De veritate FR 1702

ARTICLE 2: La conscience peut-elle se tromper?

1702


Objections:
Il semble que non.
1. En effet, une judiciaire naturelle ne peut se tromper; or, d’après Basile, la conscience est une judiciaire naturelle donc elle ne se trompe jamais.
2. De plus conscience ajoute quelque chose à science et ce quelque chose qui est ajouté n’enlève rien à la nature de la science. Mais l’erreur est incompatible avec la science qui apparaît au livre VI des Éthiques comme un habitus qui fait toujours dire vrai. Donc la conscience non plus ne peut pas se tromper.
3. La glose sur Éz 1, 9 dit que "la syndérèse est l’étincelle de la conscience". C’est donc que la conscience est à la syndérèse ce qu’est le feu par rapport à l’étincelle. Mais il y a identité d’opération et de mouvement entre un feu et son étincelle, donc entre la conscience et la syndérèse, et puis que la syndérèse ne peut se tromper, il en va de même pour la conscience.
4. En outre saint Jean Damascène au IV° livre (De la foi orthodoxe, IV, 22) fait de la conscience "la loi de notre intelligence". Mais la loi de notre intelligence est plus sûre que l’intellect lui-même car "l’intellect, lit-on au livre III, 9 De l’âme, est toujours droit". A bien plus forte raison la conscience est donc toujours droite.
5. Dans la mesure où elle adhère à la syndérèse, la rai son ne se trompe pas. Puis donc que la conscience implique la conjonction de la raison et de la syndérèse, la conscience ne se trompe jamais.
6. Au tribunal on s’en tient au dire des témoins, mais au tribunal de Dieu le témoin c’est la conscience, comme il ressort de (
Rm 2,15): "Leur conscience témoignant pour eux". Comme le jugement divin ne peut jamais être en défaut, il semble donc que la conscience non plus ne puisse jamais s’égarer.
7. Ajoutez qu’en tous domaines la règle sur quoi le reste est réglé doit être d’une rectitude indéfectible; or la conscience est comme une règle pour les actes humains. Il est donc nécessaire qu’elle soit toujours droite.
8. En outre, selon une glose sur (1Tm 1,5): "D’un coeur pur et d’une bonne conscience " etc. la conscience est le soutien de l’espérance; or celle-ci est absolument certaine, d’après He 6, 18: "Nous, les rescapés, en toute assurance nous sommes encouragés à tenir ferme l’espérance qui nous est proposée " etc. La conscience a donc une rectitude sans faille.



Cependant:
Selon (Jn 16,2): "L’heure vient où quiconque vous fera mourir croira offrir à Dieu un sacrifice agréable". Ainsi donc, chez ceux qui tuaient les Apôtres, c’est la conscience qui leur enjoignait de le faire. Cependant c’était une erreur; donc la conscience se trompe.
2. De plus, la conscience implique quelque comparaison, mais en comparant la raison peut s’abuser; donc la conscience peut se tromper.



