De veritate FR 1302

ARTICLE 2: Quelqu’un peut-il être son propre maître?

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Objections:

Il semble que oui.
1° Une action, en effet, doit être attribuée à la cause principale plutôt qu’à la cause instrumentale. Mais l’intellect agent est en quelque manière la cause principale de la science qui est produite en nous, alors que l’homme qui enseigne de l’extérieur est en quelque sorte la cause instrumentale qui offre à l’intellect agent les instruments grâce auxquels celui-ci parvient à la science. L’intellect agent enseigne donc davantage que l’homme qui est à l’extérieur. Si donc, à cause d’un discours extérieur, on dit que celui qui parle de l’extérieur est le maître de celui qui écoute, à plus forte raison, à cause de la lumière de l’intellect agent, celui qui écoute doit-il être appelé son propre maître.
2° En outre, nul n’apprend quelque chose que dans la mesure où il parvient à la certitude de la connaissance. Mais la certitude de la connaissance est en nous grâce aux principes naturellement connus à la lumière de l’intellect agent. C’est donc à l’intellect agent qu’il appartient principalement d’enseigner, et nous en revenons ainsi à la conclusion précédente.
3° En outre, enseigner, à proprement parler, appartient davantage à Dieu qu’à l’homme, c’est pourquoi il est dit dans Matthieu 23, 8: "Vous n’avez qu’un seul Maître." Mais Dieu nous enseigne en tant qu’il nous donne la lumière de la raison par laquelle nous avons le pouvoir de juger toutes choses. C’est donc à cette lumière que doit être principalement rapportée l’action d’enseigner, et nous en revenons ainsi aux conclusions précédentes.
4° En outre, savoir quelque chose par découverte personnelle est plus parfait que de l’apprendre d’un autre, comme cela ressort du premier livre de l’Éthique. Si donc, à propos de ce mode d’acquisition de la science selon lequel l’un apprend de l’autre, on emploie le nom de maître de telle sorte que l’un soit appelé le maître de l’autre, à plus forte raison doit-on employer le nom de maître à propos de ce mode d’acquisition du savoir qui se fait par découverte personnelle, de telle sorte que quelqu’un puisse être appelé son propre maître.
5° En outre, de même que quelqu’un peut être conduit à la vertu par un autre et par lui-même, ainsi peut-il être également conduit à la science, soit par découverte personnelle, soit par enseignement reçu d’un autre. Mais, de ceux qui accomplissent des oeuvres vertueuses sans que quelqu’un les y conduise ou leur impose une loi de l’extérieur, on dit qu’il sont à eux-mêmes leur loi, comme il est écrit dans Romains 2, 14: "Quand les Gentils qui n’ont pas de loi accomplissent naturellement ce qui est prescrit par la loi, ils sont à eux-mêmes leur loi." De celui qui acquiert la science par lui-même, on doit donc dire aussi qu’il est son propre maître.
6° En outre, comme on l’a dit, celui qui enseigne est cause de la science comme le médecin est cause de la guérison. Mais le médecin se guérit lui-même. Quelqu’un peut donc aussi s’enseigner lui-même.


Cependant:
1° Le Philosophe dit au livre VIII de la Physique qu’il est impossible que celui qui enseigne apprenne, parce qu’il est nécessaire que celui qui enseigne possède la science et que celui qui apprend ne la possède pas. Il est donc impossible que quel qu’un s’enseigne lui-même ou qu’il puisse être appelé son propre maître.
2° En outre, la fonction de maître implique une relation de supériorité, comme celle de seigneur. Mais personne ne peut avoir de relations de cette sorte avec lui-même: personne, en effet, ne peut être son propre père ou son propre seigneur. Donc personne ne peut être appelé non plus son propre maître.



Réponse:
Il faut répondre que quelqu’un peut, sans aucun doute, parvenir à la connaissance de beaucoup de choses qu’il ne connaissait pas, grâce à la lumière de la raison qui lui a été donnée et sans le secours d’un enseignement venu de l’extérieur. C’est ce qu’on constate chez tous ceux qui acquièrent la science par découverte personnelle. Ainsi quelqu’un peut être en quel que manière la cause de son propre savoir, mais on ne peut dire pour autant, à proprement parler, qu’il est le maître de lui-même ou qu’il s’enseigne lui.
