De veritate FR 111

ARTICLE 11: La fausseté est-elle dans les sens?

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Objections:

Il semble que non.
l. En effet, il est dit au livre III De l’âme: "L’intellect est toujours correct"; or, l’intellect est la partie supérieure dans l’homme; donc, les autres parties suivent sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les inférieurs sont disposés selon le mouvement des supérieurs; donc, le sens aussi, qui est une partie inférieure de l’âme, sera toujours correct; il n’y a donc pas de fausseté en lui.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "Les yeux ne nous trompent pas: ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur affection; et si tous les sens du corps transmettent quelque chose de la manière dont ils sont affectés, j'ignore ce que nous devons en exiger de plus"; donc, il n’y a pas de fausseté dans les sens.
3. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "La vérité ou la fausseté ne me semblent pas être dans le sens mais dans l’opinion", et ainsi la proposition est maintenue.

Objections en sens contraire:

I. Par contre, saint Anselme dit: "Il est certes une vérité dans nos sens, mais pas toujours, car ils nous trompent quelquefois".
2. En outre, selon saint Augustin dans le livre des Soliloques: "Est couramment dit faux ce qui est très éloigné de la similitude du vrai, mais qui pourtant a quelque imitation du vrai "; or, le sens a quelquefois la similitude de choses qui ne sont pas telles dans la nature des choses; par exemple, l’un est quelquefois vu deux, comme lorsque l’oeil est comprimé; il y a donc de la fausseté dans le sens.
3. Mais on a dit que le sens ne se trompe pas sur les sensibles propres, mais sur les sensibles communs. — On a répliqué que, chaque fois que quelque chose est appréhendé de quelque chose autrement qu’il n’est, l’appréhension est fausse; or, quand un corps blanc apparaît au travers d’une vitre verte, le sens l’appréhende autrement qu’il n’est parce qu’il l’appréhende comme vert et en juge ainsi, à moins d’être aidé par un jugement supérieur qui découvre la fausseté; donc le sens se trompe aussi dans les sensibles propres.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Notre cognition, qui débute dans les choses, progresse dans cet ordre: elle commence dans le sens et se parfait ensuite dans l’intellect, si bien qu’ainsi le sens se trouve d’une certaine manière intermédiaire entre l’intellect et les choses, car il est rapporté aux choses comme un intellect et est rapporté à l’intellect en quelque sorte comme une chose. C’est pourquoi, la vérité ou la fausseté sont dites être dans le sens de deux façons: premièrement, selon l’ordonnancement du sens à l’intellect, et c’est ainsi que le sens est dit faux ou vrai tout comme les choses, à savoir en tant qu’elles provoquent une estimation vraie ou fausse dans l’intellect; deuxièmement, selon l’ordonnancement du sens aux choses, et c’est ainsi que la vérité ou la fausseté sont dites être dans le sens tout comme dans l’intellect, à savoir en tant qu’il juge être ce qui est ou ce qui n’est pas.
Si donc nous parlons du sens selon (son ordonnancement à l’intellect), d’une certaine manière il y a de la fausseté dans le sens et d’une certaine manière il n’y a pas de fausseté dans le sens. En effet, le sens est à la fois une certaine chose en soi et est indicatif d’une autre chose. Si donc il est rapporté à l’intellect selon qu’il est une certaine chose, la fausseté n’est en aucune manière dans le sens rapporté à l’intellect, car il montre à l’intellect sa propre disposition, selon laquelle il est disposé. Aussi saint Augustin dit-il dans l’autorité invoquée qu'" ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur propre affection". Par contre, si le sens est rapporté à l’intellect selon qu’il est représentatif d’une autre chose, puisque quelquefois il la lui représente autrement qu’elle n’est, le sens est dit faux en tant qu’il est de nature à provoquer une estimation fausse dans l’intellect; mais il ne la provoque pas nécessairement, exactement comme on l’a dit des choses, parce que l’intellect juge des choses de la même façon qu’il juge de ce qui est présenté par les sens. Ainsi donc le sens rapporté à l’intellect provoque toujours dans l’intellect une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des choses.
Mais si l’on considère le sens dans son rapport aux choses, alors la fausseté et la vérité sont dans le sens, de la façon dont elles sont dans l’intellect; or, dans l’intellect, la vérité et la fausseté se trouvent en premier et par leur principe dans le jugement de celui qui compose et divise; mais dans la formation des quiddités, elles se trouvent seulement selon leur ordonnancement au jugement consécutif à cette formation. C’est pourquoi, dans le sens aussi, la vérité et la fausseté se disent proprement selon que le sens juge des sensibles. Pourtant, la vérité ou la fausseté ne sont pas proprement selon que le sens appréhende le sensible; elles sont seulement dans leur ordonnancement au jugement, c’est-à-dire dans la mesure où tel ou tel jugement est de nature à suivre de telle appréhension. Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel; sur certaines, par contre, le sens juge par une sorte de rapprochement, si bien que le pouvoir sensitif juge des sensibles communs et des sensibles par accident (ce rapprochement est fait en l’homme par le pouvoir cogitatif, qui est une puissance de la partie sensitive, en lieu de quoi est une estimation naturelle chez les autres animaux). Or, l’action naturelle d’une chose se fait toujours d’une manière unique, à moins que l’action ne soit empêchée par accident, soit par un défaut intrinsèque, soit par un empêchement extrinsèque. Aussi, le jugement du sens sur les sensibles propres est-il toujours vrai, à moins qu’il y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu; mais, sur les sensibles communs ou par accident, le jugement du sens se trompe quelquefois. L’on voit ainsi comment la fausseté peut être dans le jugement du sens.
Mais, à propos de l’appréhension du sens, il faut savoir qu’il est un certain pouvoir appréhensif qui appréhende l’espèce sensible quand la chose sensible est présente, comme le sens propre, et un pouvoir qui l’appréhende quand la chose est absente, comme l’imagination. C’est pourquoi le sens appréhende toujours la chose comme elle est, à moins d’un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, mais l’imagination appréhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’appréhende comme présente alors qu'elle est absente; et c’est pourquoi le Philosophe dit au livre IV de la Métaphysique que le sens ne dit pas de fausseté, mais que l’imagination dit de la fausseté.



