle d'or. La poésie culmine avec Boscan, Garcilaso, Luis de Leon... Or, celle de Jean de la Croix, en dépit de son étendue modeste, moins de mille vers, les dépasse par sa densité, sa beauté, sa hauteur, et la variété des strophes, des rimes et des vers : poèmes et chansons, couplets et gloses, romances. Richesse dans la simplicité dont seul un hispaniste averti peut apprécier la qualité qui vient du concours du poète, du théologien et du mystique.

À Medina del Campo, à Salamanque, Jean s'est appliqué aux exercices littéraires et poétiques car dès les premières compositions que nous connaissions, celles d'Avila, il maîtrise parfaitement la technique.

Mais à Tolède, dans cet infâme placard qui lui servait de prison, privé de tout, à l'obscur, ravagé par les tortures physiques et morales, abandonné de tous, son contact intime avec Dieu seul décuple ses dons. Jaillissent alors spontanément du poète-né, échos de son union, la Nuit, le Cantique... Il les chante, avant de pouvoir les écrire dans le dépouillement qui fait les écrits sublimes42.

À peine évadé, il les dit43, il les chante aux carmélites qui le cachent. Transportées par une richesse qui les concerne et les dépasse, elles les copient, les diffusent, les connaissent par coeur, les chantent à leur tour. Bien avant les commentaires, les billets ou les lettres, les poésies ont sur les carmélites grande et peut-être plus profonde influence.

Les Romances expriment avec justesse la Révélation de la Bible vécue par Jean de la Croix, les autres poèmes traduisent une intime expérience personnelle.

Jean de la Croix connaît les grands classiques, il est aussi de son temps. Au poème de la Vive Flamme, écrit pour Ana de Penalosa, il dit imiter les compositions de Boscan qui en fait sont de Garcilaso dans l'édition de Boscan. Plusieurs poésies comme les gloses (1, 2, 7 à 11) sont composées très librement sur des airs profanes ou même imitent des poésies profanes tournées a lo divino, en une radicale originalité qu'il n'a pas recherchée. Mais la source omniprésente, c'est l'Écriture divine, méditée, vécue. Les références à la mythologie, fréquentes chez d'autres, sont ici insignifiantes44.

Jean de la Croix n'est pas avare d'images, de comparaisons, de symboles : la Nuit, la Montagne, la Flamme. Dans le Cantique spirituel, inspiré du Cantique des Cantiques, biblique, on est submergé par leur nombre, étonné de leur audace, surpris de la facilité avec laquelle il passe de l'un à l'autre.

Le Pastoureau (10) rappelle le Christ en croix, ce croquis fait à la plume qui étonne les spécialistes et inspire les peintres.

Les trois poèmes majeurs pour lesquels Jean de la Croix a fait des commentaires émergent par leur excellence, et des trois, le poème de la Nuit est considéré comme le chef-d'oeuvre.

Nombreux sont ceux qui ont essayé de traduire ces poèmes. Paul Valéry tombant par hasard sur la traduction du P. Cyprien est tellement séduit qu'il prononce ces vers pour les entendre chanter d'eux-mêmes, qu'il les redit et les répète et les édite45 en proposant d'emblée le P. Cyprien comme « l'un des plus parfaits poètes de France ». Valéry est aussi saisi par le souffle mystérieux et puissant qui vient de Jean de la Croix et que Cyprien a su transmettre. Nous n'avons nullement la prétention de vouloir rivaliser en traduisant les poèmes sanjuanistes en poésie, en remplaçant une musique par une musique différente. C'est un exercice périlleux qui ne va pas sans fausser le sens qui pour nous est prioritaire.


40 Pour la poésie, on consultera avec profit : Dâmaso Alonso, La poesia de San Juan de la Cruz. Desde esta ladera, Madrid, Aguilar, 1966. Et Bernard Sesé, Jean de la Croix, poésies complètes, Paris, José Corti, 1993.
41 Cf. Joseph Pérez, L'Espagne du XVIe siècle, Armand Colin, 1973. Exemples : les voies de communication sont remarquables, l'Université de Salamanque adopte l'hypothèse de Copernic en 1580, la notoriété de trois médecins, en particulier de Gomez Pereira, passe les frontières, l'oeuvre de Plotin se trouve dans les Universités et les grands ordres religieux en la première édition de 1492 de la traduction par Marsille Ficin, le nombre des contemporains de Jean de la Croix canonisés est significatif.
42 Comme le Mémorial ou le Mystère de Jésus de Pascal.
43 Decir, mot le plus fréquent chez lui : if, 4553, avant Dieu: 4522.
44 Il appelle le rossignol philomèle (CSB 39), il évoque le basilic (CSB 11), les nymphes (CSB 18), le phénix (P 4, 22), les sirènes (CSB 30).
45 Les cantiques spirituels de saint Jean de la Croix... Paris, Louis Rouart et Fils, 1941.




