Révélations de Sainte Brigitte de Suède 1010

Chapitre 10 comment elle doit vivre, et racontant plusieurs miracles de la Passion de Jésus-Christ.

1010   Paroles de la Vierge Marie à sa fille, lui enseignant une doctrine utile, comment elle doit vivre, et racontant plusieurs miracles de la Passion de Jésus-Christ.

  Je suis la Reine du ciel, Mère de Dieu. Je vous ai dit que vous deviez avoir un collier en votre poitrine ; or, maintenant je vous le dévoilerai mieux. Quand, dès le commencement de mon enfance, j'eus compris que Dieu existait, j'ai toujours été soigneuse et craintive de mon salut et de mon observance. Mais quand je sus que Dieu était mon créateur et le juge de toutes mes actions, je l'ai aimé intimement ; j'ai craint à toute heure de l'offenser par mes paroles, par mes actions. Après, quand je sus qu'il avait donné la loi et ses commandements au peuple, et avait fait avec eux tant de merveilles, je résolus fermement en mon âme de n'aimer que lui ; et les choses mondaines m'étaient grandement amères.

Après cela, sachant aussi que Dieu rachèterait le monde et qu'il naîtrait d'une Vierge, j'ai été touchée et blessée d'un si grand amour pour lui, que je ne pensais qu'à lui et ne voulais que lui. Je m'éloignai autant que je pus des discours familiers et de la présence de mes parents et de mes amis ; je donnai aux pauvres tout ce que je pouvais avoir, et je ne me réservai que le simple vêtement et quelque peu pour vivre.

  Rien ne me plaisait que Dieu. Je désirais incessamment dans mon coeur de vivre jusqu'au jour de sa naissance, afin de mériter d'être faite servante de la Mère de Dieu, quoique je m'en estimasse indigne. Je fis voeu dans mon coeur de garder la virginité, si Dieu l'avait pour agréable, et de ne rien posséder au monde. Or, si Dieu en voulait déterminer autrement, je désirais que sa volonté fût faite, et non la mienne, car je croyais qu'il ne pouvait ni ne voulait rien qui ne me fût utile, c'est pourquoi je lui commis ma volonté. Or le temps approchant qu'on présentait au temple les vierges selon l'ordonnance de la loi, je fus présentée avec les autres, à cause de l'obéissance de mes parents, pensant en moi-même que rien n'était impossible à Dieu ; et parce qu'il savait que je ne désirais rien et ne voulais rien que lui, il pouvait me conserver dans la virginité, si cela lui plaisait; autrement, que sa volonté fût faite.

  Or, ayant ouï au temple tout ce qui était commandé, étant retournée à la maison, je brûlais plus qu'auparavant de l'amour de Dieu, et j'étais de jour en jour enflammée de nouveaux feux et de nouveaux désirs amoureux. Partant, je m'éloignais plus que de coutume de tous, et je demeurais seule nuit et jour, craignant grandement que ma bouche ne dît, que mon oreille n'entendît quelque chose qui fût contre l'amour de Dieu, ou que mes yeux ne vissent quelque chose délectable. Je craignais aussi et j'eus soin que mon silence ne tût ce que je devais dire; et comme j'étais troublée de la sorte en mon coeur et mettais toutes mes espérances en Dieu, il me vint soudain en mémoire de penser à la grande puissance de Dieu ; comment les anges et toutes les choses créées le servent ; combien sa gloire est ineffable et infinie.

  Et admirant ceci, je vis trois merveilles : car j'ai vu un astre, mais non pas comme celui qui brille au ciel. J'ai vu une lumière, mais non pas comme celle qui brille dans le monde. J'ai senti une odeur, non pas comme celle des herbes ou de quelque substance aromatique, mais très suave et ineffable, odeur dont je fus remplie ; et je tressaillais d'une grande joie. De là, j'entendis une grande voix, mais non de la bouche des hommes ; et l'ayant entendue, j'ai craint que ce ne fût une illusion. Et soudain m'apparut un ange comme un homme très beau, mais non pas revêtu de chair, qui me dit : Je vous salue, pleine de grâce, etc. Et ayant ouï cela, je cherchais ce que cela signifiait, ou pourquoi il me saluait de la sorte, car j'étais persuadée que j'étais indigne d'une telle chose et de quelque bien que ce fût, et je n'ignorais pas toutefois qu'il n'y avait rien d'impossible à Dieu, qu'il pouvait faire ce qu'il voulait.

