1967 Populorum Progressio 38

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Organisations professionnelles

Dans l'oeuvre du développement, l'homme, qui trouve dans la famille son milieu de vie primordial, est souvent aidé par des organisations professionnelles. Si leur raison d'être est de promouvoir les intérêts de leurs membres, leur responsabilité est grande devant la tâche éducative qu'elles peuvent et doivent en même temps accomplir. A travers l'information qu'elles donnent, la formation qu'elles proposent, elles peuvent beaucoup pour donner à tous le sens du bien commun et des obligations qu'il entraîne pour chacun.

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Pluralisme légitime

Toute action sociale engage une doctrine. Le chrétien ne saurait admettre celle qui suppose une philosophie matérialiste et athée, qui ne respecte ni l'orientation religieuse de la vie à sa fin dernière, ni la liberté ni la dignité humaines. Mais, pourvu que ces valeurs soient sauves, un pluralisme des organisations professionnelles et syndicales est admissible, et à certains points de vue utile, s'il protège la liberté et provoque l'émulation. Et de grand coeur Nous rendons hommage à tous ceux qui y travaillent au service désintéressé de leurs frères.

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Promotion culturelle

Par-delà les organisations professionnelles, sont aussi à l'oeuvre les institutions culturelles. Leur rôle n'est pas moindre pour la réussite du développement. "L'avenir du monde serait en péril, affirme gravement le Concile, si notre époque ne savait pas se donner des sages". Et il ajoute : "De nombreux pays pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront puissamment aider les autres sur ce point" GS 15 Par. 3. Riche ou pauvre, chaque pays possède une civilisation reçue des ancêtres : institutions exigées pour la vie terrestre et manifestations supérieures - artistiques, intellectuelles et religieuses - de la vie de l'esprit. Lorsque celles-ci possèdent de vraies valeurs humaines, il y aurait grave erreur à les sacrifier à celles-là. Un peuple qui y consentirait perdrait par là le meilleur de lui-même, il sacrifierait, pour vivre, ses raisons de vivre. L'enseignement du Christ vaut aussi pour les peuples : "Que servirait à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme ?" Mt 16,26.

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Tentation matérialiste

Les peuples pauvres ne seront jamais trop en garde contre cette tentation qui leur vient des peuples riches. Ceux-ci apportent trop souvent avec l'exemple de leur succès dans une civilisation technicienne et culturelle, le modèle d'une activité principalement appliquée à la conquête de la prospérité matérielle. Non que cette dernière interdise par elle-même l'activité de l'esprit. Au contraire, celui-ci, "moins esclave des choses, peut facilement s'élever à l'adoration et à la contemplation du Créateur" GS 57 Par. 4. Mais pourtant, "la civilisation moderne, non certes par son essence même, mais parce qu'elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l'approche de Dieu" GS 19 Par. 2. Dans ce qui leur est proposé, les peuples en voie de développement doivent donc savoir choisir : critiquer et éliminer les faux biens qui entraîneraient un abaissement de l'idéal humain, accepter les valeurs saines et bénéfiques pour les développer, avec les leurs, selon leur génie propre.


VERS UN HUMANISME PLENIER

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Conclusion

C'est un humanisme plénier qu'il faut promouvoir (Cf., par ex., J. Maritain, l'Humanisme Intégral, Paris, Aubier, 1936.). Qu'est-ce à dire, sinon le développement intégral de tout l'homme et de tous les hommes ? Un humanisme clos, fermé aux valeurs de l'esprit et à Dieu qui en est la source, pourrait apparemment triompher. Certes l'homme peut organiser la terre sans Dieu, mais "sans Dieu il ne peut en fin de compte que l'organiser contre l'homme. L'humanisme exclusif est un humanisme inhumain" (H. de Lubac, S.J., le Drame de l'humanisme athée, 3e éd., Paris, Spes, 1945. p. 10). Il n'est donc d'humanisme vrai qu'ouvert à l'Absolu, dans la reconnaissance d'une vocation, qui donne l'idée vraie de la vie humaine. Loin d'être la norme dernière des valeurs, l'homme ne se réalise lui-même qu'en se dépassant. Selon le mot si juste de Pascal : l'homme passe infiniment l'homme (Pensées, éd. Brunschvicg, n. 434, Cf. M. Zundel, l'Homme passe l'homme, Caire, Editions du Lien, 1944).


