De veritate FR 105

ARTICLE 5: En dehors de la vérité première, existe-t-il une autre vérité éternelle?

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Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le Monologion, en parlant de la vérité des énonçables: "Que la vérité soit pensée avoir un commencement ou une fin, ou que la vérité soit dite ne pas en avoir, la vérité ne peut être enclose par aucun commencement ni aucune fin"; or, toute vérité est pensée avoir un commencement ou une fin ou ne pas avoir un commencement ou une fin; donc aucune vérité n’est enclose par un commencement et une fin; or, tout ce qui est de cette sorte est éternel; donc toute vérité est éternelle.
2. En outre, tout ce dont l’être suit de la destruction de son être est éternel, parce que, qu’on pose qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est et, selon n’importe quel temps, il faut poser de chaque chose qu’elle est ou qu’elle n’est pas; or, il suit de la destruction de la vérité que la vérité est, parce que, si la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, et rien ne peut être vrai sinon par la vérité; donc la vérité est éternelle.
3. En outre, si la vérité des énonçables n’est pas éternelle, il était donc possible d’assigner un moment où la vérité des énonçables n’était pas; mais l’énonçable "aucune vérité des énonçables n’est" était alors vrai; donc, la vérité des énonçables était, ce qui est contraire au donné; donc, il ne peut être dit que la vérité des énonçables n’est pas éternelle.
4. En outre, le Philosophe prouve au livre I de la Physique que la matière est éternelle — quoique ce soit faux — par cela qu’elle demeure après la corruption d’elle-même et est avant sa génération; en effet, si elle est corrompue, elle est corrompue en un quelque chose et, si elle est engendrée, elle est engendrée d’un quelque chose. Or, ce de quoi un quelque chose est engendré et ce en quoi un quelque chose est corrompu est la matière. Semblablement, si on pose que la vérité est corrompue ou est engendrée, il s’ensuit qu’elle serait avant sa génération et après sa corruption; en effet, si elle est engendrée, elle a été changée de non-être en être et si elle est corrompue, elle a été changée d’être en non-être; or, quand la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, ce qui de toute façon ne peut pas être à moins que la vérité soit; donc, la vérité est éternelle.
5. En outre, tout ce qui ne peut être pensé ne pas être est éternel, parce que tout ce qui peut ne pas être, peut être pensé ne pas être; or, la vérité des énonçables aussi ne peut être pensée ne pas être, parce que l’intellect ne peut penser quelque chose à moins de penser que cela est vrai; donc, la vérité des énonçables aussi est éternelle.
6. En outre, ce qui est futur a toujours été futur et ce qui est passé sera toujours passé; or une proposition sur le futur est vraie parce que quelque chose est futur et une proposition sur le passé est vraie parce que quelque chose est passé; donc, la vérité d’une proposition sur le futur a toujours été et la vérité d’une proposition sur le passé sera toujours; et ainsi, non seulement la vérité première est éternelle mais aussi beaucoup d’autres.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre Du libre arbitre que "rien n’est plus éternel que la raison du cercle et que deux et trois sont cinq"; or, la vérité de ces choses est une vérité créée; il y a donc une vérité éternelle en dehors de la vérité première.
8. En outre, pour la vérité d’un énoncé, il n’est pas requis que quelque chose soit énoncé en acte mais il suffit que soit ce à propos de quoi un énoncé peut être formé; or, avant que le monde fût, quelque chose fut à propos de quoi on a pu énoncer, même en dehors de Dieu; donc, avant que le monde ait été fait, la vérité des énonçables fut; or, ce qui fut avant le monde est éternel; donc, la vérité des énonçables est éternelle. Preuve de la mineure: le monde a été fait de rien, c’est-à-dire après rien; donc, avant que le monde fût, son non-être était; or, un énoncé vrai est formé non seulement à propos de ce qui est mais aussi à propos de ce qui n’est pas; en effet, de même qu’il arrive que soit énoncé véridiquement que l’être est, il arrive que soit énoncé véridiquement que le non-être n’est pas, comme il est clair au livre I du Peri Hermeneias; donc, avant que le monde fût, il y eut ce d’après quoi un énoncé vrai a pu être formé.
9. En outre, tout ce qui est su est vrai tant qu’il est su; or, Dieu a su d'éternité tous les énonçables; donc, la vérité de tous les énonçables est d’éternité; et ainsi plusieurs vérités sont éternelles.