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que, dans le macrocosme, les supérieurs ne reçoivent rien des inférieurs mais que c’est l’inverse; par contre, dans l’homme, l’intellect, qui est supérieur, reçoit quelque chose du sens; c’est pourquoi le cas n’est pas semblable.
Des autres (arguments) on voit facilement la solution d’après ce qui a été dit.





ARTICLE 12: La fausseté est dans l’intellect?

112


Objections:

Il semble que non.
1. L’intellect, en effet, a deux opérations, l’une par laquelle il forme les quiddités et dans laquelle le faux n’est pas, comme dit le Philosophe au livre III De l’âme; l’autre par laquelle il compose et divise, et dans celle-ci non plus le faux n’est pas, comme on le voit par saint Augustin dans le livre De la vraie religion. "Personne ne saisit par l’intellect des choses fausses" donc la fausseté n'est pas dans l’intellect.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre des LXXXIII Questions, question 32: "Tout qui se trompe ne saisit pas par l’intellect ce en quoi il se trompe "; donc, la fausseté ne peut être dans l’intellect.
3. De même, Algazel dit: "Soit nous saisissons par l’intellect un quelque chose comme il est, soit nous ne le saisissons pas par l’intellect"; or, quiconque saisit par l’intellect une chose comme elle est, pense véridiquement; donc l’intellect est toujours vrai; il n’y a donc pas de fausseté en lui.



Cependant:

Par contre, le Philosophe dit au livre III De l’âme: "Là où est la composition des intellections, là sont dès lors le vrai et le faux"; donc la fausseté se trouve dans l’intellect.

Réponse:

Le nom d"intellect" vient de ce qu’il connaît le plus intime d’une chose, car saisir par l’intellect est comme lire à l’intérieur. En effet, le sens et l’imagination connaissent les seuls accidents extérieurs; seul l’intellect atteint à l’intérieur et à l’essence d’une chose. Mais au-delà, à partir des essences appréhendées des choses, l’intellect s’occupe à raisonner et à rechercher de diverses manières. Le nom d"intellect" peut donc être entendu de deux façons. D’une part, lorsqu’il ne se tient qu’envers ce dont lui vient la première imposition de son nom, et on dit ainsi proprement que nous saisissons par l’intellect lorsque nous appréhendons la quiddité des choses, et aussi lorsque nous saisissons par l’intellect des choses qui sont aussitôt connues par l’intellect une fois connues les quiddités des choses, notamment les premiers principes, que nous connaissons en connaissant leurs termes. C’est pourquoi l’intellect est aussi dit compétence envers les principes. Or, la quiddité d’une chose est l’objet propre de l’intellect; aussi, de même que la sensation des sensibles propres, l’intellection est toujours vraie dans la connaissance de ce que c’est que (la chose), comme il est dit au livre III De l’âme.
Par accident, cependant, la fausseté peut ici survenir, dans la mesure où l’intellect compose et divise faussement, ce qui arrive de deux façons. Soit il attribue la définition d’une chose à une autre, par exemple s’il concevait "animal rationnel mortel" comme la définition de l’âne; soit il conjoint entre elles des parties de définitions qui ne peuvent être conjointes, par exemple s’il concevait comme définition de l’âne "animal irrationnel immortel", car cette (affirmation) est fausse: "un animal irrationnel est immortel". L’on voit ainsi que la définition ne peut être fausse qu’en tant qu’elle implique une affirmation fausse. Ce double mode de fausseté est abordé au livre V de la Métaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intellect ne se trompe d’aucune manière. D’où l’on voit que si l’intellect est entendu selon l’action d’où lui vient l’imposition du nom d"intellect", la fausseté n’est pas dans l’intellect. Mais l’intellect peut être entendu communément d’une autre manière, selon qu’il s’étend à toutes ses opérations; il comprend alors l’opinion et le raisonnement; ainsi il y a de la fausseté dans l’intellect, mais jamais si la résolution aux premiers principes se fait correctement.
Et on voit par là la solution aux objections.



QUESTION 2: LA SCIENCE DE DIEU


200

(Traduction Père Serge-Thomas Bonino OP, 1996)


ARTICLE 1: La science convient-elle à Dieu?

201

La question porte sur la science de Dieu et on se demande, premièrement, s’il y a en Dieu science. Il semble que non.