II VERS LE DEVELOPPEMENT SOLIDAIRE DE L'HUMANITE

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Introduction

Le développement intégral de l'homme ne peut aller sans le développement solidaire de l'humanité. Nous le disions à Bombay : "L'homme doit rencontrer l'homme, les nations doivent se rencontrer comme des frères et soeurs, comme les enfants de Dieu. Dans cette compréhension et cette amitié mutuelles, dans cette communion sacrée, Nous devons également commencer à oeuvrer ensemble pour édifier l'avenir commun de l'humanité" (Allocution aux représentants des religions non chrétiennes, le 3.12.1964. A.A.S., 57 (1965). p.132). Aussi suggérions-Nous la recherche de moyens concrets et pratiques d'organisations et de coopération pour mettre en commun les ressources disponibles et réaliser ainsi une véritable communion entre toutes les nations.

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Fraternité des peuples

Ce devoir concerne en premier lieu les plus favorisés. Leurs obligations s'enracinent dans la fraternité humaine et surnaturelle et se présentent sous un triple aspect : devoir de solidarité, l'aide que les nations riches doivent apporter aux pays en voie de développement ; devoir de justice sociale, le redressement des relations commerciales défectueuses entre peuples forts et peuples faibles ; devoir de charité universelle, la promotion d'un monde plus humain pour tous, où tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres. La question est grave, car l'avenir de la civilisation mondiale en dépend.



1 L'assistance aux faibles

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Lutte contre la faim

"Si un frère ou une soeur sont nus, dit saint Jacques, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un d'entre vous leur dise : "allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous", sans leur donner ce qui est nécessaire à leurs corps, à quoi cela sert-il ? " Jc 2,15-16. Aujourd'hui, personne ne peut plus l'ignorer, sur des continents entiers, innombrables sont les hommes et les femmes torturés par la faim, innombrables les enfants sous-alimentés, au point que bon nombre d'entre eux meurent en bas âge, que la croissance physique et le développement mental de beaucoup d'autres en sont compromis, que des régions entières sont de ce fait condamnées au plus morne découragement.

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Aujourd'hui

Des appels angoissés ont déjà retenti. Celui de Jean XXIII a été chaleureusement accueilli MM 1. Nous l'avons Nous-même réitéré en notre message de Noël 1963 (Cf. A.A.S., 56 (1964), p. 57-58), et de nouveau en faveur de l'Inde en 1966 (Cf. Encicliche e Discorsi di Paolo VI, vol.IX, Roma, Ed. Paoline, 1966, p.132-136 ; Doc. Cat., t. 43, Paris, 1966, col. 403-406.). La campagne contre la faim engagée par l'Organisation internationale pour l'alimentation et l'agriculture (F.A.O.) et encouragée par le Saint-Siège a été généreusement suivie. Notre Caritas internationalis est partout à l'oeuvre et de nombreux catholiques, sous l'impulsion de nos frères dans l'épiscopat, donnent et se dépensent eux-mêmes sans compter pour aider ceux qui sont dans le besoin, élargissant progressivement le cercle de leur prochain.

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Demain

Mais cela, pas plus que les investissements privés et publics réalisés, les dons et les prêts consentis, ne saurait suffire. Il ne s'agit pas seulement de vaincre la faim ni même de faire reculer la pauvreté. Le combat contre la misère, urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s'agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d'une nature insuffisamment maîtrisée ; un monde où la liberté ne soit pas un vain mot et où le pauvre Lazare puisse s'asseoir à la même table que le riche Lc 16,19-31. Cela demande à ce dernier beaucoup de générosité, de nombreux sacrifices, et un effort sans relâche. A chacun d'examiner sa conscience, qui a une voix nouvelle pour notre époque. Est-il prêt à soutenir de ses deniers les oeuvres et les missions organisées en faveur des plus pauvres ? A payer davantage d'impôts pour que les pouvoirs publics intensifient leur effort pour le développement ? A acheter plus cher les produits importés pour rémunérer plus justement le producteur ? A s'expatrier lui-même au besoin, s'il est jeune, pour aider cette croissance des jeunes nations ?

