1979 Redemptor Hominis 10

Dimension humaine du mystère de la rédemption

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L'homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s'il ne reçoit pas la révélation de l'amour, s'il ne rencontre pas l'amour, s'il n'en fait pas l'expérience et s'il ne le fait pas sien, s'il n'y participe pas fortement. C'est pourquoi, comme on l'a déjà dit, le Christ Rédempteur révèle pleinement l'homme à lui-même. Telle est, si l'on peut s'exprimer ainsi, la dimension humaine du mystère de la Rédemption. Dans cette dimension, l'homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité. Dans le mystère de la Rédemption, l'homme se trouve de nouveau "confirmé" et il est en quelque sorte créé de nouveau. Il est créé de nouveau! "Il n'y a plus ni Juif ni Grec; il n'y a plus ni esclave ni homme libre; il n'y a plus ni homme ni femme, car vous ne faites plus qu'un dans le Christ Jésus" (64). L'homme qui veut se comprendre lui-même jusqu'au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s'approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit "s'approprier" et assimiler toute la réalité de l'Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S'il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d'adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. Quelle valeur doit avoir l'homme aux yeux du Créateur s'il "a mérité d'avoir un tel et un si grand Rédempteur" (65), si "Dieu a donné son Fils" afin que lui, l'homme, "ne se perde pas, mais qu'il ait la vie éternelle" (66)!

64-
Ga 3,28
65- Exultet de la nuit pascale.
66- Jn 3,16


En réalité, cette profonde admiration devant la valeur et la dignité de l'homme s'exprime dans le mot Evangile, qui veut dire Bonne Nouvelle. Elle est liée aussi au christianisme. Cette admiration justifie la mission de l'Eglise dans le monde, et même, peut-être plus encore, "dans le monde contemporain". Cette admiration, qui est en même temps persuasion et certitude et celle-ci, dans ses racines fondamentales, est certitude de la foi, sans cesser de vivifier d'une manière cachée et mystérieuse tous les aspects de l'humanisme authentique, est étroitement liée au Christ. C'est elle qui détermine aussi la place du Christ et pour ainsi dire son droit de cité dans l'histoire de l'homme et de l'humanité. L'Eglise, qui ne cesse de contempler l'ensemble du mystère du Christ, sait, avec toute la certitude de la foi, que la Rédemption réalisée au moyen de la croix a définitivement redonné à l'homme sa dignité et le sens de son existence dans le monde, alors qu'il avait en grande partie perdu ce sens à cause du péché. C'est pourquoi la Rédemption s'est accomplie dans le mystère pascal qui conduit, à travers la croix et la mort, à la résurrection.

A toutes les époques, et plus particulièrement à la nôtre, le devoir fondamental de l'Eglise est de diriger le regard de l'homme, d'orienter la conscience et l'expérience de toute l'humanité vers le mystère du Christ, d'aider tous les hommes à se familiariser avec la profondeur de la Rédemption qui se réalise dans le Christ Jésus. En même temps, on atteint aussi la sphère la plus profonde de l'homme, nous voulons dire la sphère du coeur de l'homme, de sa conscience et de sa vie.


Le mystère du Christ à la base de la mission de l'Eglise

et du christianisme

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Le Concile Vatican II a accompli un travail immense pour former la pleine et universelle conscience de l'Eglise dont le Pape Paul VI a traité dans sa première encyclique. Cette conscience ou plutôt cette auto-conscience de l'Eglise se forme dans le "dialogue" qui, avant de devenir colloque, doit tourner notre attention vers "l'autre", vers celui avec lequel nous voulons parler. Le Concile oecuménique a donné une impulsion fondamentale pour former l'auto-conscience de l'Eglise en nous présentant, d'une manière adéquate et compétente, la vision de l'ensemble du monde comme étant celle d'une "carte" de diverses religions. Il a montré en outre comment, sur cette carte des religions du monde, se superpose par couches chose inconnue auparavant et caractéristique de notre temps le phénomène de l'athéisme dans ses formes variées, à commencer par l'athéisme programmé, organisé et structuré en un système politique.