  Alors l'ange me dit pour la seconde fois : Ce qui naîtra de vous est saint, et s'appellera Fils de Dieu (cf. Lc
Lc 2) ; et comme il lui plaît, ainsi il sera fait. Je ne m'en croyais pas digne, et je ne demandais pas à l'ange pourquoi ou quand ce mystère s'accomplirait, mais je m'enquis de la manière dont il se ferait, car je suis indigne d'être Mère de Dieu et je ne connais point d'homme ; et comme je l'ai dit, l'ange me répondit qu'il n'y avait rien d'impossible à Dieu, et que tout ce qu'il veut faire est fait. Ayant ouï la parole de l'ange, j'eus un grand désir et un grand amour d'être Mère de Dieu, et mon âme parlait par un excès d'incomparable amour. Et voici que je prononce ces paroles : que votre volonté soit faite en moi.

  A ces mots, le Fils de Dieu fut soudain conçu dans mon sein; mon âme fut dans une joie ineffable, et tous les membres de mon corps tressaillirent. Et l'ayant dans mon sein, je le portais sans douleur, sans pesanteur, sans incommodité ; je m'humiliais en tout, sachant que celui que je portais était tout-puissant.

  Or, quand je l'ai enfanté, je l'ai enfanté sans douleur et sans péché, comme je l'avais conçu, mais avec une si grande joie d'esprit et de corps, que mes pieds ne sentaient point la terre où ils étaient. Et comme il est entré en tous mes membres avec la joie universelle de mon âme, de même il est sorti sans lésion de ma virginité, mes membres et mon âme tressaillant d'une joie ineffable. Considérant et regardant sa beauté, mon âme était inondée de joie, sachant que j'étais indigne d'un tel Fils.

  Or, quand je considérais sur ses mains et sur ses pieds la place des clous, et que j'avais ouï que, selon les prophètes, on le crucifierait, alors mes yeux fondaient en larmes, et la tristesse déchirait mon coeur. Et quand mon Fils me regardait ainsi éplorée et larmoyante, il s'attristait jusqu'à la mort. Mais quand je considérais la puissance de la Divinité, j'étais de nouveau consolée, sachant qu'elle le voulait ainsi, et qu'il était expédient que cela arrivât; et alors, je conformais ma volonté à sa volonté, et de cette manière, ma joie était toujours mêlée de douleur.

  Le temps de la passion de mon Fils étant proche, ses ennemis le ravirent à tous, le frappant sur ses joues et sur son cou ; et ayant craché sur lui, ils s'en moquèrent. Ayant ensuite été conduit vers la colonne, il se dépouilla lui-même de ses habits, approcha lui-même de la colonne ses mains, que ses ennemis lièrent sans miséricorde. Or, étant lié, il n'avait rien pour se couvrir : mais comme il était né nu, il endurait et souffrait ainsi la honte de sa nudité.

Ses amis, ayant pris la fuite, ses ennemis, les levant ensemble, l'environnaient de toutes parts, flagellaient son corps pur de toute souillure et de tout péché. Donc, au premier coup, moi qui étais la plus rapprochée de lui, je tombai comme morte ; et ayant repris mon esprit, je vis son corps fouetté et déchiré jusqu'aux os, de sorte que ses côtes paraissaient ; et, ce qui était plus amer, quand on retirait les fouets, on sillonnait et on déchirait sa chair. Et lorsque mon Fils, empourpré de sang et tout déchiré, demeurait ainsi debout, qu'on ne trouvait rien de sain en lui, qu'on ne le flagellait plus, quelqu'un dit alors avec émotion : Eh quoi ! Le ferez-vous mourir ainsi sans être jugé ? Et il coupa soudain ses liens. Après, mon Fils se revêtit de ses habits, et alors je vis la place où étaient ses pieds toute pleine de sang et de vestige de mon Fils ! Je connaissais sa trace, car où il passait, la terre était teinte de sang ; et ses ennemis ne souffraient pas qu'il s'habillât, mais ils le poussaient, et le forçaient d'avancer.

  Or, quand on le conduisit comme un larron, mon Fils essuya le sang de ses yeux ; et quand on l'eut jugé, on lui fit porter la croix ; et quand il l'eut portée quelque temps, quelqu'un vint, la prit et la porta. Cependant, mon Fils s'en allant au lieu de sa passion, les uns le frappaient au cou, les autres à la face ; il fut si fortement et si puissamment battu, que, bien que je ne visse pas celui qui le frappait, j'entendais pourtant les coups. Et étant arrivé au lieu de sa passion, je vis là tous les instruments préparés pour le faire mourir ; et mon Fils, venant là, se dépouilla lui-même de ses vêtements, lors même que les ministres disaient entre eux : Ses vêtements sont à nous : il ne les recouvrera pas, il est condamné à mort.