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Devoir de solidarité

Le devoir de solidarité des personnes est aussi celui des peuples: "Les nations développées ont le très pressant devoir d'aider les nations en voie de développement" GS 86 Par. 3. Il faut mettre en oeuvre cet enseignement conciliaire. S'il est normal qu'une population soit première bénéficiaire des dons que lui a faits la Providence comme des fruits de son travail, aucun peuple ne peut, pour autant, prétendre réserver ses richesses à son seul usage. Chaque peuple doit produire plus et mieux, à la fois pour donner à tous ses ressortissants un niveau de vie vraiment humain et aussi pour contribuer au développement solidaire de l'humanité. Devant l'indigence croissante des pays sous-développés, on doit considérer comme normal qu'un pays évolué consacre une partie de sa production à satisfaire leurs besoins; normal aussi qu'il forme des éducateurs, des ingénieurs, des techniciens, des savants qui mettront science et compétence a leur service.

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Superflu

Il faut aussi le redire: le superflu des pays riches doit servir aux pays pauvres. La règle qui valait autrefois en faveur des plus proches doit s'appliquer aujourd'hui à la totalité des nécessiteux du monde. Les riches en seront d'ailleurs les premiers bénéficiaires. Sinon, leur avarice prolongée ne pourrait que susciter le jugement de Dieu et la colère des pauvres, aux imprévisibles conséquences. Repliées dans leur égoïsme, les civilisations actuellement florissantes porteraient atteinte à leurs valeurs les plus hautes, en sacrifiant la volonté d'être plus au désir d'avoir davantage. Et la parabole s'appliquerait à elles de l'homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté, et qui ne savait où entreposer sa récolte : "Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme" Lc 12,20

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Programmes

Ces efforts pour atteindre leur pleine efficacité, ne saurait demeurer dispersés et isolés, moins encore opposés pour des raisons de prestige ou de puissance : la situation exige des programmes concertés. Un programme est en effet plus et mieux qu'une aide occasionnelle laissée à la bonne volonté d'un chacun. Il suppose, Nous l'avons dit plus haut, études approfondies fixation des buts, détermination des moyens, regroupement des efforts pour répondre aux besoins présents et aux exigences prévisibles. Bien plus, il dépasse les perspectives de la croissance économique et du progrès social : il donne sens et valeur à l'oeuvre à réaliser. En aménageant le monde, il valorise l'homme.

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Fonds mondial

Il faudrait encore aller plus loin. Nous demandions à Bombay la constitution d'un grand Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires, pour venir en aide aux plus déshérités (Message au monde remis aux journalistes le 4.12.1964. Cf. A.A.S., 57 (1965), p.135). Ce qui vaut pour la lutte immédiate contre la misère vaut aussi à l'échelle du développement. Seule une collaboration mondiale, dont un fonds commun serait à la fois le symbole et l'instrument, permettrait de surmonter les rivalités stériles et susciter un dialogue fécond et pacifique entre tous les peuples.

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Ses avantages

Sans doute des accords bilatéraux ou multilatéraux peuvent être maintenus : ils permettent de substituer aux rapports de dépendance et aux amertumes issues de l'ère coloniale d'heureuses relations d'amitié, développées sur un pied d'égalité juridique et politique. Mais incorporés dans un programme de collaboration mondiale ils seraient exempts de tout soupçon. Les défiances des bénéficiaires en seraient atténuées. Ils auraient moins à redouter, dissimulées sous l'aide financière ou l'assistance technique, certaines manifestations de ce qu'on a appelé le néocolonialisme, sous forme de pressions politiques et de dominations économiques visant à défendre ou à conquérir une hégémonie dominatrice.