Réponse:
Comme on l’a dit la conscience n’est rien d’autre que l’application d’une connaissance à un certain acte déterminé. Dans cette application l’erreur peut survenir de deux façons, soit qu’il y ait erreur dans ce qui est appliqué, ou bien que l’application soit incorrecte. Il en va de même pour les raisonnements syllogistiques où l’on peut pécher de deux façons: ou bien du fait qu’on utilise des propositions fausses, ou bien de ce qu’on raisonne de travers.
En ce qui concerne l’usage de propositions fausses, cela peut ou non se produire. En effet, on a dit précédemment que, par la conscience, la connaissance de la syndérèse et de la raison supérieure et inférieure est appliquée à l’acte singulier soumis à examen; comme cet acte est particulier et que la syndérèse énonce un jugement universel, le jugement de syndérèse ne peut s’appliquer à l’acte que moyennant l’entrée d’une prémisse particulière. Celle-ci est fournie tantôt par la raison supérieure, tantôt par la raison inférieure; ainsi la conscience s’exerce sur le mode d’un syllogisme particulier. Par exemple, vu qu’il résulte d’un jugement de syndérèse que rien de ce qui est interdit par la loi de Dieu ne doit être fait vu que la raison supérieure fait savoir que la fornication avec telle femme est contraire à la loi divine, la conscience fera l’application en concluant qu’il faut s’abstenir de cet acte.
Il est clair, après ce qui a été dit que nulle erreur n’affecte le jugement universel de syndérèse. Mais dans le jugement de la raison supérieure il arrive de pécher, par exemple en croyant à tort que quelque chose est conforme ou con traire à la loi de Dieu, ce que font certains hérétiques croyant que le serment est interdit par Dieu. Ainsi s’introduit l’erreur dans la conscience à cause de la fausseté située dans la partie supérieure de la raison. Et pareillement une erreur peut se produire dans la conscience du fait d’une erreur située dans la partie inférieure de la raison comme quand on fait erreur sur les normes civiles du juste et de l’injuste, de l’honnête et du malhonnête. Mais du fait que l’application ne se fait pas correctement, de ce chef encore l’erreur atteint la conscience. De même en effet que dans un raisonnement en matière spéculative il arrive qu’on s’écarte de la forme correcte de l’argumentation, d’où quelque fausseté survient dans la conclusion, ainsi en va-t-il du syllogisme qui, on l’a vu s’impose dans l’ordre pratique.
Toutefois, sachons que sur certains points la conscience ne peut jamais se tromper, à savoir quand l’acte particulier à quoi s’applique la conscience appartient lui-même à un jugement universel dans la syndérèse. De même en matière spéculative il n’arrive pas que l’on se trompe au sujet des conclusions particulières quand celles-ci sont reprises immédiatement et en propres termes dans les principes universels. Par exemple, que ce tout que voilà soit plus grand qu’une de ses parties, nul ne s’y trompe, pas plus qu’en ceci: que n’importe quel tout est plus grand qu’aucune de ses parties; de même aussi, sur ces jugements que je ne dois pas aimer Dieu ou qu’il faut faire un acte mauvais, nulle conscience ne peut se tromper puisque dans l’un et l’autre syllogisme, soit en matière spéculative, soit en matière de pratique, la majeure est évidente, figurant dans un jugement universel, mais la mineure l’est aussi car on y attribue le même au même pris en parti culier; par exemple ce serait dire: n’importe quel tout est plus grand que sa partie, ce tout est un tout, donc il est plus grand que sa partie.



Solutions:

1. On répondra donc que la conscience est appelée judiciaire naturelle en tant que conclusion déduite de la judiciaire naturelle; l’erreur peut donc s’y introduire, sinon par l’erreur de la judiciaire naturelle, du moins par l’erreur d’une pré misse particulière, ou par une mauvaise manière de raisonner, comme il a été dit
2. La conscience ajoute à la science l’application de celle ci à un acte particulier et dans cette application l’erreur est possible, encore que la science exclue l’erreur. — Ou bien on dira qu’en parlant de conscience on ne prend pas la science uniquement dans son acception stricte qui n’admet que le vrai, mais au sens large de connaissance quelconque; ainsi disons-nous communément que nous savons tout ce que nous connaissons.
3. Comme l’étincelle est la plus pure émanation du feu et qu’elle plane sur tout le foyer, la syndérèse est ce qui se trouve de plus élevé dans le jugement de conscience et cette métaphore permet de voir dans la syndérèse l’étincelle de la conscience. Mais il n’est pas nécessaire que sur tous les autres points, la syndérèse soit à la conscience ce que l’étincelle est au feu. Et pourtant, par mélange avec une matière étrangère, il arrive, même au feu matériel, de subir telle modification à quoi l’étincelle échappe par sa pureté. Et tout de même, parce que la conscience se mêle de particularités qui sont pour ainsi dire une matière étrangère à sa raison, elle peut tomber dans l’erreur, à quoi n’est pas exposée la syndérèse demeurant dans sa pureté.
4. La conscience est appelée loi de l’intelligence pour autant qu’elle tient de la syndérèse. Ce n’est jamais de là, c’est d’ailleurs qu’il lui arrive de se tromper, comme on l’a dit
5. Il est vrai que la raison, dans la mesure où elle adhère à la syndérèse, échappe à l’erreur. Néanmoins, à la syndérèse peut être associée une raison errante, supérieure ou inférieure, comme on associe une mineure fausse à une majeure vraie.
6. Au tribunal, on s’en tient au dire des témoins quand leurs témoignages ne peuvent être taxés de fausseté selon certains indices révélateurs. En cas de conscience errante, le témoignage de la conscience est argué de fausseté par le verdict de la syndérèse. Ainsi au tribunal de Dieu, on ne s’en tiendra pas au dire de la conscience errante, mais plutôt au verdict de la loi naturelle.
7. La première règle des actes humains n’est pas la conscience mais plutôt la syndérèse; la conscience est en quelque sorte une règle réglée; il n’y a rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’elle puisse tomber dans l’erreur.
8. Cette espérance fondée sur une conscience droite est bien assurée et c’est l’espérance don gratuit. Quant à l’espérance qui repose sur une conscience erronée, c’est celle dont il est écrit: "L’espérance des impies périra " (Pr 10,28).