Poésies

1


LES POESIES

I Nuit

Par une nuit obscure
Ardente d'un amour plein d'angoisses,
Oh! l'heureuse fortune!
Je sortis sans être vue,
Ma maison désormais en repos.

A l'obscur et en assurance,
Par l'échelle secrète, déguisée,
Oh! l'heureuse fortune!
A l'obscur et en cachette,
Ma maison désormais en repos.

Au sein de la nuit bénie,
En secret - car nul ne me voyait,
Ni moi je ne voyais rien -
Sans autre lueur ni guide
Hormis celle qui brûlait en mon coeur.

Et celle-ci me guidait,
Plus sûre que celle du midi,
Où Celui-là m'attendait
Que je connaissais déjà:
Sans que nul en ce lieu ne parût.

O nuit! toi qui m'as guidée,
O nuit! plus que l'aurore aimable,
O nuit! toi qui as uni
L'Aimé avec son Aimée,
L'Aimée en son Aimé transformée.


II CANTIQUES ENTRE L'ÂME ET L'ÉPOUX

ÉPOUSE

1.Où t'es-tu caché,
Aimé, et m'as laissée dans le gémissement ?
Comme le cerf tu as fui,
m'ayant blessée ;
après toi je sortis en clamant, et tu étais parti.


2.             Pâtres, qui vous en irez
là-bas par les bergeries vers le sommet,
si d'aventure vous voyez
celui que moi j'aime le plus,
dites-lui que je suis malade, souffre et meurs.


3.             Cherchant mes amours
j'irai par ces monts et ces rivages ;
ni ne cueillerai les fleurs,
ni ne craindrai les fauves,
et passerai les forts et les frontières.


4.             Ô forêts et fourrés épais
plantés par la main de l'Aimé ;
ô pâturage de verdures
de fleurs émaillé,
dites s'il est passé par vous !


5.             En répandant mille grâces
il est passé par ces bois touffus en hâte,
et, les regardant,
avec sa seule figure
il les laissa vêtus de beauté.


6.             Hélas ! qui pourra me guérir ?
Achève de te livrer enfin pour de vrai,
ne veuille plus m'envoyer
désormais d'autres messagers,
qui ne savent me dire ce que je veux.


7.             Et tous ceux qui s'attachent à toi
de toi me rapportent mille grâces,
et tous davantage me blessent,
et me laisse mourante
un je ne sais quoi qu'ils balbutient.


8.             Mais comment persévères-tu,
ô vie ! en ne vivant pas où tu vis
lorsque tendent à te faire mourir
les flèches que tu reçois
de ce que de l'Aimé en toi tu ressens ?


9.             Pourquoi, puisque tu as blessé
ce coeur, ne le guéris-tu pas?
Et, puisque tu l'as dérobé,
pourquoi le laissas-tu ainsi
et n'as-tu pas pris le vol que tu volas ?


10.           Éteins mes impatiences,
puisque personne ne peut y mettre fin ;
et puissent mes yeux te voir,
puisque tu es leur lumière,
et pour toi seul je les veux avoir.


11.           Découvre ta présence,
et que me tuent ta vue et ta beauté ;
prends garde que la maladie d'amour
ne se guérit qu'avec la présence et la personne.


12.           Ô source cristalline,
si sur tes faces argentées
tu me laissais voir soudain
les yeux désirés
que je porte en mes entrailles dessinés !


13.           Détourne-les, Aimé,
voici que je m'envole.

ÉPOUX

Reviens, colombe,
car le cerf blessé
apparaît sur le sommet
prenant l'air de ton vol, et la fraîcheur.


EPOUSE

14.           Mon Aimé, les montagnes,
les vallées solitaires ombreuses,
les îles étrangères,
les fleuves tumultueux,
le sifflement des souffles d'amour ;


15.           la nuit apaisée
proche des levers de l'aurore,
la musique silencieuse,
la solitude sonore,
le dîner qui récrée et énamoure.


