1987 Redemptoris Mater 15


15 Quand Marie, à l'Annonciation, entend parler du Fils dont elle doit devenir mère et qu'elle «appellera du nom de Jésus» ( = Sauveur), il lui est aussi donné de savoir que «le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père», qu'il «régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin» (Lc 1,32-33) . C'est dans cette direction que s'orientait toute l'espérance d'Israël. Le Messie promis doit être «grand», le messager céleste annonce aussi qu'il «sera grand» -grand par le nom de Fils du Très-Haut ou parce qu'il reçoit l'héritage de David. Il doit donc être roi, il doit régner «sur la maison de Jacob». Marie a grandi au milieu de cette attente de son peuple: pouvait-elle saisir, au moment de l'Annonciation, quelle signification primordiale avaient les paroles de l'ange ? Et comment doit-on comprendre ce «règne» qui «n'aura pas de fin»?

Même si, à cet instant, elle s'est sentie dans la foi mère du «Messie-roi», elle a cependant répondu: «Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole» (Lc 1,38) . Dès ce premier moment, Marie a professé avant tout son «obéissance de la foi», elle s'en remet au sens que donnait aux paroles de l'Annonciation celui dont elles provenaient: Dieu lui-même.


16 Toujours sur cette route de l'«obéissance de la foi», Marie entend peu après d'autres paroles, celles que prononce Syméon au temple de Jérusalem. On était déjà au quarantième jour après la naissance de Jésus, lorsque, suivant la prescription de la Loi de Moïse, Marie et Joseph «emmenèrent l'enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur» (Lc 2,22) . La naissance avait eu lieu dans des conditions de pauvreté extrême. Luc nous apprend en effet que lorsque Marie se rendit à Bethléem avec Joseph à l'occasion du recensement de la population ordonné par les autorités romaines, n'ayant pas trouvé de «place à l'auberge», elle enfanta son Fils dans une étable et «le coucha dans une crèche» (cf. Lc 2,7) .

Un homme juste et craignant Dieu, du nom de Syméon, apparaît en ce commencement de «l'itinéraire» de la foi de Marie. Ses paroles, suggérées par l'Esprit Saint (cf Lc 2,25-27) , confirment la vérité de l'Annonciation. En effet, nous lisons qu'il «reçut dans ses bras» l'enfant qui - suivant la consigne de l'ange - «fut appelé du nom de Jésus» (cf. Lc 2,21) . Le discours de Syméon est accordé au sens de ce nom qui veut dire Sauveur: «Dieu est le salut». S'adressant au Seigneur, il s'exprime ainsi: «Mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël» (Lc 2,30-32) . Au même moment, Syméon s'adresse aussi à Marie en disant: «Vois! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël; il doit être un signe en butte à la contradiction -afin que se révèlent les pensées intimes de bien des coeurs»; et il ajoute en s'adressant directement à Marie: «Et toi-même, une épée te transpercera l'âme!» (Lc 2,34-35) . Les paroles de Syméon mettent dans une nouvelle lumière l'annonce que Marie a entendue de l'ange: Jésus est le Sauveur, il est «lumière pour éclairer» les hommes. N'est-ce pas cela qui a été manifesté, en quelque sorte, la nuit de Noël, quand les bergers sont venus à l'étable (cf. Lc 2,8-20) ? N'est-ce pas cela qui devait être manifesté davantage encore lorsque vinrent des Mages d'Orient (cf. Mt 2,1-12) ? Cependant, dès le début de sa vie, le Fils de Marie, et sa Mère avec lui, éprouveront aussi en eux-mêmes la vérité des autres paroles de Syméon: «Un signe en butte à la contradiction» (Lc 2,34) . Ce que dit Syméon apparaît comme une seconde annonce faite à Marie, car il lui montre la dimension historique concrète dans laquelle son Fils accomplira sa mission: dans l'incompréhension et dans la souffrance. Si, d'une part, une telle annonce confirme sa foi dans l'accomplissement des promesses divines du salut, d'autre part, elle lui révèle aussi qu'elle devra vivre l'obéissance de la foi dans la souffrance aux côtés du Sauveur souffrant, et que sa maternité sera obscure et douloureuse. Et de fait, après la visite des Mages, après leur hommage («se prosternant, ils lui rendirent hommage»), après l'offrande des présents (cf. Mt 2,11), Marie avec l'enfant dut fuir en Egypte sous la protection attentive de Joseph, parce que «Hérode recherchait l'enfant pour le faire périr» (cf. Mt 2,13) . Et ils devront rester en Egypte jusqu'à la mort d'Hérode (cf. Mt 2,15) .