ARTICLE 3: Est-on lié par la conscience?

1703


Objections:
1. Il semble que non, car nul n’est tenu de faire quelque chose si ce n’est par une loi; or l’homme ne se fait pas la loi à soi-même; il n’est donc pas lié par la conscience, oeuvre de l’activité humaine.
2. En outre, on n’est pas lié par des conseils; or la conscience se comporte à la façon d’une conseillère: ne précède-t-elle pas l’élection, comme fait le conseil? Donc elle ne lie pas.
3. On ne peut être lié que par un supérieur. Comme la conscience n’est pas au-dessus de l’homme, celui-ci ne peut être lié par elle.
4. Le pouvoir de lier ne va pas sans le pouvoir de délier. Or la conscience n’étant pas capable d’absoudre l’homme n’est pas davantage capable de le lier.



Cependant:
Sur (Eccle 7, 23): "Ta conscience sait etc." on lit cette glose: "Nul malfaiteur n’échappe à un tel juge ". Or le précepte du juge oblige; donc on est obligé par le verdict de la conscience.
2. De plus, sur (
Rm 14,23): "Tout ce qui ne vient pas de la foi etc.", Origène dit que selon l’Apôtre je ne dois rien dire, rien penser, rien faire, si ce n’est en accord avec la conscience. Celle-ci Lie donc.

Réponse:

Incontestablement la conscience oblige. Mais pour voir comment elle le fait il faut savoir que l’idée de lier, métaphore transposée du domaine corporel au spirituel, implique une nécessité imposée; pour celui qui est lié il y a en effet nécessité de rester fixé au lieu où il est lié et lui est ôté le pou voir de s’en écarter. On voit dès lors que la "ligature" n’a pas lieu là où se trouve une nécessité intrinsèque — car nous ne pouvons pas dire que le feu est obligé de se porter vers le haut, bien que cette ascension soit chez lui nécessaire — mais, parmi les choses nécessaires, la ligature intervient là seulement où la nécessité s’impose du fait d’autrui.
Mais deux sortes de nécessité peuvent être imposées par un agent étranger soit une nécessité de coaction, c’est-à-dire une nécessité absolue de faire ce à quoi détermine l’action contraignante, sinon il s’agirait plutôt d’incitation et non de coaction; ou bien une nécessité sous condition, c’est-à-dire subordonnée à une fin, telle la nécessité qui s’impose à quelqu’un de faire ceci ou sinon d’être privé de sa récompense.
La première nécessité, celle de coaction, ne se présente pas dans les mouvements de la volonté mais seulement dans les mouvements corporels, car par nature la volonté échappe à la coaction; mais la seconde nécessité peut être imposée à la volonté en sorte qu’il y a pour elle nécessité de faire tel choix si elle doit atteindre tel bien ou si elle doit éviter tel mal. En ces matières on tient qu’un mal évité équivaut à un gain, comme l’explique le Philosophe au livre V, 1 des Éthiques. Or, de même que la nécessité de coaction est imposée aux corps moyennant une action, c’est aussi par une action qu’on impose à une volonté une nécessité sous condition. Cette manière d’agir sur le mouvement de la volonté, c’est le commandement de celui qui régit et qui gouverne, ce qui a fait dire au Philosophe, au livre V de la Métaphysique que "le roi est principe de mouvement par son commandement." Ainsi donc, le rôle que joue le commandement de quelque autorité pour lier dans le domaine volontaire, dans la mesure où il peut arriver à la volonté d’être liée, est analogue à l’action corporelle consistant à lier des choses corpo relies par nécessité de coaction. Or l’action corporelle de l’opérateur n’induit jamais de nécessité en quoi que ce soit sinon par le contact de l’action elle-même avec la chose sur laquelle l’action s’exerce; aussi nul commandement d’un roi ou d’un maître ne peut davantage lier quelqu’un si le commandement a n’entre en contact avec celui à qui il est adressé et ce contact s’établit par la connaissance. Ainsi nul n’est lié par aucun n précepte que moyennant la connaissance qu’il en a; dès lors al qui n’est pas à même de connaître le précepte n’est pas lié li par lui et dans l’ignorance d’un précepte nul ne peut être considéré comme obligé à observer le précepte, à moins qu’il ne soit tenu de le connaître; mais s’il n’y est pas tenu et qu’il n l’ignore, il n’est d’aucune façon lié par le précepte. De même li donc que dans le monde des corps l’agent corporel n’agit que par contact, ainsi dans le monde des esprits le précepte ne lie que moyennant la connaissance. Et comme c’est par la même force qu’agit le contact et qu’agit la vigueur de l’agent, puisque le contact n’agit que par la vertu de l’agent et que la vertu de l’agent n’agit que moyennant le contact, c’est aussi par la même force que lie le précepte et que lie la connaissance, puisque la connaissance ne lie que par la force du précepte, et le précepte que par la connaissance. Il est donc bien certain que la conscience, pure application d’une connaissance à un acte, est dite lier par la force du précepte divin.



