1891 Rerum novarum 21

21 Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Eglise que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et qu'il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C'est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu'il était, s'est fait indigent (22) pour le salut des hommes; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un ouvrier; qui est allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N'est-ce pas le charpentier, fils de Marie? (23)

note 22
2Co 8,9.
note 23 Mc 6,3.


Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire: la vraie dignité de l'homme et son excellence résident dans ses moeurs, c'est-à-dire dans sa vertu; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l'éternelle béatitude. Bien plus, c'est vers les classes infortunées que le coeur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (24), il invite avec amour à venir à lui, afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (25) il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l'âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l'orgueil se plaît à maintenir; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la main et que les volontés s'unissent dans une même amitié.

note 24 Mt 5,5.
note 25 Mt 11,28.

22 Mais c'est encore trop peu de la simple amitié: si l'on obéit aux préceptes du christianisme, c'est dans l'amour fraternel que s'opérera l'union. De part et d'autre, on saura et l'on comprendra que les hommes sont tous absolument issus de Dieu, leur Père commun; que Dieu est leur unique et commune fin, et que lui seul est capable de communiquer aux anges et aux hommes une félicité parfaite et absolue; que tous ils ont été également rachetés par Jésus-Christ et rétablis par lui dans leur dignité d'enfants de Dieu, et qu'ainsi un véritable lien de fraternité les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur qui est le premier-né parmi un grand nombre de frères. (26) Ils sauront enfin que tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent en commun et indistinctement à tout le genre humain, et qu'il n'y a que les indignes qui soient déshérités des biens célestes. Si vous êtes fils, vous êtes aussi héritiers: héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ (27).

note 26
Rm 8,29.
note 27 Rm 8,17.


Tel est l'ensemble des droits et des devoirs qu'enseigne la philosophie chrétienne. Ne verrait-on pas l'apaisement se faire à bref délai, si ces enseignements pouvaient prévaloir dans les sociétés?

23 Cependant, l'Eglise ne se contente pas d'indiquer où se trouve le remède, elle l'applique au mal de sa propre main. Elle est tout occupée à instruire et à élever les hommes d'après ses principes et sa doctrine. Elle a soin d'en répandre les eaux vivifiantes aussi loin et aussi largement qu'il lui est possible, par le ministère des évêques et du clergé. Puis, elle s'efforce de pénétrer dans les âmes et d'obtenir des volontés qu'elles se laissent conduire et gouverner par la règle des préceptes divins. Sur ce point capital et de très grande importance, parce qu'il renferme comme le résumé de tous les intérêts en cause, l'action de l'Eglise est souveraine. Les instruments dont elle dispose pour toucher les âmes lui ont été donnés à cette fin par Jésus-Christ et ils portent en eux une efficacité divine. Ils sont les seuls aptes à pénétrer jusque dans les profondeurs du coeur humain, les seuls capables d'amener l'homme à obéir aux injonctions du devoir, à maîtriser ses passions, à aimer Dieu et son prochain d'une charité sans mesure, à briser courageusement tous les obstacles qui entravent sa marche dans la voie de la vertu.

Il suffit de passer rapidement en revue par la pensée les exemples de l'antiquité. Les choses et les faits que Nous allons rappeler sont hors de toute controverse. Ainsi, il n'est pas douteux que la société civile des hommes ait été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes; que cette rénovation a eu pour effet de relever le niveau du genre humain ou, pour mieux dire, de le rappeler de la mort à la vie et de le porter à un si haut degré de perfection qu'on n'en vît de supérieur ni avant ni après, et qu'on n'en verra jamais dans tout le cours des siècles; qu'enfin c'est Jésus-Christ qui a été le principe de ces bienfaits et qui en doit être la fin; car de même que tout est parti de lui, ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l'Evangile eut rayonné dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de l'Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ, Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de sa foi, de ses maximes et de ses lois. C'est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme.

24 A qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d'où est née la société. Aussi, s'écarter de la fin, c'est aller à la mort; y revenir, c'est reprendre vie.

Ce que Nous disons du corps social tout entier s'applique également à cette classe de citoyens qui vivent de leur travail et qui forment la très grande majorité.

Qu'on ne pense pas que l'Eglise se laisse tellement absorber par le soin des âmes qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle. Pour ce qui est en particulier de la classe des travailleurs, elle veut les arracher à la misère et leur procurer un sort meilleur, et elle fait tous ses efforts pour obtenir ce résultat.