17 Après la mort d'Hérode, quand la sainte Famille retourne à Nazareth, commence la longue période de la vie cachée. «Celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur» (Lc 1,45) vit chaque jour le sens de ces paroles. Le Fils qu'elle a appelé du nom de Jésus est quotidiennement auprès d'elle; donc, à son contact, elle utilise certainement ce nom qui, d'ailleurs, ne pouvait provoquer aucune surprise car il était en usage en Israël depuis longtemps. Toutefois, Marie sait que celui qui porte le nom de Jésus a été appelé par l'ange «Fils du Très-Haut» (cf. Lc 1,32) . Marie sait qu'elle l'a conçu et enfanté «sans connaître d'homme», par l'Esprit Saint, avec la puissance du Très-Haut qui l'a prise sous son ombre (cf. Lc 1,35) , de même qu'au temps de Moïse et des Pères la nuée voilait la présence de Dieu (cf. Ex 24,16 Ex 40,34-35 1R 8,10-12) . Marie sait donc que le Fils qu'elle a enfanté dans sa virginité est précisément ce «Saint», «le Fils de Dieu» dont l'ange lui a parlé.

Pendant les années de la vie cachée de Jésus dans la maison de Nazareth, la vie de Marie, elle aussi, est «cachée avec le Christ en Dieu» (cf Col 3,3) dans la foi. En effet, la foi est un contact avec le mystère de Dieu. Constamment, quotidiennement, Marie est en contact avec le mystère ineffable de Dieu fait homme, mystère qui dépasse tout ce qui a été révélé dans l'Ancienne Alliance. Dès le moment de l'Annonciation, l'esprit de la Vierge-Mère a été introduit dans la «nouveauté» radicale de la révélation que Dieu fait de lui-même, et elle a pris conscience du mystère. Elle est la première de ces «petits» dont Jésus dira un jour: «Père, ... tu as caché cela aux sages et aux intelligents et tu l'as révélé aux tout-petits» (Mt 11,25) . En effet, «nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père» (Mt 11,27) . Comment Marie peut-elle donc «connaître le Fils»? Elle ne le connaît certes pas comme le Père; et pourtant elle est la première de ceux auxquels le Père «a voulu le révéler» (cf. Mt 11,26-27 1Co 2,11) . Néanmoins si, dès le moment de l'Annonciation, le Fils, lui dont seul le Père connaît la vérité entière, lui a été révélé comme celui que le Père engendre dans l'éternel «aujourd'hui» (cf. Ps 2,7) , Marie, sa Mère, est au contact de la vérité de son Fils seulement dans la foi et par la foi! Elle est donc bienheureuse parce qu'elle «a cru» et parce qu'elle croit chaque jour, à travers toutes les épreuves et les difficultés de la période de l'enfance de Jésus, puis au cours des années de la vie cachée à Nazareth où il «leur était soumis» (Lc 2,51) : soumis à Marie, et à Joseph également, parce que ce dernier lui tenait lieu de père devant les hommes; c'est pourquoi le Fils de Marie était considéré par les gens comme «le fils du charpentier» (Mt 13,55) .