16.           Attrapez-nous les renards
car notre vigne est déjà fleurie,
cependant qu'avec des roses
nous faisons une pigne,
et que personne ne paraisse sur la montagne.

17.           Arrête, bise de mort.
Viens, auster, qui réveilles les amours ;
souffle par mon jardin
et courent ses parfums
et l'Aimé se rassasiera parmi les fleurs.

18.           Ô nymphes de Judée,
tandis que parmi les fleurs et les rosiers
l'ambre donne son parfum,
demeurez dans les faubourgs
et veuillez ne point toucher nos seuils.

19.           Cache-toi, Chéri,
et regarde avec ton visage vers les montagnes,
et ne veuille point le dire ;
mais regarde les compagnes9
de celle qui va par des îles étrangères.

9 La poésie porte campanas. Le commentaire dira companas. Le Cantique B corrige.


20.           Oiseaux légers,
lions, cerfs, daims bondissants,
monts, vallées, rivages,
ondes, souffles, ardeurs,
et craintes des nuits d'insomnies

21.           par les lyres charmeuses
et le chant des sirènes, je vous conjure
que cessent vos colères
et ne touchez pas au mur,
pour que l'épouse dorme plus sûrement.

22.           L'épouse a pénétré
dans le jardin charmeur désiré,
et délicieusement elle repose
le cou appuyé
sur les doux bras de l'Aimé.

23.           Sous le pommier
là avec moi tu fus fiancée ;
là je te donnai la main
et tu fus restaurée
là où ta mère avait été violée.

24.           Notre lit fleuri
de cavernes de lions entouré,
de pourpre tendu,
de paix édifié,
de mille écus d'or couronné.

25.           À la quête de ta trace
les jeunes filles courent sur le chemin
sous la touche de l'étincelle,
du vin aromatisé ;
émissions d'un baume divin.

26.           Dans le cellier intime
de mon Aimé j'ai bu, et quand je sortis
par toute cette plaine
chose ne savais plus
et je perdis le troupeau qu'avant je suivais.

27.           Là il me donna son coeur,
là il m'enseigna une science très savoureuse,
et à lui je me donnai vraiment
moi, sans rien garder ;
là je lui promis d'être son épouse.

28.           Mon âme s'est employée
et tout mon bien à son service.
Je ne garde plus de troupeau
ni n'ai plus d'autre office,
car désormais seulement d'aimer est mon exercice.

29.           Ainsi donc si au pré public
de ce jour on ne me voit ni ne me trouve,
dites que je me suis perdue;
et qu'allant énamourée,
je me suis faite perdante, et je fus gagnante.

30.           De fleurs et d'émeraudes
dans les fraîches matinées cueillies
nous ferons les guirlandes
en ton amour fleuries
et avec un de mes cheveux entrelacées.

31.           En ce seul cheveu
que sur mon cou tu as observé voler,
tu le regardas sur mon cou
et en lui tu restas pris,
et à l'un de mes yeux tu te blessas.

32.           Quand tu me regardais
ta grâce en moi tes yeux imprimaient ;
pour cela tu me chérissais,
et en cela les miens méritaient
d'adorer ce qu'en toi ils voyaient.

33.           Ne me méprise pas,
car, si tu m'as trouvé le teint brun,
maintenant tu peux bien me regarder
depuis que tu me regardas,
car grâce et beauté en moi tu as laissées.

34.           La blanche colombe
à l'arche avec le rameau est revenue ;
et enfin la tourterelle
le compagnon désiré
sur les rives verdoyantes elle l'a trouvé.

35.           En solitude elle vivait,
et en solitude elle a déjà placé son nid,
et en solitude la guide
tout seul son amoureux,
lui aussi en solitude d'amour blessé.

36.           Réjouissons-nous, Aimé,
et allons nous voir en ta beauté
au mont et à la colline,
où jaillit l'eau pure ;
entrons plus avant dans l'épaisseur.

37.           Et bientôt aux hautes
cavernes de la pierre nous irons,
qui sont bien cachées ;
et là nous entrerons
et nous goûterons le moût des grenades.