Nous trouvons en effet dans la nature deux sortes de principes d’action, comme il ressort de ce que dit le Philosophe au livre VII de la Métaphysique. Il y a des agents qui possèdent en eux-mêmes tout ce qui est causé par eux dans leurs effets, ou bien selon un mode identique comme c’est le cas pour les agents univoques, ou bien selon un mode plus éminent comme c’est le cas pour les agents équivoques. Mais il y a des agents dans lesquels ne préexiste qu’une partie seulement de ce qu’ils produisent: ainsi en est-il d’un mouvement qui produit la guérison, ou d’un médicament chaud dans lequel la chaleur se trouve actuellement ou virtuellement, mais cette chaleur n’est qu’une partie de la guérison et non la guérison tout entière. Dans les agents de la première espèce réside donc la raison intégrale de leur action, mais non dans ceux de la seconde espèce, parce qu’un agent agit selon ce qui, en lui, est en acte et, comme ces derniers agents ne sont que partiellement en acte par rapport à l’effet à produire, ils ne peuvent être parfaitement agents.
Or l’enseignement implique le plein exercice du savoir celui qui enseigne, c’est-à-dire dans le maître; il faut donc que celui qui enseigne ou qui exerce la fonction de maître possède la science qu’il cause dans un autre de la manière explicitement parfaite selon laquelle elle est acquise par le disciple grâce l’enseignement. Mais, quand quelqu’un acquiert la science par son seul principe intérieur, ce qui est cause efficiente de sa science n’a que partiellement la science qu’il doit acquérir, à savoir pour autant que celle-ci est contenue dans les raisons séminales de la science que sont les principes communs. Et c’est pourquoi, à propos de cette sorte de causalité, on ne peut employer, à proprement parler, le nom de docteur ou celui de maître.


RÉPONSE AUX OBJECTIONS.
1° A la première objection, on doit répondre que, bien que l’intellect agent soit, d’un certain point de vue, davantage cause principale de science que l’homme qui enseigne extérieurement, la science ne préexiste pourtant pas en lui d’une manière parfaite comme dans le maître qui enseigne. L’argument est donc sans portée.
2° A la seconde objection, on doit répondre de la même manière qu’à la précédente.
3° A la troisième objection, on doit répondre que Dieu connaît d’une manière explicite toutes les choses dont l’homme est instruit par lui; de là vient que le nom de maître peut lui être attribué à juste titre. Mais il en va autrement de l’intellect agent pour la raison précédemment indiquée.
4° A la quatrième objection, on doit répondre que, bien que le mode d’acquisition de la science par découverte soit plus parfait du point de vue de celui qui acquiert la science parce qu’il est le signe d’une plus grande aptitude à connaître, le mode d’acquisition de la science par l’enseignement est cependant plus parfait du point de vue de celui qui cause la science. L’enseignant, qui connaît explicitement la totalité de la science peut en effet conduire à la science d’une manière plus rapide que ne peut le faire celui qui s’y conduit lui-même par le fait qu’il connaît d’avance d’une manière générale les principes la science.
5° A la cinquième objection, on doit répondre que la loi est aux oeuvres ce que le principe, mais non le maître, est à la science; on ne peut donc déduire de ce que quelqu’un est à lui-même sa loi qu’il puisse être son propre maître.
6° A la sixième objection, on doit répondre que le médecin guérit en tant qu’il possède la santé non pas en acte mais dans la connaissance de son art, tandis que le maître enseigne en tant qu’il possède la science en acte. Il en résulte que celui qui n’a pas la santé en acte peut cependant être la cause de sa propre santé, parce qu’il la possède par la connaissance de son art. Mais il n’est pas possible que quelqu’un possède la science en acte et en même temps ne la possède pas, de telle sorte qu’il puisse ainsi être enseigné par lui-même.


ARTICLE 3: L’homme peut-il être enseigné par un ange ?

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Objections:
Il semble que cela soit impossible.