Solutions:

1. Donc il faut dire que l’on ne se fait pas la loi à soi-même mais que par son activité intellectuelle on connaît la loi qu’un autre a établie et cette connaissance oblige à observer la loi.
2. Le conseil peut s’entendre en deux sens Quelque fois il s’agit de cet acte de la raison menant une enquête sur ce qui est à faire; le conseil ainsi entendu est à l’élection ce qu’est le syllogisme ou la question par rapport à la conclusion, comme dit le Philosophe au livre III, 8 des Éthiques Ainsi entendu le conseil ne s’oppose pas au précepte puisque nous pratiquons cette sorte de conseil même à propos de ce qui est de précepte; par conséquent on peut se trouver obligé en vertu d’un tel conseil. En ce sens le conseil intéresse la conscience selon un certain mode d’application, à savoir quand on délibère sur ce qui est à faire. Dans l’autre sens, conseil veut dire une invitation ou une incitation à faire quelque chose, sans force coactive; c’est ce conseil qui s’oppose au précepte, à la façon des exhortations amicales; et ce conseil aussi peut parfois intéresser la conscience, car quelquefois on fait application de la connaissance de ce conseil à tel acte particulier. Mais comme la conscience ne lie que dans les limites de son contenu, elle ne peut, du fait du conseil, obliger qu’à la façon du conseil, qui nous oblige à ne pas le mépriser, mais non à le suivre.
3. Bien qu’on ne soit pas le supérieur de soi-même, cependant on a pour supérieur celui dont on connaît le précepte; c’est ainsi qu’on est lié par sa conscience.
4. Quand la conscience erronée ne suffit pas à absoudre c’est que le péché réside dans l’erreur même, comme quand on ignore ce que l’on est tenu de savoir. Mais s’il y avait erreur touchant ce qu’on n’est pas tenu de savoir, la conscience absout; c’est ce qui est évident chez celui qui pèche par ignorance de fait, par exemple en cas d’erreur sur la personne dans les rapports conjugaux.



ARTICLE 4: Est-on lié par la conscience erronée?

