Pie XII Summi Pontificatus

SUMMI PONTIFICATUS

LETTRE ENCYCLIQUE

DE SA SAINTETÉ LE PAPE PIE XII





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ENCYCLIQUE « SUMMI PONTIFICATUS » POUR LA FÊTE DU CHRIST-ROI

(20 octobre 1939) 1

Dans cette première encyclique publiée à l'occasion de la fête du Christ-Roi, Pie XII rappelle les ravages causés « par l'agnosticisme religieux et moral » et quels sont les principes fondamentaux qui doivent régir la famille humaine. Le Souverain Pontife précise ensuite le rôle et les pouvoirs de l'Etat, condamne l'Etat totalitaire, propose des remèdes à ces courants de pensée et définit la mission de l'Eglise et des chrétiens.

1 D'après le texte latin des A. A. S., XXXI, 1939, p. 413 ; traduction française officielle des mêmes A. A. S., p. 481.



Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

1 Les mystérieux desseins du Seigneur Nous ont confié, sans aucun mérite de Notre part, la très haute dignité et les très graves sollicitudes du souverain pontificat précisément dans l'année qui ramène le quarantième anniversaire de la consécration du genre humain au Coeur Sacré du Rédempteur, prescrite par Notre immortel prédécesseur Léon XIII au déclin du siècle dernier, au seuil de l'Année Sainte.




I. — CIRCONSTANCES DE L'ENCYCLIQUE



Consécration au Christ-Roi.

2 Avec quelle joie, avec quelle émotion et quel intime acquiescement Nous accueillîmes alors comme un message céleste l'encyclique Annum Sacrum, au moment même où, jeune lévite, Nous venions de pouvoir réciter l'Introibo ad altare Dei (Ps 42,4) ! Et avec quel ardent enthousiasme Nous unîmes Notre coeur aux pensées et aux intentions qui animaient et guidaient cet acte vraiment providentiel d'un pontife qui, avec tant de profonde pénétration, connaissait les besoins et les plaies, visibles et cachées, de son temps !

Comment pourrions-Nous donc ne pas sentir aujourd'hui une profonde reconnaissance envers la Providence, qui a voulu faire coïncider Notre première année de pontificat avec un souvenir aussi important et aussi cher de Notre première année de sacerdoce ; et comment pourrions-Nous ne pas saisir avec joie cette occasion, pour faire du culte au Roi des rois et Seigneur des seigneurs (1Tm 6,15 Ap 19,16) comme la prière d'Introït de Notre pontificat, dans l'esprit de Notre inoubliable prédécesseur et en fidèle réalisation de ses intentions ? Comment n'en ferions-Nous pas l'alpha et l'oméga de Notre volonté et de Notre espérance, de Notre enseignement et de Notre activité, de Notre patience et de Nos souffrances, toutes consacrées à la diffusion du règne du Christ ?

3 Si Nous contemplons sub specie aeternitatis les événements extérieurs et les développements intérieurs des quarante dernières années, en en mesurant les grandeurs et les lacunes, cette consécration universelle au Christ-Roi apparaît toujours davantage au regard de Notre esprit dans sa signification sacrée, dans son symbolisme riche d'exhortation, dans son but de purification et d'élévation, de raffermissement et de défense des âmes, et en même temps dans sa prévoyante sagesse, visant à guérir et à ennoblir toute société humaine et à en promouvoir le véritable bien. Toujours plus clairement elle se révèle à Nous comme un message d'exhortation et de grâce envoyé par Dieu non seulement à son Eglise, mais aussi à un monde qui n'avait que trop besoin d'un excitateur et d'un guide, alors que, plongé dans le culte des biens passagers, il s'égarait toujours plus et s'épuisait dans la froide recherche d'idéals terrestres ; un message à une humanité qui, en troupes toujours plus nombreuses, se détachait de la foi au Christ et plus encore de la reconnaissance et de l'observation de sa loi ; un message contre une conception du monde à laquelle la doctrine d'amour et de renoncement du Sermon sur la Montagne et le divin témoignage d'amour rendu sur la croix apparaissaient scandale et folie.

