Pie XII Summi Pontificatus 37

Charité chrétienne et patriotisme.

37 Et il n'est pas à craindre que la conscience de la fraternité universelle, inculquée par la doctrine chrétienne, et le sentiment qu'elle inspire, soient en opposition avec l'amour que chacun porte aux traditions et aux gloires de sa propre patrie, et empêchent d'en promouvoir la prospérité et les intérêts légitimes ; car cette même doctrine enseigne que dans l'exercice de la charité il existe un ordre établi par Dieu, selon lequel il faut porter un amour plus intense et faire du bien de préférence à ceux à qui l'on est uni par des liens spéciaux. Le divin Maître lui-même donna l'exemple de cette préférence envers sa terre et sa patrie en pleurant sur l'imminente destruction de la Cité sainte. Mais le légitime et juste amour de chacun envers sa propre patrie ne doit pas faire fermer les yeux sur l'universalité de la charité chrétienne, qui enseigne à considérer aussi les autres et leur prospérité dans la lumière pacifiante de l'amour.

38 Telle est la merveilleuse doctrine d'amour et de paix qui a si noblement contribué au progrès civil et religieux de l'humanité. Et les hérauts qui l'annoncèrent, mus par une surnaturelle charité, non seulement se montrèrent défricheurs des terres et médecins des corps, mais surtout ils améliorèrent, modelèrent et élevèrent la vie à des altitudes divines, la lançant vers les sommets de la sainteté, où l'on voit tout dans la lumière de Dieu. Ils édifièrent des monuments et des temples, qui montrent vers quelles hauteurs géniales l'idéal chrétien pousse l'âme dans son vol, mais surtout ils firent d'hommes sages ou ignorants, forts ou faibles, des temples vivants de Dieu et des sarments de la même vigne : le Christ ; ils transmirent aux générations futures les trésors de l'art et de la sagesse antique, mais surtout ils les rendirent participantes de cet ineffable don de la sagesse éternelle, qui fait fraterniser les hommes et les unit par un lien de surnaturelle appartenance.




IV. — L'ÉTAT


La conception qui délie l'autorité civile de toute espèce de dépendance à l'égard de Dieu est une erreur.

39 Vénérables Frères, si l'oubli de la loi de charité universelle, qui seule peut consolider la paix en éteignant les haines et en atténuant les rancoeurs et les oppositions, est la source de maux très graves pour la pacifique vie en commun des peuples, il est une autre erreur non moins dangereuse pour le bien-être des nations et la prospérité de la grande société humaine qui rassemble et embrasse dans ses limites toutes les nations : c'est l'erreur contenue dans les conceptions qui n'hésitent pas à délier l'autorité civile de toute espèce de dépendance à l'égard de l'Etre suprême, cause première et maître absolu, soit de l'homme soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. De telles conceptions accordent à l'autorité civile une faculté illimitée d'action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d'exigences historiques contingentes et d'intérêts s'y rapportant.



Elle aboutit normalement à l'absolutisme...

40 L'autorité de Dieu et l'empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s'attribuer cette autorité absolue qui n'appartient qu'au Créateur et Maître, suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l'Etat ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d'arbitre souverain de l'ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne.

41 Nous ne méconnaissons pas, il est vrai, que par bonheur, des principes erronés n'exercent pas toujours entièrement leur influence surtout quand les traditions chrétiennes, plusieurs fois séculaires dont les peuples se sont nourris, restent encore profondément — quoique inconsciemment — enracinées dans les coeurs. Toutefois, il ne faut pas oublier l'essentielle insuffisance et fragilité de toute règle de vie sociale qui reposerait sur un fondement exclusivement humain, s'inspirerait de motifs exclusivement terrestres, et placerait sa force dans la sanction d'une autorité simplement externe.



... puis à la ruine de l'autorité.

42 Là où est niée la dépendance du droit humain à l'égard du droit divin, là où l'on ne fait appel qu'à une vague et incertaine idée d'autorité purement terrestre, là où l'on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même perd justement dans ses applications les plus onéreuses l'autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices.