Ainsi la Mère de ce Fils, gardant la mémoire de ce qui a été dit à l'Annonciation et au cours des événements suivants, porte en elle la «nouveauté» radicale de la foi, le commencement de la Nouvelle Alliance. C'est là le commencement de l'Evangile, c'est-à-dire de la bonne nouvelle, de la joyeuse nouvelle. Il n'est cependant pas difficile d'observer en ce commencement une certaine peine du coeur, rejoignant une sorte de «nuit de la foi» - pour reprendre l'expression de saint Jean de la Croix-, comme un «voile» à travers lequel il faut approcher l'Invisible et vivre dans l'intimité du mystère(36). C'est de cette manière, en effet, que Marie, pendant de nombreuses années, demeura dans l'intimité du mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de foi, au fur et à mesure que Jésus «croissait en sagesse ... et en grâce devant Dieu et devant les hommes» (Lc 2,52) . La prédilection que Dieu avait pour lui se manifestait toujours plus aux yeux des hommes. La première des créatures humaines admises à la découverte du Christ fut Marie qui vivait avec Joseph dans la même maison à Nazareth.

Toutefois, après que Jésus, agé de douze ans, eut été retrouvé dans le temple, et que, à la question de sa mère: «Pourquoi nous as-tu fait cela?», il eut répondu: «Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père?», l'évangéliste ajoute: «Mais eux (Joseph et Marie) ne comprirent pas la parole qu'il venait de leur dire» (Lc 2,48-50) . Jésus avait donc conscience de ce que «seul le Père connaît le Fils» (cf. Mt 11,27) , à tel point que même celle à qui avait été révélé plus profondément le mystère de sa filiation divine, sa Mère, ne vivait dans l'intimité de ce mystère que par la foi! Se trouvant aux côtés de son Fils, sous le même toit, et «gardant fidèlement l'union avec son Fils», elle «avançait dans son pèlerinage de foi», comme le souligne le Concile(37). Et il en fut de même au cours de la vie publique du Christ (cf. Mc 3,21-35) , de sorte que, de jour en jour, s'accomplissait en elle la bénédiction prononcée par Elisabeth à la Visitation: «Bienheureuse celle qui a cru».


18 Cette bénédiction atteint la plénitude de son sens lorsque Marie se tient au pied de la Croix de son Fils (cf. Jn 19,25) . Le Concile déclare que cela se produisit «non sans un dessein divin»: «Souffrant cruellement avec son Fils unique, associée d'un coeur maternel à son sacrifice, donnant à l'immolation de la victime, née de sa chair, le consentement de son amour», Marie «garda fidèlement l'union avec son Fils jusqu'à la Croix»(38): l'union par la foi, par la foi même avec laquelle elle avait accueilli la révélation de l'ange au moment de l'Annonciation. Elle s'était alors entendu dire aussi: «Il sera grand... Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin» (Lc 1,32-33).

Et maintenant, debout au pied de la Croix, Marie est témoin, humainement parlant, d'un total démenti de ces paroles. Son Fils agonise sur ce bois comme un condamné. «Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur..., méprisé, nous n'en faisions aucun cas», il était comme détruit (cf. Is 53,3-5) . Comme elle est grande, comme elle est alors héroïque l'obéissance de la foi dont Marie fait preuve face aux «décrets insondables» de Dieu! Comme elle «se livre à Dieu» sans réserve, dans «un complet hommage d'intelligence et de volonté»(39) à celui dont «les voies sont incompréhensibles» (cf. Rm 11,33) ! Et aussi comme est puissante l'action de la grâce dans son âme, comme est pénétrante l'influence de l'Esprit Saint, de sa lumière et de sa puissance!

Par une telle foi, Marie est unie parfaitement au Christ dans son dépouillement. En effet, «le Christ Jésus, ... de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes»: sur le Golgotha justement, «il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix!» (cf. Ph 2,5-8) . Au pied de la Croix, Marie participe par la foi au mystère bouleversant de ce dépouillement. C'est là, sans doute, la «kénose» de la foi la plus profonde dans l'histoire de l'humanité. Par la foi, la Mère participe à la mort de son Fils, à sa mort rédemptrice; mais, à la différence de celle des disciples qui s'enfuyaient, sa foi était beaucoup plus éclairée. Par la Croix, Jésus a définitivement confirmé sur le Golgotha qu'il était le «signe en butte à la contradiction» prédit par Syméon. En même temps s'accomplissaient là les paroles qu'il avait adressées à Marie: «Et toi-même, une épée te transpercera l'âme»(40).


