1994 La vie fraternelle en communauté - Liberté personnelle et construction de la fraternité

Liberté personnelle et construction de la fraternité


21. "Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la Loi du Christ" (Ga 6,2).

Dans toute la dynamique communautaire, le Christ en son mystère pascal demeure le modèle suivant lequel se construit l'unité. Le commandement de l'amour mutuel, en effet, a en Lui sa source, son modèle et sa mesure: nous devons nous aimer comme Lui-même nous a aimés. Et Lui nous a aimés jusqu'à donner sa vie. Notre vie est participation à la charité du Christ, à son amour pour le Père et pour les frères, un amour oublieux de soi.

Mais cela n'est pas selon la nature du "vieil homme", qui désire certes la communion et l'unité, mais n'entend pas en payer le prix en termes d'engagement et de don de soi. Le chemin de conversion, du vieil homme qui tend à se fermer sur soi, à l'homme nouveau qui se donne aux autres, est long et pénible. Les saints fondateurs ont insisté avec réalisme sur les difficultés et les embûches de ce passage, sachant bien que la vie de communauté ne s'improvise pas, que sa réalisation n'est ni spontanée, ni immédiate.

Pour vivre en frères et en soeurs, il faut parcourrir un vrai chemin de libération intérieure. Comme Israël, libéré de l'Egypte, est devenu Peuple de Dieu après avoir longtemps cheminé dans le désert sous la conduite de Moïse, ainsi la communauté, insérée dans l'Eglise peuple de Dieu, est construite par des personnes que le Christ a libérées et rendues capables d'aimer à sa manière, à travers le don de son Amour libérateur et l'acceptation cordiale de ses envoyés.

L'amour du Christ diffusé dans les coeurs pousse à aimer les frères et les soeurs jusqu'à assumer leurs faiblesses, leurs problèmes, leurs difficultés; en un mot jusqu'à se livrer soi-même.


22. Le Christ donne à la personne deux certitudes fondamentales: celle d'avoir été infiniment aimée et celle de pouvoir aimer sans limites. Il n'y a que la croix du Christ qui puisse donner d'une façon pleine et définitive ces certitudes et la liberté qui en découle. Grâce à elles, la personne consacrée se libère progressivement du besoin de se mettre au centre de tout et de posséder l'autre, et de la peur de se donner. Elle apprend à aimer comme le Christ l'a aimée, à aimer de cet amour répandu dans son coeur, la rend capable de s'oublier et de se donner comme l'a fait son Seigneur.

C'est de cet amour que naît la communauté comme un ensemble de personnes libres, libérées par la croix du Christ.


23. Ce chemin de libération qui conduit à la pleine communion et à la liberté des enfants de Dieu demande le courage du renoncement à soi pour accepter et accueillir l'autre avec ses limites, à commencer par la personne en service d'autorité.

Comme on l'a noté de plusieurs côtés, il y a eu là un point faible de la période de renouveau de ces dernières années. On a progressé dans la connaissance de la vie en commun, on en a exploré les différents aspects, mais on s'est moins soucié de l'effort ascétique nécessaire et irremplaçable pour une libération qui permette de faire d'un groupe de personnes une fraternité chrétienne.

La communion est un don offert, mais requiert une réponse, un patient apprentissage et un combat afin de surmonter ce que nos désirs peuvent avoir de trop instinctif et changeant. L'idéal communautaire le plus haut comporte nécessairement la conversion de toute attitude qui ferait obstacle à la communion.

La communauté sans la mystique n'a pas d'âme, mais sans ascèse elle n'a pas de corps. Il faut la "synergie" entre le don de Dieu et l'engagement personnel pour construire une communion incarnée, pour donner un visage concret à la grâce et au don de la communion fraternelle.


24. Il faut admettre que ce discours fait problème aujourd'hui auprès des jeunes comme auprès des adultes. Souvent les jeunes proviennent d'une culture qui valorise à l'excès la subjectivité et la recherche de la réalisation personnelle; et il arrive que les adultes, ou bien sont encore ancrés en des structures du passé ou bien vivent un certain désenchantement par rapport à un "assembléisme" qui a engendré verbalisme et incertitude.