4 Comme un jour le Précurseur du Seigneur, en réponse à ceux qui l'interrogeaient pour s'éclairer, proclamait : « Voici l'Agneau de Dieu » (Jn 1,29), les avertissant par là que le « Désiré des Nations » (Ag 2,8) demeurait, quoique encore inconnu, au milieu d'eux, ainsi le représentant du Christ adressait suppliant son cri vigoureux : « Voici votre Roi ! » (Jn 19,14) aux renégats, aux sceptiques, aux indécis, aux hésitants, qui refusaient de suivre le Rédempteur glorieux toujours vivant et agissant dans son Eglise, ou ne le suivaient qu'avec insouciance et lenteur.



La fête de la royauté du Christ est appelée par les besoins du monde moderne.

5 La diffusion et l'approfondissement du culte rendu au divin Coeur du Rédempteur, culte qui trouva son splendide couronnement non seulement dans la consécration de l'humanité, au déclin du siècle dernier, mais aussi dans l'introduction de la fête de la Royauté du Christ par Notre immédiat prédécesseur, d'heureuse mémoire, ont été une source d'indicibles bienfaits pour des âmes sans nombre, un « fleuve qui réjouit de ses courants la Cité de Dieu » (Ps 45,5). Quelle époque eut jamais plus grand besoin que la nôtre de ces bienfaits ? Quelle époque fut plus que la nôtre tourmentée de vide spirituel et de profonde indigence intérieure, en dépit de tous les progrès d'ordre technique et purement civil ? Ne peut-on pas lui appliquer la parole révélatrice de l'Apocalypse : « Tu dis : je suis riche et dans l'abondance et je n'ai besoin de rien ; et tu ne sais pas que tu es un malheureux, un misérable, pauvre, aveugle et nu » (Ap 3,17).

6 Vénérables Frères, peut-il y avoir un devoir plus grand et plus urgent que « d'annoncer les insondables richesses du Christ » (Ep 3,8) aux hommes de notre temps ? Et peut-il y avoir chose plus noble que de déployer « les étendards du Roi » — vexilla Regis — devant ceux qui ont suivi et suivent des emblèmes trompeurs, et de regagner au drapeau victorieux de la croix ceux qui l'ont abandonné ? Quel coeur ne devrait pas brûler de prêter son aide à la vue de tant de frères et de soeurs qui, à la suite d'erreurs, de passions, d'excitations et de préjugés, se sont éloignés de la foi au vrai Dieu et se sont détachés du joyeux message sauveur de Jésus-Christ ? Celui qui appartient à la Milice du Christ — qu'il soit ecclésiastique ou laïque — ne devrait-il pas se sentir stimulé et excité à une plus grande vigilance, à une défense plus résolue, quand il voit augmenter sans cesse les rangs des ennemis du Christ, quand il s'aperçoit que les porte-parole de ces tendances, reniant ou tenant en oubli dans la pratique les vérités vivificatrices et les valeurs contenues dans la foi en Dieu et au Christ, brisent d'une main sacrilège les tables des commandements de Dieu pour les remplacer par des tables et des règles d'où est bannie la substance morale de la révélation du Sinaï, l'esprit du Sermon sur la Montagne et de la Croix ? Qui pourrait sans un profond chagrin observer comment ces déviations font mûrir une tragique moisson parmi ceux qui, dans les jours de tranquillité et de sécurité, se comptaient au nombre des disciples du Christ, mais qui — plus chrétiens, hélas ! de nom que de fait — à l'heure où il faut persévérer, lutter, souffrir, affronter les persécutions cachées ou ouvertes, deviennent victimes de la pusillanimité, de la faiblesse, de l'incertitude, et, pris de terreur en face des sacrifices que leur impose leur profession de foi chrétienne, ne trouvent pas la force de boire le calice amer des fidèles du Christ ?



Comment la célébrer.