19 Oui vraiment, «bienheureuse celle qui a cru»! Ici, au pied de la Croix, ces paroles qu'Elisabeth avait prononcées après l'Annonciation semblent retentir avec une éloquence suprême et leur force devient profondément pénétrante. Depuis la Croix, pour ainsi dire du coeur même du mystère de la Rédemption, le rayonnement de cette bénédiction de la foi s'étend et sa perspective s'élargit. Elle rejaillit «jusqu'au commencement» et, comme participation au sacrifice du Christ, nouvel Adam, elle devient, en un sens, la contrepartie de la désobéissance et de l'incrédulité comprises dans le péché des premiers parents. C'est ce qu'enseignent les Pères de l'Eglise et, en particulier, saint Irénée cité par la Constitution Lumen gentium: «Le noeud de la désobéissance d'Eve a été dénoué par l'obéissance de Marie, car ce que la vierge Eve avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l'a délié par sa foi»(41). A la lumière de cette comparaison avec Eve , les Pères -comme le rappelle aussi le Concile- donnent à Marie le titre de «Mère des vivants» et ils disent souvent: «Par Eve la mort, par Marie la vie»(42).

C'est donc à juste titre que nous pouvons trouver dans la parole «Bienheureuse celle qui a cru» en quelque sorte une clé qui nous fait accéder à la réalité intime de Marie, de celle que l'ange a saluée comme «pleine de grâce». Si elle a été éternellement présente dans le mystère du Christ parce que «pleine de grâce», par la foi elle y participa dans toute l'ampleur de son itinéraire terrestre: «elle avanca dans son pèlerinage de foi» et, en même temps, de manière discrète mais directe et efficace, elle rendait présent aux hommes le mystère du Christ. Et elle continue encore à le faire. Par le mystère du Christ, elle est aussi présente parmi les hommes. Ainsi, par le mystère du Fils, s'éclaire également le mystère de la Mère.

3.Voici ta mère

20 L'Evangile de Luc conserve le souvenir du moment où «une femme éleva la voix du milieu de la foule et dit», s'adressant à Jésus: «Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins qui t'ont nourri de leur lait!» (Lc 11,27) . Ces paroles constituent une louange de Marie comme Mère de Jésus selon la chair. La Mère de Jésus n'était peut-être pas connue personnellement de cette femme; en effet, quand Jésus commença son action messianique, Marie ne l'accompagnait pas et continuait à vivre à Nazareth. On pourrait dire que les paroles de cette femme inconnue l'ont fait sortir, en quelque sorte, de son obscurité.

Par ces paroles, se trouve mis en lumière au milieu de la foule, au moins un instant, l'évangile de l'enfance de Jésus. C'est l'évangile où Marie est présente comme la mère qui conçoit Jésus dans son sein, le met au monde et l'allaite maternellement: la mère et nourrice à laquelle fait allusion cette femme au milieu du peuple. Grâce à cette maternité, Jésus -le Fils du Très-Haut (cf. Lc 1,32) - est un véritable fils de l'homme. Il est «chair» comme tout homme: il est «le Verbe (qui) s'est fait chair» (cf. Jn 1,14) . Il est chair et sang de Marie(43).

Mais Jésus répond de manière très significative à la bénédiction prononcée par cette femme à l'égard de sa mère selon la chair: «Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et l'observent!» (Lc 11,28) . Il veut détourner l'attention de la maternité entendue seulement comme un lien de la chair pour l'orienter vers les liens mystérieux de l'esprit, qui se forment dans l'écoute et l'observance de la Parole de Dieu.

Le même passage à la sphère des valeurs spirituelles se dessine plus clairement encore dans une autre réponse de Jésus, rapportée par tous les Synoptiques. Lorsqu'on annonce à Jésus que «sa mère et ses frères se tiennent dehors et veulent le voir», il répond: «Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique» (cf. Lc 8,20-21) . Il dit cela en «promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui» comme nous le lisons dans Marc (3, 34), ou en «tendant sa main vers ses disciples», selon Matthieu (12, 49).