10. Mais on a dit qu’il ne suit pas de ceci que les énonçables soient vrais en eux-mêmes mais dans l’intellect divin. — On a répliqué qu’il faut que des choses soient vraies selon qu’elles sont sues; or, d’éternité toutes choses sont sues par Dieu non seulement selon qu’elles sont dans sa pensée mais aussi selon qu’elles sont existantes dans leur propre nature; ainsi est-il dit en (
Si 23,29): "de notre Seigneur Dieu, avant d’être créées, toutes choses sont connues, et il les connaît de même après leur accomplissement". Ainsi, après que les choses sont accomplies, il ne les connaît pas autrement qu'il ne les a connues d’éternité; donc, d’éternité, les vérités furent plusieurs, non seulement dans l’intellect divin mais selon elles-mêmes.
11. En outre, quelque chose est dit être absolument selon qu’il est dans son état complet; or, la raison de vérité s'accomplit dans l’intellect; si donc dans l’intellect divin plusieurs choses vraies furent d’éternité, il faut concéder que, absolument, plusieurs vérités sont éternelles.
12. En outre, il est dit en (Sg 1,15): "la justice est perpétuelle et immortelle"; or, la vérité est une partie de la justice, comme dit Cicéron dans la Rhétorique; donc, elle est perpétuelle et immortelle.
13. En outre, les universaux sont perpétuels et incorruptibles; or, le vrai est ce qui est le plus universel puisqu'il est convertible avec l’étant; donc, la vérité est perpétuelle et incorruptible.
14. Mais on a dit qu’un universel n’est pas corrompu par soi mais par accident. — On a répliqué que quelque chose doit plutôt être dénommé par ce qui lui convient par soi que par ce qui lui convient par accident; si donc la vérité — en parlant de la vérité par soi — est perpétuelle et incorruptible et ne se corrompt ou n’est engendrée que par accident, il faut concéder que la vérité, universellement dite, est éternelle.
15. En outre, Dieu fut d’éternité antérieur au monde; donc, la relation d’antériorité en Dieu fut d’éternité; or, quand on pose un des relatifs, il est nécessaire que le reste aussi soit posé; donc, la postériorité du monde à Dieu fut d’éternité; donc, quelque chose d’autre en dehors de Dieu fut d’éternité, à quoi la vérité s ‘applique de quelque manière; et il en est de même que précédemment.
16. Mais on a dit que cette relation d’antériorité et de postériorité n’est pas quelque chose dans la nature des choses mais seulement dans la raison. — On a répliqué que, comme dit Boèce à la fin de la Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde, même si le monde avait toujours été; donc, la relation d’antériorité est une relation de nature et non seulement de raison.
17. En outre, la vérité de la signification est la rectitude de la signification; or, d’éternité, il fut correct que quelque chose soit signifié; donc, la vérité de la signification fut d’éternité.
18. En outre, il fut vrai d’éternité que le Père a engendré le Fils et que l’Esprit Saint a procédé de l’un et de l’autre; or, ce sont plusieurs choses vraies; donc, plusieurs choses vraies sont d’éternité.
19. Mais on a dit que ces choses sont vraies d’une seule vérité; il ne s’ensuit donc pas que plusieurs vérités sont d’éternité. — On a répliqué que le Père est le Père et engendre le Fils autrement que le Fils est le Fils et souffle l’Esprit Saint; or, les (propositions) "le Père engendre le Fils" ou "le Père est le Père" sont vraies de ce que le Père est le Père et la (proposition) "le Fils est engendré par le Père" est vraie de ce que le Fils est le Fils; donc, des propositions de cette sorte ne sont pas vraies d’une seule vérité.
20. En outre, quoique "homme" et "capable de rire" soient convertibles, la vérité de l’une et l’autre des propositions "l’homme est homme" et "l’homme est capable de rire" n’est pas toujours la même; en effet, le nom "homme" et le nom "capable de rire" ne prédiquent pas la même propriété; semblablement, le nom "Père" et le nom "Fils" ne comportent pas la même propriété; donc, la vérité desdites propositions n’est pas la même.
21. Mais on a dit que ces propositions ne furent pas d’éternité. — On a répliqué que chaque fois qu’un intellect qui peut énoncer est, un énoncé peut être; or, l’intellect divin fut d’éternité, pensant que le Père est le Père et que le Fils est le Fils; ainsi, il énonce ou dit, puisque, selon saint Anselme, dire et penser sont la même chose pour l’esprit suprême; donc les énoncés susdits furent d’éternité.



Objections en sens contraire:

1. Par contre, aucune chose créée n’est éternelle; toute vérité en dehors de la vérité première est créée; donc, seule la vérité première est éternelle.