43 Il est bien vrai que le pouvoir fondé sur des bases aussi faibles et aussi vacillantes peut obtenir parfois, par le fait de circonstances contingentes, des succès matériels capables de susciter l'étonnement d'observateurs superficiels. Mais vient le moment où triomphe l'inéluctable loi qui frappe tout ce qui a été construit sur une disproportion, ouverte ou dissimulée, entre la grandeur du succès matériel et extérieur et la faiblesse de la valeur interne et de son fondement moral : disproportion qui se rencontre toujours, là où l'autorité publique méconnaît ou renie l'empire du législateur suprême, qui s'il a donné la puissance aux gouvernants, en a aussi assigné et déterminé les limites.

44 La souveraineté civile, en effet, a été voulue par le Créateur (comme l'enseigne sagement Notre grand prédécesseur Léon XIII dans l'encyclique Immortale Dei), afin qu'elle réglât la vie sociale selon les prescriptions d'un ordre immuable dans ses principes universels, qu'elle rendît plus aisée à la personne humaine, dans l'ordre temporel, l'obtention de la perfection physique, intellectuelle et morale, et qu'elle l'aidât à atteindre sa fin surnaturelle.



L'Etat doit contrôler, mais respecter et ne pas détruire les activités privées.

45 C'est par conséquent la noble prérogative et la mission de l'Etat, que de contrôler, aider et régler les activités privées et individuelles de la vie nationale, pour les faire converger harmonieusement vers le bien commun, lequel ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l'homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.

46 Considérer l'Etat comme une fin à laquelle toute chose doit être subordonnée et orientée ne pourrait que nuire à la vraie et durable prospérité des nations. Et c'est ce qui arrive, soit quand un tel empire illimité est attribué à l'Etat, considéré mandataire de la nation, du peuple, de la famille ethnique ou encore d'une classe sociale, soit quand l'Etat y prétend en maître absolu, indépendamment de toute espèce de mandat.

47 En effet, si l'Etat s'attribue et ordonne à soi les initiatives privées, celles-ci, régies comme elles le sont par des règles internes délicates et complexes, garantissant et assurant l'obtention du but qui leur est propre, peuvent être lésées au détriment du bien public lui-même, du fait qu'elles se trouvent exclues de leur milieu naturel, autrement dit de leurs propres responsabilités et de leurs activités privées.



Il ne doit pas considérer la famille sous le seul angle de la puissance nationale.

48 Même la première et essentielle cellule de la société : la famille, avec son bien-être et son accroissement, courrait alors le risque d'être considérée exclusivement sous l'angle de la puissance nationale ; et l'on oublierait que l'homme et la famille sont par nature antérieur à l'Etat, et que le Créateur a donné à l'un et à l'autre des forces et des droits et leur a assigné une mission correspondant à des exigences naturelles certaines.

49 Ainsi, l'éducation des nouvelles générations ne viserait pas à un développement équilibré et harmonieux des forces physiques et de toutes les qualités intellectuelles et morales, mais à une formation unilatérale des vertus civiques, que l'on considère comme nécessaires à l'obtention des succès politiques. Par contre, les vertus qui donnent à la société son parfum de noblesse, d'humanité et de respect, on serait moins porté à les inculquer, comme si elles amoindrissaient la fierté du citoyen.



Le pape défenseur des droits de la famille...

50 Nous avons devant les yeux, en douloureuse évidence, les périls qui, Nous en avons peur, pourront dériver pour cette génération et pour les générations futures de la méconnaissance, de la diminution et de l'abolition progressive des droits propres de la famille. Aussi Nous dressons-Nous comme le ferme défenseur de ces droits, en pleine conscience du devoir que Nous impose Notre ministère apostolique. Les difficultés de Notre époque, aussi bien extérieures qu'intérieures, matérielles ou spirituelles, les multiples erreurs avec leurs innombrables répercussions, nul ne les ressent plus amèrement que la noble petite cellule familiale. Un véritable courage, et, dans sa simplicité, un héroïsme digne d'admiration et de respect sont souvent nécessaires pour supporter les duretés de la vie, le poids quotidien des misères, les indigences croissantes et les restrictions dans une mesure jamais encore expérimentée et dont souvent on ne voit ni la raison ni la réelle nécessité.