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Son urgence

Qui ne voit par ailleurs qu'un tel fonds faciliterait les prélèvements sur certains gaspillages, fruit de la peur ou de l'orgueil ? Quand tant de peuples ont faim, quand tant de foyers souffrent de la misère, quand tant d'hommes demeurent plongés dans l'ignorance, quant tant d'écoles, d'hôpitaux, d'habitations dignes de ce nom demeurent à construire, tout gaspillage public ou privé, toute dépense d'ostentation nationale ou personnelle, toute course épuisante aux armements devient un scandale intolérable. Nous Nous devons de le dénoncer. Veuillent les responsables Nous entendre avant qu'il ne soit trop tard.

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Dialogue à instaurer

C'est dire qu'il est indispensable que s'établisse entre tous ce dialogue que Nous appelions de tous nos voeux dans Notre première encyclique, ECCLESIAM SUAM . Ce dialogue entre ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient permettra de mesurer les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d'emploi des autres. Les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d'être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d'intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêt ou à intérêt minime, et la durée des amortissements. Des garanties pourront être données à ceux qui fournissent les moyens financiers, sur l'emploi qui en sera fait selon le plan convenu et avec une efficacité raisonnable, car il ne s'agit pas de favoriser paresseux et parasites. Et les bénéficiaires pourront exiger qu'on ne s'ingère pas dans leur politique, qu'on ne perturbe pas leur structure sociale. Etats Souverains, il leur appartient de conduire eux-mêmes leurs affaires, de déterminer leur politique, et de s'orienter librement vers la société de leur choix. C'est donc une collaboration volontaire qu'il faut instaurer, une participation efficace des uns avec les autres dans une égale dignité, pour la construction d'un monde plus humain.

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Sa nécessité

La tâche pourrait sembler impossible dans des régions où le souci de la subsistance quotidienne accapare toute l'existence de familles incapables de concevoir un travail susceptible de préparer un avenir moins misérable. Ce sont pourtant ces hommes et ces femmes qu'il faut aider, qu'il faut convaincre d'opérer eux-mêmes leur propre développement et d'en acquérir progressivement les moyens. Cette oeuvre commune n'ira certes pas sans effort concerté, constant, et courageux. Mais que chacun en soit bien persuadé : il y va de la vie des peuples pauvres, de la paix civile dans les pays en voie de développement, et de la paix du monde.


2 L'équité dans les relations commerciales

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Les efforts considérables, qui sont faits pour aider au plan financier et technique les pays en voie de développement seraient illusoires, si leurs résultats étaient partiellement annulés par le jeu des relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. La confiance de ces derniers serait ébranlée s'ils avaient l'impression qu'une main leur enlève ce que l'autre leur apporte.

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Distorsion croissante

Les nations hautement industrialisées exportent en effet surtout des produits fabriqués tandis que les économies peu développées n'ont à vendre que des produits agricoles et des matières premières. Grâce au progrès technique, les premiers augmentent rapidement de valeur et trouvent un marché suffisant. Au contraire, les produits primaires en provenance des pays sous-développés subissent d'amples et brusques variations de prix, bien loin de cette plus-value progressive. Il en résulte pour les nations peu industrialisées de grandes difficultés, quand elles doivent compter sur leurs exportations pour équilibrer leur économie et réaliser leur plan de développement. Les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches.

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Au-delà du libéralisme

C'est dire que la règle de libre échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales. Ses avantages sont certes évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique : elle est un stimulant au progrès et récompense l'effort. C'est pourquoi les pays industriellement développés y voient une loi de justice. Il n'en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales de pays à pays : les prix qui se forment "librement" sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître : c'est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question.

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Justice des contrats à l'échelle des peuples

L'enseignement de Léon XIII dans RERUM NOVARUM est toujours valable : le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel (Cf. Acta Leonis XIII, t.XI (1892), p.131). Ce qui était vrai du juste salaire individuel l'est aussi des contrats internationaux : une économie d'échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n'est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale.