  Or, mon Fils étant là, nu comme il était né, alors on accourut, lui apportant un voile qui couvrit sa nudité et lui procura une grande joie intérieure. Après, les bourreaux durs et cruels le prirent et l'étendirent sur la croix, attachant premièrement sa main droite au poteau, qui était percé pour y mettre un clou. Et ils perçaient sa main dans la partie où l'os était plus solide et plus fort ; et puis, tirant avec une corde l'autre main au trou, ils le crucifièrent. On crucifia ensuite le pied droit et le pied gauche avec deux clous, de sorte que tous les nerfs et toutes les veines étaient tendus et rompus. Cela étant fait, ils lui mirent au front une couronne d'épines, qui perça si profondément la tête de mon Fils, que ses yeux étaient pleins de sang, ses oreilles bouchées par le sang, et sa barbe en était toute couverte !

  Et étant de la sorte empourpré de son sang et ainsi percé, ayant pitié de moi, qui étais affligée et gémissante, il jeta ses yeux sur saint Jean, fils de ma soeur, et me recommanda à lui. En ce temps-là, j'ouïs les uns qui disaient que mon Fils était un larron, les autres, qu'il était un menteur, et d'autres, qu'il n'y avait aucun homme plus digne de mort que mon Fils. Toutes ces paroles renouvelaient grandement ma douleur. Mais lorsqu'on plantait le premier clou comme j'ai dit, au premier coup je tombai comme morte, les yeux obscurcis, les mains tremblantes, les pieds chancelants, et je ne le regardai point qu'il ne fût entièrement crucifié, ne pouvant supporter l'excès de ma douleur.

  Or, me levant, je vis mon Fils misérablement pendu à la croix ; et moi, sa Mère, toute frémissante de crainte, je pouvais à peine demeurer debout, à cause de la douleur. Mon Fils, me voyant, et ses amis pleurant sans consolation, dit d'une voix pleurante et haute : Mon Père, pourquoi m'avez-vous délaissé ? Comme s'il disait : Il n'y a que vous qui ayez pitié de moi, ô mon Père ! Alors je vis ses yeux à demi morts, ses joues trempées, son visage triste, sa bouche ouverte, sa langue empourprée de sang, et son ventre collé au dos, toute l'humeur étant consommée, comme s'il n'avait point d'entrailles. Je vis son corps pâle et languissant, à cause du sang qu'il avait répandu, ses mains et ses pieds roidis et étendus, selon les dimensions de la croix, sa barbe et ses cheveux tout trempés dans son sang.

  Mon Fils donc demeurant de la sorte déchiré et livide, seul, son coeur était vivant, attendu qu'il était d'une très bonne et forte nature, car il avait pris de ma chair un corps pur, sain et d'une bonne complexion. Sa peau était si tendre et si délicate que, dès qu'elle était tant soit peu fouettée, le sang en ruisselait. Son sang était si vif qu'on pouvait voir à travers sa peau. Et comme il était d'une bonne nature, la vie combattait avec la mort dans un corps déchiré.

Quand la douleur montait des membres et des nerfs percés du corps, au coeur, ce qu'il y avait en lui de plus sensible et de plus pur, son coeur éprouvait d'incroyables souffrances ; et quand quelquefois la douleur descendait du coeur dans ses membres en lambeaux, alors il prolongeait sa mort avec amertume. Mais quand mon Fils, environné, assailli de douleurs, regardait ses amis larmoyants, qui eussent mieux aimé supporter cette peine avec secours, ou brûler éternellement en enfer, que de le voir ainsi tourmenté, la douleur que lui procurait la douleur de ses amis excédait toute l'amertume, toute l'affliction qu'il avait soufferte, tant dans con corps que dans son esprit, parce qu'il les aimait tendrement. Alors, dans la trop grande angoisse de son corps, il criait à son Père, disant : O Père ! Je remets mon esprit en vos mains. Donc, quand moi, sa Mère affligée, j'ai entendu ces paroles, tous mes membres ont frémi avec une douleur poignante et trop amère à mon coeur ; et autant de fois que je les méditais, il me semblait les entendre encore et toujours.

  Or, la mort approchant, et le coeur de mon Fils se fendant par la violence de la douleur, tous ses membres frémirent, et sa tête s'éleva un peu, puis s'inclina. On voyait sa bouche ouverte et sa langue toute sanglante ; ses mains s'étaient un peu retirées du trou, et les pieds soutenaient d'autant plus la pesanteur du corps ; ses doigts et ses bras s'étendaient aucunement, et le dos était fortement serré au tronc.