2. En outre, l’étant et le vrai sont convertibles; or, un seul étant est éternel; donc, une seule vérité est éternelle.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Comme on l’a dit précédemment, la vérité comporte une certaine adéquation et une certaine mesure commune, si bien que quelque chose est dénommé vrai de la même manière que quelque chose est dénommé commensurable. Or, un corps se mesure par une mesure intrinsèque, comme la ligne, la surface ou la profondeur et par une mesure extrinsèque, comme le lieu mesure ce qui est localisé, le temps le mouvement, et l’aune le tissu.
Ainsi, quelque chose peut être dénommé vrai de deux façons: d’après sa vérité inhérente et d’après sa vérité extrinsèque; c’est de cette deuxième manière que toutes les choses sont dénommées vraies d’après la vérité première. Et parce que la vérité qui est dans l’intellect est mesurée par les choses mêmes, il s’ensuit que non seulement la vérité de la chose mais aussi la vérité de l’intellect ou de l’énoncé, qui signifie l’intellection, sont dénommées d’après la vérité première.
Dans cette adéquation ou mesure commune de l’intellect et de la chose, il n’est pas requis que l’un et l’autre extrêmes soient en acte. En effet, notre intellect peut être maintenant adéquat à ce qui sera dans le futur mais qui maintenant n’est pas, autrement cette (proposition) "l’Antéchrist naîtra" ne serait pas vraie; par conséquent, ceci est dénommé vrai d’après la vérité qui est seulement dans l’intellect, même quand la chose n’est pas. Semblablement, l’intellect divin a pu aussi être adéquat d’éternité à ce qui ne fut pas d’éternité mais qui fut fait dans le temps; ainsi ce qui est dans le temps peut être dénommé vrai d’éternité d’après la vérité éternelle.
Si donc nous prenons la vérité des choses vraies créées qui leur est inhérente et que nous trouvons dans les choses et dans l’intellect créé, alors ni la vérité des choses, ni celle des énonçables n’est éternelle, puisque les choses mêmes ou les intellects auxquels les vérités mêmes sont inhérentes ne sont pas d’éternité. Mais si on entend par vérité des choses vraies créées celle par laquelle toutes choses sont dénommées vraies comme par une mesure extrinsèque qui est la vérité première, alors la vérité de toutes choses, — des choses, des énonçables et des intellects —, est éternelle. Saint Augustin dans le livre des Soliloques et saint Anselme dans le Monologion recherchent l’éternité de cette sorte de vérité; saint Anselme dit ainsi dans le livre De la vérité: "Tu peux comprendre comment, dans mon Monologion, j’ai prouvé par la vérité d’une proposition que la vérité suprême n’a ni commencement ni fin".
Cette vérité première ne peut être de toutes choses que si elle est une. Car, dans notre intellect, la vérité ne se diversifie que de deux façons. Premièrement, à cause de la diversité des choses connues dont notre intellect a diverses connaissances auxquelles diverses vérités sont consécutives dans l’âme. Deuxièmement, d’après une manière diverse de penser; en effet, la course de Socrate est une chose une mais l’âme qui, en composant et en divisant, la pense avec le temps, comme il est dit au livre III De l’âme, pense diversement la course de Socrate comme présente, passée et future; ainsi, elle forme diverses conceptions dans lesquelles se trouvent diverses vérités. Mais aucun de ces deux modes de diversité ne peut se trouver dans la connaissance divine.
Dieu, en effet, n’a pas diverses connaissances de choses diverses mais il connaît toutes choses en une connaissance une; en effet, par une chose une, à savoir son essence, il connaît toutes choses "en ne dirigeant pas sa cognition sur chaque chose une à une", comme dit saint Denis dans le livre Des noms divins. Semblablement, sa cognition ne se limite pas non plus à un temps, puisqu’elle est mesurée par l'éternité, qui abstrait à partir de tout le temps, en contenant tout le temps. Aussi reste-t-il que les vérités ne sont pas plusieurs d’éternité.



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que, comme saint Anselme lui-même l’expose dans le livre De la vérité, la vérité des énoncés n’est pas enclose par un commencement et une fin, "non parce que la proposition a été sans commencement mais parce qu’on ne peut penser le moment où la proposition serait et où la vérité lui ferait défaut" (il s’agissait de la proposition par laquelle est signifié véridiquement que quelque chose est à venir). Il apparaît ainsi qu’il n’a pas voulu établir que la vérité inhérente à la chose créée ou la proposition étaient sans commencement ni fin, mais que la vérité première, d’après laquelle un énoncé est dit vrai comme d’après une mesure extrinsèque, (est sans commencement ni fin).