Quant à la religion, il s'agit avant tout de la religion comme phénomène universel, qui fait partie de l'histoire humaine depuis son commencement; puis des diverses religions non chrétiennes et enfin du christianisme lui-même. Le document conciliaire consacré aux religions non chrétiennes est, en particulier, plein d'une profonde estime pour les grandes valeurs spirituelles, bien plus, pour le primat de ce qui est spirituel et qui, dans la vie de l'humanité, trouve son expression dans la religion, puis dans la moralité qui se reflète dans toute la culture. A juste titre, les Pères de l'Eglise voyaient dans les diverses religions comme autant de reflets d'une unique vérité, comme des "semences du Verbe" (67) témoignant que l'aspiration la plus profonde de l'esprit humain est tournée, malgré la diversité des chemins, vers une direction unique, en s'exprimant dans la recherche de Dieu et, en même temps, par l'intermédiaire de la tension vers Dieu, dans la recherche de la dimension totale de l'humanité, c'est-à-dire du sens plénier de la vie humaine. Le Concile a eu une attention particulière pour la religion judaïque, en rappelant l'important patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs, et il a exprimé son estime pour les croyants de l'Islam dont la foi se réfère aussi à Abraham (68).

67- S. Justin, I Apologia, 46,1-4 ; II Apologia, 7 (8),1-4; 10,1-3 ; 13,3-4 : Florilegium Patristicum II, Bonn 1911/2, pp. 81, 125, 133 ; Clément d'Alexandrie, Stromata I, 19,91.94 : S. Ch. 30 117-118; 119-120 ; .
68-
NAE 3-4


Grâce à l'ouverture faite par le Concile Vatican II, l'Eglise et tous les chrétiens ont pu parvenir à une conscience plus complète du mystère du Christ, "mystère caché depuis les siècles" (69) en Dieu, pour être révélé dans le temps dans l'Homme Jésus-Christ et pour se révéler continuellement, en tout temps. Dans le Christ et par le Christ, Dieu s'est révélé pleinement à l'humanité et s'est définitivement rendu proche d'elle; en même temps, dans le Christ et par le Christ, l'homme a acquis une pleine conscience de sa dignité, de son élévation, de la valeur transcendante de l'humanité elle-même, du sens de son existence.

69- Col 1,26


Il faut donc que nous tous, disciples du Christ, nous nous rencontrions et nous unissions autour de Lui. Cette union, dans les divers domaines de la vie, de la tradition, des structures et des disciplines de chaque Eglise et Communauté ecclésiale, ne peut se réaliser sans un travail sérieux tendant à la connaissance réciproque et à la suppression des obstacles qui se trouvent sur la voie de l'unité parfaite. Cependant, nous pouvons et nous devons d'ores et déjà parvenir à notre unité et la manifester: en annonçant le mystère du Christ, en montrant la dimension à la fois divine et humaine de la Rédemption, en luttant avec une persévérance inlassable pour cette dignité que chaque homme a atteinte et peut atteindre continuellement dans le Christ et qui est la dignité de la grâce de l'adoption divine et en même temps la dignité de la vérité intérieure de l'humanité; si cette dignité a pris un relief aussi fondamental dans la conscience commune du monde contemporain, elle est encore plus évidente pour nous à la lumière de cette réalité qu'est le Christ Jésus lui-même.

Jésus-Christ est le principe stable et le centre permanent de la mission que Dieu lui-même a confiée à l'homme. Nous devons tous participer à cette mission, nous devons concentrer sur elle toutes nos forces, car elle est plus que jamais nécessaire à l'humanité d'aujourd'hui.

Et si cette mission semble rencontrer à notre époque des oppositions plus grandes qu'en n'importe quel autre temps, cela montre qu'elle est encore plus nécessaire actuellement et malgré les oppositions plus attendue que jamais. Nous touchons indirectement ici le mystère de l'économie divine qui a uni le salut et la grâce à la croix. Ce n'est pas en vain que le Christ a dit: "Le royaume des cieux souffre violence et les violents s'en emparent" (70); et aussi: "Les fils de ce monde (...) sont plus habiles que les fils de lumière" (71). Nous acceptons volontiers ce reproche, pour ressembler à ces "violents pour Dieu" que nous avons vus tant de fois dans l'histoire de l'Eglise et que nous voyons encore aujourd'hui, pour nous unir consciemment dans la grande mission qui consiste à révéler le Christ au monde, à aider chaque homme à se retrouver lui-même en Lui, à aider les générations contemporaines de nos frères et soeurs, les peuples, les nations, les Etats, l'humanité, les pays non encore développés et les pays de l'opulence, en un mot aider tous les hommes à connaître "l'insondable richesse du Christ" (72), parce qu'elle est destinée à tout homme et constitue le bien de chacun.