7 Dans ces conditions de temps et d'esprit, Vénérables Frères, puisse la toute prochaine fête du Christ-Roi, pour laquelle vous sera parvenue cette première encyclique que Nous vous adressons, être un jour de grâce, de profond renouvellement et de réveil des âmes dans l'esprit du règne du Christ ! Que ce soit un jour où la consécration du genre humain au divin Coeur, laquelle devra être célébrée d'une manière particulièrement solennelle, rassemble auprès du trône du Roi éternel les fidèles de tous les peuples et de toutes les nations, unis dans l'adoration et la réparation, pour lui renouveler, ainsi qu'à sa loi de vérité et d'amour, le serment d'une fidélité indéfectible et perpétuelle ? Que ce soit pour les fidèles un jour de grâce, où le feu, que le Seigneur est venu apporter sur la terre, se développe en une flamme toujours plus lumineuse et plus pure ! Que ce soit, pour les tièdes, pour les fatigués, pour les tristes, un jour de grâce et que leurs coeurs pusillanimes voient mûrir de nouveaux fruits de renaissance spirituelle et d'accroissement de vigueur surnaturelle ! Que ce soit un jour de grâce pour ceux aussi qui n'ont pas connu le Christ ou qui l'ont perdu ; un jour où s'élève vers le ciel, du fond de millions de coeurs fidèles, cette prière : Puisse la « lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1,9) faire luire pour eux la voie du salut ; puisse sa grâce susciter dans le coeur sans repos des errants la nostalgie des biens éternels les pressant de revenir vers Celui qui, du trône douloureux de la Croix, a soif aussi de leurs âmes et brûle du désir de devenir pour elles aussi « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6).


Remerciements du pape aux catholiques...

8 En plaçant cette première encyclique de Notre pontificat sous le signe du Christ-Roi, le coeur plein de confiance et d'espérance, Nous Nous sentons entièrement sûr de l'acquiescement unanime et enthousiaste du troupeau du Seigneur tout entier. Les expériences, les anxiétés et les épreuves de l'heure présente réveillent, avivent et purifient le sentiment de la communauté de la famille catholique à un degré rarement expérimenté jusqu'ici. Elles suscitent chez tous ceux qui croient en Dieu et au Christ la conscience d'une commune menace venant d'un commun danger. De cet esprit de communauté catholique, puissamment augmenté dans des circonstances si difficiles, et qui est à la fois recueillement et affirmation, résolution et volonté de victoire, Nous avons senti un souffle consolant et inoubliable pendant les jours où, d'un pas timide, mais confiant en Dieu, Nous prenions possession de la Chaire que la mort de Notre grand prédécesseur avait laissée vide.

9 Plein du souvenir encore si vif des innombrables témoignages de fidèle attachement à l'Eglise et au Vicaire du Christ, qui Nous furent adressés à l'occasion de Notre élection et de Notre couronnement, avec des manifestations si tendres, si chaleureuses, si spontanées, Nous sommes heureux de saisir cette occasion propice pour adresser à vous, Vénérables Frères, et à tous ceux qui appartiennent au troupeau du Seigneur, un mot de remerciement ému pour ce pacifique plébiscite d'amour respectueux et de fidélité à la papauté, par lequel on a voulu reconnaître la mission providentielle du souverain Prêtre et du suprême Pasteur : car en vérité toutes ces manifestations n'étaient pas et ne pouvaient pas être adressées à Notre pauvre personne, mais à l'unique, à l'éminente charge à laquelle le Seigneur Nous élevait. Que si, dès ce premier moment, Nous sentions déjà tout le poids des graves responsabilités attachées à la puissance suprême qui Nous était conférée par la divine Providence, c'était en même temps pour Nous un réconfort de voir cette grandiose et palpable démonstration de l'invisible unité de l'Eglise catholique, qui se serre d'autant plus compacte contre le rocher infrangible de Pierre et l'entoure de murailles et de bastions d'autant plus solides, que l'audace des ennemis du Christ s'accroît davantage. Ce plébiscite d'unité catholique mondiale et de fraternité surnaturelle de peuples autour du Père commun Nous semblait d'autant plus riche d'heureuses espérances, que plus tragiques étaient les circonstances matérielles et spirituelles du moment où il arrivait ; et son souvenir a continué de Nous réconforter pendant les premiers mois de Notre pontificat, au cours desquels Nous avons déjà expérimenté les fatigues, les anxiétés et les épreuves dont est semé le chemin de l'Epouse du Christ à travers le monde.



... aux non catholiques...

10 Nous ne voulons pas non plus passer sous silence quel écho de reconnaissance émue ont suscité dans Notre coeur les voeux de ceux qui, bien que n'appartenant pas au corps visible de l'Eglise catholique, n'ont pas oublié, dans la noblesse et la sincérité de leurs sentiments, tout ce qui, ou dans l'amour envers la personne du Christ, ou dans la croyance en Dieu, les unit à Nous. Qu'à tous aille l'expression de Notre gratitude. Nous les confions tous et chacun à la protection et à la conduite du Seigneur, en donnant l'assurance solennelle qu'une seule pensée domine Notre esprit : imiter l'exemple du Bon Pasteur pour conduire tous les hommes au vrai bonheur « afin qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10,10).