Ces expressions semblent se placer dans la ligne de ce que Jésus, agé de douze ans, répondit à Marie et à Joseph, lorsqu'il fut retrouvé après trois jours dans le temple de Jérusalem.

A présent, alors que Jésus avait quitté Nazareth pour commencer sa vie publique dans toute la Palestine, il était désormais entièrement et exclusivement «occupé aux affaires de son Père» (cf. Lc 2,49) . Il annonçait le Royaume: le «Royaume de Dieu» et les «affaires du Père» qui donnent aussi une dimension nouvelle et un sens nouveau à tout ce qui est humain et, par conséquent, à tout lien humain par rapport aux fins et aux devoirs assignés à chaque homme. Dans cette nouvelle dimension, même un lien comme celui de la «fraternité» prend un sens différent de la «fraternité selon la chair» provenant de la filiation commune par rapport aux mêmes parents. Et même la «maternité», dans le cadre du Règne de Dieu, sous l'angle de la paternité de Dieu lui-même, acquiert un autre sens. Par les paroles que rapporte Luc, Jésus enseigne précisément ce nouveau sens de la maternité.

S'éloigne-t-il par là de celle qui l'a mis au monde selon la chair? Voudrait-il la maintenir dans l'ombre de la discrétion qu'elle a elle-même choisie? Si l'on s'en tient au premier sens de ces paroles, il peut sembler en être ainsi, mais on doit observer que la maternité nouvelle et différente dont Jésus parle à ses disciples concerne précisément Marie de manière toute spéciale. Marie n'est-elle pas la première de «ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique»? Dans ces conditions, la bénédiction prononcée par Jésus en réponse aux paroles de la femme anonyme ne la concerne-t-elle pas avant tout? Assurément Marie est digne d'être bénie, du fait qu'elle est devenue la Mère de Jésus selon la chair («Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins qui t'ont nourri de leur lait!»), mais aussi et surtout parce que dès le moment de l'Annonciation elle a accueilli la Parole de Dieu, parce qu'elle a cru, parce qu'elle a obéi à Dieu, parce qu'elle «conservait» la Parole et «la méditait dans son coeur» (cf. Lc 1,38 Lc 1,45 Lc 2,19 Lc 2,51) et l'accomplissait par toute sa vie. Nous pouvons donc affirmer que la bénédiction prononcée par Jésus ne contredit pas, malgré les apparences, celle que formule la femme inconnue, mais elle la rejoint dans la personne de la Mère-Vierge qui ne s'est dite que «la servante du Seigneur» (Lc 1,38) . S'il est vrai que «toutes les générations la diront bienheureuse» (cf. Lc 1,48) , on peut dire que cette femme anonyme a été la première à confirmer à son insu ce verset prophétique du Magnificat de Marie et à inaugurer le Magnificat des siècles.

Si, par la foi, Marie est devenue la mère du Fils qui lui a été donné par le Père avec la puissance de l'Esprit Saint, gardant l'intégrité de sa virginité, dans la même foi elle a découvert et accueilli l'autre dimension de la maternité, révélée par Jésus au cours de sa mi s sion mes si anique. On peut dire que cette dimension de la maternité appartenait à Marie dès le commencement, c'est-à-dire dès le moment de la conception et de la naissance de son Fils. Dès lors, elle était «celle qui a cru». Mais à mesure que se clarifiait à ses yeux et en son esprit la mission de son Fils, elle-même, comme Mère, s'ouvrait toujours plus à cette «nouveauté» de la maternité qui devait constituer son «rôle» aux côtés de son Fils. N'avait-elle pas dit dès le commencement: «Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole» (Lc 1,38) ? Dans la foi, Marie continuait à entendre et à méditer cette parole par laquelle la révélation que le Dieu vivant fait de lui-même devenait toujours plus transparente, d'une manière «qui surpasse toute connaissance» (Ep 3,19) . Mère, Marie devenait ainsi en un sens le premier «disciple» de son Fils, la première à qui il semblait dire: «Suis-moi!», avant même d'adresser cet appel aux Apôtres ou à quiconque (cf. Jn 1,43) .