70- Mt 11,12
71- Lc 16,8
72- Ep 3,8.


Mission de l'Eglise et liberté de l'homme

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Dans cette union au plan de la mission, dont décide essentiellement le Christ lui-même, tous les chrétiens doivent découvrir ce qui les unit déjà, avant même que ne se réalise leur pleine communion. C'est là l'union apostolique et missionnaire, missionnaire et apostolique. Grâce à cette union, nous pouvons nous approcher ensemble du magnifique patrimoine de l'esprit humain, qui s'est manifesté dans toutes les religions, comme le dit la déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II (73). Grâce à elle, nous abordons en même temps toutes les cultures, toutes les idéologies, tous les hommes de bonne volonté. Nous faisons cette approche avec l'estime, le respect et le discernement qui, depuis le temps des Apôtres, ont marqué l'attitude missionnaire et du missionnaire. Il suffit de rappeler saint Paul et, par exemple, son discours devant l'Aréopage d'Athènes (74). L'attitude missionnaire commence toujours par un sentiment de profonde estime face à "ce qu'il y a en tout homme" (75), pour ce que lui-même, au fond de son esprit, a élaboré au sujet des problèmes les plus profonds et les plus importants; il s'agit du respect pour tout ce que l'Esprit, qui "souffle ou il veut" (76), a opéré en lui. La mission n'est jamais une destruction, mais elle est une reprise à son compte des valeurs et une nouvelle construction, même si dans la pratique on n'a pas toujours correspondu pleinement à un idéal aussi élevé. Quant à la conversion, qui doit prendre racine dans la mission, nous savons bien qu'elle est l'oeuvre de la grâce, dans laquelle l'homme doit se retrouver pleinement lui-même.

73-
NAE 1-2
74- Ac 17,22-31
75- Jn 2,25
76- Jn 3,8


C'est pourquoi l'Eglise de notre temps accorde une grande importance à tout ce que le Concile Vatican II a exposé dans la déclaration sur la liberté religieuse, aussi bien dans la première partie du document que dans la seconde (77). Nous sentons profondément le caractère engageant de la vérité que Dieu nous a révélée. Nous éprouvons en particulier un sens très vif de responsabilité envers cette vérité. L'Eglise, par institution du Christ, en est gardienne et maîtresse, étant précisément dotée d'une assistance particulière de l'Esprit Saint, afin de pouvoir conserver fidèlement cette vérité et l'enseigner dans toute son intégrité (78). En accomplissant cette mission, regardons le Christ lui-même, lui qui est le premier évangélisateur (79), et regardons aussi ses Apôtres, Martyrs et Confesseurs. La déclaration sur la liberté religieuse nous manifeste de manière convaincante que, en annonçant la vérité qui ne provient pas des hommes, mais de Dieu ("ma doctrine n'est pas de moi, mais de Celui qui m'a envoyé" (80), c'est-à-dire du Père), tout en agissant avec toute la force de leur esprit, le Christ, et ensuite ses Apôtres, conservent une profonde estime pour l'homme, pour son intelligence, sa volonté, sa conscience et sa liberté (81). De cette façon, la dignité de la personne humaine en vient à faire partie elle-même de cette annonce, même sans recourir aux paroles, par le simple comportement à son égard. Cette attitude semble correspondre aux besoins particuliers de notre temps. Ce n'est pas dans tout ce que les divers systèmes et même les individus considèrent et propagent comme liberté, que réside la vraie liberté de l'homme; c'est dire que l'Eglise, en vertu de sa mission divine, devient d'autant plus gardienne de cette liberté, qui est condition et fondement de la véritable dignité de la personne humaine.