Objections:
1° Ce qui s’ajoute à autre chose ne peut se trouver en ce qui est absolument simple. Or Dieu est absolument simple. Puis donc que la science s’ajoute à l’essence -car vivre ajoute à être et savoir à vivre -, il semble qu’il n’y ait pas en Dieu de science.
2° (Réponse: La science en Dieu ne s’ajoute pas à l’essence, mais le nom de science manifeste en lui une autre perfection que le nom d’essence.) En sens contraire: La perfection est le nom d’une chose. Or, en Dieu, la science et l’essence sont absolument une seule chose. Les noms de science et d’essence manifestent donc la même perfection.
3° Aucun nom ne peut être attribué à Dieu qui ne signifie sa perfection toute entière. En effet, si un nom ne la signifie pas toute entière, il n’en signifie rien puisqu’il n’y a pas en Dieu de partie, et, par conséquent, ce nom ne peut lui être attribué. Or le nom de science ne représente pas la perfection divine toute entière puisque Dieu " est au dessus de tout nom qu’on lui donne", ainsi qu’il est dit au livre Des causes. La science ne peut donc être attribuée à Dieu.
4° La science est l’habitus de la conclusion tandis que l’intellect est l’habitus des principes, ainsi u’il ressort de ce que dit le Philosophe au livre VI de l’Ethique. Or Dieu ne connaît rien par manière de conclusion car, dans ce cas, son intellect devrait aller discursivement des principes aux conclusions ce que saint Denis, au chapitre VII des Noms divins, écarte même des anges Il n’y a donc pas de science en Dieu.
5° Tout ce qui est su est su au moyen de quelque chose de plus connu Or, pour Dieu, une chose n’est pas plus ou moins connue. Il ne peut donc pas y avoir en Dieu de science.
6° Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intellect du connaissant Or il est absolument exclu qu’il y ait en Dieu une empreinte, d’une part parce qu’elle implique réception, et, d’autre part, parce qu’elle implique composition. On ne peut donc attribuer à Dieu la science.
7° Rien de ce qui dénote une imperfection ne peut être attribué à Dieu. Or la science dénote une imperfection puisqu’elle est signifiée à la manière d’un habitus, c’est-à-dire d’un acte premier, alors que la considération est signifiée à la manière d’un acte second, ainsi qu’il est dit au livre II De l’âme. Or l’acte premier est imparfait par rapport à l’acte second puisqu’il est en puissance par rapport à celui-ci. La science ne peut donc se trouver en Dieu.
8° (Réponse: En Dieu, il n’y a de science qu’en acte.) En sens contraire: La science de Dieu est cause des choses Or la science, si on l’attribue à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la science n’a été en Dieu qu’en acte, il a produit de toute éternité les choses à l’existence, ce qui est faux.
9° De tout être en qui se trouve quelque chose qui correspond à ce que nous concevons dans notre intellect par le nom de science, nous savons non seulement qu’il est mais aussi ce qu’il est car la science est "quelque chose." Or, de Dieu, nous ne pouvons savoir ce qu’il est mais seulement qu’il est, comme le dit saint Jean Damascène: "Il n’y a donc rien qui corresponde en Dieu à la conception de l’intellect qu’exprime le nom de science." Il n’y a donc pas en lui de science.
10° saint Augustin dit que "Dieu, qui échappe à toute forme, ne peut être accessible à l’intelligence." Or la science est une certaine forme que conçoit l’intellect Dieu échappe donc à cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
11° Intelliger est plus simple et plus digne que savoir. Or, comme il est dit au livre Des causes, quand nous affirmons que Dieu est intelligent ou qu’il est une intelligence, "nous ne le désignons pas par un nom propre mais par le nom de son premier effet." A bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir à Dieu.
12° La qualité implique une plus grande composition que la quantité, car la qualité n’inhère dans la substance que par l’intermédiaire de la quantité Or nous n’attribuons à Dieu, à cause de sa simplicité, rien qui appartienne au genre de la quantité: tout être quantifié a, en effet, des parties. Puis donc que la science entre dans le genre de la qualité elle ne doit d’aucune manière être attribuée à Dieu.
. En sens contraire:
1° Il est dit en Romains 11, 33: "O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu..."
2° D’après saint Anselme dans le Monologion, "il faut attribuer à Dieu tout ce dont la possession vaut mieux, absolument et pour toute chose, que la non-possession." Tel est bien le cas de la science. Il faut donc l’attribuer à Dieu.
3° La science n’exige que trois choses: la puissance active du connaissant par laquelle il juge des choses, la chose, connue et l’union des deux Or, il y a en Dieu une puissance active souveraine, son essence est souverainement connaissable et, par conséquent, il y a là l’union des deux. Dieu est donc souverainement connaissant Preuve de la mineure: Comme il est dit au livre Des intelligences, "la première substance est lumière." Or la lumière possède au plus haut point une vertu active. La preuve en est qu’elle se diffuse et se multiplie elle-même. Elle est aussi connaissable au plus haut point, si bien qu’elle fait connaître même les autres choses. Donc, la première substance, c’est-à-dire Dieu, tout à la fois possède une puissance active pour connaître et est connaissable.
. Réponse:
Tout le monde attribue à Dieu la science mais de manière différente. Certains en effet, incapables de transcender par leur intellect le mode de la science créée ont cru que la science était en Dieu comme une sorte de qualité ajoutée à son essence, ainsi que c’est le cas chez nous C’est absolument erroné et absurde. En effet, dans cette hypothèse, Dieu ne serait pas souverainement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’accident En outre, Dieu lui-même ne serait pas son être, car, comme le dit Boèce au livre Des sept jours, "ce qui est peut participer à quelque chose mais l’être même ne participe d’aucune manière à quelque chose." Si donc, Dieu participait à la science comme à une disposition ajoutée, il ne serait pas lui-même son propre être. Par conséquent, il tiendrait son être d’un autre qui serait pour lui la cause de son être et, dans ce cas, il ne serait pas Dieu.