1° En effet, si un ange enseigne, il enseigne de l’intérieur ou de l’extérieur. Mais il ne peut le faire de l’intérieur car, comme le dit saint Augustin, cela n’appartient qu’à Dieu; il semble d’autre part qu’il ne puisse le faire de l’extérieur parce que l’enseignement qui est donné de l’extérieur est donné à l’aide de signes sensibles, comme le dit saint Augustin dans son traité Du maître. Mais les anges ne peuvent nous enseigner grâce à des signes sensibles à moins qu’ils ne nous apparaissent éventuelle ment sous une forme sensible. Les anges ne nous enseignent donc que dans le cas où ils nous apparaissent d’une manière sensible, ce qui ne se produit qu’en dehors du cours naturel des choses, comme par miracle.
2° Mais on a dit que les anges nous instruisent d’une certaine manière de l’extérieur, dans la mesure où ils agissent sur notre imagination. Pourtant, l’espèce imprimée dans l’imagination ne suffit pas à faire passer notre imagination à l’acte sans le secours de l’intention", comme il ressort de ce que dit saint Augustin dans son traité De la Trinité. Mais un ange ne peut éveiller notre intention parce que l’intention est un acte de la volonté sur laquelle Dieu seul peut agir. Un ange ne peut donc même pas nous enseigner en agissant sur notre imagination, puisque nous ne pouvons être enseignés par la médiation de notre imagination qu’en imaginant effectivement quelque chose.
3° En outre, si nous sommes instruits par les anges en dehors de toute apparition sensible, ceci ne peut avoir lieu que dans la mesure où ces anges illuminent l’intelligence: or ils ne peu vent l’illuminer, semble-t-il, parce qu’ils ne communiquent ni la lumière naturelle qui vient de Dieu seul puisqu’elle est créée en même temps que l’esprit, ni même la lumière de la grâce que Dieu seul infuse. Donc les anges ne peuvent nous enseigner sans se manifester à nous de manière visible.
4° En outre, chaque fois que quelqu’un est enseigné par un autre, il faut que celui qui apprend saisisse la pensée de celui qui enseigne de telle sorte que l’esprit du disciple soit conduit à la science selon un processus semblable à celui qui est produit par la science dans l’esprit du maître. Or l’homme ne peut pas voir la pensée d’un ange, car il ne la voit pas en elle-même, pas plus qu’il ne voit celle d’un autre homme; il la voit même beaucoup moins parce que la pensée de l’ange est beaucoup plus éloignée de la sienne. Il ne la voit pas non plus à travers des signes sensibles, si ce n’est dans le cas où les anges lui apparaissent de manière sensible, hypothèse que nous ne considérons pas ici. Donc les anges ne peuvent pas nous instruire autrement.
5° En outre, enseigner appartient à Celui qui " illumine tout homme venant en ce monde", comme le montre la Glose sur Matthieu 23, 8 " Vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ " M. Or ceci ne s’applique pas à l’ange mais à la seule lumière incréée, comme il ressort de Jean 1, 9.
6° En outre, quiconque enseigne quelqu’un d’autre conduit celui-ci à la vérité et cause ainsi la vérité dans son âme. Mais Dieu seul peut être cause de vérité car, comme la vérité est une lumière intelligible et une forme simple, elle ne vient pas à l’être par étapes successives; elle ne peut ainsi être produite que par création, ce qui n’appartient qu’à Dieu seul. Puisque les anges ne sont pas créateurs, comme le dit saint Jean Damascène, il semble donc qu’ils ne puissent pas eux-mêmes enseigner.
7° En outre, une illumination qui ne cesse jamais ne peut provenir que d’une lumière indéfectible, car si la lumière dis paraît le sujet cesse d’être illuminé. Mais l’enseignement exige une illumination qui ne cesse jamais, parce que la science traite des choses nécessaires qui demeurent toujours. Donc l’enseignement ne peut provenir que d’une lumière indéfectible: or telle n’est pas la lumière angélique puisque la lumière des anges disparaîtrait si elle n’était pas conservée par l’action divine. Donc l’ange ne peut pas enseigner.