38.           Là tu me montrerais
ce que mon âme désirait,
et bientôt me donnerais
là, toi, ma vie,
cela que tu me donnas l'autre jour :

39.           le souffle de l'air,
le chant de la douce philomèle,
le bocage et son enchantement
en la nuit sereine,
avec la flamme qui consume et ne donne pas de peine.

40.           Personne ne regardait...
Aminadab désormais ne se montrait plus ;
et les assiégeants s'apaisaient,
et la cavalerie
à la vue des eaux redescendait.


III COUPLETS QUE CHANTE L'ÂME EN L'INTIME UNION EN DIEU, SON ÉPOUX BIEN-AIMÉ.

1.             Ô vive flamme d'amour,
qui tendrement blesses
de mon âme dans le centre le plus profond
car désormais tu n'es plus cruelle,
achève si tu veux,
brise la toile de cette douce rencontre.

2.             Ô cautère délectable !
Ô savoureuse plaie !
Ô douce main, ô touche délicate
qui sent la vie éternelle
et paie toute dette;
en tuant, la mort tu l'as changée en vie.

3.             Ô flambeaux de feu
dans les splendeurs de qui
les profondes cavernes du sens,
qui était obscur et aveugle
avec de singulières excellences
chaleur et lumière
ensemble donnent à son bien-aimé.

4.             Combien doux et amoureux
t'éveilles-tu dans mon sein
où, secrètement seul tu demeures
et en ton souffle savoureux
riche de bien et de gloire
combien délicatement tu m'énamoures !


IV Couplets du même faits après une extase de haute contemplation

      J'entrai où je ne sus,
et restai sans savoir,
toute science transcendant.


1. Moi je ne sus où j'entrais,
mais, quand je me vis là, (5)
sans savoir où je me trouvais,
de grandes choses je compris ;
je ne dirai pas ce que je sentis55,
car je demeurai sans savoir
toute science transcendant56. (10)

2. De paix et de piété
c'était la science parfaite,
en profonde solitude,
connue directement;
c'était chose si secrète, (15)
que je restai balbutiant,
toute science transcendant.

3. J'étais si ravi,
si absorbé et transporté,
que mon sens se trouva
de tout sentir privé (20)
et l'esprit doté
d'un entendre n'entendant pas,
toute science transcendant.

4. Celui qui arrive là pour de vrai (25)
à soi-même défaille ;
tout ce qu'il savait avant
lui paraît très bas,
et sa science croît d'autant plus,
qu'il demeure sans savoir, (30)
toute science transcendant.

5. Plus haut il s'élève,
et moins il comprenait,
ce qu'est la nuée ténébreuse(Ex 14,20)
qui la nuit éclairait ; (35)
pour cela celui qui la savait
reste toujours sans savoir,
toute science transcendant.

6. Ce savoir ne sachant pas
est d'un si haut pouvoir, (40)
que les sages argumentant
jamais ne le peuvent surpasser,
car leur savoir n'atteint pas
au non entendre en entendant,
toute science transcendant. (45)

7. Et il est de si haute excellence
ce suprême savoir,
qu'il n'y a faculté ni science
qui pourraient s'y mesurer ;
qui saura se vaincre 50
avec un non savoir savant,
ira toujours en transcendant

8. Et si vous voulez l'ouïr,
cette science suprême consiste
en un sublime sentir (55)
de la divine Essence ;
c'est l'oeuvre de sa clémence
de laisser sans entendre,
toute science transcendant.


55 Sentir, au sens de connaître.
56 Science désigne ici tout savoir, mais plus particulièrement la théologie.


V. Couplets de l'âme qui peine pour voir Dieu, du même auteur


Je vis sans vivre en moi
et de telle manière j'espère
que je meurs de ne pas mourir.


1. En moi je ne vis plus,
et sans Dieu vivre ne puis ; (5)
car sans lui et sans moi demeurer,
cette vie que sera-t-elle ?
Mille morts elle me vaudra,
puisque ma vie même j'espère,
mourant de ne pas mourir.(10)

2. Cette vie que je vis
est privation de vivre ;
et ainsi c'est une mort continuelle
jusqu'à ce que je vive avec toi.
Entends, mon Dieu, ce que je dis, (15)
que cette vie je ne la veux pas ;
puisque je meurs de ne pas mourir.

3. Étant privée de toi,
quelle vie puis-je avoir,
sinon endurer la mort, (20)
la plus grande que jamais je vis ?
J'ai pitié de moi,
puisque je persévère de sorte,
que je meurs de ne pas mourir.