Et certes, elle apporte à cette oeuvre un très utile concours, par le seul fait de travailler en paroles et en actes à ramener les hommes à la vertu. Dès que les moeurs chrétiennes sont en honneur, elles exercent naturellement sur la prospérité temporelle leur part de bienfaisante influence. En effet, elles attirent la faveur de Dieu, principe et source de tout bien; elles compriment le désir excessif des richesses et la soif des voluptés, ces deux fléaux qui trop souvent jettent l'amertume et le dégoût dans le sein même de l'opulence;(28) elles se contentent enfin d'une vie et d'une nourriture frugales, et suppléent par l'économie à la modicité du revenu, écartant ces vices qui consument non seulement les petites, mais les plus grandes fortunes, et dissipent les plus gros patrimoines.

note 28
1Tm 6,10.

25 L'Eglise en outre pourvoit encore directement au bonheur des classes déshéritées par la fondation et le soutien d'institutions qu'elle estime propres à soulager leur misère. En ce genre de bienfaits, elle a même tellement excellé que ses propres ennemis ont fait son éloge.

Ainsi, chez les premiers chrétiens, telle était la force de la charité mutuelle, qu'il n'était point rare de voir les plus riches se dépouiller de leur patrimoine en faveur des pauvres. Aussi l'indigence n'était-elle point connue parmi eux (29).

note 29
Ac 4,34.


Les Apôtres avaient confié la distribution quotidienne des aumônes aux diacres dont l'ordre avait été spécialement institué à cette fin. Saint Paul lui-même, quoique absorbé par une sollicitude qui embrassait toutes les Eglises, n'hésitait pas à entreprendre de pénibles voyages pour aller en personne porter des secours aux chrétiens indigents. Des secours du même genre étaient spontanément offerts par les fidèles dans chacune de leurs assemblées. Tertullien les appelle les dépôts de la piété, parce qu'on les employait "à entretenir et à inhumer les personnes indigentes, les orphelins pauvres des deux sexes, les domestiques âgés, les victimes du naufrage." (30)

note 30 Tertullien, Apologeticum, II, 39, PL I 467.



Voilà comment peu à peu s'est formé ce patrimoine que l'Eglise a toujours gardé avec un soin religieux comme le bien propre de la famille des pauvres. Elle est allée jusqu'à assurer des secours aux malheureux, en leur épargnant l'humiliation de tendre la main. Cette commune Mère des riches et des pauvres, profitant des merveilleux élans de charité qu'elle avait partout provoqués, fonda des sociétés religieuses et une foule d'autres institutions utiles qui ne devaient laisser sans soulagement à peu près aucun genre de misère. Il est sans doute un certain nombre d'hommes aujourd'hui qui, fidèles échos des païens d'autrefois, en viennent jusqu'à se faire même, d'une charité aussi merveilleuse, une arme pour attaquer l'Eglise. On a vu une bienfaisance établie par les lois civiles se substituer à la charité chrétienne. Mais cette charité chrétienne, qui se voue tout entière et sans arrière-pensée à l'utilité du prochain, ne peut être suppléée par aucune organisation humaine. L'Eglise seule possède cette vertu, parce qu'on ne la puise que dans le Coeur sacré de Jésus-Christ, et que c'est errer loin de Jésus-Christ que d'être éloigné de son Eglise.

26 Toutefois, pour obtenir le résultat voulu, il faut sans aucun doute recourir de plus aux moyens humains. Tous ceux que la question regarde doivent donc viser au même but et travailler de concert, chacun dans sa sphère. Il y a là comme une image de la Providence gouvernant le monde; car nous voyons d'ordinaire que les faits et les événements qui dépendent de causes diverses sont la résultante de leur action commune.

Or, que sommes-nous en droit d'attendre de l'Etat pour remédier à la situation? Disons d'abord que, par Etat, Nous entendons ici, non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins, enseignements que Nous avons exposés Nous-même, spécialement dans Notre lettre encyclique sur la constitution chrétienne des sociétés (31).

note 31 Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885, AAS XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465- 489.


Les chefs d'Etat doivent d'abord apporter un concours d'ordre général par tout l'ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu'ils doivent agir en sorte que la constitution et l'administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée.