Aussi, d’autres ont-ils prétendu qu’en attribuant à Dieu la science ou quelque chose de ce genre, nous n’introduisions rien en lui, mais que nous signifiions qu’il est la cause de la science dans les choses créées, de sorte qu’on dit que Dieu possède la science parce qu’il répand la science dans les créatures. Certes, le fait que Dieu cause la science peut être une raison de la vérité de la proposition par laquelle nous affirmons que Dieu possède la science, comme semblent le dire Origène et saint Augustin Mais il ne peut cependant rendre compte intégralement de sa vérité, et cela pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’avec ce même raisonnement on pourrait attribuer à Dieu tout ce qu’il cause dans les choses. Il faudrait donc dire que Dieu se meut parce qu’il cause le mouvement dans les choses, ce que cependant on ne dit pas
Deuxièmement, parce qu’on ne dit pas que les attributs communs aux effets et aux causes sont dans les causes pour cette raison, c’est-à-dire en raison des effets, mais plutôt qu’ils sont dans les effets parce qu’ils se trouvent dans les causes. Par exemple, le feu communique à l’air la chaleur parce qu’il est chaud et non l’inverse. Pareillement, Dieu répand en nous la science parce qu’il a une nature dotée de science et non l’inverse.
Voilà pourquoi d’autres ont prétendu que la science et es autres choses de ce genre étaient attribuées à Dieu par une sorte de similitude de rapport à la manière dont on lui attribue la colère, la miséricorde ou les autres passions de ce type. En effet, il dit que Dieu est en colère lorsqu’il produit un effet semblable celui d’un homme en colère, c’est-à-dire lorsqu’il punit, ce qui st chez nous l’effet de la colère Mais il ne peut, bien entendu, y avoir en Dieu la passion de colère. Pareillement, prétendent-ils, on dit que Dieu possède la science parce qu’il produit un effet semblable à l’effet produit par celui qui possède la science. En effet, tout comme les oeuvres de celui qui possède la science, les oeuvres de la nature, qui sont le fait de Dieu, procèdent à partir de principes déterminés et visent des fins déterminées, comme il ressort du livre II de la Physique. Mais, d’après cette opinion, la science serait attribuée à Dieu de façon métaphorique, comme la colère et les autres choses de ce genre ce qui contredit les affirmations de saint Denis et d’autres saints Pères.
Il faut, par conséquent, donner une autre réponse et dire que la science attribuée à Dieu désigne quelque chose qui est en Dieu C’est aussi le cas pour la vie, l’essence et les autres attributs de ce type. Ils ne sont pas différents quant à la chose signifiée mais seulement quant à notre manière de connaître. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et tous les attributs de ce type sont absolument la même chose, mais notre intellect a des concepts différents lorsqu’il intellige en Dieu la science, la vie et es attributs de ce type.
Ces concepts ne sont pourtant pas faux. En effet, un concept de notre intellect est vrai lorsqu’il représente en vertu l’une certaine ressemblance la chose intelligée. Sinon, en effet, si rien ne lui correspondait dans la chose, il serait faux. Or notre intellect ne peut pas représenter Dieu par ressemblance comme il représente les créatures. En effet, lorsqu’il intellige une créature, il conçoit une certaine forme qui est la similitude de la chose selon toute sa perfection et ainsi définit-il les choses qu’il intellige Mais, comme Dieu dépasse à l’infini notre intellect, une forme conçue par notre intellect est incapable de représenter complètement l’essence divine; elle se contente de l’imiter quelque peu. De la même manière, nous constatons aussi dans les choses qu sont hors de l’âme que toute chose, quelle qu’elle soit, imite Dieu de quelque manière mais imparfaitement, si bien que les diverses choses imitent Dieu diversement et, par des formes diverses, représentent l’unique et simple forme de Dieu. En effet, dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui en fait de perfection existe dans les créatures sur le mode de la distinction et de la multiplicité comme aussi toutes les propriétés des nombres préexistent de quelque manière dans l’unité et tous les pouvoirs des ministres dans un royaume sont réunis dans le pouvoir du roi Mais, s’il existait une chose qui représentât parfaitement Dieu, elle ne pourrait qu’être unique, car elle le représenterait d’une seule manière et par une seule forme. Voilà pourquoi il n’y a qu’un seul Fils qui est l’image parfaite du Père. Pareillement aussi notre intellect représente la perfection divine par divers concepts, car chacun pris en particulier est imparfait. Si, en effet, l’un d’eux était parfait, il n’y en aurait qu’un, tout comme il n’y a qu’un verbe de l’intellect divin. Il y a donc dans notre intellect plusieurs concepts qui représentent l’essence divine de telle manière que l’essence divine correspond à chacun d’eux comme une chose correspond à son image imparfaite. Par conséquent, tous ces concepts de l’intellect sont vrais bien qu’ils soient plusieurs pour une seule chose. Et comme les noms ne signifient les choses que par l’intermédiaire du concept, ainsi qu’il est dit au livre I du Périherménéias on donne plusieurs noms à une seule chose selon les différentes manières de connaître ou, ce qui revient au même, selon les différentes raisons formelles. Mais tous ces noms quelque chose correspond dans la chose.