Ceux qui ont charge d'âmes, ceux qui peuvent sonder les coeurs, connaissent les larmes cachées des mères, la douleur résignée de tant de pères, les innombrables amertumes, dont aucune statistique ne parle ni ne peut parler, ils voient d'un oeil soucieux s'accroître sans cesse cette masse de souffrances, et ils savent comment les puissances de bouleversement et de destruction sont aux aguets, prêtes à s'en servir pour leurs ténébreux desseins.

51 Nul homme doué de bonne volonté et ayant des yeux pour voir ne pourra refuser à l'autorité de l'Etat, dans les conditions extraordinaires où se trouve le monde, un droit plus ample aussi qu'à l'ordinaire et proportionné aux circonstances, pour subvenir aux besoins du peuple. Mais l'ordre moral établi par Dieu exige que, même en de telles conjonctures, l'on soumette à un examen d'autant plus sérieux et pénétrant la licéité des mesures imposées et leur réelle nécessité, selon les règles du bien commun.



... et de la conscience.

52 De toute façon, plus pesants sont les sacrifices matériels demandés par l'Etat aux individus et aux familles, plus sacrés et inviolables doivent être pour lui les droits des consciences. Il peut exiger les biens et le sang, mais l'âme, rachetée par Dieu, jamais. La mission, assignée par Dieu aux parents, de pourvoir au bien matériel et spirituel de leurs enfants et de leur procurer une formation harmonieuse pénétrée de véritable esprit religieux, ne peut leur être arrachée sans une grave lésion du droit. Cette formation doit certes avoir aussi pour but de préparer la jeunesse à remplir avec intelligence, conscience et fierté les devoirs d'un noble patriotisme, donnant à la patrie terrestre toute la mesure qui lui est due d'amour, de dévouement et de collaboration. Mais d'autre part une formation qui oublierait ou — pis encore — négligerait délibérément de diriger les yeux et le coeur de la jeunesse vers la patrie surnaturelle, serait une injustice contre la jeunesse, une injustice contre les inaliénables droits et devoirs de la famille chrétienne, une déviation, à laquelle il faut incontinent porter remède dans l'intérêt même du peuple et de l'Etat. Une telle éducation paraîtra peut-être, à ceux qui en portent la responsabilité, source d'accroissement de force et de vigueur : en réalité elle serait le contraire, et de tristes conséquences le prouveraient. Le crime de lèse-majesté contre « le Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (1Tm 6,15 Ap 19,16) perpétré par une éducation indifférente ou hostile à l'esprit chrétien, le renversement du « Laissez venir à moi les petits enfants » (Mc 10,14) porteraient des fruits bien amers. Par contre, l'Etat qui enlève aux coeurs saignants et déchirés des pères et mères chrétiennes leurs inquiétudes et les rétablit dans leurs droits, ne fait que travailler à sa propre paix intérieure et poser les bases d'un plus heureux avenir pour la patrie. Les âmes des enfants donnés par Dieu aux parents, consacrées au baptême par le sceau royal du Christ, sont un dépôt sacré sur lequel veille l'amour jaloux de Dieu. Le même Christ qui a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants » a aussi, malgré sa miséricorde et sa bonté menacé de maux terribles ceux qui scandaliseraient les privilégiés de son coeur. Et quel scandale plus dangereux pour les futures générations et plus durable qu'une formation de la jeunesse misérablement dirigée vers un but qui éloigne du Christ, voie, vérité et vie, et qui conduit à renier le Christ, par une apostasie ouverte ou en cachette ? Le Christ, dont on veut aliéner les jeunes générations présentes et à venir, est Celui qui a reçu de son Père éternel tout pouvoir au ciel et sur la terre. Il tient la destinée des Etats, des peuples et des nations dans sa main toute-puissante. C'est à lui qu'il appartient de diminuer ou d'accroître leur vie, leur développement, leur prospérité et leur grandeur. De tout ce qui est sur la terre, seule l'âme est douée d'une vie immortelle. Un système d'éducation qui ne respecterait pas l'enceinte sacrée de la famille chrétienne, protégée par la sainte loi de Dieu, qui en attaquerait les bases, qui fermerait à la jeunesse le chemin qui mène au Christ, aux « sources de vie et de joie du Sauveur » (cf. Is 12,3), considérerait l'apostasie du Christ et de l'Eglise comme symbole de fidélité à tel peuple ou à telle classe, prononcerait, ce faisant, sa propre condamnation, et expérimenterait, le moment venu, l'inéluctable vérité des paroles du prophète : « Ceux qui se détournent de toi seront inscrits sur le sable » (Jr 17,13).