S'il est vrai que la communion n'existe pas sans l'oblativité de chacun, il est nécessaire de perdre dès le départ l'illusion que tout doit venir d'autrui et d'aider chacun à découvrir avec reconnaissance ce qu'il a déjà reçu et ce q'il est en train de recevoir des autres. Il est bon de préparer les frères et les soeurs, dès les débuts, à être constructeurs et pas seulement consommateurs de la communauté, à être responsables de la croissance de l'autre, ouverts et disponibles pour recevoir le don de l'autre, capables d'aider et d'être aidés, de remplacer et d'être remplacés.

Une communauté qui vit la fraternité et le partage exerce un attrait naturelle sur les jeunes, mais, par la suite, la persévérance dans les conditions de la vie concrètes peut leur devenir un pesant fardeau. La formation initiale doit donc les amener à prendre conscience des sacrifices requis par la vie en communauté, à les accepter en vue d'une relation joyeuse et vraiment fraternelle, et à vouluoir toutes les attitudes d'une personne intérieurement libre(35); car, en perdant sa vie pour ses frères, on la retrouve.


25. Il est nécessaire en outre de rappeler sans cesse que la réalisation des religieux et religieuses passe par leur communauté. Qui cherche à mener une vie indépendante, détachée de la communauté, n'a certainement pas pris le sûr chemin pour tendre à la perfection de son état.

Alors que la société encourage la dependence, l'auto-réalisation et la réussite indiviuelle, l'Evangile demande des personnes qui, comme le grain de blé, sachent mourir à elles-mêmes pour que renaisse la vie fraternelle(36) .

C'est ainsi que la communauté devient une "Schola Amoris" pour les jeunes et les adultes. Une école où l'on apprend à aimer Dieu, à aimer les frères et les soeurs avec lesquels on vit, à aimer l'humanité qui a besoin de la miséricorde de Dieu et de la solidarité fraternelle.


26. L'idéal communautaire ne doit pas faire oublier que toute réalité chrétienne s'édifie sur la faiblesse humaine. La communauté idéale et parfaite n'existe pas encore: c'est dans la Jérusalem céleste que se réalisera la parfaite communion des saints.

Notre temps est celui de l'édification et de la construction continue: il est toujours possible de s'améliorer et de s'acheminer ensemble vers une communauté de pardon et d'amour. Les communautés ne peuvent éviter tous les conflits: l'unité qu'elles doivent construire s'établit au prix de la réconciliation(37). Aussi ne faut-il pas se décourager devant les imperfections de la communauté.

Celle-ci en effet reprend tous les jours son chemin, fortifiée par l'enseignement des Apôtres: "aimez-vous les autres d'un amour fraternel, rivalisez d'estime réciproque" (Rm 12,10); "soyez bien d'accord entre vous" (Rm 12,16); "accueillez-vous donc les uns les autres comme le Christ vous a accueillis" (Rm 15,7); "soyez capables de vous avertir mutuellement" (Rm 15,14); "attendez-vous les uns les autres"(1 Co 11, 33); "par l'amour, mettez-vous au service les uns des autres" (Ga 5,13); "réconfortez-vous les uns les autres" (1 Th 5,11);"supportez-vous les uns les autres dans l'amour" (Ep, 4, 2); "soyez bons les uns pour les autres, ayez du coeur, pardonnez-vous mutuellement" (Ep 4,32); "vous qui craignez le Christ soumettez-vous les uns aux autres" (Ep 5, 21); "priez les uns pour les autres" (Jc 5,16); "tous, dans vos rapports mutuels, revêtez-vous de l'humilité" (1 Pt 5,5); "soyez en communion les uns avec les autres"(1 Jn, 1,7); "ne nous lassons pas de faire du bien à tous, surtout à nos frères dans la foi" (Ga, 6,9-1O).