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que nous trouvons deux choses en dehors de l’âme: la chose même et les négations et privations de la chose; elles ne se tiennent pas de la même manière envers l’intellect. La chose même, en effet, par l’espèce qu’elle a, est adéquate à l’intellect divin comme l’artefact à l’art; en vertu de cette espèce, elle est de nature à se rendre notre intellect adéquat, en tant que par sa propre similitude reçue dans l’âme elle provoque une cognition d’elle-même.
Le non-étant, par contre, considéré hors de l’âme, n’a pas quelque chose par quoi il serait coadéquat à l’intellect divin, ni par quoi il provoquerait une cognition de lui-même dans notre intellect; aussi, ce qui est égalé à chaque intellect n’est pas issu du non-étant même mais de l’intellect qui reçoit en lui-même la raison de non-étant. Une chose donc, qui est positivement quelque chose hors de l’âme, a quelque chose en elle par quoi elle peut être dite vraie, mais pas le non-être d’une chose: tout ce qui lui est attribué de vérité est du côté de l’intellect.
Donc, lorsqu’on dit "il est Vrai qu’une vérité n’est pas", puisque la vérité qui est ici signifiée porte sur le non-étant, elle n’a rien sinon dans l’intellect; aussi, de la destruction de la vérité qui est dans une chose, suit seulement qu’une Vérité qui est dans l’intellect est; ainsi il est clair qu’on peut seulement en conclure que seule la vérité qui est dans l’intellect est éternelle. De toutes les façons, il faut que cette vérité soit dans un intellect éternel, et celle-là, c’est la Vérité première. Pour cette raison, seule la vérité première est éternelle.
3-4. Par là sont résolus les troisième et quatrième arguments.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire qu’on ne peut penser que la vérité, prise absolument, n’est pas. Par contre, on peut penser qu’aucune Vérité créée n’est, comme on peut penser qu’aucune créature n’est; l’intellect, en effet, peut penser qu’il n’est pas et qu’il ne pense pas, quoiqu’il ne pense jamais sans être ni sans penser; car il n’est pas obligatoire que l’intellect, en pensant, pense tout ce qu’il a en pensant, parce qu’il n’est pas toujours réfléchi sur lui-même; c’est pourquoi il n’y a pas d'incompatibilité à ce qu’il pense que la Vérité créée, sans laquelle il ne peut penser, n’est pas.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et semblablement ce qui est passé en tant que tel; aussi la raison est la même à propos de la vérité du passé et du futur qu’à propos de la vérité du non-étant; on ne peut donc conclure à l’éternité d’aucune vérité sinon de la vérité première, comme on l’a dit plus haut’.
7. Quant au septième argument, il faut dire que la parole de saint Augustin doit être interprétée ainsi: ces choses sont éternelles selon qu’elles sont dans la pensée divine; ou bien saint Augustin entend éternel pour perpétuel.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que, quoiqu’un énoncé vrai puisse être fait à propos de l’étant et du non-étant, l’étant et le non-étant ne se tiennent pas de la même manière envers la vérité, comme il ressort de ce qui, ci-dessus, résout clairement cette objection.
9. Quant au neuvième argument, il faut dire que, d’éternité, Dieu a su plusieurs énonçables et pourtant il les a sus en une cognition une; aussi, d’éternité, il n’y eut qu'une Vérité une, par laquelle fut vraie la connaissance divine de plusieurs choses futures dans le temps.
10. Quant au dixième argument, il faut dire que, comme on l’a dit plus haut l’intellect est non seulement adéquat aux choses qui sont en acte mais aussi à celles qui ne sont pas en acte; il en va surtout ainsi de l’intellect divin, pour lequel rien n’est passé ni futur; aussi, quoique les choses n’aient pas été d’éternité dans leur nature propre, l’intellect divin a été adéquat aux choses qui, dans leur nature propre, étaient futures dans le temps; c’est pourquoi il a eu d’éternité une connaissance vraie des choses, même dans leur nature propre, quoique les Vérités des choses n’aient pas été d’éternité.
11. Quant au onzième argument, il faut dire que, quoique la raison de vérité s’accomplisse dans l’intellect, la raison de chose ne s’accomplit pas dans l’intellect; aussi, quoiqu’il soit concédé absolument que la vérité de toutes les choses a été d’éternité du fait qu’elle a été dans l’intellect divin, il ne peut être concédé absolument que les choses ont été vraies d’éternité du fait qu’elles ont été dans l’intellect divin.