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Mesures à prendre

Au reste, les pays développés l'ont eux-mêmes compris, qui s'efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l'intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C'est ainsi qu'ils soutiennent souvent leur agriculture au prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C'est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l'intérieur d'un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale, s'efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables.

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Conventions internationales

On ne saurait user ici de deux poids et deux mesures. Ce qui vaut en économie nationale, ce qu'on admet entre pays développés, vaut aussi dans les relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. Cette dernière est un but à long terme. Mais pour y parvenir il faut dès maintenant créer une réelle égalité dans les discussions et négociations. Ici encore des conventions internationales à rayon suffisamment vaste seraient utiles : elles poseraient des normes générales en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes. Qui ne voit qu'un tel effort commun vers plus de justice dans les relations commerciales entre les peuples apporterait aux pays en voie de développement une aide positive dont les effets ne seraient pas seulement immédiats, mais durables ?

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Obstacles à surmonter: nationalisme

D'autres obstacles encore s'opposent à la formation d'un monde plus juste et plus structuré dans une solidarité universelle : Nous voulons parler du nationalisme et du racisme. Il est naturel que des communautés récemment parvenues à leur indépendance politique soient jalouses d'une unité nationale encore fragile et s'efforcent de la protéger. Il est normal aussi que des nations de vieille culture soient fières du patrimoine que leur a livré leur histoire. Mais ces sentiments légitimes doivent être sublimés par la charité universelle qui englobe tous les membres de la famille humaine. Le nationalisme isole les peuples contre leur bien véritable. Il serait particulièrement nuisible là où la faiblesse des économies nationales exige au contraire la mise en commun des efforts, des connaissances et des moyens financiers, pour réaliser les programmes de développement et accroître les échanges commerciaux et culturels.

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Racisme

Le racisme n'est pas l'apanage exclusif des jeunes nations, où il se dissimule parfois sous les rivalités de clans et de partis politiques, au grand préjudice de la justice et au péril de la paix civile. Durant l'ère coloniale il a sévi souvent entre colons et indigènes, mettant obstacle à une féconde intelligence mutuelle et provoquant beaucoup de rancoeurs à la suite de réelles injustices. Il est encore un obstacle à la collaboration entre nations défavorisées et un ferment de division et de haine au sein même des Etats quand, au mépris des droits imprescriptibles de la personne humaine, individus et familles se voient injustement soumis à un régime d'exception, en raison de leur race ou de leur couleur.

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Vers un monde solidaire

Une telle situation, si lourde de menaces, pour l'avenir, Nous afflige profondément. Nous gardons cependant espoir : un besoin plus senti de collaboration, un sens plus aigu de la solidarité finiront par l'emporter sur les incompréhensions et les égoïsmes. Nous espérons que les pays dont le développement est moins avancé sauront profiter de leur voisinage pour organiser entre eux, sur des aires territoriales élargies, des zones de développement concerté : établir des programmes communs, coordonner les investissements, répartir ]es possibilités de production, organiser les échanges. Nous espérons aussi que les organisations multilatérales et internationales trouveront, par une réorganisation nécessaire, les voies qui permettront aux peuples encore sous développés de sortir des impasses où ils semblent enfermés et de découvrir eux-mêmes, dans la fidélité à leur génie propre, les moyens de leur progrès social et humain.

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Peuples artisans de leur destin

Car c'est là qu'il faut en venir. La solidarité mondiale, toujours plus efficiente, doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin. Le passé a été trop souvent marqué par des rapports de force entre nations : vienne le jour où les relations internationales seront marquées au coin du respect mutuel et de l'amitié, de l'interdépendance dans la collaboration, et de la promotion commune sous la responsabilité de chacun. Les peuples plus jeunes ou plus faibles demandent leur part active dans la construction d'un monde meilleur, plus respectueux des droits et de la vocation de chacun. Cet appel est légitime : à chacun de l'entendre et d'y répondre.