... et aux chefs d'Etat.

11 Mais en particulier Nous ressentons un vif désir d'exprimer Notre intime gratitude pour les témoignages de déférent respect que Nous ont adressés les souverains, les chefs d'Etat ou les autorités constituées des nations avec lesquelles le Saint-Siège entretient des relations amiables. C'est une joie singulière pour Notre coeur, de pouvoir, en cette première encyclique adressée au peuple chrétien épars dans le monde, compter parmi elles la chère Italie, jardin fertile de la foi plantée par les princes des apôtres, et qui, grâce à l'oeuvre providentielle des accords du Latran, occupe désormais une place d'honneur parmi les Etats représentés officiellement auprès du Siège apostolique. De ces accords a pris naissance, comme l'aurore d'une tranquille et fraternelle union des âmes devant les saints autels et dans les relations de la vie civile, la Pax Christi Italiae reddita, la paix du Christ rendue à l'Italie. Nous supplions le Seigneur de permettre que l'atmosphère sereine de cette paix imprègne, avive, dilate et affermisse, puissamment et profondément, l'âme du peuple italien, qui Nous est si proche, au milieu duquel Nous respirons le même souffle de vie. A Nos prières se joignent Nos souhaits pour que ce peuple, si cher à Nos prédécesseurs et à Nous-même, fidèle à ses glorieuses traditions catholiques, sente chaque jour davantage, grâce à la haute protection du ciel, la vérité des paroles du psalmiste : Beatus populus, cujus Dominus Deus eius (Ps 143,15). « Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu ! »

12 Cette nouvelle situation juridique et spirituelle, que tant de voeux appelaient, et que les accords du Latran, destinés à laisser une empreinte indélébile dans l'histoire, ont créée et sanctionnée pour l'Italie et pour tout l'univers catholique. Nous n'en avons jamais mieux senti toute la grandeur et la puissance d'union qu'à l'instant où, de la loge élevée de la Basilique vaticane, pour la première fois, Nous avons ouvert Nos bras et étendu Notre main bénissante sur cette Rome, siège de la papauté et Notre bien-aimée ville natale, sur l'Italie réconciliée avec l'Eglise, et sur les peuples du monde entier.





II. — LES RAVAGES DE «L'AGNOSTICISME RELIGIEUX ET MORAL »



Le pape et le devoir de la vérité.

14 Comme Vicaire de Celui qui, en une heure décisive, devant le représentant de la plus haute autorité terrestre d'alors, prononça la grande parole : « Je suis né en exil et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité : quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18,37), il n'est rien dont Nous Nous sentions davantage débiteur envers Notre charge et envers Notre temps, que de rendre, avec une apostolique fermeté, témoignage à la vérité : testimonium perhibere veritati. Ce devoir comprend nécessairement l'exposé et la réfutation d'erreurs et de fautes humaines, qu'il est nécessaire de connaître, pour qu'il soit possible de les soigner et de les guérir : « vous connaîtrez la vérité et la vérité vous délivrera » (Jn 8,32). Dans l'accomplissement de ce devoir qui Nous incombe, Nous ne Nous laisserons pas influencer par des considérations terrestres ni arrêter par des défiances et des oppositions, par des refus et des incompréhensions, ou par la crainte de méconnaissances et de fausses interprétations. Mais Nous le remplirons toujours, animé de cette charité paternelle qui, tandis qu'elle souffre des maux qui tourmentent ses fils, leur en indique le remède ; c'est dire que Nous Nous efforcerons d'imiter le divin modèle des pasteurs, le Bon Pasteur Jésus, qui est à la fois lumière et amour : « pratiquant la vérité dans la charité » (Ep 4,15).

15 A l'entrée du chemin qui conduit à l'indigence spirituelle et morale des temps présents se trouvent les efforts néfastes d'un grand nombre d'hommes pour détrôner le Christ, l'abandon de la loi de la vérité qu'il annonça, de la loi de l'amour qui est le souffle vital de son règne.

16 La reconnaissance des droits royaux du Christ et le retour des individus et de la société à la loi de sa vérité et de son amour sont la seule voie de salut.