21 De ce point de vue, le texte de l'Evangile de Jean qui nous présente Marie aux noces de Cana est particulièrement éloquent. Marie y paraît comme la Mère de Jésus au commencement de sa vie publique: «Il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples» (Jn 2,1-2) . On pourrait déduire du texte que Jésus et ses disciples furent invités avec Marie, en quelque sorte à cause de la présence de cette dernière à la fête: le Fils semble invité à cause de la Mère. On sait la suite des événements découlant de cette invitation, le «commencement des signes» accomplis par Jésus -l'eau changée en vin-, ce qui fait dire à l'évangéliste: Jésus «manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui» (Jn 2,11) .

Marie est présente à Cana de Galilée en tant que Mère de Jésus et il est significatif qu'elle contribue au «commencement des signes» qui révèlent la puissance messianique de son Fils: «Or il n'y avait plus de vin. La Mère de Jésus lui dit: "Ils n'ont pas de vin". Jésus lui dit: "Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore arrivée"» (Jn 2,3-4) . Dans l'Evangile de Jean, cette «heure» signifie le moment fixé par le Père où le Fils accomplit son oeuvre et doit être glorifié (cf. Jn 7,30 Jn 8,20 Jn 12,23 Jn 12,27 Jn 13,1 Jn 17,1 Jn 19,27) . Même si la réponse de Jésus à sa Mère paraît s'entendre comme un refus (surtout si l'on considère, plus que la question, l'affirmation tranchante: «Mon heure n'est pas encore arrivée»), Marie ne s'en adresse pas moins aux servants et leur dit: «Tout ce qu'il vous dira, faites-le» (Jn 2,5) . Jésus ordonne alors aux servants de remplir d'eau les jarres, et l'eau devient du vin meilleur que celui qui avait été d'abord servi aux hôtes du banquet nuptial.

Quelle entente profonde entre Jésus et sa mère! Comment pénétrer le mystère de leur union spirituelle intime? Mais le fait est éloquent. Il est certain que dans cet événement se dessine déjà assez clairement la nouvelle dimension, le sens nouveau de la maternité de Marie. Elle a un sens qui n'est pas exclusivement compris dans les paroles de Jésus et les divers épisodes rapportés par les Synoptiques (Lc 11,27-28 cf. Lc 8,19-21 Mt 12,46-50 Mc 3,31-35) . Dans ces textes, Jésus entend surtout opposer la maternité relevant du seul fait de la naissance à ce que cette «maternité» (comme la «fraternité») doit être dans le cadre du Royaume de Dieu, sous le rayonnement salvifique de la paternité de Dieu. Dans le texte johannique, au contraire, par la description de l'événement de Cana, se dessine ce qui se manifeste concrètement comme la maternité nouvelle selon l'esprit et non selon la chair, c'est-à-dire la sollicitude de Marie pour les hommes, le fait qu'elle va au-devant de toute la gamme de leurs besoins et de leurs nécessités.

A Cana de Galilée, seul un aspect concret de la pauvreté humaine est montré, apparemment minime et de peu d'importance («Ils n'ont pas de vin») . Mais cela a une valeur symbolique: aller au-devant des besoins de l'homme veut dire, en même temps, les introduire dans le rayonnement de la mission messianique et de la puissance salvifique du Christ. Il y a donc une médiation: Marie se situe entre son Fils et les hommes dans la réalité de leurs privations, de leur pauvreté et de leurs souffrances. Elle se place «au milieu», c'est-à-dire qu'elle agit en médiatrice non pas de l'extérieur, mais à sa place de mère, consciente, comme telle, de pouvoir montrer au Fils les besoins des hommes -ou plutôt d'en «avoir le droit». Sa médiation a donc un caractère d'intercession: Marie «intercède» pour les hommes. Non seulement cela: en tant que Mère, elle désire aussi que se manifeste la puissance messianique de son Fils, c'est-à-dire sa puissance salvifique destinée à secourir le malheur des hommes, à libérer l'homme du mal qui pèse sur sa vie sous différentes formes et dans des mesures diverses. C'est cela précisément qu'avait prédit le prophète Isaïe au sujet du Messie dans le texte célèbre auquel Jésus s'est référé devant ses concitoyens de Nazareth: «Pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, ... annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue ...» (cf. Lc 4,18) .