4.             Le poisson qui de l'eau sort (25)
n'est pas tant privé de secours,
puisque dans la mort qu'il souffre,
la mort enfin le secourt.
Quelle mort pourra s'égaler
à ma pitoyable vie, (30)
puisque, si plus je vis, plus je meurs ?


5.             Quand je me crois soulagée
de te voir dans le Sacrement,
cela me fait une plus grande affliction
de ne pouvoir jouir de toi ; (35)
tout est pour plus de peine
de ne te voir comme je veux,
et je meurs de ne pas mourir.

6. Et si je me réjouis, Seigneur,
avec l'espérance de te voir, (40)
à voir que je puis te perdre
se redouble ma douleur ;
vivant en tel effroi
et espérant comme j'espère
je me meurs de ne pas mourir. (45)

7. Tire-moi de cette mort,
mon Dieu, et donne-moi la vie ;
ne me tiens pas entravée
dans ce lacet si rigoureux ;
vois que je peine pour te voir, (50)
et mon mal est si entier,
que je meurs de ne pas mourir.

8. Je pleurerai ma mort désormais
et me lamenterai sur ma vie
en tant qu'elle est encombrée (55)
par mes péchés.
Ô mon Dieu ! quand sera-ce
quand donc dirai-je pour de vrai :
je vis maintenant de ne pas mourir.

VI Autres chants du même


"A lo divino"

      En quête d'un élan amoureux,
et ne manquant pas d'espérance,
je volai si haut, si haut,
que j'atteignis ce que je chassais.

1. Pour que je puisse atteindre (5)
à cet élan divin,
il me fallut tellement voler
que je me perde de vue ;
et pourtant en ce transport
en mon vol je restai court ; (10)
mais l'amour fut si haut,
que j'atteignis ce que je chassais.

2. Quand plus haut je m'élevais,
ma vue était éblouie,
et la plus forte conquête (15)
à l'obscur se faisait ;
mais, comme c'était l'élan d'amour,
je fis un saut à l'aveugle dans le noir,
et je fus si haut, si haut,
que j'atteignis ce que je chassais. (20)

3. D'autant plus haut je parvenais
par cet élan si élevé,
d'autant plus bas et accablé
et abattu je me trouvais ;
je dis : Nul ne pourra y atteindre ; (25)
et je m'abaissai tellement, tellement,
que je fus si haut, si haut,
que j'atteignis ce que je chassais.

4. D'une étrange manière
mille vols je franchis en un seul vol,
car l'espérance du ciel (30)
obtient autant qu'elle espère ;
j'espérai seulement cet élan
et en espérance ne fus pas déçu,
puisque je m'en fus si haut, si haut,
que j'atteignis ce que je chassai. (35)

VII Autres chants « a lo divino » (du même auteur),


du Christ et de l'âme


1. Un pastoureau seul est en peine,
étranger au plaisir et à la satisfaction,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
et le coeur d'amour bien blessé.

2. Il ne pleure pas que l'amour l'ait blessé, (5)
car il n'a pas de peine de se voir ainsi affligé,
bien qu'en son coeur il soit blessé ;
mais il pleure de penser qu'il est oublié.

3. Car seulement de penser qu'il est oublié
de sa belle pastourelle, en grande peine, (10)
il se laisse maltraiter en terre étrangère,
le coeur de l'amour fort blessé.

4. Et le pastoureau dit: Ah ! malheureux
qui de mon amour s'est fait absent,
et ne veut pas jouir de ma présence (15)
et de mon coeur par son amour tout blessé !

5. Puis après un long temps il monta
sur un arbre, ouvrit ses beaux bras,
et mort il demeura, pendu par eux,
le coeur d'amour fort blessé. (20)

VIII Chant de l'âme qui se réjouit de connaître Dieu par foi

Je connais bien moi la source qui jaillit et coule,
bien que de nuit.