8° En outre, en Jean 1, 38, il est dit que, lorsque Jésus demanda à deux disciples de Jean-Baptiste qui le suivaient: "Que cherchez-vous?", ceux-ci lui répondirent: "Rabbi, ce qui se traduit par Maître, où demeures-tu?" La Glose dit ici qu’" en employant ce nom, ils manifestent leur foi", et une autre Glose dit que Jésus " les interroge, non par ignorance, mais pour qu’en répondant ils obtiennent leur récompense, car lors qu’il leur demande ce qu’ils cherchent, ce qui appelle en réponse une chose, ils ne lui parlent pas d’une chose, mais d’une personne." Il résulte de tout cela que les disciples, dans cette réponse, confessent que Jésus est une personne et que, par cette confession, ils manifestent leur foi et, par là même, méritent. Or le mérite de la foi chrétienne consiste pour nous à confesser que le Christ est une personne divine. Donc être maître appartient seulement à une personne divine.
9° En outre, quiconque enseigne doit manifester la vérité. Mais, comme la vérité est une lumière intelligible, nous la con naissons mieux que nous ne pouvons connaître un ange. Donc nous ne sommes pas enseignés par un ange, car ce qui est plus connu ne peut être manifesté par ce qui l’est moins.
10° En outre, saint Augustin dit dans son livre De la Trinité que " notre esprit est formé immédiatement par Dieu, sans créature interposée." Or un ange est une créature. Donc il ne peut s’interposer entre Dieu et l’esprit humain pour former ce der nier, comme étant supérieur à l’esprit humain et inférieur à Dieu. Ainsi l’homme ne peut être enseigné par un ange.
11° En outre, de même que notre volonté peut atteindre Dieu lui-même, de même notre intelligence peut parvenir jusqu’à la contemplation de son essence. Mais c’est Dieu lui-même qui informe immédiatement notre volonté par l’infusion de sa grâce sans la médiation d’aucun ange. Il informe donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun intermédiaire.
12° En outre, toute connaissance s’accomplit par le moyen d’une espèce. Si donc l’ange enseigne l’homme, il faut qu’il cause en lui une espèce par laquelle celui-ci pourra connaître. Mais cela ne peut se faire que de deux manières: ou bien par la création d’une espèce, ce qui est absolument impossible à l’ange comme le veut saint Jean Damascène, ou bien par l’illumination des espèces qui viennent de l’imagination, de telle sorte qu’à partir de celles-ci les espèces intelligibles parviennent jusqu’à l’intellect possible de l’homme, mais cette dernière explication nous fait retomber dans l’erreur de ces philosophes qui affirment que l’intellect agent, dont le rôle est l’illuminer les phantasmes est une substance séparée. Ainsi l’ange ne peut enseigner.
13° En outre, l’intellect angélique diffère davantage de l’intellect humain que l’intellect humain ne diffère de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut recevoir ce qui est dans l’intellect humain, car elle ne peut saisir que des formes particulières et l’intellect humain n’en contient pas. L’intellect humain n’est donc pas non plus capable de recevoir ce qui se trouve dans l’es. prit de l’ange. Ainsi l’homme ne peut être enseigné par l’ange.
14° En outre, la lumière par laquelle quelque chose est illuminé doit être proportionnée à ce qu’elle illumine, comme la lumière corporelle l’est aux couleurs. Or la lumière angélique, parce qu’elle est purement spirituelle, n’est pas proportionnée aux phantasmes qui sont en quelque manière des réalités corporel les en tant que contenus dans un organe corporel. Donc les anges ne peuvent pas nous enseigner en illuminant nos phantasmes, comme on l’avait dit précédemment.
15° De plus, tout ce qui est connu l’est, ou bien par son essence, ou bien par similitude Or la connaissance selon laquelle l’esprit humain connaît les choses par leur essence ne peut être causée par l’ange: dans ce cas, il faudrait en effet que les vertus et les autres choses qui sont contenues dans l’âme y soient impri mées par les anges eux-mêmes, puisque de telles choses sont connues par leur essence. La connaissance des choses par leurs similitudes ne peut être davantage causée par les anges, car les choses qu’il s’agit de connaître sont plus proches que l’ange des similitudes qui sont dans le sujet connaissant. Donc l’ange ne peut en aucune façon être, en l’homme, cause de connaissance, c’est-à-dire l’enseigner.