L'absolutisme de l'Etat nuit à l'ordre international.

53 La conception qui assigne à l'Etat une autorité illimitée est une erreur, Vénérables Frères, qui n'est pas seulement nuisible à la vie interne des nations, à leur prospérité et à l'augmentation croissante et ordonnée de leur bien-être : elle cause également du tort aux relations entre les peuples, car elle brise l'unité de la société supranationale, ôte son fondement et sa valeur au droit des gens, ouvre la voie à la violation des droits d'autrui et rend difficiles l'entente et la vie commune en paix. Le genre humain, en effet, bien qu'en vertu de l'ordre naturel établi par Dieu il se divise en groupes sociaux, nations ou Etats, indépendants les uns des autres pour ce qui regarde la façon d'organiser et de régir leur vie interne, est uni cependant par des liens mutuels, moraux et juridiques, en une grande communauté, ordonnée au bien de toutes les nations et réglée par des lois spéciales qui protègent son unité et développent sa prospérité.



Il rejette les principes du droit naturel qui règlent les rapports entre les Etats.

54 Or, qui ne voit que l'affirmation de l'autonomie absolue de l'Etat s'oppose ouvertement à cette loi immanente et naturelle ou, pour mieux dire, la nie radicalement, laissant au gré de la volonté des gouvernants la stabilité des relations internationales et enlevant toute possibilité de véritable union et de collaboration féconde en vue de l'intérêt général ? Car, Vénérables Frères, pour que puissent exister des contacts harmonieux et durables et des relations fructueuses, il est indispensable que les peuples reconnaissent et observent les principes de droit naturel international qui règlent leur développement et leur fonctionnement normaux. Ces principes exigent le respect des droits de chaque peuple à l'indépendance, à la vie et à la possibilité d'une évolution progressive dans les voies de la civilisation, ils exigent, en outre, la fidélité aux traités stipulés et sanctionnés conformément aux règles du droit des gens.

56 Il n'est pas douteux que la condition préalable et nécessaire de toute vie commune pacifique entre les nations, l'âme même des relations juridiques existant entre elles, se trouve dans la confiance mutuelle, dans la prévision et la persuation d'une réciproque fidélité à la parole donnée, dans la certitude que d'un côté comme de l'autre on est bien convaincu que « mieux vaut la sagesse que les armes guerrières » (Qo 9,18) et que l'on est disposé à discuter et à ne pas recourir à la force ou à la menace de la force, au cas où surgiraient des délais, des empêchements, des modifications et des contestations, toutes choses qui peuvent dériver, non de la mauvaise volonté, mais du changement des circonstances et de réels conflits d'intérêts.



Il détache le droit des gens du droit divin.

57 Mais, d'autre part, détacher le droit des gens de l'ancre du droit divin pour le fonder sur la volonté autonome des Etats, ce n'est pas autre chose que le détrôner et lui enlever ses titres les plus nobles et les plus valides, en le livrant au funeste dynamisme de l'intérêt privé et de l'égoïsme collectif, uniquement tourné à la mise en valeur de ses propres droits et à la méconnaissance de ceux des autres.