1. Cette source éternelle est cachée,
et pourtant je sais bien moi où elle a sa demeure,
bien que de nuit. (5)

2. En cette nuit obscure de cette vie,
je sais bien moi par foi la source fraîche
bien que de nuit.

3. Son origine je ne le sais, car elle n'en a pas,
mais je sais que toute origine
vient d'elle (10)
bien que de nuit.

4. Je sais qu'il ne peut être chose si belle
et que cieux et terre s'abreuvent d'elle,
bien que de nuit.

5. Je sais bien que de limite
en elle on ne trouve (15)
et que personne ne peut la comprendre
bien que de nuit.

6. Sa clarté jamais n'est obscurcie
et je sais que toute lumière d'elle est venue,
bien que de nuit. (20)

7. Je sais que ses courants sont si puissants,
qu'enfers, cieux, ils arrosent, et les nations,
bien que de nuit.

8. Le courant qui naît de cette source
je sais bien qu'il est hautement capable
et omnipotent, (25)
bien que de nuit46.

9. Et le courant qui de ces deux procède,
je sais qu'aucune des autres47 ne le précède,
bien que de nuit.

10. Je sais bien que les trois
en une seule et unique eau vive (30)
résident, et que l'une de l'autre découle,
bien que de nuit.

11. Cette source éternelle est cachée
en ce pain vivant pour nous donner vie,
bien que de nuit. (35)

12. Ici elle appelle les créatures,
qui de cette eau s'abreuvent, quoiqu'à l'obscur,
car c'est de nuit.

13. Cette source vive que je désire,
en ce pain de vie je la vois, (40)
bien que de nuit.

46 Il s'agit du Verbe tout-puissant, deuxième personne de la Trinité.
47 Des autres sources.


IX Glose « a lo divino », du même auteur


      Pour toute la beauté

jamais je ne me perdrai,
mais pour un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure.

1. Saveur d'un bien qui est fini, (5)
le plus qu'elle peut atteindre
est de lasser l'appétit
et de gâter le palais ;
et ainsi, pour toute douceur
jamais moi je ne me perdrai, (10)
mais pour un je ne sais quoi,
qui se trouve d'aventure.

2. Le coeur généreux
jamais n'a cure de s'arrêter
là où l'on peut passer (15)
sinon dans le plus difficile ;
rien ne lui causera satiété
et sa foi monte tellement,
qu'il goûte d'un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure. (20)

3. Celui qui d'amour tombe malade,
épris de l'être divin,
a le goût si changé
qu'à tous les goûts il défaille ;
comme celui qui avec la fièvre (25)
se dégoûte de la nourriture qu'il voit,
et désire un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure.

4. Ne soyez pas surpris de cela
que le goût demeure tel, (30)
car la cause du mal
est étrangère à tout le reste ;
et ainsi, toute créature
se voit étrangère,
et goûte d'un je ne sais quoi (35)
qui se trouve d'aventure.

5. Car la volonté étant
par la Divinité touchée,
ne peut se trouver payée
qu'avec la Divinité ; (40)
mais, sa beauté étant telle
qu'elle se voit seulement par foi,
elle la goûte en un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure.

6. Or d'un tel amoureux (45)
dites-moi si vous aurez douleur
qu'il ne goûte saveur
parmi tout le créé ;
seul, sans forme ni figure,
sans trouver appui ni avoir pied, (50)
goûtant là un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure.

7. Ne pensez pas que l'intérieur,
qui est de beaucoup plus de valeur,
trouve joie et allégresse (55)
en ce qui donne ici saveur ;
mais au-delà de toute beauté
de ce qui est et sera et fut
là goûtant un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure. (60)

8. Mieux emploie son soin
qui veut s'avantager
en ce qui est à gagner
qu'en ce qu'il a gagné ;
et ainsi, pour plus de hauteur, (65)
moi toujours je m'inclinerai
surtout à un je ne sais quoi
qui se trouve d'aventure.

9. Pour ce qui par le sens
peut ici-bas se comprendre (70)
et tout ce qui peut s'entendre,
bien qu'il soit très élevé
ni pour grâce ni beauté
moi jamais je ne me perdrai,
mais pour un je ne sais quoi (75)
qui se trouve d'aventure. Fin.


X Glose du même auteur

Sans appui et pourtant appuyé,

 vivant sans lumière et à l'obscur
je vais tout me consumant.

1. Mon âme est dégagée
de toute chose créée (5)
et au-dessus d'elle élevée,
et en une savoureuse vie
seulement à son Dieu attachée.
Par cela déjà se dira
la chose que j'estime le plus, (10)
que mon âme se voit déjà
sans appui et pourtant appuyée.