3 La charité universelle

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Le monde est malade. Son mal réside moins dans la stérilisation des ressources ou leur accaparement par quelques-uns, que dans le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples.

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Devoir d'accueil

Nous ne saurions trop insister sur le devoir d'accueil - devoir de solidarité humaine et de charité chrétienne - qui incombe soit aux familles, soit aux organisations culturelles des pays hospitaliers. Il faut, surtout pour les jeunes, multiplier les foyers et les maisons d'accueil. Cela d'abord en vue de les protéger contre la solitude, le sentiment d'abandon, la détresse, qui brisent tout ressort moral. Aussi, pour les défendre contre la situation malsaine où ils se trouvent, forcés de comparer l'extrême pauvreté de leur patrie avec le luxe et le gaspillage qui souvent les entourent. Encore, pour les mettre à l'abri des doctrines subversives et des tentations agressives qui les assaillent, au souvenir de tant de "misère imméritée" (cf. Acta Leonis XIII t. XI (1892) p. 131). Enfin surtout en vue de leur apporter, avec la chaleur d'un accueil fraternel, l'exemple d'une vie saine, l'estime de la charité chrétienne authentique et efficace, l'estime des valeurs spirituelles.

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Drame de jeunes étudiants

Il est douloureux de le penser : de nombreux jeunes, venus dans des pays plus avancés pour recevoir la science, la compétence et la culture qui les rendront plus aptes à servir leur patrie, y acquièrent certes une formation de haute qualité, mais y perdent trop souvent l'estime des valeurs spirituelles qui se rencontraient souvent, comme un précieux patrimoine, dans les civilisations qui les avaient vus grandir.

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Travailleurs émigrés

Le même accueil est dû aux travailleurs émigrés qui vivent dans des conditions souvent inhumaines, en épargnant sur leur salaire pour soulager un peu leur famille demeurée dans la misère sur le sol natal.

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Sens social

Notre seconde recommandation est pour ceux que leurs affaires appellent en pays récemment ouverts à l'industrialisation : industriels, commerçants, chefs ou représentants de plus grandes entreprises. Il arrive qu'ils ne soient pas dépourvus de sens social dans leur propre pays : pourquoi reviendraient-ils aux principes inhumains de l'individualisme quand ils opèrent en pays moins développés ? Leur situation supérieure doit au contraire les inciter à se faire les initiateurs du progrès social et de la promotion humaine, là où leurs affaires les appellent. Leur sens même de l'organisation devrait leur suggérer les moyens de valoriser le travail indigène, de former des ouvriers qualifiés, de préparer des ingénieurs et des cadres, de laisser place à leur initiative, de les introduire progressivement dans les postes plus élevés, les préparant ainsi à partager avec eux, dans un avenir rapproché, les responsabilités de la direction. Que, du moins, la justice règle toujours les relations entre chefs et subordonnés. Que des contrats réguliers aux obligations réciproques les régissent. Que nul enfin, quelle que soit sa situation, ne demeure injustement soumis à l'arbitraire.

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Missions de développement

De plus en plus nombreux, Nous Nous en réjouissons, sont les experts envoyés en mission de développement par des institutions internationales ou bilatérales ou des organismes privés : "Ils ne doivent pas se conduire en maîtres, mais en assistants et collaborateurs" GS 85 Par. 2. Une population perçoit vite si ceux qui viennent à son aide le font avec ou sans affection, pour appliquer des techniques ou pour donner à l'homme toute sa valeur. Leur message est exposé à n'être point accueilli, s'il n'est comme enveloppé d'amour fraternel.

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Qualités des experts

A la compétence technique nécessaire, il faut donc joindre les marques authentiques d'un amour désintéressé. Affranchis de toute superbe nationaliste comme de toute apparence de racisme, les experts doivent apprendre à travailler en étroite collaboration avec tous. Ils savent que leur compétence ne leur confère pas une supériorité dans tous les domaines. La civilisation qui les a formés contient certes des éléments d'humanisme universel, mais elle n'est ni unique ni exclusive, et ne peut être importée sans adaptation. Les agents de ces missions auront à coeur de découvrir, avec son histoire. les composantes et les richesses culturelles du pays qui les accueille. Un rapprochement s'établira qui fécondera l'une et l'autre civilisation.