Un autre élément essentiel de ce rôle maternel de Marie se trouve dans ce qu'elle dit aux serviteurs: «Tout ce qu'il vous dira, faites-le». La Mère du Christ se présente devant les hommes comme porte-parole de la volonté du Fils, celle qui montre quelles exigences doivent être satisfaites afin que puisse se manifester la puissance salvifique du Messie. A Cana, grâce à l'intercession de Marie et à l'obéissance des serviteurs, Jésus inaugure «son heure». A Cana, Marie apparaît comme quelqu'un qui croit en Jésus: sa foi en provoque le premier «signe» et contribue à susciter la foi des disciples.


22 Nous pouvons dire ainsi que dans cette page de l'Evangile de Jean nous trouvons comme une première manifestation de la vérité sur la sollicitude maternelle de Marie. Cette vérité a été exprimée également dans l'enseignement du récent Concile, et il est important de remarquer que le rôle maternel de Marie est illustré dans son rapport avec la médiation du Christ. Nous lisons en effet: «Le rôle maternel de Marie à l'égard des hommes n'offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ: il en manifeste au contraire la vertu», parce qu'«il n'y a qu'un Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même» (1Tm 2,5) . La médiation maternelle de Marie découle, suivant le bon vouloir de Dieu, «de la surabondance des mérites du Christ; elle s'appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d'où elle tire toute sa vertu»(44). C'est précisément dans ce sens que l'événement de Cana en Galilée nous présente comme une première annonce de la médiation de Marie, tout orientée vers le Christ et tendue vers la révélation de sa puissance salvifique.

Du texte johannique il ressort qu'il s'agit d'une médiation maternelle. Comme l'affirme le Concile, Marie «est devenue pour nous, dans l'ordre de la grâce, notre Mère». Cette maternité dans l'ordre de la grâce découle de sa maternité divine elle-même, car, étant en vertu d'une disposition divine la mère du Rédempteur, celle qui l'a nourri, elle a été «associée généreusement à son oeuvre à un titre absolument unique, humble servante du Seigneur» qui «apporta à l'oeuvre du Sauveur une coopération sans pareille par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente charité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle»(45). Et «cette maternité de Marie dans l'économie de la grâce se continue sans interruption jusqu'à la consommation définitive de tous les élus»(46).


23 Si le passage de l'Evangile de Jean sur l'événement de Cana présente la maternité prévenante de Marie au commencement de l'activité messianique du Christ, un autre passage du même Evangile confirme la place de cette maternité dans l'économie salvifique de la grâce à son moment suprême, c'est-à-dire quand s'accomplit le sacrifice de la Croix du Christ, son mystère pascal. Le récit de Jean est concis: «Près de la Croix de Jésus se tenaient sa mère et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie de Magdala. Jésus donc, voyant sa mère et, se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: «Femme, voici ton fils». Puis il dit au disciple: «Voici ta mère». Dès cette heure-là, le disciple l'accueillit chez lui» (Jn 19,25-27) .

On reconnaît assurément dans cet épisode une expression de la sollicitude unique du Fils pour la Mère qu'il laissait dans une très grande douleur. Cependant le «testament de la Croix» du Christ en dit plus sur le sens de cette sollicitude. Jésus faisait ressortir entre la Mère et le Fils un nouveau lien dont il confirme solennellement toute la vérité et toute la réalité. On peut dire que, si la maternité de Marie envers les hommes avait déjà été antérieurement annoncée, elle est maintenant clairement précisée et établie: elle résulte de l'accomplissement plénier du mystère pascal du Rédempteur. La Mère du Christ, se trouvant directement dans le rayonnement de ce mystère où sont impliqués les hommes -tous et chacun-, est donnée aux hommes -à tous et à chacun- comme mère. L'homme présent au pied de la Croix est Jean, «le disciple qu'il aimait»(47). Et pourtant, il ne s'agit pas que de lui seul. Selon la Tradition, le Concile n'hésite pas à appeler Marie «Mère du Christ et Mère des hommes»: en effet, elle est, «comme descendante d'Adam, réunie à l'ensemble de l'humanité..., bien mieux, elle est vraiment "Mère des membres (du Christ)... ayant coopéré par sa charité à la naissance dans l'Eglise des fidèles" »(48).