27. Pour favoriser la communion d'esprit et de coeur de ceux qui sont appelés à vivre ensemble dans une communauté, il est bon de rappeler la nécessité de cultiver les qualités requises dans toutes les relations humaines: bonne éducation, gentillesse, sincérité, contrôle de soi, délicatesse, sens de l'humour, esprit de partage.

Les récents documents du Magistère sont riches de suggestions et d'indications utiles à la vie communautaire, telles que la simplicité heureuse(38), la franchise et la confiance réciproque(39), la capacité de dialoguer(40), l'adhésion sincère à une discipline communautaire bénéfique(41).


28. Il ne faut pas oublier, enfin, que la paix et le plaisir d'être ensemble demeurent l'un des signes du Royaume de Dieu. La joie de vivre, même au milieu des difficultés du chemin humain et spirituel et au milieu des ennuis quotidiens, fait déjà partie du Royaume. Cette joie est fruit de l'Esprit et épouse la simplicité de l'existence, la trame monotone du quotidien. Une fraternité sans joie est une fraternité qui s'éteint. Très vite, les membres seront tentés de chercher ailleurs ce qu'ils ne peuvent trouver chez eux. Une communauté riche de joie est un véritable don du Très-Haut, accordé aux frères et soeures qui savent le demander, et qui s'acceptent mutuellement en s'engageant dans la vie fraternelle avec confiance en l'action de l'Esprit. Ainsi se réalise le mot du Psaume: "Voyez! Qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères d'habiter ensemble... Là, le Seigneur accorde la bénédiction et la vie à jamais!" (Ps. 133,1-3), car lorsqu'on vit fraternellement ensemble, on se retrouve volontiers en assemblée à l'Eglise: on se sent d'un seul coeur, dans la charité, dans un seul et même vouloir"(42).

Ce témoignage de la joie constitue un très grand donne à la vie religieuse une grand force d'attraction, il est une source de nouvelles vocations et un soutien pour la persévérance. Il est très important d'entretenir cette joie dans la communauté religieuse; le surmenage peut l'éteindre, le zèle excessif pour certaines causes peut la faire oublier, l'interrogation perpétuelle sur l'identité et sur l'avenir peut la ternir.

Savoir faire fête ensemble, s'accorder des moments de détente personnels et communautaires, prendre de la distance de temps en temps par rapport à son travail, partager les joies de ses frères et soeurs, porter une attention empressée a leurs besoins, s'engager avec confiance dans le travail apostolique, affronter avec miséricorde les situations difficiles, marcher vers le lendemain avec l'espérance de rencontrer toujours et de toute façon le Seigneur: tout cela entretient la sérénité, la paix, la joie et devient source d'énergie apostolique.

La joie est un splendide témoignage du caractère évangélique d'une communauté religieuse, le point d'arrivée d'un itineraire non exempt de tribulations, mais devenu possible grâce à la prière: "avec la joie de l'espérance, constants dans la tribulation, persévérants dans la prière" (Rm 12, 12).

Communiquer pour croître ensemble


29. Parmis les facteurs humains qui ont pris de l'importance pour la vie communautaire dans le renouveau des dernières décennies, la communication a été de plus en plus mise en valeur. L'exigence de faire croître la vie fraternelle de la communauté porte avec soi la requête correspondante d'une communication plus large et plus intense.

Pour devenir frères et soeurs, il est nécessaire de se connaître. Pour se connaître il semble très important de communiquer plus largement et profondement. Aussi porte-t-on aujourd'hui une plus grande attention aux divers aspects de la communication, même si on le fait dans une mesure et d'une manière différentes suivant les instituts et les régions du monde.


30. La communication à l'intérieur des instituts s'est beaucoup développée. Les rencontres régulières au niveau central, régional et provincial, sont devenues plus fréquentes; les supérieurs envoient normalement lettres et suggestions, visitent plus souvent les communautés, et l'usage de bulletins de nouvelles et de périodiques internes s'est répandu.

Cette communication ample et rapide aux différents niveaux, dans le respect de la physionomie propre de l'institut, crée normalement des relations plus étroites, alimente l'esprit de famille, fait participer aux événements de tout l'institut, sensibilise aux problèmes généraux, resserre les personnes consacrées autour de leur commune mission.