Alors quelques-uns me dirent : Marie, votre Fils est mort ; quelques autres me dire : Votre Fils est mort, mais il ressuscitera. Tandis qu'on me disait cela, un soldat vint, et enfonça sa lance dans le côté de mon Fils, si avant qu'elle sortait presque de l'autre côté ! Et dès que la lance fut retirée, la poitrine fut toute sanglante. Alors, voyant le coeur de mon cher Fils percé, il me semblait que le mien l'était aussi. Ensuite, on le descendit de la croix, et je le reçus sur mes genoux comme un lépreux, tout livide et meurtri, car ses yeux étaient morts et tout pleins de sang, sa bouche était froide comme la neige, sa barbe était comme une corde, sa face contractée ; ses mains aussi étaient tellement raides qu'on ne les pouvait mettre sur le nombril ; comme il avait été sur la croix, ainsi l'avais-je sur mes genoux comme un homme roidi en tous ses membres. Tout de suite on l'enveloppa d'un drap propre et blanc ; et moi, je lui nettoyai avec mon linge ses plaies et ses membres ; je lui fermai les yeux et la bouche, qui étaient restés ouverts à sa mort.

  Enfin, on le mit dans le sépulcre. Oh ! Que volontiers alors je me fusse ensevelie vivante avec mon Fils, si telle eût été sa volonté ! Ces choses étant accomplies, le bon saint Jean vint et m'amena à la maison. Voilà, ô ma fille ! Quelles choses mon cher Fils a souffertes pour vous.

Chapitre 11 manière qu'il se donna librement à ses ennemis qui le crucifiaient, et comment il faut vivre avec continence,

1011   Paroles de Jésus-Christ à son épouse, traitant de la manière qu'il se donna librement à ses ennemis qui le crucifiaient, et comment il faut vivre avec continence, se privant de tout ce qui est illicite, à l'exemple de sa douce passion.

  Le Fils de Dieu parlait à son épouse, disant : Je suis le Créateur du ciel et de la terre, et le corps qui est consacré sur l'autel est mon vrai corps. Aimez-moi de tout votre coeur, car je vous ai aimée. Je me suis librement donné à mes ennemis, et mes amis et ma Mère ont été assaillis d'une douleur trop amère, et ils ont fondu en larmes.

  Quand je voyais la lance, les clous, les fouets et autres instruments préparés pour ma passion, je m'en approchais néanmoins avec joie. Et quand, sous la couronne d'épines, ma tête fut toute sanglante, et que mon sang ruisselait partout, et bien que mes ennemis touchassent mon coeur, j'eusse mieux aimé qu'il eût été déchiré en deux que de ne pas vous posséder et ne pas vous aimer. Parant, vous seriez trop ingrate, si vous ne m'aimiez, en reconnaissance du grand amour que je vous ai témoigné. Si ma tête a été percée par les épines et s'est inclinée sur la croix, votre tête doit bien s'incliner à l'humilité ; et parce que mes yeux étaient remplis de sang et de larmes, vous devez vous abstenir de ce qui délecte vos yeux ; et parce que mes oreilles ont été remplies de sang et ont ouï qu'on me détractait, partant, vos oreilles ne doivent pas écouter les paroles moqueuses, niaises et légères ; et parce qu'aussi on a abreuvé ma bouche d'une boisson amère, vous devez aussi fermer la bouche aux paroles mauvaises et l'ouvrir aux bonnes ; et comme mes mains ont été étendues sur le gibet, vos oeuvres, figurées par les mains, doivent être tendues aux pauvres et à mes commandements ; vos pieds, c'est-à-dire vos affections, par lesquelles vous devez venir à moi, doivent être crucifiées à toutes les voluptés ; et comme j'ai souffert en tous mes membres, de même tous vos membres doivent être prêts et disposés à m'obéir, car j'exige plus de service de vous que des autres, parce que je vous ai douée et enrichie d'une grâce plus grande et plus excellente.

Chapitre 12

1012   De quelle manière l'ange prie pour l'épouse, et comment Jésus-Christ interroge l'ange sur ce qu'il implore pour elle. Ce qui est expédient à l'épouse.

  Le bon ange gardien de l'épouse semblait prier Jésus-Christ pour elle ; Notre-Seigneur lui répondit : Celui qui veut prier pour un autre doit prier pour son salut : car vous, ô anges ! Vous êtes comme le feu qui ne s'éteint jamais, qui brûle incessamment de mon amour. Vous voyez et savez tout, quand vous me voyez ; vous ne voulez rien, si ce n'est ce que je veux. Dites donc, qu'est-ce qui est expédient à cette nouvelle épouse ?