58 Il est vrai aussi qu'avec l'évolution des temps et les changements substantiels des circonstances, non prévus et peut-être impossibles à prévoir au moment de la stipulation, un traité, ou quelques-unes de ses clauses, peuvent devenir ou paraître injustes, ou irréalisables, ou trop lourdes pour l'une des parties ; et il est clair que, si cela arrivait, on devrait instituer à temps une loyale discussion pour modifier ou remplacer le pacte. Mais considérer par principe les traités comme éphémères et s'attribuer tacitement la faculté de les annuler unilatéralement le jour où ils ne conviendraient plus, ce serait détruire toute confiance réciproque entre les Etats. L'ordre naturel se trouverait renversé, des fossés de séparation impossibles à combler se creuseraient entre les peuples et les nations.



Il a apporté le désordre dans le monde.

59 Aujourd'hui, Vénérables Frères, tous observent avec effroi l'abîme où ont mené les erreurs que nous venons de dépeindre, avec leur mise en pratique et leurs conséquences. Elles sont tombées, les orgueilleuses illusions sur un progrès indéfini, et celui qui ne serait pas réveillé encore, le tragique présent le seconderait avec les paroles du prophète: «Sourds, entendez, et aveugles, regardez» (Is 42,18). Ce qui semblait extérieurement de l'ordre n'était que désordre envahissant, bouleversement dans les règles de la vie morale, lesquelles s'étaient détachées de la majesté de la loi divine et avaient corrompu tous les domaines de l'activité humaine. Mais laissons le passé et tournons les yeux vers cet avenir qui, selon les promesses des puissants de ce monde, au lendemain de luttes sanglantes d'aujourd'hui, consistera en un nouvel ordre fondé sur la justice et sur la prospérité. Cet avenir sera-t-il vraiment différent, sera-t-il surtout meilleur ? Les traités de paix, le nouvel ordre international à la fin de cette guerre, seront-ils animés de justice et d'équité envers tous, de cet esprit qui délivre et pacifie, ou seront-ils une lamentable répétition des erreurs anciennes et récentes ? Attendre un changement décisif exclusivement du choc des armées et de son issue finale est vain, et l'expérience le démontre. L'heure de la victoire est une heure de triomphe extérieur pour le camp qui réussit à la remporter ; mais c'est en même temps l'heure de la tentation, où l'ange de la justice lutte avec le démon de la violence ; le coeur du vainqueur s'endurcit trop facilement ; la modération et une prévoyante sagesse lui semblent faiblesse ; le bouillonnement des passions populaires, attisé par les souffrances et les sacrifices supportés, voile souvent la vue aux dirigeants eux-mêmes et les rend inattentifs aux conseils de l'humanité et de l'équité, dont la voix est couverte ou teinte par l'inhumain vae victis. Les résolutions et les décisions prises dans de telles conditions risqueraient de n'être que l'injustice sous le manteau de la justice.




V. — REMÈDES

Ce n'est pas l'épée qui crée la paix, mais le respect du droit naturel et de l'Evangile.

60 Non, Vénérables Frères, le salut pour les nations ne vient pas des moyens extérieurs de l'épée, qui peut imposer des conditions de paix, mais ne crée pas la paix. Les énergies qui doivent renouveler la face de la terre doivent venir du dedans, de l'esprit. Le nouvel ordre du monde, de la vie nationale et internationale, une fois apaisées les amertumes et les cruelles luttes actuelles, ne devra plus reposer sur le sable mouvant de règles changeantes et éphémères, laissées aux décisions de l'égoïsme collectif ou individuel. Ces règles devront s'appuyer sur l'inébranlable fondement, sur le rocher infrangible du droit naturel et de la révélation divine. C'est là que le législateur humain doit puiser cet esprit d'équilibre, ce sens aigu de responsabilité morale sans lequel il est facile de méconnaître les limites entre l'usage légitime et l'abus du pouvoir. Alors seulement ses décisions auront une consistance interne, une noble dignité et une sanction religieuse, et ne seront plus à la merci de l'égoïsme et de la passion. Car s'il est vrai que les maux dont souffre l'humanité d'aujourd'hui proviennent en partie du déséquilibre économique et de la lutte des intérêts pour une plus équitable distribution des biens que Dieu a accordés à l'homme comme moyens de subsistance et de progrès, il n'en est pas moins vrai que leur racine est plus profonde et d'ordre interne : elle atteint, en effet, les croyances religieuses et les convictions morales, qui se sont perverties au fur et à mesure que les peuples se détachaient de l'unité de doctrine et de foi, de coutumes et de moeurs, que faisait prévaloir jadis l'action infatigable et bienfaisante de l'Eglise. La rééducation de l'humanité, si elle veut avoir quelque effet, doit être avant tout spirituelle et religieuse : elle doit, par conséquent, partir du Christ comme de son fondement indispensable, être réalisée par la justice et couronnée par la charité.