31. Une initiative s'est révélée grandement positive pour la vie communautaire. Elle consiste à tenir régulièrement, souvent selon un rythme hebdomadaire, des rencontres où religieux et religieuses partagent les problèmes de la communauté, de l'institut, de l'Eglise et les principaux documents publiés par celle-ci. Ce sont des moments tout indiqués pour écouter les autres, leur communiquer ses propres pensées, revoir et évaluer le parcours accompli, réfléchir et programmer ensemble.

La vie fraternelle, en particulier dans les grandes communautés, a besoin de ces moments pour progresser, aussi faut-il les préserver de tout autre engagement. Ces temps de communication importent pour l'exercice de la corresponsabilité et pour situer le travail non seulement dans le contexte de la vie communautaire, mais dans celui plus large de la vie religieuse, ecclésiale, et dans celui du monde auquel on est envoyé en mission. C'est un chemin qu'il faut continuer de suivre partout, en adaptant les rythmes et les modalités aux dimensions des communautés et à leurs tâches, et en respectant le style de vie propre aux communautés contemplatives.


32. Mais ce n'est pas tout. En plusieurs endroits, on perçoit la nécessité d'une communication plus intense entre religieux où religieuses d'une même communauté. La vie fraternelle s'affaiblit ordinairement lorsque la communication est absente ou pauvre: alors chacun ignore ce que vit l'autre, le frère devient un étranger, les relations avec lui sont anonymes; et on en arrive à des situations de véritable isolement et de réelle solitude. Dans quelques communautés, on déplore la médiocrité de la communication pourtant fondamentale des biens spirituels: on communique sur des thèmes ou des problèmes secondaires, marginaux, mais on partage rarement ce qui est vital et central dans le chemin d'une personne consacrée.

Les conséquences peuvent être malheureuses, parce qu'alors l'expérience spirituelle acquiert insensiblement un caractère individualiste. On en vient à une mentalité de quant-à-soi, jointe à l'indifférence pour l'autre, tandis que tout doucement on se met à la recherche de relations significatives à l'extérieur de la communauté.

Le problème doit être franchement affronté, avec tact et délicatesse, sans aucune pression, mais avec courage et créativité: en cherchera les formes et les moyens qui puissent permettre à tous d'apprendre peu à peu à partager simplement et fraternellement les dons de l'Esprit, que ceux-ci deviennent vraiment le bien de tous et servent à l'édification de tous (cf. I Co 12,7).

La communion naît en vérité du partage des biens de l'Esprit, d'un partage de la foi et dans la foi où le lien unissant les frères est d'autant plus fort qu'est plus central et plus vital ce que l'on met en commun. Cette communication est utile aussi pour apprendre la façon de partager, ce qui permettra ensuite à chacun, dans l'apostolat, de "confesser sa foi" dans un langage clair et simple de sorte que tous puissent la comprendre et la goûter.

Les formes adoptées pour la communication des dons spirituels peuvent être diverses. Outre celles qui ont déjà été signalées (partage de la Parole et de l'expérience de Dieu, discernement communautaire, projet communautaire)(43), on peut rappeler aussi la correction fraternelle, la révision de vie et d' autres formes traditionnelles. Ce sont des façons concrètes de mettre au service des autres les dons que l'Esprit accorde abondamment et de permettre qu'ils se répandent dans la communauté pour l'édification de celle-ci et pour sa mission dans le monde.

Tout cela revêt une plus grande importance a notre époque dans une même communauté, peuvent vivre ensemble des religieux non seulement d'âges différents, mais de races, de formations culturelles et théologiques différentes, des religieux ayant vécu des expériences très diverses en ces années mouvementées et marquées par le pluralisme.

Sans dialogue et sans écoute, on court le risque de vies juxtaposées uu parallèles, bien éloignées de l'idéal de la fraternité.