Et l'ange lui répondit : Mon Seigneur, vous savez tout.

Notre-Seigneur lui repartit : Certes, tout ce qui a été fait et sera, est éternellement en moi, et j'ai connu tout ce qui est au ciel et sur la terre, et je le sais, et pourtant, il n'y a point de changement en moi. Néanmoins, afin que cette épouse entende ma volonté, dites maintenant en sa présence ce qui lui est nécessaire.

L'ange lui dit : Elle a le coeur élevé et enflé, partant, il lui faut une verge pour être châtiée.

Et alors Notre-Seigneur lui dit : Qu'est-ce donc que vous demandez pour elle, ô mon ami ?

Et l'ange lui dit : Je demande la miséricorde et la correction.

Notre-Seigneur dit : Pour l'amour de vous, je lui ferai ce que vous demandez, moi qui ne fais jamais justice sans miséricorde. Partant, cette épouse me doit aimer de tout son coeur.

Chapitre 13 Comment l'ennemi de Dieu a trois démons en soi, et du jugement donné contre lui par Jésus-Christ.

1013   Mon ennemi a en soi trois démons : le premier réside dans les parties de la génération, le deuxième dans son coeur, le troisième dans sa bouche.

  Le premier est comme un pilote qui fait entrer dans le navire l'eau, qui peu à peu le remplit ; et après, l'eau débordant, le navire est submergé. Ce navire est son corps agité par les tentations du démon, assailli comme par les vents de ses propres cupidités, et dans lequel les eaux de la volupté sont d'abord entrées par le navire, c'est-à-dire, par la délectation qu'il prenait en telles pensées; et parce qu'il n'y résistait pas par la pénitence, qu'il ne le réunissait pas par les clous de l'abstinence, l'eau de la volupté allait toujours croissant et ajoutant le consentement ; et de là, le navire étant rempli de la concupiscence du ventre, l'eau redondait et couvrait de volupté le navire, afin qu'il n'arrivât pas au port de salut.

  Le deuxième démon, qui réside dans le coeur, est semblable au vermisseau qui est dans la pomme, qui ronge d'abord le dedans, et qui, ayant laissé là sa fiente, entoure toute la pomme, jusqu'à ce qu'il l'ait toute gâtée. Le diable en agit de même ; en effet, en premier lieu, il gâte la volonté et ses bons désirs, qui sont comme le cerveau, où subsiste toutes la force, tout le bien de l'esprit ; et ayant vidé le coeur de tous ses biens, il y laisse des pensées et des affections du monde de ceux qu'il a aimés le plus.

Maintenant il pousse son corps à ses plaisirs, par lesquels la force divine est diminuée et la connaissance affaiblie; et le dégoût, le dédain de la vie vraie vient de là. Certes, cet homme est une pomme sans cerveau, c'est-à-dire, un homme sans coeur, car sans coeur, il entre dans mon Église, d'autant qu'il n'a aucune charité divine.

  Le troisième démon est semblable à un archer qui guette par la fenêtre ceux qui ne s'en donnent garde. Comment est-ce que le démon ne dominera pas celui sans lequel il ne parle jamais ? Car ce qu'on aime le plus, c'est ce dont on parle le plus souvent. Ses paroles amères, avec lesquelles il blesse les autres, sont comme des traits acérés qui sont dardés par autant de fenêtres que le diable est nommé par lui, que l'innocent est déchiré par ses paroles, et que les simples en sont scandalisés. Parant, moi, qui suis la Vérité, je jure que je le condamnerai comme une abominable courtisane au feu de soufre, à avoir les membres coupés, comme un déloyal et un traître, et comme celui qui méprise son salut, à la confusion éternelle; mais toutefois, tant que le corps et l'âme seront ensemble en cette vie, ma miséricorde lui est offerte. Or, voici ce que je demande et exige de lui, savoir, qu'il assiste souvent aux choses divines ; qu'il ne craigne nulle opprobre ; qu'il ne désire aucun honneur, et que le nom sinistre du diable ne soit jamais prononcé en lui.

Chapitre 14

1014   Paroles de Jésus-Christ à son épouse. De la manière de faire l'oraison ; du respect qu'elle doit avoir en la faisant, et de trois sortes d'hommes qui servent Dieu.