Le pape et la guerre.

17 Au moment, Vénérables Frères, où Nous traçons ces lignes, Nous arrive l'affreuse nouvelle que le terrible ouragan de la guerre, malgré toutes les tentatives faites par Nous pour le conjurer, s'est déjà déchaîné. Notre plume voudrait s'arrêter quand Nous pensons à l'abîme de souffrances d'innombrables êtres, auxquels hier encore, dans le milieu familial, souriait un rayon de modeste bien-être. Notre coeur paternel est saisi d'angoisse quand Nous prévoyons tout ce qui pourra germer de la ténébreuse semence de la violence et de la haine, à laquelle l'épée ouvre aujourd'hui des sillons sanglants. Mais précisément, devant ces prévisions apocalyptiques de malheurs imminents ou futurs, Nous considérons comme Notre devoir d'élever avec une insistance croissante les yeux et les coeurs de quiconque garde encore un sentiment de bonne volonté vers Celui de qui seul dérive le salut du monde, le seul dont la main toute-puissante et miséricordieuse puisse mettre fin à cette tempête, le seul dont la vérité et l'amour puissent illuminer les intelligences et enflammer les âmes d'une si grande partie de l'humanité plongée dans l'erreur, dans l'égoïsme, dans les oppositions et dans la lutte, pour la replacer dans l'ordre, dans l'esprit de la Royauté du Christ.



Les angoisses du présent doivent ouvrir les yeux sur les conséquences des erreurs modernes.

18 Peut-être — Dieu le veuille ! — est-il permis d'espérer que cette heure de suprême indigence sera aussi une heure de changement d'idées et de sentiments pour beaucoup qui marchaient jusqu'ici avec une confiance aveugle dans le chemin d'erreurs modernes si répandues, sans soupçonner à quel point était semé d'embûches et d'incertitudes le terrain sur lequel ils se trouvaient. Beaucoup peut-être, qui ne saisissaient pas l'importance de la mission éducatrice et pastorale de l'Eglise, comprendront-ils mieux maintenant les avertissements de l'Eglise, par eux négligés dans la fausse sécurité des temps passés. Les angoisses du présent sont une apologie du christianisme qui ne saurait être plus impressionnante. Du gigantesque tourbillon d'erreurs et de mouvements antichrétiens ont mûri des fruits si amers, qu'ils en constituent une condamnation dont l'efficacité surpasse toute réfutation théorique.

19 Des heures de si pénible désillusion sont souvent des heures de grâce, « un passage du Seigneur » (Ex 12,11) auquel, sur la parole du Sauveur : « Me voici à l'entrée et je frappe » (Ap 3,20), s'ouvrent des portes qui sans cela seraient restées fermées.

20 Dieu sait avec quel amour compatissant, avec quelle sainte joie Notre coeur se tourne vers ceux qui, à la suite de douloureuses expériences comme celles-ci, sentiraient naître en eux le pressant et salutaire désir de la vérité, de la justice et de la paix du Christ. Mais même envers ceux pour qui n'a pas encore sonné l'heure de l'illumination suprême, Notre coeur ne connaît qu'amour et Nos lèvres n'ont que des prières au Père des lumières, afin qu'il fasse resplendir dans leurs coeurs indifférents ou ennemis du Christ un rayon de cette lumière qui un jour transforma Saul en Paul, de cette lumière qui a montré sa force mystérieuse précisément dans les temps les plus difficiles pour l'Eglise.

21 Une prise de position doctrinale complète contre les erreurs des temps présents peut être renvoyée, s'il en est besoin, à un autre moment, moins bouleversé que celui-ci par les calamités des événements extérieurs. Nous Nous bornons aujourd'hui à quelques observations fondamentales.



La méconnaissance de la loi naturelle a entraîné le rejet de toute règle morale...