33. Toute forme de communication comporte des itinéraires et rencontre des difficultés psychologiques particulières, qui peuvent être abordées positivement, y compris avec l'aide des sciences humaines. Certaines communautés ont tiré avantage, par exemple, de l'aide d'experts en communication et de professionnels dans les domaines de la psychologie et de la sociologie.

Ces moyens d'exception demandent une évaluation prudente et peuvent être utilisés avec modération pour contribuer à abattre le mur de séparation qui parfois se dresse dans la communauté elle-même. Cependant si les techniques humaines se révèlent utiles, elles ne sont pas suffisantes. Tous doivent avoir à coeur le bien de son frère, en cultivant la capacité évangélique de recevoir d'eux tout ce qu'ils désirent donner et communiquer, et qu'ils communiquent par leur existence même.

"Ayez les mêmes sentiments et un même amour. Soyez cordiaux et unanimes. Avec grande humilité, estimez les autres meilleurs que vous-mêmes. Ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres! Ayez entre vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus!" (Ph. 2, 2-5).

C'est dans ce climat que les diverses formes et techniques de communication compatibles avec la vie religieuse peuvent effectivement favoriser la croissance de la fraternité.


34. L'impact considérable des mass media sur la vie et la mentalité de nos contemporains affecte également les communautés religieuses et conditionne souvent leur communication interne.

La communauté consciente de leur influence s'éduque à les utiliser pour la croissance personnelle et communautaire avec la clarté évangélique et la liberté intérieure de quiconque a appris à connaître le Christ (cf. Ga 4,17-23). Ces media, en effet, proposent et souvent imposent une mentalité et un modèle de vie qui doivent être continuellement confrontés avec l'Evangile. Aussi réclame-t-on de bien des côtes une formation approfondie à la réception et à l'usage critique et fécond des media. Pourquoi ne pas en faire un objet d'évaluation, de vérification, de programmation lors des rencontres communautaires périodiques?

En particulier, quand la télévision devient l'unique forme de récréation, elle entrave ou parfois empêche la relation entre les personnes, elle limite la communication fraternelle et peut même nuire à la vie consacrée.

Un juste équilibre s'impose: l'usage modéré et prudent des moyens de communication(44), accompagné du discernement communautaire, peut aider la communauté à mieux connaître la complexité du monde de la culture; il peut permettre une réception confrontée et critique; il peut enfin aider à mettre en valeur l'impact de ces moyens de communication en vue des divers ministères de l'Evangile.

En accord avec le choix de leur état de vie spécifique, caractérisé par une séparation du monde plus marquée, les communautés contemplatives doivent se sentir davantage engagées à préserver une ambiance de recueillement, en s'en tenant aux normes établies dans leurs constitutions sur l'usage des moyens de communication sociale.

Communauté religieuse et maturation de la personne


35. La communauté religieuse, du fait qu'elle est une "Schola Amoris" qui aide à progresser dans l'amour envers Dieu et les frères, devient aussi un lieu de croissance humaine.

Le parcours est exigeant, car "il comporte la renonciation à des biens qui méritent indiscutablement l'estime"(45), mais nous voyons qu'il n'est pas impossible, en observant la foule des saints et des saintes et les merveilleuses figures de religieux et religieuses dans la vie attestent que la consécration au Christ "ne fait nullement obstacle au vrai progrès de la personne humaine, mais, au contraire, de par sa nature, lui est du plus grand profit"(46).

Le chemin vers la maturité humaine, qui sous-tend une vie de rayonnement évangelique, ne connaît pas de limite; il suppose un continuel enrichissement non seulement de valeurs spirituelles, mais encore de valeurs d'ordre psychologique, culturel et social(47).

Les changements considérables survenus dans la culture et dans les moeurs, plus orientés vers les réalités matérielles que vers les valeurs spirituelles, demandent que l'on prête attention à quelques points sur lesquels les personnes consacrées semblent aujourd'hui particulièrement vulnérables.