1704


Objections:
1. Apparemment non, vu que saint Augustin (Contre Faust, XXII, 27) dit que le péché est ce qui est dit, fait ou convoité contre la loi de Dieu. Seule donc la loi de Dieu oblige selon cette forme d’obligation qu’on ne peut enfreindre sans pécher. Mais la conscience erronée n’est pas conforme à la loi de Dieu: elle n’oblige donc pas selon cette sorte d’obligation
2. Sur (
Rm 13,1): "Que toute âme soit soumise etc.", une glose tirée de saint Augustin (Sermon 62, c. 8) dit qu’il ne faut pas obéir à une autorité inférieure contre le précepte du supérieur, par exemple il ne faut pas obéir au proconsul si l’empereur commande le contraire. Mais la conscience est inférieure à Dieu lui-même; donc si son commandement contredit celui de Dieu, ce qui est le cas de la conscience erronée, il semble bien qu’elle n’oblige aucunement.
3. Selon Ambroise (Du paradis, 8) le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements célestes; pèche donc quiconque s’écarte de l’obéissance due à la loi divine. Or, par la conscience erronée, on échappe à l’autorité de Dieu dès là qu’on se croit en conscience tenu de faire ce que la loi divine interdit. Ainsi la conscience erronée entraîne au péché quand on la suit, plutôt qu’elle ne met dans les liens du péché si l’on s’en écarte.
4. Ajoutez que selon le droit si quelqu’un est conscient que sa femme lui est apparentée à un degré prohibé et si cette conscience est probable il doit suivre sa conscience, même contre le commandement de l’Église, fût-il renforcé d’une excommunication. Si au contraire cette conscience n’est pas probable on n’est pas obligé de s’y conformer mais on doit plu tôt obéir à l’Église. Or la conscience erronée, surtout quand il y va d’actes essentiellement mauvais, n’a aucune probabilité. Donc une telle conscience n’oblige pas.
5. En fait de miséricorde, Dieu l’emporte sur tout maître temporel. Or un maître temporel n’impute pas à péché ce qui est commis par erreur. Donc à plus forte raison, auprès de Dieu, la conscience erronée ne peut-elle engager dans les liens du péché.
6. On a prétendu que la conscience erronée oblige quand il s’agit d’actes de soi indifférents et non d’actes intrinsèquement mauvais. Mais non ! Si l’on admet que la conscience erronée n’oblige pas en matière intrinsèquement mauvaise, c’est parce que s’y oppose le jugement de la raison naturelle, mais la raison naturelle se prononce tout autant contre la conscience erronée lorsqu’elle se trompe en matière indifférente. Pareillement donc cette conscience erronée n’oblige pas.
7. L’acte indifférent est dans une situation intermédiaire et comme tel n’est déterminé nécessairement ni à être posé ni à être évité Donc en matière d’actes indifférents l’obligation de conscience n’a pas un caractère de nécessité.
8. Si la conscience erronée fait agir contre la loi de Dieu on n’est pas excusé du péché. Si donc il y avait encore péché à aller contre une telle conscience erronée, il s’ensuivrait que le péché serait encouru, que l’on suive ou ne suive pas la conscience erronée. On serait donc dans une situation de perplexité où il est impossible d’éviter le péché; or cette situation paraît inadmissible, puisque, au dire de saint Augustin nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter. Donc, lorsqu’elle est ainsi erronée, la conscience ne lie pas.
9. Tout péché relève de quelque genre peccamineux. Mais si la conscience prescrit à quelqu’un de forniquer, on ne voit pas à quel genre peccamineux rattacher le fait d’omettre la fornication. Par conséquent en allant ainsi contre la conscience on ne pécherait pas et une telle conscience ne lie pas.



Cependant:
Sur (Rm 14,23): "Tout ce qui ne procède pas d’une conviction est péché", une glose explique "C’est-à-dire ce qui n’est pas selon la conscience est péché, même si c’est bon en soi". Or une conscience qui inter dit ce qui en soi est bon est une conscience erronée. Donc une telle conscience oblige.
2. Il était, non pas indifférent mais intrinsèquement mauvais d’observer les préceptes légaux à partir du moment où la grâce fut révélée; c’est pourquoi il est écrit: "Si vous observez la circoncision, le Christ ne vous servira de rien " (Ga 5,2). Et pourtant on était obligé si l’on jugeait en conscience qu’il fallait garder la circoncision, selon la suite du même texte: "J’atteste à quiconque se circoncit qu’il est tenu d’observer la loi tout entière " (Ga 5,3). Donc, même pour ce qui est intrinsèquement mauvais la conscience erronée oblige.
3. Le siège principal du péché est la volonté; or qui conque a la volonté de transgresser un précepte divin a une volonté mauvaise, donc il pèche. Mais vouloir transgresser ce que l’on croit prescrit par un précepte, c’est vouloir enfreindre la loi et donc c’est pécher. Or celui qui a une conscience erronée, que ce soit en matière intrinsèquement mauvaise ou en toute autre, croit qu’agir contre sa conscience c’est agir contre la loi de Dieu; vouloir agir ainsi c’est donc vouloir agir contre la loi de Dieu et c’est pécher. Ainsi quelque erronée que soit la conscience, elle oblige tellement qu’on n’y contrevient pas sans pécher
4. Au dire du Damascène (La foi orthodoxe, IV, 22): "la conscience est la loi de notre intelligence "; mais aller contre la loi c’est pécher, donc aussi aller contre la conscience de quelque façon que ce soit.
5. On est lié par le précepte. Or ce que dicte la conscience est devenu précepte. Donc la conscience oblige, quel que erronée qu’elle soit.