Solutions:
1° La science ne s’ajoute à l’étant que parce que intellect saisit de façon distincte la science d’un sujet et son essence. L’addition présuppose, en effet, une distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne se distinguent, ainsi qu’il sort de ce qu’on a dit, que selon notre manière d’intelliger, la science en lui ne s’ajoute à l’essence que selon notre manière intelliger.
2° On ne peut dire en vérité qu’en Dieu la science signifie une autre perfection que l’essence. Mais on peut dire qu’elle est signifiée à la manière d’une autre perfection parce que notre intellect applique ces noms à Dieu en fonction des divers concepts qu'il a de lui.
3° Les noms étant les signes des concepts, un nom signifie la totalité d’une chose selon que l’intellect l’intellige. Or, notre intellect peut intelliger Dieu tout entier mais pas totalement. Il ut l’intelliger tout entier puisqu’il est nécessaire qu’on intellige Dieu soit tout soit rien, du fait qu’il n’y a pas en lui de parties de tout. Mais je dis qu’il ne peut l’intelliger totalement parce qu'il ne le connaît pas aussi parfaitement qu’il est connaissable dans sa nature. Par exemple, celui qui connaît de manière probable, c’est-à-dire parce que tout le monde le dit. La conclusion: "La diagonale est incommensurable au côté" ne la connaît pas totalement, car il ne parvient pas à la connaître aussi parfaitement qu’elle est connaissable, bien qu’il la connaisse toute entière, n’ignorant aucune de ses parties. Donc, de la même manière, les noms attribués à Dieu le signifient tout entier mais pas totalement.
4° Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les natures avec quelque défaut. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire, si nous attribuons à Dieu quelque chose qui se trouve dans les créatures, que nous écartions tout ce qui relève de l’imperfection pour que demeure seulement ce qui appartient à la perfection, car c’est par cela seulement que la créature imite Dieu. J’affirme donc que la science qui se trouve en nous comporte de la perfection et de l’imperfection. A sa perfection se rattache sa certitude, car ce qui est su est connu avec certitude. Mais à son imperfection se rattache le fait que l’intellect aille discursivement des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science. En effet, la seule raison de ce discours est que l’intellect qui connaît les principes ne connaît les conclusions qu’en puissance, car s’il les connaissait en acte, il n’y aurait pas ici de discours puisque le mouvement n’est que le passage de la puissance à l’acte. On parle donc de science en Dieu en raison de la certitude relative aux choses connues, mais non en raison du discours dont on vient de parler, lequel d’ailleurs, comme le dit saint Denis, ne se trouve pas non plus chez les anges.
5° Il est vrai qu’à considérer le mode du connaissant, une chose n’est pas pour Dieu plus ou moins connue, car il voit toute chose d’un même regard. Mais, à considérer le mode de la chose connue, Dieu connaît certains êtres qui sont plus connaissables en eux-mêmes et d’autres qui le sont moins. Par exemple, entre toutes les choses, son essence est connaissable au plus haut degré. Par elle, il connaît toute chose mais non par un discours puisqu’en voyant son essence il voit du même coup toute chose. Donc, même du point de vue de l’ordre que l’on peut considérer dans la connaissance divine du côté des objets connus, l’idée de science est sauve en Dieu, car il connaît lui-même, d’une manière toute spéciale, toutes choses par leur cause.
6° Cette affirmation d’Algazel doit s’entendre de notre science. Chez nous, en effet, la science s’acquiert par le fait que les choses impriment leurs similitudes dans nos âmes. Mais c’est l’inverse pour la connaissance de Dieu les formes dérivent à partir de son intellect dans toutes les créatures. Donc, de même que la science est en nous une empreinte des choses dans nos âmes, de même, inversement, les formes des choses ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les choses.
7° La science que l’on pose en Dieu ne se réalise pas par manière d'habitus mais plutôt par manière d’acte, car c’est toujours en te que Dieu connaît toute chose.
8° L’effet ne procède de la cause agente que conformément à la nature de celle-ci. Voilà pourquoi tout effet qui procède par intermédiaire d’une science dépend de la détermination de cette science qui fixe ses propriétés. Les choses dont la science de Dieu est la cause ne se produisent donc qu’au moment où Dieu a terminé qu’elles se produiraient. C’est la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire que les choses soient de toute éternité, bien que la science de Dieu soit en acte de toute éternité.
9° On dit que l’intellect sait d’une chose ce qu’elle est lorsqu’il la finit, c’est-à-dire lorsqu’il conçoit à propos de cette chose une forme qui corresponde en tout à la chose elle-même. Or, il ressort de ce qu’on a déjà dit que tout ce que notre intellect conçoit de Dieu ne le représente qu’imparfaitement. Voilà pourquoi ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours caché la plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu ici-bas est de connaître que Dieu est au-dessus de tout ce que nous connaissons de lui, comme il ressort de ce que dit saint Denis au ch. I de la. Théologie mystique.
10° Si on dit que Dieu "échappe à toute forme de notre intellect", ce n’est pas qu’une forme de notre intellect ne puisse quelque manière le représenter mais c’est qu’aucune ne le présente parfaitement, comme il est dit au livre IV de la Métaphysique, "la définition la notion que le nom signifie." Le nom, au sens propre, une chose est donc ce dont le signifié est la définition de cette ose. Or, comme, ainsi qu’on l’a dit, aucune notion signifiée par le nom ne définit Dieu lui-même, aucun des noms donnés par nous n’est proprement son nom mais c’est proprement le nom de créature qui est définie par la notion signifiée par ce nom.
11° Toutefois, ces noms, qui sont des noms de créatures, sont attribués à Dieu parce que sa similitude est de quelque manière représentée dans les créatures.
12° La science attribuée à Dieu n’est pas une qualité. D’ailleurs, la qualité qui advient à la quantité est une qualité corporelle et non une qualité spirituelle comme l’est la science.