  Je suis votre Dieu, qui, crucifié sur la croix, vrai Dieu et vrai homme en une personne, suis tous les jours dans les mains des prêtres. Quand vous me faites quelque prière, finissez-la toujours ainsi : Que votre volonté soit faite, et non la mienne. Car quand vous me priez pour les damnés, je ne vous exauce pas. Quelquefois aussi vous désirez ce qui est contre votre salut, partant, il est nécessaire que vous soumettiez votre volonté à la mienne, car je sais tout et je pourvois à tout ce qui vous est utile. Certes, plusieurs me prient, mais non avec une droite intention, et partant, ils ne méritent pas d'être exaucés.

  Vraiment, il y a trois sortes de gens qui me servent en ce monde : les premiers sont ceux qui me croient Dieu, auteur de tout bien et puissant sur toutes choses. Ceux-là me servent avec l'intention d'obtenir les honneurs et les choses temporelles, mais les choses célestes leur sont comme rien ; ils les abandonnent avec joie, afin d'obtenir les choses présentes ; à ceux-là la prospérité du siècle leur sourit en tout selon leurs désirs. Et puisqu'ils ont ainsi omis les biens éternels, je récompense tout le bien qu'ils ont fait pour moi, jusqu'à la dernière maille et au dernier point, d'une récompense mondaine et temporelle. Les deuxièmes sont ceux qui me croient tout-puissant et juge sévère.

Ceux-ci me servent par crainte du châtiment, non par amour de la gloire céleste, car s'ils ne craignaient pas, ils ne me serviraient pas. Les troisièmes sont ceux qui me croient créateur de toutes choses, vrai Dieu, miséricordieux et juste. Ceux-ci me servent, non par la crainte de quelque châtiment, mais par dilection, par amour. Ils aimeraient mieux souffrir toutes les peines, s'ils pouvaient, que de provoquer une seule fois ma colère. Les prières de ceux-ci méritent d'être exaucées, car leur volonté est selon ma volonté. Les premiers ne sortiront jamais du supplice et ne verront jamais ma face ; les seconds n'auront pas de si grands supplices, mais ne verront jamais ma face, à moins que la pénitence les corrige de cette crainte trop servile.


Chapitre 15

1015   Paroles de Jésus-Christ à son épouse, traitant des conditions d'un grand roi, appropriées à Jésus-Christ. Des deux coffres par lesquels sont signifiés l'amour de Dieu et l'amour du monde, et de la doctrine pour profiter en cette vie.

  Je suis comme un grand et puissant roi. Certes, à un roi quatre choses sont requises : 1° il doit être riche ; 2° il doit être doux ; 3° il doit être sage ; 4° il doit être charitable.

  Je suis vraiment Roi des anges et des hommes ; j'ai aussi quatre conditions que j'ai dites : en effet, je suis très riche, moi qui donne à tous ce qui leur est nécessaire, et pour cela, je n'en diminue pas. Je suis très doux, moi qui suis prêt à donner à tous ceux qui me demandent quelque chose.

Je suis très sage, moi qui sais ce qui est dû et ce qui est nécessaire à chacun.

Je suis très charitable, moi qui suis plus prêt à donner que quelqu'un à demander.

  J'ai deux coffres : dans le premier est renfermé ce qui est lourd et pesant comme du plomb, et la chambre où est ce coffre est environnée de pointes aiguës.

Ces deux coffres semblent fort légers à celui qui commence à les remuer et à les porter, mais puis, ils sont pesants comme du plomb. Et ainsi, ce qui semblait fort pesant devient léger, et ce qui semblait âpre et poignant devient doux. Dans le second coffre semble être renfermés l'or splendide, les pierres précieuses, des breuvages odoriférants et doux : mais vraiment, cet or n'est que boue, et ces breuvages ne sont que poison. Pour aller à ces deux coffres, il y a deux voies, et auparavant, il n'y en avait qu'une.

  A l'entrée des deux chemins, il y avait un homme qui criait à trois hommes marchant par une autre voix : Entendez, entendez mes paroles, et si vous ne les écoutez pas, voyez de vos yeux que les paroles que je vous dis sont vraies ; que si vous ne les entendez pas, du moins touchez de vos mains, et soyez convaincus qu'il n'y a point de fausseté dans mes paroles. Alors, le premier des trois dit : Voyons si ses paroles sont vraies.

Le deuxième dit : Tout ce que cet homme dit est faux.

Le troisième dit : Je sais que ce qu'il dit est vrai, mais je ne m'en soucie pas.