12. Quant au douzième argument, il faut dire qu’on pense cela de la justice divine ou, si on le pense de la justice humaine, la justice est dite être perpétuelle comme les choses naturelles sont dites être perpétuelles; par exemple, nous disons que le feu est toujours en mouvement vers le haut à cause d’une inclination de sa nature, à moins qu'il en soit empêché; et parce que la vertu, comme dit Cicéron, est "la manière d’être qui, sur le mode de la nature, s’accorde avec la raison"; pour autant qu’il est de sa nature, elle a une indéfectible inclination à son acte, quoiqu’elle en soit quelquefois empêchée. C’est pourquoi il est dit au début du Digeste que "la justice est une volonté constante et perpétuelle attribuant à chacun son droit". Cependant, la vérité dont nous parlons maintenant n’est pas une partie de la justice mais la vérité qui est dans les aveux que l’on fait au tribunal’.
13. Quant au treizième argument, il faut dire qu’Avicenne expose de deux façons que ce qui est dit universel est perpétuel et incorruptible: premièrement, il est dit être perpétuel et incorruptible en raison de ses particuliers, qui jamais n’eurent de commencement ni ne feront défaut, selon les tenants de l’éternité du monde — car la génération a pour but, selon les philosophes, de sauvegarder dans l’espèce l’être perpétuel qui ne peut être sauvé dans l’individu —; deuxièmement, (ce qui est dit universel) est dit être perpétuel parce qu'il se corrompt non par soi mais par accident, en fonction de la corruption d’un individu.
14. Quant au quatorzième argument, il faut dire que quelque chose peut être attribué par soi à quelque chose de deux façons. Premièrement, de façon positive: on attribue ainsi au feu de se porter vers le haut, et c’est plutôt d’après un tel par soi qu’on dénomme quelque chose que d’après ce qu’il est par accident; car nous disons que le feu se porte vers le haut et est parmi les choses qui se portent vers le haut plutôt que vers le bas, même si par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, par exemple dans le fer igné. Mais parfois quelque chose est attribué par soi à quelque chose sur le mode du retrait, à savoir par le retrait des choses qui sont de nature à induire une disposition contraire. Aussi, si par accident quelqu’une de ces choses advient, la disposition contraire sera énoncée absolument; de même, l’unité est attribuée par soi à la matière première non par la position d’une forme unifiante mais par le retrait des formes diversifiantes; aussi, quand adviennent des formes distinguant une matière, on dit absolument qu’il y a plusieurs matières plutôt qu’une. De même, dans l’argument pro posé: un universel n’est pas dit incorruptible comme s’il avait une forme d’incorruptibilité; (il est dit incorruptible) parce que les dispositions matérielles qui sont cause de la corruption dans les individus ne lui conviennent pas en tant que tel; aussi l’universel existant dans les choses particulières est dit être corrompu absolument en telle ou telle de ces choses.
15. Quant au quinzième argument il faut dire que, alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature des choses — la quantité, de cela même qu’elle est quantité, dit quelque chose — la relation seule n’a pas, comme telle, de quoi poser quelque chose dans la nature des choses, parce qu’elle ne prédique pas quelque chose mais une mise en relation; aussi certaines relations se trouvent-elles ne rien poser dans la nature des choses mais seulement dans la raison. Cela arrive de quatre façons, comme on peut le tirer de ce que disent le Philosophe et Avicenne.
Premièrement, quand quelque chose se réfère à soi-même, comme lorsque l’on dit "le même est même que le même"; si cette relation posait dans la nature des choses quelque chose qui s’ajoute à ce qui est dit le même, on procèderait à l’infini dans les relations, parce que la relation même par laquelle une chose serait dite la même serait la même qu’elle-même par une relation, et ainsi à l’infini.
Deuxièmement, quand la relation même se réfère à quelque chose; ainsi, on ne peut dire que la paternité se réfère à son sujet par une relation intermédiaire, parce que cette relation intermédiaire aurait encore besoin d’une autre relation intermédiaire, et ainsi à l’infini; aussi, la relation qui est signifiée dans la mise en rapport de la paternité au sujet n’est pas dans la nature des choses mais seulement dans la raison.
Troisièmement, quand un des relatifs dépend de l’autre mais sans réciproque; ainsi, la science dépend de ce qui peut être su mais sans réciproque; aussi, la relation de la science à ce qui peut être su est-elle quelque chose dans la nature des choses mais pas la relation de ce qui peut être su à la science, (relation qui est) seulement dans la raison.
Quatrièmement, quand l’étant est rapporté au non-étant, comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à ceux qui sont à venir après nous; autrement, il s’ensuivrait qu’il y aurait une infinité de relations dans le même sujet, si la génération s’étendait à l’infini dans l’avenir.