ARTICLE 2: Dieu se connaît-il lui-même?

202

Objections:
Il semble que non.

1° Le connaissant est mis en relation avec le connu par sa connaissance Or, comme le dit Boèce au livre De la Trinité, "l’essence en Dieu contient l’unité et la relation fait la multiplicité de la trinité" des personnes. Il faut donc qu’en Dieu le connu soit personnellement distinct du connaissant. Or, la distinction des personnes en Dieu est incompatible avec une tournure réflexive En effet, on ne dit pas que le Père s’est engendré parce qu’il a engendré le Fils. On ne doit donc pas accorder que Dieu se connaisse lui-même.
2° Il est dit au livre Des causes que "tout être connaissant sa propre essence revient à son essence par un retour complet." Or, Dieu ne revient pas à son essence puisqu’il n’en sort jamais et qu’il ne peut y avoir de retour là où il n’y a pas d’abord eu un départ. Dieu ne connaît donc pas son essence et, par conséquent, il ne se connaît pas lui-même.
3° La connaissance est l’assimilation du connaissant à la chose connue Or, rien n’est semblable à soi-même car, comme le dit Hilaire, "il n’y a pas de ressemblance à l’égard de soi-même." Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
4° Il n’y a de science que de l’universel. Or, Dieu n’est pas un universel, car tout universel est le résultat d’une abstraction. Or, , comme Dieu est absolument simple, il n’est pas possible d’en abstraire quelque chose. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
5° Si Dieu avait science de lui-même, il s’intelligerait lui-même puisque intelliger est plus simple que savoir et doit pour cela être davantage attribué à Dieu. Or, Dieu ne s’intellige pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-même. Preuve de la mineure: saint Augustin dit à la q. 16 du Livre des 83 questions que "tout ce qui s'intellige se comprend." Or, seul ce qui est fini peut être compris, ainsi qu’il ressort de ce que dit saint Augustin au même endroit. Dieu ne s’intellige donc pas.
6° saint Augustin, au même endroit, fait le raisonnement suivant: "Notre intellect ne veut pas être infini, quand bien même il le pourrait, parce qu’il veut être connu de lui-même." On en déduit que ce qui veut se connaître ne veut pas être infini. Or, Dieu veut être infini puisqu’il est infini. En effet, s’il était quelque chose qu'il ne voudrait pas être, il ne serait pas souverainement bienheureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même et, par conséquent, il ne se connaît pas.
7° (Réponse: Bien que Dieu soit absolument infini et veuille être absolument infini, il n’est cependant pas infini pour lui-même mais fini et il ne veut pas non plus être infini pour lui-même en ce sens.) En sens contraire: Comme il est dit au livre III de la Physique, une chose est dite infinie lorsqu’on ne peut pas la franchir et finie lorsqu’on peut la franchir. Or, comme il est trouvé au livre VI de la Physique, l’infini ne peut être franchi ni par un être fini ni par un être infini. Donc, Dieu, tout infini qu’il soit, ne peut pas être fini pour lui-même.
8° Ce qui est bon pour Dieu est bon absolument. Donc, ce qui est fini pour Dieu est aussi fini absolument. Or, Dieu n’est pas fini absolument. Il n’est donc pas non plus fini pour lui-même.
9° Dieu ne connaît que pour autant qu’il est en rapport avec lui-même. Si donc il est fini pour lui-même, il se connaîtra lui-même de façon finie. Or, Dieu n’est pas fini. Il se connaîtra donc autrement qu’il n’est et, par conséquent, il aura de lui-même une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, un tel le connaît plus qu’un autre parce que la manière de connaître de celui-ci l’emporte sur la manière de connaître de l’autre. Or, Dieu se connaît infiniment plus que ne le connaît quelqu’un d’autre. La manière dont il se connaît est donc infinie. Il se connaît donc lui-même infiniment et, par conséquent, il n’est pas fini pour lui-même.
11° Au Livre des 83 questions, saint Augustin démontre de la manière suivante que quelqu’un ne peut pas connaître une chose plus qu’un autre: "Quiconque connaît une chose autrement qu’elle est se trompe, et quiconque se trompe ne connaît pas la chose sur laquelle il se trompe. Donc quiconque connaît une chose autrement qu’elle est, ne la connaît pas. Une chose ne peut donc être connue que comme elle est." Puis donc qu’une chose n’est que d’une seule manière, tous la connaissent d’une seule manière et c’est pourquoi personne ne connaît une chose mieux qu’un autre. Si donc Dieu se connaissait lui-même, il ne se connaîtrait pas plus que les autres ne le connaissent et, dans ce cas, il y aurait un point sur lequel la créature s’égalerait au Créateur ce qui est absurde.



En sens contraire:
Au ch. VII des Noms divins, saint Denis dit que "la divine sagesse en se connaissant elle-même connaît toutes les autres choses." Dieu se connaît donc surtout lui-même.