77- Cf. AAS 58 (1966) 929-946.
78- Jn 14,26
79- EN 6 EN 9
80- Jn 7,16
81- Cf. AAS 58 (1966) 936-938.


Jésus-Christ va à la rencontre de l'homme de toute époque, y compris de la nôtre, avec les mêmes paroles: "Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres" (82). Ces paroles contiennent une exigence fondamentale et en même temps un avertissement: l'exigence d'honnêteté vis-à-vis de la vérité comme condition d'une authentique liberté; et aussi l'avertissement d'éviter toute liberté apparente, toute liberté superficielle et unilatérale, toute liberté qui n'irait pas jusqu'au fond de la vérité sur l'homme et sur le monde. Aujourd'hui encore, après deux mille ans, le Christ nous apparaît comme Celui qui apporte à l'homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l'homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu'aux racines mêmes, dans l'esprit de l'homme, dans son coeur, dans sa conscience. Quelle preuve admirable de tout cela ont donnée et ne cessent de donner ceux qui, par le Christ et dans le Christ, sont parvenus à la vraie liberté et en ont fourni le témoignage, même dans des conditions de contrainte extérieure!

82- Jn 8,22


Et lorsque Jésus-Christ lui-même comparut comme prisonnier devant le tribunal de Pilate et fut interrogé par celui-ci sur l'accusation que les représentants du Sanhédrin portaient contre lui, ne répondit-il pas: "Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité" (83)? Par ces paroles prononcées devant le juge à un moment décisif, il confirmait pour ainsi dire une nouvelle fois ce qu'il avait dit précédemment: "Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres". Tout au long des siècles et des générations, à commencer par le temps des Apôtres, n'est-ce pas Jésus-Christ lui-même qui a comparu tant de fois aux côtés d'hommes jugés à cause de la vérité, et qui est allé à la mort avec des hommes condamnés à cause de la vérité? Est-ce qu'il cesserait d'être toujours le porte-parole et l'avocat de l'homme qui vit "en esprit et vérité" (84)? Non, il ne cesse pas de l'être devant le Père, et pas davantage face à l'histoire de l'homme. L'Eglise, à son tour, malgré toutes les faiblesses qui font partie de son histoire humaine, ne cesse de suivre Celui qui a dit: "L'heure vient et nous y sommes ou les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité, car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c'est en esprit et vérité qu'ils doivent adorer" (85).

83- Jn 18,37
84- Jn 4,23
85- Jn 4,23-24.



III L'HOMME RACHETE ET SA SITUATION DANS LE MONDE CONTEMPORAIN

Le Christ s'est uni à chaque homme

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Lorsque, à travers l'expérience de la famille humaine qui augmente continuellement à un rythme accéléré, nous pénétrons le mystère de Jésus-Christ, nous comprenons avec plus de clarté que, au centre de toutes les routes par lesquelles l'Eglise de notre temps doit poursuivre sa marche, conformément aux sages orientations de Paul VI (86), il y a une route unique: la route expérimentée depuis des siècles et qui est en même temps la route de l'avenir. Le Christ Seigneur a indiqué cette route surtout lorsque, pour reprendre les termes du Concile, "par l'Incarnation le Fils de Dieu s'est uni d'une certaine manière à tout homme" (87). L'Eglise reconnaît donc son devoir fondamental en agissant de telle sorte que cette union puisse continuellement s'actualiser et se renouveler. L'Eglise désire servir cet objectif unique: que tout homme puisse retrouver le Christ, afin que le Christ puisse parcourir la route de l'existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de la vérité sur l'homme et sur le monde contenue dans le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l'amour qui en rayonne. Sur la toile de fond des développements toujours croissants au cours de l'histoire, qui semblent se multiplier de façon particulière à notre époque dans le cercle de divers systèmes, conceptions idéologiques du monde et régimes, Jésus-Christ devient, d'une certaine manière, nouvellement présent, malgré l'apparence de toutes ses absences, malgré toutes les limitations de la présence et de l'activité institutionnelle de l'Eglise. Jésus-Christ devient présent avec la puissance de la vérité et avec l'amour qui se sont exprimés en lui avec une plénitude unique et impossible à répéter, bien que sa vie terrestre ait été brève, et plus brève encore son activité publique.