Des deux derniers cas, il apparaît que cette relation d’antériorité ne pose rien dans la nature des choses mais seulement dans l’intellect, respectivement parce que Dieu ne dépend pas des créatures, et parce qu’une telle antériorité dit le rapport de l’étant au non-étant. Il ne s’ensuit pas qu’il y ait une vérité éternelle, sinon dans l’intellect divin qui seul est éternel; et celle-là, c’est la vérité première.
16. Quant au seizième argument, il faut dire que, quoique Dieu soit par nature antérieur aux choses créées, il ne s’ensuit pas que cette relation soit une relation de nature; en effet, elle est pensée en considération de la nature de ce qui est dit antérieur et de ce qui est dit postérieur, de même que ce qui peut être su est dit antérieur par nature à la science, quoique la relation de ce qui peut être su à la science ne soit pas quelque chose dans la nature des choses.
17. Quant au dix-septième argument, il faut dire que, lorsqu’on dit "il est correct que quelque chose soit signifié", sans que la signification n’existe, on le pense selon l’ordre des choses qui existe dans l’intellect divin; ainsi, alors même qu’aucun coffre n’existe, il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art chez l’artisan; on ne peut donc tirer de là qu’il y ait une autre vérité éternelle que la vérité première.
18. Quant au dix-huitième argument, il faut dire que la raison de vrai est fondée sur l’étant; or, quoique dans les choses divines plusieurs personnes et propriétés soient posées, il n’y est posé qu’un être un, parce que l’être dans les choses divines ne se dit qu’essentiellement; c’est pourquoi, la vérité de tous ces énonçables "être Père" ou "engendrer", "être Fils" ou "être engendré" et de leurs semblables, en tant qu’ils sont référés à la chose, est une, à savoir la vérité première et éternelle.
19. Quant au dix-neuvième argument, il faut dire que, quoique le Père soit le Père autrement que le Fils est le Fils, respectivement par la paternité et par la filiation, ce par quoi le Père est et ce par quoi le Fils est sont le même, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est une. Et la raison de vérité n’est pas fondée sur la raison de paternité et de filiation en tant que telle, mais sur la raison d’entité; or la paternité et la filiation sont une essence une; c’est pourquoi la vérité de l’une et de l’autre est une.
20. Quant au vingtième argument, il faut dire que la propriété que prédique ce nom "homme" et celle que prédique ce nom "capable de rire" ne sont pas la même par essence et n'ont pas un être un, comme la paternité et la filiation; c’est pourquoi le cas n’est pas semblable.
21. Quant au vingt-et-unième argument, il faut dire que l’intellect divin ne connaît les choses, si diverses soient-elles, qu’en une cognition unique, même celles qui ont en elles-mêmes diverses vérités; bien plus encore ne connaît-il qu’en une cognition une toutes les choses de cette sorte qui peuvent être pensées des personnes divines; dès lors, la vérité de toutes ces choses n’est qu’une.





ARTICLE 6: La vérité est-elle créée est immuable?

106


Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "Pour cette raison, je vois qu’il est prouvé que la vérité demeure immobile"; or, cette raison portait sur la vérité de la signification, comme il apparaît des prémisses; donc la vérité des énonçables est immuable et aussi, pour la même raison, la vérité de la chose qu'elle signifie.
2. En outre, si la vérité d’un énoncé change, elle change surtout en fonction du changement de la chose; or, après que la chose a changé, la vérité de la proposition demeure; donc la vérité de l’énoncé est immuable. Preuve de la mineure: selon saint Anselme, la vérité est une rectitude en tant qu’un quelque chose répond à ce qu’il a reçu dans la pensée divine; or, cette proposition "Socrate est assis" a reçu dans la pensée divine de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie même quand Socrate n’est pas assis; donc, même quand Socrate n'est pas assis, la vérité demeure dans cette (proposition); ainsi la vérité de cette proposition ne change pas, même si la chose change.
3. En outre, si la vérité change, ce ne peut être que si les choses dans lesquelles la vérité est changent, de même que des formes ne sont dites changer que si leurs sujets changent; or, la vérité ne change pas en fonction du changement des choses vraies, parce que, une fois les choses vraies détruites, la vérité demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et saint Anselme; donc, la vérité est tout à fait immuable.
4. En outre, la vérité de la chose est la cause de la vérité de la proposition: "en effet, de ce qu’une chose est ou n’est pas, une proposition est dite vraie ou fausse"; or, la vérité de la chose est immuable; donc la vérité de la proposition aussi. Preuve de la mineure: dans le livre De la vérité, saint Anselme prouve que la vérité de l’énoncé selon laquelle il répond à ce qu’il a reçu dans la pensée divine demeure immobile; semblablement, toute chose répond à ce que dans la pensée divine elle a reçu d’avoir; donc, la vérité de toute chose est immuable.