  Ces deux coffres ne sont certes autre chose que mon amour et l'amour du monde : mais pour y arriver, il y a deux chemins : l'abjection et la parfaite abnégation de sa propre volonté, qui conduit à mon amour, et la volupté de la chair, qui conduit à l'amour du monde. Or, il semble à quelques-uns qu'en mon amour il y a des poids, des faix aussi lourd, aussi pesants que du plomb ; car quand il faut jeûner, veiller ou retenir en bride les appétits de la chair, il leur semble qu'ils portent du plomb. Que s'ils entendent des paroles injurieuses ; s'ils sont en religion ou en oraison, ils sont comme sous l'aiguillon, ils sont à toute heure oppressés et en proie aux angoisses.

  Or, celui qui veut brûler de mon amour doit premièrement tourner son faix en désir et en amour de bien faire ; et puis, qu'il se soulage peu à peu ; qu'il fasse ce qu'il peut faire, pensant qu'il le peut, si Dieu lui donne la grâce ; qu'il persévère ensuite en ce qu'il a commencé avec une si grande joie et un si grand courage, qu'il commence à porter facilement ce qui lui semblait être si pesant, et que toute la rigueur des jeûnes, des veilles, et autres exercices pesants comme du plomb, lui soient légers comme des plumes.

C'est sur ce siège que mes amis se reposent, et que les méchants et les lâches s'inquiètent, comme s'ils étaient entourés d'escourgées et de poignantes épines ; mais mes amis y trouvent un grand repos, doux comme des roses.

  Il y a, pour aller vers ce coffre, une voie droite, qui est le mépris de sa propre volonté, alors que l'homme, ayant considéré ma passion et mon amour, résiste de toutes ses forces à sa propre volonté, et est incessamment allé vers ce qu'il y a de meilleur. Et bien que cette voie soit d'abord un peu rude, elle plaît néanmoins beaucoup dans le progrès, de sorte que ce qui semblait au commencement impossible d'être porté, devient ensuite très léger et très facile, et l'on se dit à bon droit : Le joug de Dieu est doux.

  Le monde est le second coffre, dans lequel sont renfermés l'or, les pierres précieuses, les breuvages et les parfums odoriférants : mais néanmoins, goûtez, ils sont amers comme le poison.

En effet, il arrive à ceux qui portent de l'or, que, le corps et les membres étant affaiblis, les moelles desséchées, ils meurent ; alors, ils laissent leur or, et leurs pierreries ne leur servent pas plus que la boue. Les breuvages du monde aussi, c'est-à-dire, les plaisirs, leur semblent doux ; mais lorsqu'on les possède, ils débilitent la tête, chargent le coeur, brisent tous les membres, et peu de temps après, l'homme se dessèche comme du foin ; et la douleur de la mort approchant, tout ce qui était délectable devient plus amer que le fiel. A ce coffre conduit la volonté propre, quand l'homme n'a pas le soin de résister à ses passions perverses et d'anéantir les affections désordonnées, et qu'il ne médite pas ce que j'ai commandé et ce que j'ai fait, mais exécute soudain tout ce qui lui vient en pensée, soit licite, soit illicite. Sur cette voie marchent trois sortes d'hommes, par lesquels j'entends tous les réprouvés qui aiment le monde et leur volonté propre.

  J'ai donc crié, quand j'étais aux entrées des voies : en effet, prenant une chair humaine, j'ai montré aux hommes comme deux voies, savoir : ce qu'il fallait faire et ce qu'il fallait fuir, quelle voie conduisait à la vie et quelle à la mort. Car avant que je me fusse incarné, il n'y avait qu'une voie par laquelle les mauvais descendaient en enfer et les bons dans les limbes. Or, je suis celui qui criait en ces termes : O hommes ! Entendez mes paroles, qui conduisent à la voie de vie, vivant éternellement, car elles sont vraies, et vous pouvez le connaître par ce que je vous dis sensiblement. Que si vous ne les entendez pas ou ne pouvez pas les entendre, pour le moins voyez, par la foi et par l'esprit, que mes paroles sont vraies : car comme l'oeil corporel voit l'objet visible, de même, par les yeux de la foi, on voit et on croit ce qui est invisible. Enfin, il y a dans l'Église plusieurs âmes simples qui font peu de bien, néanmoins elles sont sauvées par la foi, me croyant Créateur et Rédempteur.

  Certes, il n'y en pas un qui ne puisse entendre que je suis Dieu et le croire. S'il considère comment la terre porte des fruits ; de quelle manière le ciel donne des pluies ; comment les arbres fleurissent; de quelle manière chaque animal subsiste en son espèce ; comment les astres servent à l'homme, et les événements contraires à la volonté de l'homme : par toutes ces choses, l'homme peut voir qu'il est mortel ; que Dieu est celui qui dispose toutes chose selon ses desseins éternels.