16° En outre, bien qu’il stimule de l’extérieur la nature pour que soient produits les effets naturels, l’agriculteur n’est pas appelé pour autant créateur, comme le montre saint Augustin dans son livre sur La Genèse au sens littéral. Donc, pour une raison semblable, les anges non plus ne peuvent être appelés docteurs ou maîtres, bien qu’ils stimulent l’intellect de l’homme à acquérir la science.
17° En outre, puisque l’ange est supérieur à l’homme, s’il enseigne, il faut que son enseignement surpasse l’enseignement humain. Mais cela est impossible: l’enseignement de l’homme a en effet pour objet ce qui a des causes déterminées dans la nature. Quant aux autres choses, en tant que futurs contingents, elles ne peuvent être enseignées par les anges parce que ceux-ci ne peuvent eux-mêmes les connaître d’une connaissance naturelle, Dieu seul possédant la science des choses à venir. Les anges ne peuvent donc enseigner les hommes.



Cependant:
1° saint Denis dit, au chapitre IV de La Hiérarchie céleste: "Je constate que ce sont les anges qui ont d’abord annoncé le mystère de l’humanité du Christ, et c’est par eux que la grâce de cette connaissance est ensuite descendue en nous ".
2° En outre, " ce que l’inférieur peut faire, le supérieur peut le faire aussi", et d’une manière beaucoup plus noble, comme le montre saint Denis dans La Hiérarchie céleste. Mais l’ordre des hommes est inférieur à l’ordre des anges. Puisque l’homme peut enseigner un autre homme, à beaucoup plus forte raison l’ange peut-il donc le faire.
3° En outre, l’ordre de la sagesse divine se trouve d’une manière plus parfaite dans les substances spirituelles que dans les substances corporelles. Mais il appartient à l’ordre des corps inférieurs que ceux-ci parviennent à leur perfection grâce à l’influence qu’exercent sur eux les corps supérieurs. Les esprits inférieurs, à savoir les esprits humains, parviennent donc à la perfection de la science grâce à l’influence qu’exercent sur eux les esprits supérieurs, c’est-à-dire les anges.
4° En outre, tout ce qui est en puissance peut être amené à l’acte par ce qui est en acte, et ce qui est moins parfaitement en acte par ce qui est plus parfaitement en acte. Mais l’intelligence angélique est plus parfaitement en acte que l’intelligence humaine. Donc l’intelligence humaine peut être amenée à l’acte du savoir par l’intelligence angélique, et ainsi l’ange peut enseigner l’homme.
5° En outre, saint Augustin dit, dans son livre Sur le don de la persévérance, que certains reçoivent immédiatement de Dieu la doctrine du salut, d’autres la reçoivent de l’ange, d’autres encore de l’homme. Donc ce n’est pas seulement Dieu qui enseigne, mais aussi l’ange et l’homme.
6° En outre, illuminer la maison peut se dire, soit de ce qui donne la lumière comme le soleil, soit de celui qui ouvre la fenêtre faisant obstacle à la lumière. Mais, bien que Dieu seul puisse infuser la lumière de vérité dans l’esprit, l’ange ou l’homme peu vent cependant écarter quelque chose qui fait obstacle à la perception de cette lumière. Donc non seulement Dieu, mais l’ange ou l’homme peuvent enseigner.



Réponse:
On doit répondre en disant que l’ange agit de deux manières à l’égard de l’homme. Il agit d’une première manière selon le mode qui nous est propre, à savoir quand il apparaît à l’homme sous une forme sensible, soit en assumant un corps soit de quel qu’autre façon, et qu’il enseigne l’homme par le moyen d’une parole sensible; mais nous ne nous occupons pas maintenant de cette manière dont l’ange peut enseigner car, dans ce cas, il n’enseigne pas autrement que l’homme. L’ange peut agir d’une autre manière, selon le mode qui lui appartient en propre c’est-à-dire de façon invisible, et l’objet de cette question est alors de savoir comment, dans ce cas, l’homme peut être enseigné par un ange.