5. En outre, ce qui demeure toujours lorsque tout changement est accompli ne change jamais; ainsi, dans l’altération des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, parce qu’elle demeure après n’importe quel changement de couleur; or, la vérité demeure dans la chose après n’importe quel changement de la chose, parce que l’étant et le vrai sont convertibles; donc, la vérité est immuable.
6. En outre, là où est la même cause est aussi le même effet; or, une même chose est cause de la vérité de ces trois propositions "Socrate est assis", "sera assis" et "fut assis", à savoir la position assise de Socrate; donc, leur vérité est la même. Or, si une des trois choses susdites est vraie, il faut semblablement que les deux autres soient toujours vraies, car si à un moment quelconque "Socrate est assis" est vrai, "Socrate fut assis" ou "Socrate sera assis" furent et seront toujours vrais; donc, la vérité une des trois propositions se tient toujours sur un mode un et est ainsi immuable; donc, pour la même raison, n’importe quelle autre vérité aussi.



Cependant:

Par contre, à changement de causes, changement d’effets; or, les choses qui sont cause de la vérité de la proposition changent; donc, la vérité des propositions change aussi.



Réponse:

Il faut dire qu’on dit de deux façons qu’un quelque chose change. Premièrement, parce qu’il est sujet du changement, comme nous disons qu’un corps est changeant. Or, aucune forme n’est changeante de cette façon, et ainsi dit-on que "la forme consiste en son essence invariable". C’est pourquoi, puisque la vérité est signifiée sur le mode de la forme, la présente question n’est pas si la vérité est changeante sur ce mode. Deuxièmement, on dit qu’un quelque chose change parce qu’un changement se fait selon ce quelque chose même; par exemple, nous disons que la blancheur change parce qu’un corps est altéré selon la blancheur même; l’on recherche si la vérité est changeante de cette façon.
Pour y voir clair, voici ce qu’il faut savoir. Ce selon quoi il y a changement, est tantôt dit changer, tantôt non. Quand il est inhérent à ce qui, selon lui-même, est mis en mouvement, on dit que lui aussi change; par exemple, on dit que la blancheur ou la quantité changent quand un quelque chose change selon ces dernières, parce qu’elles se succèdent réciproquement dans le sujet par ce changement. Mais quand ce selon quoi il y a changement est extrinsèque, il n’est pas mis en mouvement dans ce changement et se maintient immobile; ainsi, on ne dit pas que le lieu est mis en mouvement quand quelqu’un change selon le lieu; aussi est-il dit au livre III de la Physique: "le lieu est la limite immobile du contenant". En effet, par "mouvement local", on ne dit pas une succession de lieux en une seule chose localisée mais plutôt (une succession) de nombreuses choses localisées en un seul lieu.
D’autre part, le mode de changement des formes inhérentes qui sont dites changer en fonction du changement du sujet est double, car les formes générales sont dites changer autrement que les formes spéciales. La forme spéciale en effet ne demeure la même après le changement ni selon l’être, ni selon la raison; par exemple, après une altération, la blancheur ne demeure d’aucune façon. La forme générale, par contre, après un changement, demeure la même selon la raison, mais non selon l’être; par exemple, après un changement de blanc en noir, la couleur demeure selon la raison commune de couleur, mais l’espèce de la couleur ne demeure pas la même.
Il a été dit plus haut que quelque chose est dénommé vrai par la vérité première comme par une mesure extrinsèque, mais qu’il est dénommé vrai par une vérité inhérente comme par une mesure intrinsèque Aussi, les choses créées varient dans leur participation à la vérité première, tandis que la vérité première elle-même, selon laquelle elles sont dites vraies, ne change en aucune façon. Voilà pourquoi saint Augustin dit dans le livre Du libre arbitre: "Nos pensées voient quelquefois plus, quelquefois moins de la vérité même, mais elle-même, demeurant en soi, n’encourt ni augmentation, ni diminution". Mais si nous entendons la vérité inhérente aux choses, la vérité est dite changer selon que des choses changent selon la vérité.