27 Tel est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de tous ceux qui gouvernera. Or, ce qui fait une nation prospère, c'est la probité des moeurs, l'ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c'est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l'industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s'il en est que l'on ne peut développer sans augmenter d'autant le bien-être et le bonheur des citoyens.

De même donc que, par tous ces moyens, l'Etat peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. Il le fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d'ingérence; car en vertu même de son office, l'Etat doit servir l'intérêt commun. Il est évident que plus se multiplieront les avantages résultant de cette action d'ordre général, et moins on aura besoin de recourir à d'autres expédients pour remédier à la condition des travailleurs.

Mais voici une autre considération qui atteint plus profondément encore Notre sujet. La raison d'être de toute société est une et commune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres au même titre que les riches sont, de par le droit naturel, des citoyens, c'est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l'intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. À parler exactement, en toutes les cités, ils sont le grand nombre. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l'autre, il est donc évident que l'autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu'on rende à chacun son dû. À ce sujet, saint Thomas dit fort sagement: "De même que la partie et le tout sont, en quelque manière, une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie." (32)

note 32 Saint Thomas, Sum. theol.,
II-II 61,1 ad 2.

28 C'est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive.

Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs qui, du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. Néanmoins, les apports respectifs ne peuvent être ni les mêmes, ni d'égale mesure. Quelles que soient les vicissitudes par lesquelles les formes de gouvernement sont appelées à passer, il y aura toujours entre les citoyens ces inégalités de conditions sans lesquelles une société ne peut ni exister, ni être conçue. À tout prix, il faut des hommes qui gouvernent, qui fassent des lois, qui rendent la justice, qui enfin de conseil ou d'autorité administrent les affaires de la paix et les choses de la guerre. À n'en pas douter, ces hommes doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu'ils travaillent directement au bien commun et d'une manière si excellente. Ceux au contraire qui s'appliquent aux choses de l'industrie ne peuvent concourir à ce bien commun, ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies.

Eux aussi cependant, quoique d'une manière moins directe, servent grandement les intérêts de la société. Sans nul doute, le bien commun dont. l'acquisition doit avoir pour effet de perfectionner les hommes est principalement un bien moral. Mais, dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs "dont l'usage est requis à l'exercice de la vertu" (33).

note 33 Saint Thomas, De regimine principum I,15.


29 Or, tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier, travail des champs ou de l'usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l'on peut affamer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L'équité demande donc que l'Etat se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu'ils reçoivent une part convenable des biens qu'ils procurent à la société, comme l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l'Etat doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes, qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables, ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère.

Il est dans l'ordre, avons-Nous dit, que ni l'individu, ni la famille ne soient absorbés par l'Etat. Il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir avec liberté, aussi longtemps que cela n'atteint pas le bien général et ne fait tort à personne. Cependant, aux gouvernants il appartient de prendre soin de la communauté et de ses parties; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n'est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du pouvoir civil; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.

30 Tel est l'enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne. D'ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l'exercer à l'exemple de Dieu dont la paternelle sollicitude ne s'étend pas moins à chacune des créatures en particulier qu'à tout leur ensemble. Si donc les intérêts généraux ou l'intérêt d'une classe en particulier se trouvent lésés ou simplement menacés, et s'il est impossible d'y remédier ou d'y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l'autorité publique.

Or, il importe au salut public et privé que l'ordre et la paix règnent partout; que toute l'économie de la vie familiale soit réglée d'après les commandements de Dieu et les principes de la loi naturelle; que la religion soit honorée et observée; que l'on voie fleurir les moeurs privées et publiques; que la justice soit religieusement gardée et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément; qu'il croisse de robustes générations capables d'être le soutien et, s'il le faut, le rempart de la patrie. C'est pourquoi, s'il arrive que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique; que les liens naturels de la famille se relâchent parmi les travailleurs; qu'on foule aux pieds la religion des ouvriers en ne leur facilitant point l'accomplissement de leurs devoirs envers Dieu; que la promiscuité des sexes ou d'autres excitations au vice constituent, dans les usines, un péril pour la moralité; que les patrons écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques ou déshonorent en eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes; qu'ils attentent à leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe; dans tous les cas, il faut absolument appliquer dans de certaines limites la force et l'autorité des lois. La raison qui motive l'intervention des lois en détermine les limites: c'est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s'avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour remédier aux maux et écarter les dangers.