Il faut savoir pour cela que, puisque l’ange est dans un état intermédiaire entre l’homme et Dieu, l’ordre de la nature requiert qu’il dispose d’un mode d’enseigner intermédiaire, inférieur celui de Dieu mais supérieur à celui de l’homme. Comment cela peut-il être vrai? On ne peut le comprendre qu’en voyant comment Dieu enseigne et comment l’homme enseigne. Pour percevoir l’évidence de la chose, il faut savoir qu’il y a entre l’intelligence et la vision corporelle la différence suivante: dans la vision corporelle, tous les objets sont dans une égale proximité du point de vue de la connaissance, car le sens n’est pas un puissance douée d’un pouvoir de synthèse tel que, partant d’un des objets qu’il considère, il doive nécessairement en atteindre un autre. Pour l’intelligence, en revanche, les choses intelligible ne sont pas toutes dans une égale proximité du point de vue d la connaissance, car l’intellect peut voir instantanément certaines d’entre elles, mais il y en a d’autres qu’il ne peut voir qu’à partir de celles qui ont été vues antérieurement. Ainsi l’homme prend connaissance de ce qu’il ignore par deux moyens à savoir par la lumière intellectuelle et par les premières conceptions évidentes, et celles-ci sont à cette lumière qui est celle de l’intellect agent ce que les instruments sont à l’artisan.
Qu’il s’agisse donc de l’un et l’autre de ces deux moyens, Dieu est cause d’une manière suréminente de la science de l’homme parce que c’est lui qui a doté l’âme elle-même de la lumière intellectuelle, et c’est lui qui a imprimé en elle la connaissance de premiers principes qui sont en quelque sorte les semences di savoir, comme il a imprimé également dans les autres choses d la nature les raisons séminales de tous les effets qu’elles doivent produire.
Mais un homme, selon l’ordre de la nature, étant égal à un autre homme pour ce qui est de la lumière intellectuelle, il n peut en aucune façon être cause de la science d’un autre homme en produisant ou en augmentant en lui cette lumière. Cependant du fait que la science de ce qui n’est pas connu est causée par les principes évidents, l’homme est d’une certaine manière la cause du savoir d’un autre homme, non pas en tant qu’il lui donne la connaissance des premiers principes, mais en tant qu’il fait passer à l’acte ce qui était contenu implicitement et en quelque sorte en puissance dans les principes, par le moyen de signes sensibles présentés aux sens externes, comme on l’a dit plus haut.
Quant à l’ange qui dispose par nature d’une lumière intellectuelle plus parfaite que celle de l’homme, il peut être cause du savoir de l’homme des deux manières indiquées, mais selon un mode inférieur à celui qui appartient à Dieu et supérieur à celui qui appartient à l’homme. D’une part, en ce qui concerne la lumière, bien qu’il ne puisse infuser la lumière intellectuelle comme Dieu le fait, il peut toutefois donner plus de force à cette lumière infuse de telle sorte que l’homme puisse voir plus parfaitement; en effet, tout ce qui est imparfait dans un genre donné, lorsqu’il est uni à quelque chose de plus parfait dans le même genre, reçoit un accroissement de sa force, comme nous le voyons même chez les êtres corporels où le corps qui est localisé est fortifié par le corps qui le localise: celui-ci est à celui-là comme l’acte est à la puissance, ainsi qu’il est dit au livre IV de la Physique, En ce qui concerne d’autre part les principes, un ange peut enseigner un homme, non pas en lui procurant la connaissance des principes comme Dieu le fait, ni en lui montrant à l’aide de signes visibles comment on passe, par déduction, des principes aux conclusions comme l’homme le fait, mais en formant, dans l’imagination, des espèces qui peuvent y être formées par la stimulation d’un organe corporel: c’est ce qui se produit chez ceux qui dorment ou chez ceux dont l’esprit est dérangé, lesquels sont éprouvés par différents phantasmes selon la diversité des vapeurs qui leur montent à la tête. Et de cette manière, " par l’union avec un autre esprit, il peut arriver que ce que l’ange lui-même connaît, il le fasse connaître par des images de cette sorte à celui à qui il est uni", comme le dit saint Augustin au livre XII de son traité sur La Genèse au sens littéral.