Prêcher l'Evangile, c'est travailler pour la paix.

61 Accomplir cette oeuvre de régénération en adaptant ses moyens au changement des conditions de temps et aux nouveaux besoins du genre humain, c'est l'office essentiel et maternel de l'Eglise. Prêcher l'Evangile, comme son divin Fondateur lui en a commis le soin, en inculquant aux hommes la vérité, la justice, et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix. Cette mission, dans son ampleur, semblerait devoir faire perdre courage à ceux qui constituent l'Eglise militante. Mais le travail pour la diffusion du royaume de Dieu, que chaque siècle a exécuté à sa manière, avec ses moyens, au prix de dures et multiples luttes, est un commandement qui oblige quiconque a été arraché par la grâce du Seigneur à l'esclavage de Satan et appelé par le baptême à être citoyen de ce royaume. Et si lui appartenir, vivre conformément à son esprit, travailler à son accroissement et rendre accessibles ses biens à la fraction de l'humanité qui n'en fait pas encore partie équivaut de nos jours à devoir affronter des empêchements et des oppositions vastes, profondes et minutieusement organisées comme jamais elles ne le furent, cela ne dispense pas de la franche et courageuse profession de foi, mais incite plutôt à tenir ferme dans la lutte, même au prix des plus grands sacrifices. Quiconque vit de l'esprit du Christ ne se laisse pas abattre par les difficultés qu'on lui oppose ; au contraire, il se sent stimulé à travailler de toutes ses forces et avec pleine confiance en Dieu ; il ne se soustrait pas aux angoisses et aux nécessités de l'heure, mais il en affronte les âpretés, prêt à servir, avec cet amour qui n'a pas peur des sacrifices, qui est plus fort que la mort et qui ne se laisse pas submerger par les remous impétueux des tribulations.


Par l'Action catholique, les laïques collaborent à l'apostolat hiérarchique.

62 C'est avec un intime réconfort, Vénérables Frères, c'est avec une joie céleste, pour laquelle chaque jour Nous adressons à Dieu un humble et profond remerciement, que Nous remarquons dans toutes les parties du monde catholique les signes évidents d'un esprit qui affronte courageusement les tâches gigantesques du temps présent et qui, avec générosité et décision s'emploie à unir dans une féconde harmonie avec le premier et essentiel devoir de la sanctification personnelle l'activité apostolique pour l'accroissement du règne de Dieu. Du mouvement des congrès eucharistiques, développé avec une aimante sollicitude par Nos prédécesseurs, et de la collaboration des laïques, formés dans les rangs de l'Action catholique à la profonde conscience de leur noble mission, découlent des sources de grâces et des réserves de forces qui, dans les temps actuels, où fait rage la lutte entre christianisme et antichristianisme, pourraient difficilement être estimées à leur juste valeur.

63 Quand on est obligé de constater avec tristesse la disproportion entre le nombre des prêtres et les tâches qui les attendent, quand Nous voyons se vérifier encore aujourd'hui la parole du Sauveur : « la moisson est grande mais les ouvriers sont en petit nombre » (Mt 9,37 Lc 10,2), la collaboration des laïques à l'apostolat hiérarchique, nombreuse, animée d'un zèle ardent et d'un généreux dévouement, apparaît un précieux auxiliaire pour l'oeuvre des prêtres et révèle des possibilités de développement qui légitiment les plus belles espérances.