  En effet, s'il n'y avait pas un Dieu, tout serait en désordre. Donc, tout est dépendant de Dieu, et toutes choses sont raisonnablement disposées pour l'édification de l'homme ; et il n'y a rien, si petit qu'il soit, qui subsiste sans raison. Donc, si l'homme, à raison de son infirmité, ne peut comprendre ni entendre ma vertu comme elle, il la peut néanmoins voir et croire par la foi. Que si, ô homme ! Vous ne voulez pas considérer par l'esprit ma puissance, vous pouvez néanmoins toucher de vos mains les oeuvres que j'ai faites, et mes saints, car elles sont tellement claires qu'aucun ne peut douter qu'elles ne soient oeuvre de Dieu. Qui a ressuscité les morts et éclairé les aveugles, si ce n'est Dieu ? Qui a chassé les démons, si ce n'est Dieu ? Qu'a-je enseigné, sinon des choses utiles pour le salut de l'âme et du corps, et des choses faciles à supporter ?

  Mais le premier homme dit, c'est-à-dire, quelques-uns disent : Voyons, et éprouvons si ces paroles sont vraies : Ceux-là persistent quelque temps à mon service, non en raison de l'amour, mais en considération de l'expérience et l'imitation des autres, non en laissant leur propre volonté, mais en faisant la leur et la mienne. Ceux-là sont en grands dangers de servir deux maîtres, bien qu'ils ne puissent bien servir ni l'un ni l'autre ; mais quand ils sont appelés, ceux qui auront plus aimé Notre-Seigneur seront récompensés.

  Le deuxième, c'est-à-dire, quelques-uns : Tout ce qu'il dit est faux, et fausse est l'Écriture. Je suis Dieu ; je suis Créateur de toutes choses, et sans moi, il n'y a rien de fait ; j'ai établi l'ancienne et la nouvelle loi ; tout est sorti de ma bouche, et il n'y a point de fausseté en elle ; car je suis la Vérité.

  Tous ceux donc, dit Notre-Seigneur, qui disent que j'ai menti et que mon Écriture sainte est fausse ne verront jamais ma face, car la conscience leur dicte que je suis Dieu, car toutes choses sont selon ma volonté et disposition ; le ciel les illumine, et eux ne se peuvent illuminer ; la terre produit les fruits, l'air la fécondité ; tous les animaux ont un certain penchant et une certaine disposition ; les diables croient en moi ; les juste souffrent des choses incroyables pour l'amour de moi ; ils voient toutes ces choses, et néanmoins, ils ne me voient point ; ils pourraient encore me connaître en ma justice, s'ils considéraient comment la terre a englouti les impies, et comment le feu a brûlé les iniques ; de même ils me pourraient voir en ma miséricorde, quand, pour les justes, l'eau sortit du rocher ; quand la mer leur céda ; quand le feu ne les brûla pas ; quand le ciel, comme la terre, les nourrit ; et parce qu'ils voient tout cela et qu'ils disent que je mens, ils ne verront pas ma face.

  Le troisième dit, c'est-à-dire, quelques-uns : Nous savons bien qu'il est vrai Dieu, mais nous ne nous en soucions pas : ceux-ci seront éternellement tourmentés en enfer, car ils me connaissent et ils me méprisent, moi qui suis leur Seigneur et leur Dieu. N'est-ce pas une grande ingratitude s'ils se servent de mes biens, et toutefois qu'ils me méprisent et ne me servent aucunement ? Car s'ils les avaient de leur industrie propre, et non véritablement de moi, le mépris en serait petit. Or, ceux qui commencent de porter mon joug, et cela volontairement et avec un fervent désir, s'efforcent de faire ce qu'ils peuvent : à ceux-là, je leur donnerai ma grâce. Or, ceux qui supportent mon poids, c'est-à-dire, qui s'efforcent d'un jour à l'autre, pour l'amour de moi, d'avancer dans le chemin de la perfection, je travaillerai avec eux, je ferai leur force et les enflammerai d'amour, afin qu'ils me désirent davantage. Or, ceux qui sont assis sur le siège incommode à cause de ses pointes, bien qu'il soit néanmoins un lien d'un très grand repos, ceux-là sont nuit et jour dans les peines, dans les souffrances avec patience et résignation, et ne s'abattent pas, mais brûlent et s'enflamment de plus en plus ; même tout ce qu'ils font leur semble peu de chose : ouis, ceux-là sont mes amis très chers ; ceux-là sont en petit nombre, parce que les parfums et les breuvages du second coffre plaît plus aux autres.



Révélations de Sainte Brigitte de Suède 1010