22 Le temps actuel, Vénérables Frères, ajoutant aux déviations doctrinales du passé de nouvelles erreurs, les a poussées à des extrémités d'où ne pouvaient s'ensuivre qu'égarement et ruine. Et avant tout il est certain que la racine profonde et dernière des maux que Nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d'une règle de moralité universelle, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale et dans les relations internationales : c'est-à-dire la méconnaissanse et l'oubli, si répandus de nos jours, de la loi naturelle elle-même, laquelle trouve son fondement en Dieu, créateur tout-puissant et père de tous, suprême et absolu législateur, omniscient et juste vengeur des actions humaines. Quand Dieu est renié, toute base de moralité s'en trouve ébranlée du même coup, et l'on voit s'étouffer ou du moins s'affaiblir singulièrement la voix de la nature qui enseigne même aux ignorants et aux tribus non encore arrivées à la civilisation ce qui est bien et ce qui est mal, le licite et l'illicite, et fait sentir à chacun la responsabilité de ses actions devant un juge suprême.

23 Or, la négation de la base fondamentale de la moralité eut en Europe sa racine originelle dans l'abandon de la doctrine du Christ, dont la Chaire de Pierre est dépositaire et maîtresse. Cette doctrine, durant un temps, avait donné une cohésion spirituelle à l'Europe, laquelle, éduquée, ennoblie et civilisée par la Croix, était arrivée à un tel degré de progrès civil, qu'elle pouvait enseigner d'autres peuples et d'autres continents. Une fois détachés, en revanche, du magistère infaillible de l'Eglise, de nombreux frères séparés en sont arrivés à renverser le dogme central du christianisme, la divinité du Sauveur, accélérant ainsi le mouvement de dissolution spirituelle.



... et la réapparition d'un paganisme corrompu.

24 Le saint Evangile raconte que, quand Jésus fut crucifié, « les ténèbres se firent sur toute la terre » (Mt 27,45) : effrayant symbole de ce qui est arrivé et arrive encore dans les esprits, partout où l'incrédulité aveugle et orgueilleuse d'elle-même a de fait exclu le Christ de la vie moderne, spécialement de la vie publique, et avec la foi au Christ a ébranlé aussi la foi en Dieu. Les valeurs morales selon lesquelles en d'autres temps on jugeait les actions privées et publiques sont tombées, par voie de conséquence, comme en désuétude ; et la laïcisation si vantée de la société, qui a fait des progrès toujours plus rapides, soustrayant l'homme, la famille et l'Etat à l'influence bienfaisante et régénératrice de l'idée de Dieu et de l'enseignement de l'Eglise, a fait réapparaître, même dans des régions où brillèrent pendant tant de siècles les splendeurs de la civilisation chrétienne, les signes toujours plus clairs, toujours plus distincts, toujours plus angoissants d'un paganisme corrompu et corrupteur : « les ténèbres se firent tandis qu'ils crucifiaient Jésus » 2.

25 Beaucoup peut-être, en s'éloignant de la doctrine du Christ, n'eurent pas pleinement conscience d'être induits en erreur par le mirage de phrases brillantes, qui célébraient ce détachement comme une libération du servage dans lequel ils auraient été auparavant retenus ; ils ne prévoyaient pas davantage les amères conséquences de ce triste échange entre la vérité qui délivre et l'erreur qui asservit ; et ils ne pensaient pas qu'en renonçant à la loi infiniment sage et paternelle de Dieu et à l'unifiante et élevante doctrine d'amour du Christ, ils se livraient à l'arbitraire d'une pauvre et changeante sagesse humaine : ils parlèrent de progrès alors qu'ils reculaient ; d'élévation alors qu'ils se dégradaient ; d'ascension vers la maturité, alors qu'ils tombaient dans l'esclavage ; ils ne percevaient pas l'inanité de tout effort humain tendant à remplacer la loi du Christ par quelque autre chose qui l'égale : « ils se perdirent dans la vanité de leurs pensées » (Rm 1,21).

2 Brev. Rom., Vendredi saint, répons. IV.



Le fondement de l'ordre privé, social et international, a été sapé.

26 Quand fut affaiblie la foi en Dieu et en Jésus-Christ, quand fut obscurcie dans les âmes la lumière des principes moraux, du même coup se trouva sapé le fondement unique, et impossible à remplacer, de cette stabilité, de cette tranquillité, de cet ordre extérieur, privé et public, qui seul peut engendrer et sauvegarder la prospérité des Etats.