2. Et bien que ténèbres j'endure
en cette vie mortelle,
mon mal n'est pas si grand, (15)
car, si je manque de lumière,
je possède une vie céleste ;
car l'amour donne une telle vie,
quand il est plus aveugle,
qu'il tient l'âme soumise, (20)
vivant sans lumière et à l'obscur.

3. L'amour fait une telle oeuvre
depuis que je le connus,
que, s'il y a bien ou mal en moi,
il donne à tout même saveur, (25)
et transforme l'âme en soi ;
et ainsi, en sa flamme savoureuse,
qu'en moi je sens,
vite, sans que rien ne reste,
je vais tout me consumant. (30)


Les Romances


Romance I sur l'évangile In principio erat Verbum,

concernant la Sainte Trinité.


1        Dans le principe demeurait

le Verbe, et en Dieu il vivait,
en qui sa félicité
infinie il possédait.

Le Verbe lui-même était Dieu, (5)
puisque le principe il se disait.

Il demeurait dans le principe,
et n'avait pas de principe.

Il était le principe même ;
pour cela il n'en avait pas. (10)

Le Verbe se nomme Fils,
puisqu'il naissait du principe.

Il l'a toujours conçu
et toujours il le concevait.

Il lui donne toujours sa substance (15)
et toujours il se la gardait.

Et ainsi, la gloire du Fils
est celle qu'en le Père il avait ;
et toute sa gloire le Père
dans le Fils possédait. (20)

Comme l'aimé en l'amoureux
l'un en l'autre résidait,
et cet amour qui les unit
convenait en lui-même
à l'un et à l'autre (25)
en égalité et en valeur.

Trois personnes et un aimé
entre tous trois il y avait ;
et un seul amour en elles toutes
et un seul amoureux les faisait, (30)
et l'amoureux est l'aimé
en qui chacun vivait ;
car l'être que les trois possèdent
chacun le possédait,
et chacun d'eux aime (35)
celle qui possédait cet être.

Cet être est chacune
et lui seul les unissait
en un ineffable noeud
qui ne saurait se dire. (40)

Pour cela était infini
l'amour qui les unissait,
car un seul amour ont les trois,
que l'on disait leur essence;
car l'amour, plus il est un, (45)
plus amour il se fait.


Romance II DE LA COMMUNICATION DES TROIS PERSONNES


2 En cet amour immense

qui des deux procédait,
des paroles de grande douceur
le Père au Fils disait, (50)
de si profond délice,
que nul ne les entendait;
seul le Fils en jouissait,
car cela le concernait.

Mais ce qu'on en peut entendre (55)
de cette manière il le disait:

- Rien ne me contente, Fils,
hors de ta compagnie.
Et si quelque chose me contente,
c'est en toi que je l'aimerais. (60)

Celui qui à toi ressemble le plus
à moi le plus me satisferait ;
et celui qui ne te ressemble en rien
en moi rien ne trouverait.

En toi seul je me suis complu, (65)
ô vie de ma vie !

Tu es lumière de ma lumière48.
Tu es ma sagesse;
figure de ma substance
en qui je me complais bien. (70)

À celui qui t'aimerait, Fils,
moi-même à lui je me donnerais,
et l'amour que moi j'ai en toi
celui-là même en lui je mettrais,
pour la raison qu'il a aimé (75)
qui j'aimais tant moi-même.


48 La formule de Plotin « lumière née de la lumière » (f?s ?? f?t??)  passe en l'année 325 dans le Credo : lumen de lumine.


Romance III DE LA CRÉATION


3 - Une épouse qui t'aime,

mon Fils, j'aimerais te donner,
qui par ta valeur mérite
d'avoir notre compagnie (80)
et de manger du pain à une seule table
le même que moi je mangeais,
pour qu'elle connaisse les biens
que moi en un tel Fils j'avais,
et qu'elle se réjouisse avec moi (85)
de ta grâce et de ta vigueur.

- Je te remercie beaucoup, Père
- le Fils lui répondait -.
À l'épouse que tu me donnerais
moi ma clarté je lui donnerais, (90)
afin que par elle, elle voie
tout ce que mon Père valait,
et comment l'être que je possède
de son être je le recevais.

Moi je l'inclinerais sur mon bras, (95)
et en ton amour elle s'embraserait,
et avec un éternel délice
ta bonté elle exalterait.