36. L'identité

Le processus de maturation se réalise dans l'identification avec l'appel de Dieu. Une identité incertaine peut pousser, en particulier dans les moments difficiles, à une auto-réalisation mal comprise, entraînant un extrême besoin de résultats positifs et de l'approbation des autres, une peur excessive de l'échec, et la dépression en cas d'insuccès.

L'identité de la personne consacrée dépend avant tout de sa maturation spirituelle: c'est l'oeuvre de l'Esprit, qui pousse à se conformer au Christ selon la manière particulière donnée "par le charisme des origines, véritable médiation de l'Evangile pour les membres d'un Institut"(48). L'aide apportée par un guide spirituel, qui connaîsse bien et respecte la spiritualité et la mission de l'Institut, s'avère alors très importante pour "discerner l'action de Dieu, accompagner le frère dans les voies du Seigneur, nourrir sa vie par une solide doctrine et la pratique de la prière"(49). Particulièrement nécessaire dans la formation initiale, cet accompagnement est utile aussi tout au long de la vie pour une "croissance dans le Christ".

La maturation au plan culturel permet aussi d'affronter les défis de la mission, en prenant les moyens nécessaires pour discerner le mouvement de l'évolution et pour élaborer des réponses adéquates. Ainsi l'Evangile sera sans cesse proposé comme alternative aux propositions du monde dont il intègrera les forces positives en les purifiant des ferments du mal.

Dans cette dynamique, la personne consacrée et la communauté religieuse sont une proposition évangélique et une manifestation de la présence du Christ au monde(50).


37. L'affectivité

La vie fraternelle en commun exige de la part de l'ensemble un bon équilibre psychologique, conditione de maturation de la vie affective de chacun. Une composante fondamentale de cette maturation est, comme nous l'avons vu, liberté affective, grâce à laquelle le consacré aime sa vocation, et aime selon sa vocation: liberté et maturation qui permettent de bien vivre l'affectivité, à l'intérieur comme à l'extérieur de la communauté.

Aimer sa vocation, percevoir l'appel comme raison de vivre, accueillir la consécration comme une réalité vraie, belle et bonne qui communique vérité, beauté et bonté à l'existence: tout cela rend la personne solide et autonome, sûre de son identité, affranchie du besoin d'appuis et de compensations, y compris de nature affective, et cela renforce le lien qui unit du consacré avec ceux qui partagent le même appel. Avec eux, avant tout, il se sent appelé à vivre des relations de fraternité et d'amitié.

Aimer sa vocation c'est aimer l'Eglise, aimer son institut, et considérer la communauté comme sa vraie famille.

Aimer selon sa vocation c'est désirer, en toute relation humaine, être signe limpide de l'amour de Dieu; c'est ne pas se faire envahissant ou possessif, mais vouloir le bien de l'autre avec la bienveillance même de Dieu.

Une formation spécifique de l'affectivité est donc nécessaire; elle intégrera l'élément humain et l'élément plus spirituel. A cet égard apparaissent tout à fait opportunes les directives de Potissimum Institutioni concernant le discernement de "l'équilibre de l'affectivité, particulièrement de l'équilibre sexuel" et de discernement de "la capacité de vivre en communauté"(51).

Cependant, les difficultés en ce domaine sont souvent la caisse de résonance de problèmes nés ailleurs: une affectivité et une sexualité de type narcissique ou adolescent, de réaction rigidement réprimées, peuvent être la conséquence d'expériences négatives antérieures à l'entrée dans la communauté, mais aussi de difficultés communautaires ou apostoliques. Il est important qu'une vie fraternelle riche et chaleureuse permette de porter le fardeau du frère blessé qui a besoin d'être aidé.

Si une certaine maturité, en effet, est une condition nécessaire pour vivre en communauté une vie fraternelle cordiale l'est tout autant pour la croissance du religieux. En constatant éventuellement une baisse de l'autonomie affective d'un frère ou d'une soeur, la communauté devrait réagir en termes d'amour généreux et plein d'humanité, comme celui du Seigneur Jésus et de tant de saints religieux: un amour qui partage les peurs et les joies, les difficultés et les espoirs, avec la chaleur d'un coeur neuf sachant accueillir la personne telle qu'elle est. Un tel amour empressé et respectueux, non pas possessif mais gratuit, devrait faire sentir tout proche celui du Seigneur, qui a conduit le Fils de Dieu à proclamer par la croix qu'on ne peut pas douter d'être aimé par l'Amour.