RÉPONSE AUX OBJECTIONS.

1° A la première objection, on doit répondre que l’ange qui enseigne d’une manière invisible enseigne effectivement de l’intérieur, si l’on compare son enseignement à celui de l’homme qui enseigne par l’intermédiaire des sens externes. Mais, si on le compare à l’enseignement donné par Dieu qui agit au-dedans de l’esprit en y infusant la lumière, l’enseignement de l’ange doit être considéré comme donné de l’extérieur.
2° A la seconde objection, on doit répondre que, quoique l’intention de la volonté ne puisse être soumise à la contrainte, celle de la partie sensitive peut cependant l’être, comme il arrive lorsque quelqu’un est frappé et qu’il tourne nécessairement son attention vers sa blessure. Il en va de même pour toutes les puissances sensitives qui se servent d’un organe corporel, et une telle intention est suffisante pour l’imagination.
3° A la troisième objection, on doit répondre que l’ange n’in fuse ni la lumière de la grâce ni celle de la nature, mais qu’il conforte la lumière de la nature infusée par Dieu, comme on l’a dit plus haut.
4° A la quatrième objection, on doit répondre de la manière suivante de même que l’on distingue, dans les choses naturelles, l’agent univoque qui imprime la forme de la manière même dont il la possède, et l’agent équivoque qui l’imprime selon un mode différent de celui dont il la possède, de même en est-il de l’enseignement, parce qu’un homme enseigne un autre homme à la manière d’un agent univoque; c’est la raison pour laquelle il communique la science à un autre de la manière dont lui-même la possède, c’est-à-dire en passant par voie déductive des causes à leurs effets: aussi faut-il que cela même que conçoit celui qui enseigne soit manifesté par des signes à celui qui est enseigné. Mais l’ange enseigne à la manière d’un agent équivoque: lui-même connaît en effet par intuition intellectuelle ce qui est manifesté à l’homme par la voie du raisonnement. De là vient que l’homme n’est pas enseigné par l’ange de telle façon que la pensée de l’ange soit manifestée à l’homme, mais que soit causée en l’homme, selon le mode qui lui est propre, la science des choses que l’ange connaît d’une manière tout à fait différente.
5° A la cinquième objection, on doit répondre que le Seigneur parle ici de ce mode d’enseignement qui n’appartient qu’à Dieu, comme il ressort de ce que dit la Glose dans le passage cité. Mais nous n’attribuons pas ce mode d’enseignement à l’ange.
6° A la sixième objection, on doit répondre que celui qui enseigne n’est pas la cause de la vérité, mais qu’il est la cause de la connaissance de la vérité en celui qui est enseigné. En effet, les propositions qui sont enseignées sont vraies avant même qu’elles ne soient connues, parce que la vérité ne dépend pas de la connaissance que nous en avons, mais de l’existence des choses.
7° A la septième objection, on doit répondre que, quoique la science que nous acquérons par l’enseignement se rapporte à des choses indéfectibles, cette science elle-même peut cependant nous manquer. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’illumination de l’enseignement provienne d’une lumière indéfectible; ou, si elle provient d’une lumière indéfectible comme d’un premier principe, cela n’exclut cependant pas entièrement qu’une lumière créée et défectible ne puisse exister comme principe intermédiaire.
8° A la huitième objection, on doit répondre que l’on observe chez les disciples du Christ un certain progrès dans la foi, de telle sorte qu’ils le vénèrent d’abord comme un homme sage et un maître et que par la suite ils se tournent vers lui comme vers un Dieu qui les enseigne. C’est la raison pour laquelle la Glose dit un peu plus loin " Parce que Nathanaël a su que le Christ, bien qu’absent, avait vu ce qu’il avait fait en un autre endroit, ce qui est un signe de divinité, il ne reconnaît pas le Christ seulement comme un maître, mais aussi comme le Fils de Dieu ".
9° A la neuvième objection, on doit répondre que l’ange ne manifeste pas une vérité ignorée en faisant voir sa propre substance mais en proposant une vérité plus connue, ou même en confortant la lumière de l’intellect. C’est pourquoi l’objection ne prouve rien.