La prière de l'Eglise au Maître de la moisson pour qu'il envoie des ouvriers à sa vigne (Mt 9,38 Lc 10,2) a été exaucée d'une manière conforme aux nécessités de l'heure présente et qui supplée et complète très heureusement les énergies, souvent empêchées et insuffisantes, de l'apostolat sacerdotal. Une fervente phalange d'hommes et de femmes, de jeunes gens et de jeunes filles, obéissant à la voix du Pasteur suprême, aux directives de leurs évêques, se consacrent de toute l'ardeur de leur âme aux oeuvres de l'apostolat, afin de ramener au Christ les masses populaires qui s'étaient détachées de Lui. Que vers eux aille, en ce moment si important pour l'Eglise et pour l'humanité, Notre salut paternel, Notre remerciement ému, l'expression de Notre confiante espérance. Ils ont vraiment, eux, placé leur vie et leur action sous l'étendard du Christ-Roi et ils peuvent répéter avec le psalmiste : Dico ego opera mea Regi (Ps 44,1). L''adveniat regnum tuum n'est pas seulement le vceu ardent de leurs prières, mais aussi la ligne directrice de leur activité. Dans toutes les classes, dans toutes les catégories, dans tous les groupes, cette collaboration du laïcat avec le sacerdoce manifeste de précieuses énergies auxquelles est confiée une mission que des coeurs nobles et fidèles ne pourraient désirer plus haute et plus consolante. Ce labeur apostolique, accompli selon l'esprit de l'Eglise, consacre pour ainsi dire le laïque et en fait un ministre du Christ, dans le sens que saint Augustin explique ainsi : « Quand vous entendez, mes frères, le Christ dire : « Là où je suis, là sera aussi mon ministre », gardez-vous de penser seulement aux diligents évêques et clercs. Vous aussi, à votre manière, soyez les ministres du Christ en vivant dignement, en faisant l'aumône, en prêchant son nom et sa doctrine à ceux à qui vous le pouvez pour qu'à ce nom même chaque père de famille reconnaisse qu'il est redevable d'affection paternelle aux siens. Que ce soit pour le Christ et pour la vie éternelle qu'il les reprenne, les enseigne, les exhorte, les corrige, leur soit bienveillant ou exerce sur eux son autorité ; car ainsi il remplira dans sa maison l'office du prêtre et même d'une certaine façon de l'évêque, en étant ministre du Christ ici-bas pour être éternellement avec lui » 3.

3 In Evang. Ioan., tract. 51, 13 sq.



Mission spéciale de la famille.

64 Dans cette collaboration des laïques à l'apostolat, de nos jours si importante à promouvoir, une mission spéciale incombe à la famille, car l'esprit de la famille influe essentiellement sur l'esprit des jeunes générations. Tant que, dans le foyer domestique, resplendit la flamme sacrée de la foi en Jésus-Christ, tant que les parents s'emploient à former et à modeler la vie de leurs enfants conformément à cette foi, la jeunesse sera toujours prête à reconnaître le Rédempteur dans ses prérogatives royales et à s'opposer à ceux qui voudraient le bannir de la société ou violer sacrilègement ses droits. Quand on ferme les églises, quand on enlève des écoles l'image du crucifix, la famille reste le refuge providentiel et, en un certain sens, inattaquable, de la vie chrétienne. Et Nous rendons d'infinies actions de grâces à Dieu en voyant que d'innombrables familles remplissent leur mission avec une fidélité qui ne se laisse abattre ni par les attaques ni par les sacrifices. Une puissante légion de jeunes gens et de jeunes filles, même dans les pays où la foi au Christ est synonyme de souffrance et de persécution, restent fermes auprès du trône du Rédempteur, avec cette décision tranquille et assurée qui fait penser aux temps les plus glorieux des luttes de l'Eglise. Quels torrents de biens se déverseraient sur le monde, quelle lumière, quel ordre, quelle pacification pénétreraient la vie sociale, quelles précieuses et incomparables énergies pourraient aider à promouvoir le bien de l'humanité si partout on accordait à l'Eglise, maîtresse de justice et de charité, cette possibilité d'action à laquelle, en vertu du mandat divin, elle a un droit sacré et incontestable ! Que de malheurs seraient évités, quelle félicité, quelle tranquillité seraient acquises si les efforts sociaux et internationaux accomplis pour établir la paix se laissaient pénétrer des profondes impulsions de l'Evangile de l'amour, dans la lutte contre l'égoïsme individuel et collectif !