38. Les difficultés

Vivre avec des personnes qui souffrent, ne se trouvent pas à l'aise dans la communauté, et sont en conséquence un motif de souffrance pour les frères et troublent la vie communautaire, cela constitue une occasion particulière de croissance humaine et de maturité chrétienne.

Il faut avant tout chercher d'où vient cette souffrance: d'une déficience de caractère, de charges ressenties comme trop pesantes, de graves lacunes de la formation, des transformations récentes trop rapides, de formes trop autoritaires de gouvernement, de difficultés spirituelles?

Il peut y avoir aussi des situations dans lesquelles l'autorité doit rappeler que la vie en commun demande parfois des sacrifices et peut devenir une forme de très grande pénitence (maxima poenitentia).

Toutefois il existe des situations et des cas où il est nécessaire de recourir aux sciences humaines, principalement là où les frères ou soeurs en question sont incapables de mener la vie communautaire en raison de problèmes d'immaturité et de fragilité psychologique ou en raison de facteurs surtout pathologiques.

Le recours à de telles interventions s'est révélé utile non seulement au moment de la thérapie dans des cas de psychopathologie plus ou moins manifeste, mais aussi à titre de prévention pour contribuer à une sélection adéquate des candidats et pour accompagner en certains cas l'équipe des formateurs affrontés à des problèmes spécifiques de pédagogie et de formation(52).

En tout cas, dans le choix des spécialistes il faut préférer une personne croyante conaissant bien la vie religieuse et ses dynamiques, à plus forte raison une personne consacrée.

L'usage de ces moyens, enfin, sera vraiment efficace s'il est modéré et non généralisé, parce qu'ils ne résolvent pas tous les problèmes et donc "ne sauraient se substituer à un authentique accompagnement spirituel"(53).

Du "je" au "nous"


39. Le respect pour la personne, recommandé par le Concile et par les documents consécutifs(54) a eu une influence positive sur la façon de mener la vie communautaire.

Mais dans le même temps avec plus ou moins d'intensité suivant les différentes régions du monde s'est répandu une vague d'individualisme. Celui-ci a pris des formes diverses: le besoin de se mettre en avant, l'insistance excessive sur le bien-être personnel physique, psychique ou professionnel; la préférence pour le travail personnalisé ou pour celui qui met la personne en évidence et est "reconnu"; la priorité donnée aux aspirations personnelles et à la carrière; l'absence de souci des autres et de référence à la communauté.

Par ailleurs, il est nécessaire de chercher le juste équilibre, qui n'est pas toujours facile à trouver, entre le respect de la personne et le bien commun, entre les exigences et les besoins de chacun et ceux de la communauté, entre les charismes personnels et le projet apostolique communautaire. Et cela, en évitant à la fois l'individualisme qui désagrège et le communitarisme qui nivelle. La communauté religieuse est le lieu où se fait chaque jour le patient passage du "je" au "nous": de ma tâche à la tâche confiée à la communauté, de la recherche de "mes intérêts" à celles des "intérêts du Christ".

La communauté religieuse devient alors le lieu où l'on apprend chaque jour à faire sienne cette mentalité renouvelée, qui permet de vivre la communion fraternelle en profitant de la richesse des dons de chacun, et fait converger ces dons vers la fraternité et la commune responsabilité du projet apostolique.