Réponse:
Affirmer qu’une chose se connaît elle-même, c’est affirmer qu’elle est à la fois le connaissant et le connu. Donc, pour voir de quelle manière Dieu se connaît lui-même, il faut considérer ce qui fait qu’une chose est connaissante et connue.
Il faut donc savoir qu’une chose est trouvée parfaite de deux manières:
1° Premièrement, en raison de la perfection de son être, lequel lui appartient en vertu de son espèce propre. Mais l’être spécifique d’une chose est distinct de l’être spécifique d’une autre chose en toute chose créée, il y a, pour une perfection de ce type, un manque par rapport la perfection absolue proportionnel à la perfection qu’il y a dans les autres espèces. Par conséquent, la perfection de n’importe quelle chose considérée en elle-même est imparfaite en tant qu’elle est une partie de la perfection de l’univers tout entier, laquelle résulte de la réunion des perfections des choses singulières.
2° Aussi, pour qu'il y ait un remède à cette imperfection, existe-t-il un autre type de perfection dans les choses créées en tant que la perfection qui est propre à une chose se retrouve dans une autre. C’est la perfection du connaissant en tant qu’il est connaissant, car une chose est connue du connaissant pour autant qu’elle est elle-même de quelque manière dans le connaissant.
Voilà pourquoi il est dit au livre III De l’âme que "l’âme est de quelque manière toute chose", car elle est de nature connaître toute chose. De cette manière, il est possible que la perfection de l’univers tout entier ciste dans une seule chose. Aussi l’ultime perfection laquelle me peut parvenir consiste-t-elle, d’après les philosophes, à ce que soit reproduit en elle tout l’ordre de l’univers et de ses causes. Ils en ont même fait la fin dernière de l’homme qui, après nous, consistera dans la vision de Dieu, car, d’après Grégoire, "qu’y a-t-il que ne voient pas celui qui voient celui qui voit toutes choses ?
Mais la perfection d’une chose ne peut être dans une autre chose avec l’être déterminé qu’elle avait dans la première. Pour qu’elle soit de nature à être dans une autre chose, il faut donc qu’elle soit considérée indépendamment de ce qui est de nature à le déterminer. Etant donné que les formes et les perfections des choses sont déterminées par la matière, il s’ensuit qu’une chose est connaissable pour autant qu’elle est séparée de la matière. Il faut donc que ce en quoi est reçue cette perfection de la chose soit, aussi, immatériel. Si, en effet, il était matériel, la perfection serait reçue en lui avec un être déterminé et par conséquent elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire de telle manière que, demeurant la perfection d’une chose, elle soit de nature à être dans une autre.
Les anciens philosophes qui ont posé que le semblable était connu par le semblable se sont donc trompés lorsqu’ils en ont conclu que l’âme qui connaît toutes choses était matériellement constituée de toutes ces choses, de sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau et ainsi de suite. Ils ont en effet pensé que la perfection de la chose connue devait être dans le connaissant selon qu’elle a un être déterminé dans sa nature propre. Mais ce n’est pas ainsi que la forme de la chose connue est reçue dans le connaissant. Aussi le Commentateur dit-il au livre III De l’âme que les formes ne sont pas reçues de la même manière dans l’intellect possible et dans la matière première, car il faut que ce qui est reçu dans l’intellect connaissant le soit de façon immatérielle. Voilà pourquoi nous voyons que la connaissance se réalise dans les choses en fonction du degré d’immatérialité qu’il y a en elles. En effet, les plantes et les autres êtres qui leurs sont inférieurs ne peuvent rien recevoir de façon immatérielle et c’est pourquoi ils sont privés de toute connaissance, comme il ressort du livre II De l’âme. Le sens, lui, reçoit bien les espèces sans matière, mais il les reçoit cependant avec les conditions de la matière. Quant à l’intellect, les espèces qu’il reçoit sont dépouillées même des conditions de la matière.
Il y a aussi, de la même manière, un ordre dans les choses connaissables. En effet, comme le dit le Commentateur, les choses matérielles ne sont intelligibles que parce que nous les rendons telles, car elles ne sont intelligibles qu’en puissance et elles sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent comme les couleurs, elles aussi, sont rendues visibles en acte par la lumière du soleil En revanche, les choses immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes. Elles sont donc davantage connues par nature, même si elles sont moins connues pour nous.
Puis donc que Dieu, du fait qu’il est entièrement exempt toute potentialité, est au plus haut degré de séparation d’avec la matière, il s’ensuit qu’il est lui-même au plus haut point capable de connaître et au plus haut point connaissable. Sa nature est donc connaissable pour autant qu’il possède l’être réellement et, comme Dieu est pour autant qu’il possède sa propre nature, il connaît aussi pour autant qu’il la possède comme celui qui est au plus haut degré connaissant. Aussi, Avicenne dit-il au livre VIII de sa Métaphysique que Dieu "s’intellige et se saisit lui-même parce que sa quiddité dépouillée (entendons de la matière) appartient à la chose qu’il est lui-même ".