Réponse:
Il faut dire que sur ce point les opinions divergent. Certains disent que l’erreur de la conscience peut porter soit sur des actes intrinsèquement mauvais ou sur des actes indifférents et que dans le premier cas elle n’oblige pas tandis qu’elle oblige dans le second. Mais parler ainsi c’est montrer qu’on n’a pas compris ce que c’est que l’obligation de conscience. Quand on parle d’obligation de conscience on entend que celui-là tombe dans le péché qui ne suit pas sa conscience, mais on ne veut pas dire qu’en la suivant on agira correcte ment. Sinon il faudrait admettre une obligation du conseil car suivre le conseil c’est agir correctement; et pourtant on ne dira pas que nous sommes obligés par le conseil vu qu’il n’y a aucun péché à s’écarter du conseil, tandis qu’on dit que nous sommes liés par les préceptes en sorte qu’y contrevenir c’est tomber dans le péché. Ainsi donc si l’on dit que la conscience oblige à faire quelque chose, ce n’est pas pour ce motif qu’en le faisant l’acte sera bon du fait de cette conscience, mais parce qu’en ne le faisant pas on tombe dans le péché. Mais il n’est évidemment pas possible d’éviter le péché si la conscience, aussi erronée qu’on voudra, prononce qu’il y va d’un précepte divin, que ce soit quelque chose d’indifférent ou même d’intrinsèquement mauvais et si, cette conscience se maintenant, on décide d’y contrevenir: celui-là, pour autant qu’il est en lui et par le fait même, veut enfreindre la loi de Dieu, ce qui est pécher mortellement. Il est vrai, sans doute, que pareille conscience, en tant qu’erronée, peut être déposée mais tant qu’elle subsiste elle est porteuse d’obligation, celui qui la transgresse tombant nécessairement dans le péché.
Mais ce n’est pas de la même façon que lient la conscience droite et la conscience erronée: la conscience droite oblige absolument et essentiellement, la conscience erronée de manière relative et accidentelle.
Je dis que la conscience droite oblige absolument parce qu’elle oblige sans condition et en toute éventualité; nul, en effet, ayant conscience qu’il faut éviter l’adultère, ne peut se départir sans péché de cette conscience, car le faisant au prix d’une erreur, par le fait même, il pécherait gravement et tant que cette conscience subsiste on ne peut sans pécher la transgresser en acte: donc elle lie absolument et en toute éventualité. Quant à la conscience erronée, elle ne lie qu’avec restriction, parce que sous condition; celui, en effet, à qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer se trouve dans le cas de ne pouvoir sans péché omettre de forniquer, mais il n’y est enchaîné que sous une condition à savoir que cette conscience se maintienne. Or cette condition peut être levée et cela sans péché; donc cette conscience n’oblige pas en toute hypothèse, puisque le cas peut se présenter, à savoir qu’on abandonne cette conscience, auquel cas on cesse à l’avenir d’être lié. Car ce qui n’existe que sous condition n’existe, dit-on, qu’en certaines limites.
Je dis encore que la conscience droite oblige par elle-même et la conscience erronée par un biais. Je m’explique. Vouloir ou aimer une chose à cause d’une autre c’est aimer essentiellement celle-ci, pour laquelle on aime le reste et aimer en quelque sorte par ajout ce qu’on aime à cause d’autre chose; ainsi celui qui aime le vin parce qu’il est doux aime le doux pour lui-même et le vin par accident Or celui qui a une conscience erronée qu’il croit droite — sinon il ne serait pas dans l’erreur — S’attache à sa conscience erronée à cause de la rectitude qu’il lui attribue; celui-là s’attache, en rigueur d’expression à une conscience droite et pour ainsi dire accidentellement à une conscience erronée, dans la mesure où cette conscience qu’il croit droite se trouve être erronée. Dès lors, à proprement parler, il est obligé essentiellement par la conscience droite, accidentellement par la conscience erronée. Cette solution peut se recommander de ce que dit le Philosophe au livre VII, 9 des Éthiques où il traite une question similaire: faut-il appeler incontinent celui qui s’écarte seulement de la raison droite ou celui qui s’écarte aussi de la raison errante; la réponse est que l’incontinent dévie essentiellement de la raison droite, accidentellement de la raison fausse et de la première absolument, de la seconde sous réserve, car ce qui est essentiel est absolu et ce qui est accidentel implique réserve.