31 Les droits doivent partout être religieusement respectés. L'Etat doit les protéger chez tous les citoyens en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'Etat. L'Etat doit donc entourer de soin et d'une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général.

Mais il est bon de traiter à part certains points de la plus grande importance. En premier lieu, il faut que les lois publiques soient pour les propriétés privées une protection et une sauvegarde. Ce qui importe par-dessus tout, au milieu de tant de cupidités en effervescence, c'est de contenir les masses dans le devoir. Il est permis de tendre vers de meilleures destinées dans les limites de la justice. Mais enlever de force le bien d'autrui, envahir les propriétés étrangères sous prétexte d'une absurde égalité, sont choses que la justice condamne et que l'intérêt commun lui-même répudie. Assurément, les ouvriers qui veulent améliorer leur sort par un travail honnête et en dehors de toute injustice forment la très grande majorité. Mais on en compte beaucoup qui, imbus de fausses doctrines et ambitieux de nouveautés, mettent tout en oeuvre pour exciter des tumultes et entraîner les autres à la violence. L'autorité publique doit alors intervenir. Mettant un frein aux excitations des meneurs, elle protégera les moeurs des ouvriers contre les artifices de la corruption et les légitimes propriétés contre le péril de la rapine.

32 Il n'est pas rare qu'un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages voulus et concertés qu'on appelle des grèves. À cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter un remède. Ces chômages en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s'en trouve souvent compromise.

Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l'autorité des lois prévienne le mal et l'empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons.

Chez l'ouvrier pareillement, il est des intérêts nombreux qui réclament la protection de l'Etat. Vient en première ligne ce qui regarde le bien de son âme.

La vie du corps en effet, quelque précieuse et désirable qu'elle soit, n'est pas le but dernier de notre existence. Elle est une voie et un moyen pour arriver, par la connaissance du vrai et l'amour du bien, à la perfection de la vie de l'âme.

33 C'est l'âme qui porte gravée en elle-même l'image et la ressemblance de Dieu. C'est en elle que réside cette souveraineté dont l'homme fut investi quand il reçut l'ordre de s'assujettir la nature inférieure et de mettre à son service les terres et les mers. Remplissez la terre et l'assujettissez; dominez sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel et sur les animaux qui se meuvent sur la terre (34).

note 34
Gn 1,28.

A ce point de vue, tous les hommes sont égaux; point de différences entre riches et pauvres, maîtres et serviteurs, princes et sujets: Ils n'ont tous qu'un même Seigneur (35). Il n'est permis à personne de violer impunément cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite avec un grand respect, ni d'entraver la marche de l'homme vers cette perfection qui correspond à la vie éternelle et céleste. Bien plus, il n'est même pas loisible à l'homme, sous ce rapport, de déroger spontanément à la dignité de sa nature, ou de vouloir l'asservissement de son âme. Il ne s'agit pas en effet de droit dont il ait la libre disposition, mais de devoirs envers Dieu qu'il doit religieusement remplir.

note 35 Rm 10,12.


34 C'est de là que découle la nécessité du repos et de la cessation du travail aux jours du Seigneur. Le repos d'ailleurs ne doit pas être entendu comme une plus large part faite à une stérile oisiveté, ou encore moins, suivant le désir d'un grand nombre, comme un chômage fauteur des vices et dissipateur des salaires, mais bien comme un repos sanctifié par la religion. Ainsi allié avec la religion, le repos retire l'homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne. Il l'élève aux grandes pensées du ciel et l'invite à rendre à son Dieu le tribut d'adoration qu'il lui doit. Tel est surtout le caractère et la raison de ce repos du septième jour dont Dieu avait fait même déjà dans l'Ancien Testament un des principaux articles de la loi: Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat (36), et dont il avait lui-même donné l'exemple par ce mystérieux repos pris aussitôt après qu'il eût créé l'homme: Il se reposa le septième jour de tout le travail qu'il avait fait (37).

note 36
Ex 20,8.
note 37 Gn 2,2.


Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l'autorité publique doit tout d'abord les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu'à épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité. L'activité de l'homme, bornée comme sa nature, a des limites qu'elle ne peut franchir. Elle s'accroît sans doute par l'exercice et l'habitude, mais à condition qu'on lui donne des relâches et des intervalles de repos. Ainsi, le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et les intervalles de repos doivent être proportionnés à la nature du travail et à la santé de l'ouvrier, et réglés d'après les circonstances des temps et des lieux. L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté devra compenser la fatigue, ainsi que le dommage qu'il cause à la santé. Il est juste, en outre, qu'on considère les époques de l'année. Tel travail sera souvent aisé dans une saison, et deviendra intolérable ou très pénible dans une autre.

35 Enfin, ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge ne peut être équitablement demandé à une femme ou à un enfant. L'enfant en particulier - et ceci demande à être observé strictement - ne doit entrer à l'usine qu'après que l'âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales. Sinon, comme une herbe encore tendre, il se verra flétri par un travail trop précoce et c'en sera fait de son éducation. De même, il est des travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques; ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille.

En général, la durée du repos doit se mesurer d'après la dépense des forces qu'il doit restaurer. Le droit au repos de chaque jour ainsi que la cessation du travail le jour du Seigneur doivent être la condition expresse ou tacite de tout contrat passé entre patrons et ouvriers. Là où cette condition n'entrerait pas, le contrat ne serait pas honnête, car nul ne peut exiger ou permettre la violation des devoirs de l'homme envers Dieu et envers lui-même.

36 Nous passons à présent à un autre point de la question, d'une très grande importance, qui, pour éviter toute exagération, demande à être défini avec justesse. Nous voulons parler de la fixation du salaire.

On prétend que le salaire, une fois librement consenti de part et d'autre, le patron en le payant remplit tous ses engagements et n'est plus tenu à rien. La justice se trouverait seulement lésée, si le patron refusait de tout solder, ou si l'ouvrier refusait d'achever tout son travail et de satisfaire à ses engagements. Dans ces cas, à l'exclusion de tout autre, le pouvoir public aurait à intervenir pour protéger le droit de chacun.

Pareil raisonnement ne trouvera pas de juge équitable qui consente à y adhérer sans réserve. Il n'envisage pas tous les côtés de la question et il en omet un, fort sérieux. Travailler, c'est exercer son activité dans le but de se procurer ce qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais surtout pour l'entretien de la vie elle-même. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (38). C'est pourquoi le travail a reçu de la nature comme une double empreinte. Il est personnel parce que la force active est inhérente à la personne et qu'elle est la propriété de celui qui l'exerce et qui l'a reçue pour son utilité. Il est nécessaire parce que l'homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son existence, et qu'il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or, si l'on ne regarde le travail que par le côté où il est personnel, nul doute qu'il ne soit au pouvoir de l'ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui donne le travail peut se contenter d'une faible rémunération ou même n'en exiger aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité, on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire abstraction, mais qui n'en est pas séparable en réalité. En effet, conserver l'existence est un devoir imposé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail.

note 38
Gn 3,19.


37 Que le patron et l'ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu'il leur plaira, qu'ils tombent d'accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, l'ouvrier accepte des conditions dures, que d'ailleurs il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l'offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d'en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats dont Nous parlerons plus loin, ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d'en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l'appui de l'Etat.

L'ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille s'appliquera, s'il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera par de prudentes épargnes à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l'acquisition d'un modeste patrimoine. Nous avons vu, en effet, que la question présente ne pouvait recevoir de solution vraiment efficace si l'on ne commençait par poser comme principe fondamental l'inviolabilité de la propriété privée. Il importe donc que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les masses populaires.

38 Ce résultat une fois obtenu serait la source des plus précieux avantages. Et d'abord, la répartition des biens serait certainement plus équitable. La violence des bouleversements sociaux a divisé le corps social en deux classes et a creusé entre elles un immense abîme. D'une part, une faction toute-puissante par sa richesse. Maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, elle détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources. Elle tient d'ailleurs en sa main plus d'un ressort de l'administration publique. De l'autre, une multitude indigente et faible, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre. Eh bien, si l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol, l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes.

En outre, la terre produira toute chose en plus grande abondance. Car l'homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son application. Il en vient même jusqu'à mettre tout son coeur dans une terre qu'il a cultivée lui-même, qui lui promet, à lui et aux siens, non seulement le strict nécessaire, mais encore une certaine aisance. Tous voient sans peine les heureux effets de ce redoublement d'activité sur la fécondité de la terre et sur la richesse des nations.


1891 Rerum novarum 21