10° A la dixième objection, on doit répondre que l’intention de saint Augustin n’est pas de nier que l’esprit de l’ange soit d’une nature supérieure à celle de l’esprit humain, mais qu’elle est de dire que l’ange ne s’interpose pas entre Dieu et l’esprit humain de telle sorte que l’esprit humain reçoive sa forme ultime grâce à son union avec un ange: certains ont affirmé, en effet, que l’ultime béatitude de l’homme consiste dans l’union de notre intellect à une intelligence dont la béatitude est d’être unie à Dieu lui-même.
11° A la onzième objection, on doit répondre qu’il y a en nous des facultés qui sont déterminées à la fois par le sujet et par l’objet, comme le sont les puissances sensitives stimulées à la fois par le mouvement de l’organe et par la force de l’objet. L’intelligence, quant à elle, n’est pas déterminée par le sujet puisqu’elle n’use d’aucun organe corporel, mais elle est déterminée par son objet car c’est par la force efficace de la démonstration que l’on est contraint à accepter une conclusion; la volonté, en revanche, n’est déterminée ni par le sujet ni par l’objet, mais c’est par sa propre inclination qu’elle se meut vers une chose ou vers une autre. De là vient que personne ne peut faire pression sur la volonté, à l’exception de Dieu qui agit intérieurement; mais même un homme ou un ange peut agir d’une certaine manière sur l’intellect en lui représentant des objets par lesquels il est déterminé.
12° A la douzième objection, on doit répondre que l’ange ne crée pas d’espèces dans notre esprit et qu’il n’illumine pas non plus immédiatement nos phantasmes; mais, grâce à l’union de sa lumière avec la lumière de notre intellect, ce dernier peut éclairer plus efficacement nos phantasmes. Même si d’ailleurs l’ange éclairait immédiatement nos phantasmes, il ne s’ensuivrait pas pour autant que l’affirmation des philosophes dont il est question fût vraie: bien que ce soit le propre de l’intellect agent, en effet, d’éclairer les phantasmes, on pourrait dire cependant que cela n’appartient pas qu’à lui seul.
13° A la treizième objection, on doit répondre que l’imagination peut recevoir ce qui est dans d’intellect humain, mais selon un autre mode, et que l’intellect humain peut pareillement recevoir ce qui est dans l’intellect angélique selon son mode propre. Mais, bien que l’intellect de l’homme soit plus proche de l’imagination du point de vue du sujet, puisque ce sont là des puissances d’une même âme, néanmoins l’intellect humain est plus proche de l’intellect angélique du point de vue du genre, parce que l’un et l’autre sont des puissances immatérielles.
14° A la quatorzième objection, on doit répondre que rien n’empêche quelque chose de spirituel d’être proportionné à agir sur ce qui est corporel, car rien n’empêche que les choses inférieures soient soumises à l’action des choses supérieures.
15° A la quinzième objection, on doit répondre que l’ange n’est pas la cause, pour l’homme, de cette connaissance qui lui fait connaître les choses par leur essence, mais de celle qui les lui fait connaître par similitudes; non pas que l’ange soit plus proche des choses que ne le sont leurs similitudes, mais parce qu’il fait apparaître les similitudes des choses dans l’esprit, soit en mettant l’imagination en mouvement, soit en confortant la lumière de l’intellect.
16° A la seizième objection, on doit répondre que créer implique la causalité première, laquelle ne peut être attribuée qu’à Dieu; faire, en revanche, implique la causalité en général, et de même enseigner en ce qui concerne la science. C’est pourquoi Dieu seul est appelé créateur, mais artisan et maître peuvent se dire à la fois de Dieu, de l’ange et de l’homme.
17° A la dix-septième objection, on doit répondre que, même à propos des choses qui ont des causes déterminées dans la nature, l’ange peut enseigner plus que l’homme, étant donné qu’il connaît davantage; et en outre, ce qu’il enseigne, il l’enseigne selon un mode plus élevé. C’est pourquoi l’objection ne prouve rien.






De veritate FR 1302