Solutions:

1. La teneur de la conscience erronée n’est pas conforme à la loi de Dieu, mais celui qui se trompe la tient pour telle et donc, selon lui, s’en écarter c’est formellement s’écarter de la loi de Dieu, encore que, par accident, on ne s’en écarte pas.
2. L’argument ne vaut que si les préceptes de l’autorité supérieure et de l’autorité subalterne sont différents et atteignent l’un et l’autre de façon distincte et séparée le sujet lié par le précepte. Mais ce n’est pas le cas ici parce que le prononcé de la conscience se confond précisément avec l’injonction du précepte divin à celui qui en a conscience comme on l’a expliqué La comparaison vaudrait si dans l’exemple proposé le précepte de l’empereur ne pouvait jamais parvenir au sujet que par la voix du proconsul et si celui-ci, en commandant quoi que ce soit, ne faisait pour ainsi dire que répéter le commandement de l’empereur; alors en effet ce serait la même chose de mépriser le commandement de l’empereur et celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.
3. Lorsqu’elle se trompe en matière intrinsèquement mauvaise, la conscience erronée va contre la loi de Dieu mais elle affirme que ce qu’elle dit est la loi de Dieu et par conséquent celui qui transgresse cette conscience transgresse de fait pour ainsi dire la loi de Dieu. N’empêche que même s’il suivait cette conscience et la mettait en pratique contre la loi de Dieu, il pécherait mortellement, vu que dans son erreur même il pécherait puisqu’elle résultait d’une ignorance touchant ce qu’il devait savoir.
4. Quand la conscience manque de probabilité il faut la déposer; néanmoins, tant qu’elle se maintient, agir contre elle c’est pécher mortellement. Donc, cet argument ne prouve pas que la conscience erronée ne lie pas tant qu’elle persiste, mais seulement qu’elle ne lie pas absolument et en toute éventualité.
5. On conclut de cet argument non pas que la conscience erronée n’oblige pas en ce sens que c’est pécher que d’y manquer mais qu’elle excuse du péché si on la suit. L’argument n’est donc pas pertinent. Or cette conclusion est exacte lorsque l’erreur elle-même n’implique aucun péché, par exemple quand elle tient à une ignorance de fait, mais non quand il y va d’une ignorance de droit, cette ignorance étant de soi peccamineuse. C’est d’ailleurs ainsi que devant la juridiction séculière n’est pas excusé celui qui allègue l’ignorance d’une loi qu’il doit connaître.
6. On trouverait bien dans la raison naturelle de quoi conclure contrairement à ce que dicte la conscience erronée, que celle-ci se trompe en matière indifférente ou en matière intrinsèquement mauvaise; il reste cependant que la raison naturelle ne se prononce pas de fait, car si elle concluait en sens contraire il n’y aurait pas erreur de conscience.
7. Bien que l’acte indifférent, en ce qui le concerne, se tienne en position intermédiaire (entre le bien et le mal), cependant celui qui croit que cet acte tombe sous le précepte ne le considère plus comme indifférent, du fait de l’idée qu’il s’en fait.
8. Chez celui qui tient en conscience qu’il doit forniquer, la perplexité n’est pas absolue puisqu’il peut faire quelque chose qui lui permette d’échapper au péché; il peut en effet quitter sa conscience erronée. Il n’est perplexe que relative ment, c’est-à-dire autant que persiste cette conscience. Or rien n’empêche que, telle condition étant posée, l’on ne puisse éviter le péché; c’est ainsi que l’intention de vaine gloire étant supposée, celui qui est tenu de faire l’aumône ne peut échapper au péché, car s’il donne dans une telle intention il pèche et s ‘il ne donne pas il transgresse (le précepte de l’aumône).
9. Quand la conscience erronée prescrit de faire quel que chose, elle le prescrit au titre de telle espèce de bonté, soit comme oeuvre de justice, ou de tempérance ou autre chose semblable; dès lors, en allant contre sa conscience on tombe dans le vice contraire à la vertu dont relève spécifiquement la prescription de conscience et si elle ne prescrit qu’au titre du précepte de Dieu ou du prélat, en allant contre sa conscience on tombe dans le péché (formel) de désobéissance.



ARTICLE 5: A propos d’actes indifférents, la conscience erronée oblige-t-elle plus ou oblige moins que le précepte du prélat?