27 Certes, même quand l'Europe fraternisait dans les idéals identiques reçus de la prédication chrétienne, il ne manqua pas de dissensions, de bouleversements et de guerres qui la désolèrent ; mais jamais peut-être on n'éprouva à un degré aussi aigu le découragement propre à nos jours sur la possibilité d'y mettre fin : c'est qu'elle était vive alors, cette conscience du juste et de l'injuste, du licite et de l'illicite, qui facilite les ententes en mettant un frein au déchaînement des passions et qui laisse la porte ouverte à une honnête composition. De nos jours, au contraire, les dissensions ne proviennent pas seulement d'élans de passions rebelles, mais d'une profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la morale privée et publique.

Parmi les multiples erreurs qui jaillissent de la source empoisonnée de l'agnosticisme religieux et moral, il en est deux, Vénérables Frères, sur lesquelles Nous voulons attirer votre attention d'une façon particulière, comme étant celles qui rendent presque impossible, ou au moins précaire et incertaine, la pacifique vie en commun des peuples.



III. — LA FAMILLE HUMAINE : SES PRINCIPES FONDAMENTAUX



Tous les hommes ont même origine, même nature, même fin surnaturelle, même Rédempteur, même mission.

28 La première de ces pernicieuses erreurs, aujourd'hui largement répandue, est l'oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d'origine et par l'égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu'ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l'autel de la Croix à son Père céleste en faveur de l'humanité pécheresse.

29 De fait, la première page de l'Ecriture, avec une grandiose simplicité, nous raconte comment Dieu couronna son oeuvre créatrice en faisant l'homme à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1,26-27) et le même Livre saint nous enseigne qu'il l'enrichit de dons et de privilèges surnaturels, le destinant à une éternelle et ineffable félicité. L'Ecriture nous montre en outre comment du premier couple tirèrent leur origine les autres hommes, dont elle nous fait suivre, avec une plasticité de langage qui n'a pas été dépassée, la division en plusieurs groupes et la dispersion dans les diverses parties du monde. Même quand ils s'éloignèrent de leur Créateur, Dieu ne cessa de les considérer comme des fils qui devaient un jour, selon ses miséricordieux desseins, être encore une fois réunis dans son amitié (cf. Gn 12,3).

30 L'Apôtre des nations, à son tour, se fait le héraut de cette vérité, qui unit fraternellement tous les hommes en une grande famille, quand il annonce au monde grec que Dieu « a fait sortir d'une souche unique toute la descendance des hommes, pour qu'elle peuplât la surface de la terre, et a fixé la durée de son existence et les limites de son habitacle, afin que tous cherchent le Seigneur » (Ac 17,26-27).

31 Merveilleuse vision, qui nous fait contempler le genre humain dans l'unité de son origine en Dieu : « un seul Dieu, Père de tous, qui est au-dessus de tous, et en toutes choses, et en chacun de nous » (Ep 4,6) ; dans l'unité de sa nature, composée pareillement chez tous d'un corps matériel et d'une âme spirituelle et immortelle ; dans l'unité de sa fin immédiate et de sa mission dans le monde, dans l'unité de son habitation : la terre, des biens de laquelle tous les hommes, par droit de nature, peuvent user pour soutenir et développer la vie ; dans l'unité de sa fin surnaturelle : Dieu même, à qui tous doivent tendre, dans l'unité des moyens pour atteindre cette fin.

32 Et le même apôtre nous montre l'humanité dans l'unité de ses rapports avec le Fils de Dieu, image du Dieu invisible, en qui toutes choses ont été crées : in ipso condita sunt universa (Col 1,16) ; dans l'unité de son rachat opéré pour tous par le Christ, lequel a rétabli l'amitié originelle avec Dieu, qui avait été rompue, moyennant sa sainte et très douloureuse passion, se faisant médiateur entre Dieu et les hommes : « car il n'y a qu'un Dieu, et qu'un médiateur entre Dieu et les hommes : le Christ Jésus fait homme » (1Tm 2,5).

Et pour rendre plus intime cette amitié entre Dieu et l'humanité, ce même médiateur divin et universel de salut et de paix, dans le silence sacré du Cénacle, avant de consommer le sacrifice suprême, laissa tomber de ses lèvres divines la parole qui se répercute bien haut à travers les siècles, suscitant des héroïsmes de charité au milieu d'un monde vide d'amour et déchiré par la haine : « Ceci est mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12).