86- Cf. Encyclique Ecclesiam suam : AAS 56 (1964) 609-659.
87-
GS 22


Jésus-Christ est la route principale de l'Eglise. Lui-même est notre route vers "la maison du Père" (88), et il est aussi la route pour tout homme. Sur cette route qui conduit du Christ à l'homme, sur cette route ou le Christ s'unit à chaque homme, l'Eglise ne peut être arrêtée par personne. Le bien temporel et le bien éternel de l'homme l'exigent. L'Eglise, par respect du Christ et en raison de ce mystère qui constitue la vie de l'Eglise elle-même, ne peut demeurer insensible à tout ce qui sert au vrai bien de l'homme, comme elle ne peut demeurer indifférente à ce qui le menace. Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents, a exprimé cette sollicitude fondamentale de l'Eglise, afin que la vie en ce monde soit "plus conforme à l'éminente dignité de l'homme" (89) à tous points de vue, pour la rendre "toujours plus humaine" (90).Cette sollicitude est celle du Christ lui-même, le bon Pasteur de tous les hommes. Au nom de cette sollicitude, comme nous le lisons dans la constitution pastorale du Concile, "l'Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine" (91).

88- Jn 14,1
89- GS 91
90- GS 38
91- GS 76


Il s'agit donc ici de l'homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. Il ne s'agit pas de l'homme "abstrait", mais réel, de l'homme "concret", "historique". Il s'agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s'est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Tout homme vient au monde en étant conçu dans le sein de sa mère et en naissant de sa mère, et c'est précisément à cause du mystère de la Rédemption qu'il est confié à la sollicitude de l'Eglise. Cette sollicitude s'étend à l'homme tout entier et est centrée sur lui d'une manière toute particulière. L'objet de cette profonde attention est l'homme dans sa réalité humaine unique et impossible à répéter, dans laquelle demeure intacte l'image et la ressemblance avec Dieu lui-même (92). C'est ce qu'indique précisément le Concile lorsque, en parlant de cette ressemblance, il rappelle que "l'homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même" (93). L'homme, tel qu'il est "voulu" par Dieu, "choisi" par Lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire: voilà ce qu'est "tout" homme, l'homme "le plus concret", "le plus réel"; c'est cela, l'homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d'hommes vivant sur notre planète, dès l'instant de sa conception près du coeur de sa mère.

92- Gn 1,27
93- GS 24


Toutes les routes de l'Eglise conduisent a l'homme

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L'Eglise ne peut abandonner l'homme, dont le "destin", c'est-à-dire le choix, l'appel, la naissance et la mort, le salut ou la perdition, sont liés d'une manière si étroite et indissoluble au Christ. Et il s'agit bien de chaque homme vivant sur cette planète, sur cette terre que le Créateur a donnée au premier homme, en disant à l'homme et à la femme: "Soumettez-la et dominez-la" (94). Il s'agit de tout homme, dans toute la réalité absolument unique de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son coeur. L'homme, dans sa réalité singulière (parce qu'il est une "personne"), a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme. L'homme, conformément à l'ouverture intérieure de son esprit et aussi aux besoins si nombreux et si divers de son corps, de son existence temporelle, écrit cette histoire personnelle à travers quantité de liens, de contacts, de situations, de structures sociales, qui l'unissent aux autres hommes; et cela, il le fait depuis le premier moment de son existence sur la terre, depuis l'instant de sa conception et de sa naissance. L'homme, dans la pleine vérité de son existence, de son être personnel et en même temps de son être communautaire et social dans le cercle de sa famille, à l'intérieur de sociétés et de contextes très divers, dans le cadre de sa nation ou de son peuple (et peut-être plus encore de son clan ou de sa tribu), même dans le cadre de toute l'humanité, cet homme est la première route que l'Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission: il est la première route et la route fondamentale de l'Eglise, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption.