1705


Objections:
Il semble que ce soit moins car, en religion, le subordonné a fait voeu d’obéir à son prélat; or il est tenu de s’acquitter de son voeu, comme l’exige le Psaume 75, 12: "Faites des voeux et acquittez-vous en". Il semble donc tenu d’obéir à son prélat contre sa conscience, donc à son prélat plus qu’à sa conscience.
2. Au prélat il faut toujours obéir en ce qui ne va pas contre Dieu; comme les actes indifférents ne vont pas contre Dieu, c’est un domaine où l’on est tenu d’obéir au prélat et l’on revient à l’argument précédent.
3. En outre on trouve dans la glose sur (
Rm 13,2) qu’il faut obéir à l’autorité supérieure plus qu’à une autorité subalterne. Mais l’âme du prélat est supérieure à l’âme du sujet donc celui-ci est plus obligé par le commandement du prélat que par sa propre conscience.
4. De plus, le subordonné n’a pas à juger du précepte du prélat, c’est plutôt le prélat qui juge des actes du subordonné. Mais celui-ci serait juge du précepte du prélat s’il s’en écartait par motif de conscience. Donc, en dépit de toutes les protestations de la conscience, en matière indifférente il faut plutôt s’en tenir au précepte du prélat.



Cependant:

Un lien spirituel est plus fort qu’un lien corporel et un lien intrinsèque plus qu’un lien extrinsèque. Or la conscience est un lien spirituel et intrinsèque, l’autorité du prélat est un lien extrinsèque et, à vrai dire, corporel puisque toute prélature est affaire d’organisation temporelle, ce pourquoi elle sera évacuée quand on sera par venu à l’éternité, comme il ressort d’une glose sur (1Co 15,24). Donc il apparaît qu’il faut obéir à sa conscience plutôt qu’à son prélat.



Réponse:
La solution de ce problème ressort assez clairement de ce qui a été dit. On a dit en effet que la conscience ne lie qu’en vertu du précepte divin, soit moyennant la loi écrite, soit moyennant la loi de nature Comparer la ligature de la conscience à celle qu’impose le précepte du prélat, c’est exactement comparer celle du précepte divin à celle du précepte du prélat. Or, comme le précepte divin oblige à l’encontre du précepte du prélat et oblige davantage, la conscience aussi liera davantage que le précepte du prélat et elle obligera même à l’encontre d’un tel précepte.
Toutefois il en va différemment de la conscience droite et de la conscience erronée. La conscience droite oblige absolument et parfaitement contre le précepte du prélat: absolu ment, parce que son obligation est indéfectible, une telle conscience ne pouvant être quittée sans péché; parfaitement aussi, parce que la conscience droite n’oblige pas seulement de telle façon que celui qui ne la suit pas se rende coupable de péché, mais encore qu’en la suivant on soit à l’abri du péché, en dépit de tout précepte contraire du prélat. En revanche, la conscience erronée oblige contre le précepte du prélat, même en matière indifférente, sous réserve et imparfaitement: sous réserve, parce qu’elle n’oblige pas en toute éventualité mais pour autant qu’elle perdure, car on peut et on doit se départir d’une telle conscience; imparfaitement, car son obligation fait sans doute que l’on pèche si on ne la suit pas, mais non pas qu’en la suivant à l’encontre d’un précepte du prélat on évite le péché (à supposer toutefois que le précepte du prélat rende obligatoire cet objet indifférent); car dans ce cas on pèche, soit qu’on n’agisse pas car c’est aller contre la conscience, soit qu’on agisse car c’est désobéir au prélat. Le péché d’ailleurs est plus grand si on ne fait pas ce que prescrit la conscience, tant que cette conscience persiste, car elle oblige plus que le précepte du prélat



Solutions:

1. Celui qui a fait voeu d’obéissance est tenu d’obéir dans le domaine qui relève du voeu d’obéissance; il n’est pas délié de cette obligation par une erreur de conscience; ni en retour délié par cette obligation de l’obligation de conscience et ainsi demeure-t-il sous le coup de deux obligations incompatibles l’une, l’obligation de conscience, l’emporte par l’intensité mais le cède pour la stabilité; l’autre à l’inverse car les liens à l’égard du prélat ne peuvent être dénoués comme la conscience erronée peut être quittée.
2. Cette oeuvre peut bien être de soi indifférente; néanmoins elle cesse de l’être du fait du verdict de la conscience.
3. Bien que le prélat soit supérieur au subordonné, cependant Dieu est plus grand que lui; or, c’est au titre du précepte divin que la conscience oblige.
4. Le subordonné n’a pas à porter un jugement sur le précepte du prélat mais sur l’accomplissement du précepte qui est son affaire; en effet, chacun est tenu d’examiner ses actes, selon la science qu’il a reçue de Dieu, qu’elle soit naturelle, ou acquise, ou infuse, car tout homme doit agir selon la raison.





De veritate FR 1702