40. La réalisation d'une telle "symphonie" communautaire et apostolique, a besoin de divers moyens:

a) Célébrer et rendre grâce ensemble pour le don commun de la vocation et de la mission, don qui transcende de beaucoup toute différence individuelle et culturelle. Promouvoir une attitude contemplative devant la sagesse de Dieu, qui a envoyé des frères ou soeures à la communauté afin qu'ils soient un don les uns pour les autres. Le louer pour ce que chacun transmet de la présence et de la parole du Christ.

b) Cultiver le respect réciproque, qui accept le cheminement lent des plus faibles sans étouffer l'épanouissement des personnalités plus riches. Un respect qui favorise la créativité, mais qui sache faire appel aussi à la responsabilité envers les autres et à la solidarité.

c) Orienter vers la mission commune: l'institut a sa mission à laquelle chacun doit collaborer suivant ses dons. Le cheminement de la personne consacrée consiste précisément à offrir progressivement au Seigneur tout ce qu'elle a et tout ce qu'elle est pour la mission de sa famille religieuse.

d) Rappeler que la mission apostolique est confiée en premier lieu à la communauté, et que souvent cela comporte la gestion des oeuvres propres de l'Institut. Le don de soi à cet apostolat communautaire qui fait mûrir la personne consacrée et la fait progresser dans sa propre voie de sainteté.

e) Considérer que les religieux qui reçoivent dans obéissance des missions personnelles, doivent se considérer comme envoyés par la communauté. Celle-ci, à son tour, veillera à leur donner régulièrement les moyens de se mettre à jour, et à les intégrer dans la vérification des engagements apostoliques et communautaires.

Pendant le temps de la formation, il peut arriver qu'en dépit de la bonne volonté, il s'avère impossible d'harmoniser les dons personnels d'une personne consacrée avec la fraternité et la mission commune. Il y a lieu alors de se demander: "Les dons de Dieu à cette personne(...) travaillent-ils en faveur de l'unité et approfondissent-ils la communion? S'ils le font, ils peuvent être accueillis. Sinon peu importe si ces dons semblent bons en eux-mêmes ou s'ils apparaissent souhaitables à quelques membres, ils ne sont pas faits pour cet institut précis. Il n'est pas sage, en effet, de tolérer des orientations trop divergentes qui ne sauraient contribuer à l'unité de l'institut"(55).


41. Ces dernier temps, les communautés comportant un petit nombre de membres sont en augmentation, surtout en raison de besoin apostoliques. Elles peuvent favoriser le développement de relations plus étroites entre les religieux, d'une prière partagée, et d'une prise en charge mutuelle plus fraternelle des responsabilités(56).

Cependant il existe aussi des motifs discutables à l'existence de ces petites communautés, tels que les affinités de goûts ou de mentalité. Dans ce cas, il est facile que la communauté se ferme sur elle-même et puisse en arriver à sélectionner ses membres, en acceptant ou non un frère envoyé par les supérieurs. Une telle disposition est contraire à la nature même de la communauté religieuse et à sa fonction de signe. L'homogénéité basée sur le choix, non seulement entrave la mobilité apostolique, mais affaiblit la réalité spirituelle de la communauté et la prive de sa force de témoignage.

L'effort en vue d'une acceptation réciproque, le souci de surmonter les difficultés, qui caractérise les communautés hétérogènes, montre la transcendance du motif qui les a suscitées, c'est-à-dire "la puissance de Dieu qui se révèle dans la faiblesse de l'homme" (2 Co 12, 9). On est encemble en communauté, non par choix mutuel, mais par choix du Seigneur.


42. Si la culture caractéristique de l'Occident porte facilement à un individualisme qui rend ardue la vie en commun, d'autres cultures peuvent au contraire porter au "communitarisme" qui rend difficile la mise en valeur de la personne humaine. Toutes les formes de culture doivent être évangélisées.

Les communautés religieuses qui, dans un processus de conversion, en arrivent à une vie fraternelle où la personne se met à la disposition des autres frères, et où le "groupe" favorise le progrès de la personne, sont signes de la force transformante de l'Evangile et de l'avènement du Royaume de Dieu.

Les instituts internationaux où vivent ensemble des membres de cultures différentes, peuvent contribuer à un échange de dons grâce auquel les membres s'enrichissent et s'amendent réciproquement, dans un commun effort pour vivre toujours plus intensément l'Evangile de la liberté personnelle et de la communion fraternelle.


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