94-
Gn 1,28


C'est cet homme-là, dans toute la vérité de sa vie, dans sa conscience, dans sa continuelle inclination au péché et en même temps dans sa continuelle aspiration à la vérité, au bien, au beau, à la justice, à l'amour, c'est bien cet homme-là que le Concile Vatican II avait devant les yeux lorsque, décrivant sa situation dans le monde contemporain, il allait toujours des éléments extérieurs de cette situation à la vérité immanente de l'humanité: "C'est en l'homme lui-même que de nombreux éléments se combattent. D'une part, comme créature, il fait l'expérience de ses multiples limites; d'autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire: faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu'il ne veut pas et n'accomplit point ce qu'il voudrait. En somme, c'est en lui-même qu'il souffre division, et c'est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes" (95).

95- GS 10


Cet homme est la route de l'Eglise, route qui se déploie, d'une certaine façon, à la base de toutes les routes que l'Eglise doit emprunter, parce que l'homme tout homme sans aucune exception a été racheté par le Christ, parce que le Christ est en quelque sorte uni à l'homme, à chaque homme sans aucune exception, même si ce dernier n'en est pas conscient: "Le Christ, mort et ressuscité pour tous, offre à l'homme" à tout homme et à tous les hommes "... lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation" (96).

96- GS 10


Cet homme étant donc la route de l'Eglise, route de sa vie et de son expérience quotidiennes, de sa mission et de son labeur, l'Eglise de notre temps doit être, de façon toujours universelle, consciente de la situation de l'homme. Elle doit donc être consciente de ses possibilités, qui se manifestent en prenant toujours une nouvelle orientation; l'Eglise doit être en même temps consciente des menaces qui se présentent à l'homme. Elle doit être consciente pareillement de tout ce qui semble contraire à l'effort visant à rendre "la vie humaine toujours plus humaine" (97), afin que tout ce qui compose cette vie corresponde à la vraie dignité de l'homme. En un mot, l'Eglise doit être consciente de tout ce qui est contraire à ce processus.

97- GS 38 PP 21


Ce que craint l'homme d'aujourd'hui

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Conservant donc bien vivante dans la mémoire l'image que le Concile Vatican II a tracée de manière si perspicace et si autorisée, nous chercherons encore une fois à adapter ce cadre aux "signes des temps", ainsi qu'aux exigences de la situation qui change continuellement tout en évoluant dans des directions déterminées.

L'homme d'aujourd'hui semble toujours menacé par ce qu'il fabrique, c'est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D'une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l'homme ne sont pas seulement et pas tant objet d'"aliénation", c'est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l'homme lui-même; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C'est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l'existence humaine aujourd'hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L'homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même; il craint qu'elles puissent devenir les moyens et les instruments d'une auto-destruction inimaginable, en face de laquelle tous les cataclysmes et toutes les catastrophes connues dans l'histoire semblent pâlir. Une question doit donc surgir: pour quelle raison ce pouvoir donné à l'homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre (98) se retourne-t-il contre lui-même, provoquant un état bien compréhensible d'inquiétude, de peur consciente ou inconsciente, de menace qui se communique de diverses manières à toute la famille humaine contemporaine et se manifeste sous toutes sortes d'aspects ?

98-
Gn 1,28


Cet état de menace pour l'homme, venant de ses productions, se manifeste dans des directions différentes et comporte divers degrés d'intensité. Il semble que nous sommes toujours plus conscients du fait que l'exploitation de la terre, de la planète sur laquelle nous vivons, exige une planification rationnelle et honnête. En même temps, cette exploitation à des fins non seulement industrielles mais aussi militaires, un développement de la technique non contrôlé ni organisé au plan universel et d'une manière authentiquement humaniste, comportent souvent une menace pour le milieu naturel de l'homme, aliènent ce dernier dans ses rapports avec la nature et le détournent d'elle. L'homme semble souvent ne percevoir d'autres significations de son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l'immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l'homme entre en communion avec la nature comme son "maître" et son "gardien" intelligent et noble, et non comme son "exploiteur" et son "destructeur" sans aucun ménagement.