Cette «nouvelle maternité de Marie», établie dans la foi, est un fruit de l'amour «nouveau» qui s'approfondit en elle définitivement au pied de la Croix, par sa participation à l'amour rédempteur du Fils.


24 Nous nous trouvons ainsi au centre même de l'accomplissement de la promesse incluse dans le protévangile: «Le lignage de la femme écrasera la tête du serpent» (cf. Gn 3,15) . De fait, par sa mort rédemptrice, Jésus Christ vainc à sa racine même le mal du péché et de la mort. Il est significatif que, s'adressant à sa Mère du haut de la Croix, il l'appelle «femme» et lui dit: «Femme, voici ton fils». D'ailleurs, il avait aussi employé le même mot pour s'adresser à elle à Cana (cf. Jn 2,4) . Comment douter qu'ici spécialement, sur le Golgotha, cette parole n'atteigne la profondeur du mystère de Marie, en faisant ressortir la place unique qu'elle a dans toute l'économie du salut? Comme l'enseigne le Concile, avec Marie, «la fille de Sion par excellence, après la longue attente de la promesse, s'accomplissent les temps et s'instaure l'économie nouvelle, lorsque le Fils de Dieu prit d'elle la nature humaine pour libérer l'homme du péché par les mystères de sa chair»(49).

Les paroles que Jésus prononce du haut de la Croix signifient que la maternité de sa Mère trouve un «nouveau» prolongement dans l'Eglise et par l'Eglise symbolisée et représentée par Jean. Ainsi celle qui, «pleine de grâce», a été introduite dans le mystère du Christ pour être sa Mère, c'est-à-dire la Sainte Mère de Dieu, demeure dans ce mystère par l'Eglise comme «la femme» que désignent le livre de la Genèse (3, 15) au commencement, et l'Apocalypse (12, 1) à la fin de l'histoire du salut. Selon le dessein éternel de la Providence, la maternité divine de Marie doit s'étendre à l'Eglise, comme le montrent les affirmations de la Tradition, pour lesquelles la maternité de Marie à l'égard de l'Eglise est le reflet et le prolongement de sa maternité à l'égard du Fils de Dieu(50).

Selon le Concile, le moment même de la naissance de l'Eglise et de sa pleine manifestation au monde laisse entrevoir cette continuité de la maternité de Marie: «Comme il a plu à Dieu de ne manifester ouvertement le mystère du salut des hommes qu'à l'heure où il répandrait l'Esprit promis par le Christ, on voit les Apôtres, avant le jour de la Pentecôte, "persévérant d'une même coeur dans la prière avec quelques femmes dont Marie, Mère de Jésus, et avec ses frères" (Ac 1,14) ; et l'on voit Marie appelant elle aussi de ses prières le don de l'Esprit qui, à l'Annonciation, l'avait déjà elle-même prise sous son ombre»(51).

Il y a donc, dans l'économie de la grâce, réalisée sous l'action de l'Esprit Saint, une correspondance unique entre le moment de l'Incarnation du Verbe et celui de la naissance de l'Eglise. La personne qui fait l'unité entre ces deux moments est Marie: Marie à Nazareth et Marie au Cénacle de Jérusalem. Dans les deux cas, sa présence discrète, mais essentielle, montre la voie de la «naissance par l'Esprit». Ainsi celle qui est présente dans le mystère du Christ comme Mère est rendue présente -par la volonté du Fils et par l'Esprit Saint- dans le mystère de l'Eglise. Et dans l'Eglise encore, elle continue à être une présence maternelle, comme le montrent les paroles prononcées sur la Croix: «Femme, voici ton fils»; «Voici ta mère».



1987 Redemptoris Mater 15