33 Ce sont là des vérités surnaturelles qui établissent des bases profondes et de puissants liens d'union renforcés par l'amour de Dieu et du divin Rédempteur, de qui tous reçoivent le salut « pour l'édification du Corps du Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous ensemble à l'unité de la foi, à la pleine connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait, selon la mesure de la pleine grandeur du Christ» (cf. Ep 4,12-13).

34 A la lumière de cette unité en droit et en fait de l'humanité entière, les individus ne nous apparaissent pas sans liaison entre eux, comme des grains de sable, mais bien au contraire unis par des relations organiques, harmonieuses et mutuelles — variées selon la variété des temps — et résultant de leur destination et de leur impulsion, naturelle et surnaturelle.

Et les nations, en se développant et en se différenciant selon les diverses conditions de vie et de culture, ne sont pas destinées à mettre en pièces l'unité du genre humain, mais à l'enrichir et à l'embellir par la communication de leurs qualités particulières et par l'échange réciproque des biens, qui ne peut être possible et en même temps efficace que quand un amour mutuel et une charité vivement sentie unissent tous les enfants d'un même Père et toutes les âmes rachetées par un même Sang divin.



L’Eglise respecte les caractéristiques particulières de chaque peuple.

35 L'Eglise du Christ, fidèle dépositaire de la divine sagesse éducatrice, ne peut penser ni ne pense à attaquer ou à mésestimer les caractéristiques particulières que chaque peuple, avec une piété jalouse et une compréhensible fierté, conserve et considère comme un précieux patrimoine. Son but est l'unité surnaturelle dans l'amour universel senti et pratiqué, et non l'uniformité exclusivement extérieure, superficielle et par là débilitante. Toutes les orientations, toutes les sollicitudes, dirigées vers un développement sage et ordonné des forces et tendances particulières, qui ont leur racine dans les fibres les plus profondes de chaque rameau ethnique, pourvu qu'elles ne s'opposent pas aux devoirs dérivant pour l'humanité de son unité d'origine et de sa commune destinée, l'Eglise les salue avec joie et les accompagne de ses voeux maternels. Elle a montré à maintes reprises, dans son activité missionnaire, que cette règle est l'étoile directrice de son apostolat universel. D'innombrables recherches et investigations de pionniers, accomplies en esprit de sacrifice, de dévouement et d'amour par les missionnaires de tous les temps, se sont proposé de faciliter l'intime compréhension et le respect des civilisations les plus variées et d'en rendre les valeurs spirituelles fécondes pour une vivante et vivifiante prédication de l'Evangile du Christ. Tout ce qui, dans ces usages et coutumes, n'est pas indissolublement lié à des erreurs religieuses sera toujours examiné avec bienveillance, et, quand ce sera possible, protégé et encouragé. Notre immédiat prédécesseur, de sainte et vénérée mémoire, appliquant ces règles à une question particulièrement délicate, prit là-dessus des décisions si généreuses qu'elles dressent comme un monument à l'ampleur de son intuition et à l'ardeur de son esprit apostolique. Et il n'est pas nécessaire, Vénérables Frères, de vous annoncer que Nous voulons marcher sans hésitation dans cette voie. Ceux qui entrent dans l'Eglise, qu'elle que soit leur origine ou leur langue, doivent savoir qu'ils ont un droit égal de fils dans la maison du Seigneur, où règnent la loi et la paix du Christ. C'est en conformité avec ces règles d'égalité, que l'Eglise consacre ses soins à former un clergé indigène à la hauteur de sa tâche, et à augmenter graduellement les rangs des évêques indigènes. Et pour donner à Nos intentions une expression extérieure, Nous avons choisi la fête prochaine du Christ-Roi pour élever à la dignité episcopale, sur le tombeau du Prince des apôtres, douze représentants des peuples ou groupes de peuples les plus divers.

36 Au milieu des déchirantes oppositions qui divisent la famille humaine, puisse cet acte solennel proclamer à tous Nos fils épars dans le monde que l'esprit, l'enseignement et l'oeuvre de l'Eglise ne pourront jamais être différents de ce que prêchait l'Apôtre des nations : « Revêtez-vous de l'homme nouveau, qui se renouvelle dans la connaissance de Dieu à l'image de celui qui l'a créé ; en lui il n'y a plus ni grec ou juif, ni circoncis ou incirconcis, ni barbare ou Scythe, ni esclave ou homme libre ; mais le Christ est en tous » (Col 3,10-11).




Pie XII Summi Pontificatus