Mission éducatrice et civilisatrice de l'Eglise.

65 Entre les lois qui régissent la vie des fidèles chrétiens et les postulats essentiels de l'humanité, il n'y a pas conflit, mais, au contraire, communauté et mutuel appui. Dans l'intérêt de l'humanité souffrante et profondément ébranlée matériellement et spirituellement, Nous n'avons pas de plus ardent désir que celui-ci : que les angoisses présentes puissent ouvrir les yeux de beaucoup, afin qu'ils considèrent dans leur vraie lumière le Seigneur Jésus et la mission de son Eglise sur cette terre, et que tous ceux qui exercent le pouvoir se résolvent à laisser à l'Eglise la liberté de travailler à la formation des générations, selon les principes de la justice et de la paix. Ce travail d'apaisement suppose qu'on ne mette pas de traverses à l'exercice de la mission confiée par Dieu à son Eglise, qu'on ne restreigne pas le champ de son activité, qu'on ne soustraie pas les masses, et spécialement la jeunesse, à son influence bienfaisante. Aussi comme représentant sur la terre de Celui qui fut appelé par le prophète : « Prince de la paix » (Is 9,6), faisons-Nous appel aux chefs des peuples et à ceux qui ont une action, quelle qu'elle soit, sur la chose publique, pour que l'Eglise jouisse toujours d'une pleine liberté d'accomplir son oeuvre éducatrice en annonçant aux esprits la vérité, en inculquant les règles de la justice, en réchauffant les coeurs par la divine charité du Christ.

66 Si, d'une part, l'Eglise ne peut renoncer à l'exercice de sa mission, qui a comme fin ultime de réaliser ici-bas le plan divin : « instaurer dans le Christ tout ce qui est dans le ciel et sur la terre » (Ep 1,10), d'autre part, son oeuvre apparaît aujourd'hui plus nécessaire qu'en aucun autre temps, car une triste expérience enseigne qu'à eux seuls les moyens extérieurs, les mesures purement humaines et les expédients politiques n'apportent pas un adoucissement efficace aux maux dont est travaillée l'humanité.

67 Instruits précisément par la douloureuse faillite des expédients humains, beaucoup d'hommes, pour éloigner les tempêtes qui menacent d'engloutir la civilisation dans leurs tourbillons tournent les yeux avec un renouveau d'espérance vers l'Eglise, citadelle de vérité et d'amour, vers ce Siège de Pierre, qui, ils le sentent bien, peut rendre au genre humain cette unité de doctrine religieuse et de règle morale, qui en d'autres temps fit la consistance des relations pacifiques entre les peuples.

68 Unité, vers laquelle regardent d'un oeil de nostalgique regret tant d'hommes responsables du sort des nations qui expérimentent quotidiennement à quel point les moyens sont vains, dans lesquels ils avaient un jour mis leur confiance ; unité, désirée par les nombreuses légions de Nos fils, qui invoquent chaque jour le Dieu de paix et d'amour (cf. 2Co 13,11) ; unité, attendue par tant de nobles esprits, éloignés de Nous, mais qui, dans leur faim et leur soif de justice et de paix, lèvent les yeux vers la Chaire de Pierre pour recevoir d'elle direction et conseil.

Ils reconnaissent dans l'Eglise catholique la fermeté deux fois millénaire des normes de foi et de vie, l'inébranlable cohésion de la hiérarchie ecclésiastique, qui, unie au successeur de Pierre, s'emploie sans relâche à éclairer les esprits de la doctrine de l'Evangile, à guider et à sanctifier les hommes, et se montre prodigue de maternelle condescendance envers tous, mais ferme cependant, quand, même au prix de tourments et de martyre, elle doit dire le Non licet !




Pie XII Summi Pontificatus 37