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Dialogue des civilisations

Entre les civilisations comme entre les personnes, un dialogue sincère est, en effet, créateur de fraternité. L'entreprise du développement rapprochera les peuples dans les réalisations poursuivies d'un commun effort si tous, depuis les gouvernements et leurs représentants jusqu'au plus humble expert, sont animés d'un amour fraternel et mus par le désir sincère de construire une civilisation de solidarité mondiale. Un dialogue centré sur l'homme, et non sur les denrées ou les techniques, s'ouvrira alors. Il sera fécond s'il apporte aux peuples qui en bénéficient les moyens de s'élever et de se spiritualiser ; si les techniciens se font éducateurs et si l'enseignement donné est marqué par une qualité spirituelle et morale si élevée qu'il garantisse un développement, non seulement économique, mais humain. Passée l'assistance, les relations ainsi établies dureront. Qui ne voit de quel poids elles seront pour la paix du monde ?

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Appel aux jeunes

Beaucoup de jeunes ont déjà répondu avec ardeur et empressement à l'appel de Pie XII pour un laïcat missionnaire (Cf. enc. Fidei Donum, 21.4.1957. AAS, 49 (1957), p.246). Nombreux sont aussi ceux qui se sont spontanément mis à la disposition d'organismes, officiels ou privés, de collaboration avec les peuples en voie de développement. Nous Nous réjouissons d'apprendre que, dans certaines nations, le "service militaire" peut devenir en partie un "service social", un "service tout court". Nous bénissons ces initiatives et les bonnes volontés qui y répondent. Puissent tous ceux qui se réclament du Christ entendre son appel: "J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir" Mt 25,35-36. Personne ne peut demeurer indifférent au sort de ses frères encore plongés dans la misère, en proie à l'ignorance, victimes de l'insécurité. Comme le coeur du Christ, le coeur du chrétien doit compatir à cette misère : "J'ai pitié de cette foule" Mc 8,2.

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Prière et action

La prière de tous doit monter avec ferveur vers le Tout-Puissant, pour que l'humanité, ayant pris conscience de si grands maux, s'applique avec intelligence et fermeté à les abolir. A cette prière doit correspondre l'engagement résolu de chacun, à la mesure de ses forces et de ses possibilités, dans la lutte contre le sous-développement. Puissent les personnes, les groupes sociaux et les nations se donner la main fraternellement, le fort aidant le faible à grandir, y mettant toute sa compétence, son enthousiasme et son amour désintéressé. Plus que quiconque, celui qui est animé d'une vraie charité est ingénieux à découvrir les causes de la misère, à trouver les moyens de la combattre, à la vaincre résolument. Faiseur de paix, "il poursuivra son chemin, allumant la joie et versant la lumière et la grâce au coeur des hommes sur toute la surface de la terre, leur faisant découvrir, par-delà toutes les frontières, des visages de frères. des visages d'amis" (Alloc. de Jean XXIII lors de la remise du prix Balzan, le 10.5.1963, A.A.S., 55 (1963), p. 455).



LE DEVELOPPEMENT EST LE NOUVEAU NOM DE LA PAIX

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Conclusion

Les disparités économiques, sociales et culturelles trop grandes entre peuples provoquent tensions et discordes, et mettent la paix en péril. Comme Nous le disions aux Pères conciliaires au retour de notre voyage de paix à l'ONU : La condition des populations en voie de développement doit être l'objet de notre considération, disons mieux, notre charité pour les pauvres qui sont dans le monde - et ils sont légions infinies- doit devenir plus attentive, plus active, plus généreuse" (Disc. A l'ONU AAS, 57, (1965), p.896). Combattre la misère et lutter contre l'injustice, c'est promouvoir, avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l'humanité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, fruit de l'équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit jour après jour, dans la poursuite d'un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes PT 1.


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