Le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l'éthique. Ce dernier semble malheureusement rester toujours en arrière. Certes ce progrès est merveilleux et il est difficile de ne pas découvrir aussi en lui des signes authentiques de la grandeur de l'homme, dont la créativité se trouve révélée en germes dans les pages du livre de la Genèse, à commencer par la description de sa création (99); cependant ce même progrès ne peut pas ne pas engendrer de multiples inquiétudes. La première inquiétude concerne la question essentielle et fondamentale: ce progrès, dont l'homme est l'auteur et le défenseur, rend-il la vie humaine sur la terre "plus humaine" à tout point de vue? La rend-il plus "digne de l'homme"? On ne peut douter que sous un certain nombre d'aspects il en est bien ainsi. Cette interrogation, toutefois, revient obstinément sur ce qui est essentiel: l'homme, comme homme, dans le contexte de ce progrès, devient-il véritablement meilleur, c'est-à-dire plus mûr spirituellement, plus conscient de la dignité de son humanité, plus responsable, plus ouvert aux autres, en particulier aux plus démunis et aux plus faibles, plus disposé à donner et à apporter son aide à tous?

99- Gn 1-2


C'est la question que les chrétiens doivent se poser, précisément parce que Jésus-Christ les a universellement sensibilisés au problème de l'homme. C'est aussi la même question que tous les hommes doivent se poser, spécialement ceux qui appartiennent aux milieux sociaux qui se consacrent activement au développement et au progrès en notre temps. En observant ces processus et en y participant, nous ne pouvons pas nous laisser prendre par l'euphorie, et pas davantage nous laisser transporter par un enthousiasme unilatéral pour nos conquêtes; mais nous devons tous nous poser, en toute loyauté et en toute objectivité, et avec un grand sens de responsabilité morale, les questions essentielles relatives à la situation de l'homme aujourd'hui et dans l'avenir. Toutes les conquêtes atteintes jusqu'ici, et celles que la technique projette de réaliser à l'avenir, vont-elles de pair avec le progrès moral et spirituel de l'homme? Dans ce contexte, est-ce que l'homme, en tant qu'homme, se développe et progresse, ou est-ce qu'il régresse et se dégrade dans son humanité? Est-ce que chez les hommes, "dans le monde de l'homme", qui est en soi un monde de bien et de mal moral, le bien l'emporte sur le mal? Est-ce que croissent vraiment dans les hommes, entre les hommes, l'amour social, le respect des droits d'autrui pour tout homme, nation, peuple ou est-ce que croissent au contraire les égoïsmes aux différents niveaux, les nationalismes exagérés au lieu de l'authentique amour de la patrie, et encore la tendance à dominer les autres au-delà de ses propres droits et mérites légitimes, ainsi que la tendance à exploiter l'ensemble du progrès matériel, technique et productif dans le seul but de dominer les autres ou en faveur de tel ou tel impérialisme?

Voilà les interrogations essentielles que l'Eglise ne peut pas ne pas se poser, étant donné que des milliards d'hommes vivant aujourd'hui dans le monde se les posent d'une manière plus ou moins explicite. Le thème du développement et du progrès est sur les lèvres de tous et apparaît sur les colonnes de tous les journaux et publications, dans presque toutes les langues du monde contemporain. N'oublions pas, toutefois, que ce thème ne contient pas seulement des affirmations et des certitudes, mais aussi des questions et des inquiétudes angoissantes. Ces dernières ne sont pas moins importantes que les premières. Elles correspondent à la nature de la conscience humaine, et plus encore au besoin fondamental de la sollicitude de l'homme pour l'homme, pour son humanité même, pour l'avenir des hommes sur la terre. L'Eglise, animée par la foi eschatologique, considère cette sollicitude pour l'homme, pour son humanité, pour l'avenir des hommes sur la terre et donc aussi pour l'orientation de l'ensemble du développement et du progrès, comme un élément essentiel de sa mission, indissolublement lié à celle-ci. Et elle trouve le principe de cette sollicitude en Jésus-Christ lui-même, comme en témoignent les Evangiles. C'est pour cela qu'elle désire accroître continuellement en Lui cette sollicitude, en relisant la situation de l'homme dans le monde d'aujourd'hui à la lumière des signes les plus importants de notre temps.



1979 Redemptor Hominis 10