Solutions:
1° La trinité des personnes est due en Dieu aux relations qui existent réellement en lui, c’est-à-dire aux relations l’origine. Or, la relation qui est connotée dans l’affirmation selon laquelle Dieu se connaît lui-même n’est pas une relation réelle mais seulement une relation de raison. Chaque fois, en effet, que le même est référé à lui-même, cette relation n’est pas quelque chose dans la réalité mais n’existe que dans la raison puisqu’une relation réelle exige deux termes.
2° L’expression par laquelle on affirme que celui qui se connaît revient à sa propre essence est une expression métaphorique. En effet, comme on le démontre au livre VII de la Physique, il n’y a as de mouvement dans l'intellection. Il n’y a donc pas là non plus, à proprement parler, de départ ou de retour. Cependant, on lit qu’il y a là un processus ou un mouvement dans la mesure où, partir d’un objet connaissable, on parvient à un autre. Cela se fait chez nous au moyen d’une sorte de discours en fonction duquel il y a dans notre âme, lorsqu’elle se connaît elle-même, me sortie et un retour. En effet, dans un premier temps, l’acte sortant de l’âme a pour terme l’objet puis, dans un second temps, l'âme fait retour sur l’acte et finalement sur la puissance et l’essence, étant donné que les actes sont connus à partir des objets et les puissances par les actes.
En revanche, dans la connaissance divine, ainsi qu’on l’a dit précédemment il n’y a pas de discours, comme si Dieu parvenait à ce qu’il ignore au moyen de ce qu’il connaît. On peut cependant, du côté des objets, découvrir une sorte de mouvement circulaire dans la connaissance de Dieu: en connaissant sa propre essence, Dieu voit les autres choses et en elles il voit la ressemblance de sa propre essence. Il fait ainsi de quelque manière retour à son essence, mais ce n’est pas en connaissant sa propre essence à partir des autres choses comme c’était le cas pour notre âme.
Il faut cependant savoir que le retour à sa propre essence ne signifie rien d’autre dans le livre Des causes que le fait pour une chose de subsister en elle-même. En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mêmes sont répandues sur autre chose et ne sont d’aucune manière recueillies en elles-mêmes. Au contraire, les formes qui subsistent en elles-mêmes sont répandues sur les autres choses pour les parfaire ou exercer sur elles une influence mais de telle manière qu’elles demeurent par soi en elles-mêmes. C’est de cette manière que Dieu fait parfaitement retour à son essence car, en même temps qu’il pourvoit à toute chose et pour cela sort et va de quelque manière vers toute chose, il demeure fixe en lui-même et ne se mélange pas au reste.
3° La ressemblance qui est une relation réelle exige que les termes soient distincts, mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.
4° L’universel est intelligible parce qu’il est séparé de la matière. Aussi les choses qui ne sont pas séparées de la matière par l’activité de notre intellect mais qui sont par elles-mêmes libres de toute matière sont-elles connaissables au plus haut degré. Dieu est donc connaissable au plus haut degré, bien qu’il ne soit pas un universel.
5° Dieu à la fois a science de lui-même, s’intellige et se comprend lui-même bien qu’absolument parlant il soit infini. En effet, il n’est pas infini au sens privatif car, en ce sens, la notion d’infini s’applique à la quantité dont une partie fait suite à une autre partie et cela jusqu’à l’infini. Si donc il fallait connaître la quantité sous l’aspect de son infinité, c’est-à-dire la connaître partie après partie, on ne pourrait d’aucune manière la comprendre, car on ne pourrait jamais arriver à la fin puisqu’elle n’a pas de fin. Mais Dieu est dit infini au sens négatif, c’est-à-dire parce que son essence n’est pas limitée par quelque chose. En effet, toute forme reçue en quelque chose reçoit une limite correspondant au mode du récepteur. Puis donc que l’être divin n’est pas reçu dans quelque chose du fait qu’il est son propre être, son être n’est pas fini de ce point de vue et c’est pourquoi on dit que son essence est infinie. Et comme en tout intellect créé la puissance cognitive est finie du fait qu’elle est reçue en quelque chose, notre intellect ne peut parvenir à connaître Dieu aussi clairement qu’il est connaissable et pour cela il ne peut pas le comprendre parce qu’il ne parvient pas au bout de la connaissance de Dieu, ce qui est le sens de comprendre, comme on l’a dit plus haut Par contre, la puissance cognitive de Dieu étant infinie de la même manière que son essence est infinie, sa connaissance a une efficacité aussi grande que son essence. Voilà pourquoi Dieu parvient à se connaître parfaitement. Et, si on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que cette compréhension fixerait une limite à l’objet connu, mais c’est à cause de la perfection de cette connaissance à laquelle rien ne manque.
6° Notre intellect, étant par sa nature fini, ne peut comprendre, c’est-à-dire connaître parfaitement, quelque chose d’infini. Par conséquent, une fois supposée cette nature, l’argument de saint Augustin est valable. Mais la nature de l’intellect divin est autre et c’est pourquoi cet argument n’est pas concluant.
7° En rigueur de terme, Dieu n’est à proprement parler fini ni pour les autres ni pour lui-même. Mais on dit qu’il est fini pour lui-même parce qu’il est connu de lui-même à la manière dont quelque chose de fini est connu par un intellect fini. En effet, de même qu’un intellect fini peut parvenir au terme de la connaissance d’une chose finie, de même l’intellect de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-même Quant à la définition de l’infini comme infranchissable, elle concerne l’infini pris au sens privatif, qui n’a rien à voir ici.
8° Si une chose, comparée à Dieu, mérite un attribut désignant une perfection dans l’ordre quantitatif, elle le mérite absolument. Par exemple, si elle est grande comparée à Dieu, il s’ensuit qu’elle est grande absolument. Mais cette inférence n’est pas valable pour les attributs qui désignent une imperfection. En effet, si une chose, comparée à Dieu, est petite, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite absolument, car, comparées à Dieu, toutes les choses ne sont rien et cependant elles ne sont pas rien absolument Donc, ce qui est bon comparé à Dieu est bon absolument mais ce qui est fini pour Dieu n’est pas nécessairement fini absolument, car être fini relève d’une sorte d’imperfection alors que le bien désigne une perfection. Dans les deux cas cependant, ce qui mérite tel attribut au jugement de Dieu, le mérite absolument.
9° La proposition "Dieu se connaît lui-même de façon finie" peut avoir deux sens:
En un premier sens, le mode fini se rapporte à la chose connue. La proposition signifie alors que Dieu connaît qu’il est fini et, en ce sens, elle est fausse car, dans ce cas, la connaissance de Dieu serait fausse.
En un second sens, le mode fini se rapporte au connaissant. Dans ce cas, la proposition peut encore avoir deux sens. En un premier sens, l’expression "de façon finie" ne signifie rien d’autre que " parfaitement": connaît de façon finie celui qui parvient au terme de la connaissance. En ce sens Dieu se connaît lui-même de façon finie En un second sens, l’expression "de façon finie" porte sur l’efficacité de la connaissance. De ce point de vue, Dieu se connaît de façon infinie parce que sa connaissance est infiniment efficace. Cependant, le fait que Dieu soit fini pour lui-même au sens que l’on vient de dire ne permet pas de conclure qu’il se connaît de façon finie, si ce ‘est au sens où on vient de dire que c’était vrai.
10° Cet argument est valable dans la mesure où l’expression "de façon finie" porte sur l’efficacité de la connaissance et il est clair que, dans ce cas, Dieu ne se connaît pas de façon finie.
11° Lorsque nous affirmons qu’un tel connaît plus qu’un autre, cela peut avoir deux sens.
En un premier sens, "plus" porte sur mode de la chose connue. Dans ce cas, aucun des connaissants en connaît plus qu’un autre sur la chose connue en tant qu’elle est connue. En effet, quiconque attribue la chose connue plus ou moins que ne comporte la nature de celle-ci se trompe et ne connaît pas.
En un second sens, "plus" peut se rapporter au mode du connaissant. Dans ce cas, un tel connaît plus qu’un autre parce qu’il connaît avec plus de pénétration que celui-ci, comme l'ange par rapport l’homme et Dieu par rapport l’ange, et cela cause d’une plus grande puissance de connaître.
Il faut faire la même distinction pour l’expression "connaître la chose autrement qu’elle est " qui entre dans la preuve. Si, en effet, "autrement" qualifie la chose connue, aucun connaissant ne connaît la chose autrement qu’elle est, car ce serait connaître que chose est autrement qu’elle est. Mais s’il qualifie le connaissant, alors il est vrai que tout connaissant connaît la réalité matérielle autrement qu’elle est, car la chose qui a une existence matérielle est connue que de façon immatérielle.



De veritate FR 111