Aussi, comme on l’a dit plus haut la vérité dans les créatures se trouve en deux choses: dans les choses mêmes et dans l’intellect. En effet, la vérité de l’action est comprise sous la vérité de la chose et la vérité de l’énoncé sous la vérité de l’intellection qu’il signifie. Or, la chose est dite vraie par son rapport tant à l’intellect divin qu’à l’intellect humain. Si donc on entend la vérité de la chose selon son ordonnancement à l’intellect divin, alors certes la vérité de la chose changeante change, non en une fausseté mais en une autre vérité. La vérité en effet est la forme la plus générale puisque le vrai et l’étant sont convertibles. Aussi, après n’importe quel changement, une chose, quoique autre selon une autre forme par laquelle elle a de l’être, demeure un étant; de même elle demeure toujours vraie, mais d’une autre vérité. Car quelque forme ou privation qu’elle acquière par changement, elle se conforme en cela à l’intellect divin qui la connaît telle qu’elle est selon quelque disposition que ce soit. Mais si la vérité de la chose est considérée dans son ordonnancement à l’intellect humain, ou inversement, alors le changement se fait tantôt d’une vérité en une fausseté, tantôt d’une vérité en une autre.
En effet, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or, si de choses égales sont enlevées des choses égales, elles demeurent encore égales, mais pas de la même égalité; aussi, quand l’intellect et la chose changent semblablement, il faut certes qu'une vérité demeure, mais autre; par exemple, lorsque Socrate est assis, Socrate est pensé être assis et ensuite, lorsqu’il n’est plus assis, il est pensé n’être pas assis. Mais, si de l’une des choses égales quelque chose est enlevé et rien de l'autre, ou si de l’une et l’autre choses égales des choses inégales sont enlevées, il est nécessaire qu’en provienne une inégalité, qui est à la fausseté comme l’égalité est à la vérité. C’est pourquoi, si, tandis qu’existe un intellect vrai, une chose change sans que l’intellect change ou inversement, ou si l’un et l’autre changent mais non semblablement, il en proviendra une fausseté et ainsi le changement sera d’une vérité à une fausseté. Par exemple, si, tandis que Socrate existe comme blanc, il est pensé être blanc, l’intellection est vraie, mais si ensuite l’intellect pense que Socrate est noir, alors qu’il demeure blanc, ou si inversement, alors que Socrate a changé et est devenu noir, il est encore pensé blanc, ou qu'après avoir changé et être devenu pâle, il est pensé être rouge, la fausseté sera dans l’intellect. Ainsi apparaît comment la vérité change et comment la vérité ne change pas.



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que saint Anselme parle de la vérité première dans la mesure où, selon elle, toutes choses sont dites vraies comme par une mesure extrinsèque.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que l’intellect se réfléchit en lui-même et se pense comme (il pense) aussi les autres choses, ainsi qu’il est dit au livre III De l’âme. C’est pourquoi, (les choses) qui relèvent de l’intellect, du point de vue de la raison de vérité, peuvent être considérées de deux façons.
Premièrement, selon qu’elles sont des choses, et ainsi la vérité est dite d’elles de la même manière que des autres choses; par exemple, de même qu’une chose est dite vraie parce qu’elle répond à ce qu’elle a reçu dans la pensée divine en conservant sa nature, l’énoncé est dit vrai en conservant sa nature, qui lui a été dispensée dans la pensée divine et qui ne peut en être retirée tant que l’énoncé même demeure.
Deuxièmement, selon qu’elles se rapportent aux choses pensées, et ainsi l’énoncé est dit vrai quand il est adéquat à la chose. Et une telle vérité change, comme il a été dit.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la vérité qui demeure après que les choses vraies ont été détruites est la vérité première, qui ne change pas, même quand les choses ont changé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, tant que la chose demeure, un changement ne peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles, par exemple il est essentiel à l’énoncé de signifier ce pour la signification de quoi il a été institué. Il ne s’ensuit pas que la vérité de la chose n'est changeante en aucune manière; elle est immuable quant aux choses essentielles de la chose, tant que la chose demeure; en elles, cependant, un changement arrive par corruption de la chose. Mais quant aux choses accidentelles, un changement peut arriver même quand la chose demeure; ainsi, quant aux choses accidentelles, un changement de la vérité de la chose peut se faire.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, après que tout changement a été fait, la vérité demeure mais non la même, comme il est apparu plus haut
6. Quant au sixième argument, il faut dire que l’identité de la vérité ne dépend pas seulement de l’identité de la chose mais aussi de l’identité de l’intellect, tout comme l’identité de l’effet dépend aussi de l’identité de l’agent et du patient. Or, quoique la chose qui est signifiée par ces trois propositions soit la même, leur intellection n’est cependant pas la même, parce que dans la composition de l’intellect s’ajoute le temps. Aussi, les intellections sont diverses selon la variation du temps.




De veritate FR 105