Romance IV SUITE DE LA CREATION



- Ainsi donc soit fait - dit le Père -,

car ton amour le méritait. (100)

Et dans cette parole qu'il dit,
le monde il avait créé ;
palais pour l'épouse,
fait en grande sagesse;
qu'en deux logis, (105)
haut et bas, il divisait.

Celui du bas de variétés
infinies il composait ;
mais le haut il l'embellissait
d'admirables pierreries, (110)
pour que l'épouse connût
l'Époux qu'elle avait.

Dans le haut il plaçait
l'angélique hiérarchie;
mais la nature humaine (115)
dans le bas il la mettait,
pour être en sa composition
chose de moindre valeur.

Et bien que l'être et les lieux
de cette façon il les partageât (120)
cependant tous sont un seul corps
de l'épouse dont il parlait;
car l'amour d'un même Époux
une seule Épouse les faisait.

Ceux d'en haut possédaient (125)
l'Époux en allégresse,
ceux d'en bas en espérance
de foi qu'il leur infusait,
en leur disant qu'en un certain temps
il les exalterait, (130)
et que leur bassesse présente
il la leur élèverait,
de manière que personne
ne la mépriserait plus ;
parce qu'en tout semblable (135)
à eux lui se ferait,
et qu'il viendrait avec eux,
et avec eux demeurerait;
et que Dieu serait homme,
et que l'homme serait Dieu, (140)
et qu'il parlerait avec eux,
mangerait et boirait;

et qu'avec eux continuellement
lui-même resterait
jusqu'à ce que se consume (145)
ce siècle qui allait son cours,
qu'alors ils se réjouiraient ensemble
en éternelle mélodie ;

car il était la tête
de l'épouse qu'il avait, (150)
à laquelle tous les membres
des justes il joindrait,
qui sont le corps de l'épouse ;

que lui la prendrait
en ses bras tendrement, (155)
et là son amour lui donnerait ;

et qu'ainsi réunis,
au Père il la conduirait,
où, du même délice
dont Dieu jouit elle jouirait ; (160)

car, comme le Père et le Fils
et celui qui d'eux procédait
l'un vit dans l'autre,
ainsi l'épouse serait,
car au dedans de Dieu absorbée, (165)
vie de Dieu elle vivrait.


Romance V Des Désirs des Saints Pères


5 Avec cette bonne espérance

qui d'en haut leur venait,
le chagrin de leurs épreuves
plus léger se faisait ; (170)

mais la lenteur de l'espérance
et le désir qui croissait
de jouir avec leur Époux
continuellement les affligeaient.

C'est pourquoi avec prières, (175)
avec soupirs et désir véhément,
avec larmes et gémissements,
ils le priaient nuit et jour
qu'enfin il se décidât
à leur donner sa compagnie. (180)

Les uns disaient: Oh ! si c'était
en mon temps l'allégresse!
d'autres : Achève, Seigneur,
envoie celui que tu dois envoyer ;
d'autres : Oh ! si enfin tu déchirais (185)
ces cieux, et si je voyais
avec mes yeux que tu descends,
alors mes pleurs cesseraient !

Arrosez, nuages d'en haut,
car la terre le demandait, (190)
et que s'embrase désormais la terre
qui des épines nous produisait,
et qu'elle produise cette fleur
avec laquelle elle fleurirait.

D'autres disaient : Oh ! heureux (195)
celui qui en tel temps vivrait,
qu'il mériterait de voir Dieu
avec les yeux qu'il aurait,
et de le toucher avec ses mains,
et de marcher en sa compagnie, (200)
et de jouir des mystères
qu'alors il promulguera49!


49 Références bibliques : (Gn 3,18) ; (Ex 4,13) ; (Is 11,1; 45,8; 64,1) ; (1Jn 1,11) ; (1P 1,11).


Romance VI SUITE



En ces prières et en d'autres
un long temps était passé ;

mais dans les dernières années (205)
la ferveur beaucoup grandissait,
quand le vieil Siméon
en désir se consumait,
priant Dieu qu'il voulût
lui laisser voir ce jour. (210)

Et ainsi l'Esprit Saint
au bon vieillard répondait :
- Qu'il lui donnait sa parole
que la mort il ne verrait
avant qu'il ne vît la vie (215)
qui d'en haut descendrait,
et que lui en ses mains mêmes,
Dieu même il prendrait,
et le tiendrait en ses bras
et contre lui l'étreindrait. (220)



Jean de la Croix, poésies 1