Sales: Amour de Dieu 340

CHAPITRE IV De la sainte persévérance en l’amour sacré.

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Tout ainsi donc qu’une douce mère menant son petit enfant avec elle, l’aide et suppose selon qu’elle voit la nécessité, lui laissant faire quelques pas de lui-même ès lieux moins dangereux et bien plains (1); tantôt le prenant par la main et l’affermissant, tantôt le mettant entre ses bras et le portant: de même notre Seigneur a un soin continuel de la conduite de ses enfants, c’est-à-dire de ceux qui ont la charité; les faisant marcher devant lui, leur tendant la main ès difficultés, et les portant lui-même ès peines qu’il voit leur être autrement insupportables. Ce qu’il a déclaré en Isaïe, disant : Je suis ton Dieu, prenant ta main et te disant: Ne crains point, je t’ai aidé (
Is 41,13). Si que nous devons d’un grand courage avoir une très ferme confiance en Dieu et en son secours. Car, si nous ne manquons à sa grâce, il parachèvera en nous le bon oeuvre de notre salut (Ph 1,6), ainsi qu’il l’a commencé, coopérant en nous le vouloir et le parfaire (Ph 1,13), comme le très saint concile de Trente nous admoneste.

(1) Plains, plans, unis.

En cette conduite que la douceur de Dieu fait de nos âmes dès leur introduction à la charité jusqu’à la finale perfection d’icelle qui ne se fait qu’à l’heure de la mort, consiste le grand don de la persévérance, auquel notre Seigneur attache le très grand don de la gloire éternelle, selon qu’il a dit: Qui persévérera jusqu’à la fin, il sera sauvé (Mt 10,22). Car ce don n’est autre chose que l’assemblage et la suite de divers appuis, soulagements et secours par le moyen desquels nous continuons en l’amour de Dieu jusqu’à la fin; comme l’éducation, élèvement ou nourrissage d’un enfant n’est autre chose qu’une multitude de sollicitudes, aides, secours, et autres tels offices nécessaires à un enfant, exercés et continués envers icelui jusqu’à l’âge auquel il n’en a plus besoin.

Mais la suite des secours et assistances n’est pas égale en tous ceux qui persévèrent : car ès uns elle est fort courte, comme en ceux qui se convertissent à Dieu peu avant leur mort, ainsi qu’il advint au bon larron; au sergent qui, voyant la constance de saint Jacques, fit sur-le-champ profession de foi, et fut rendu compagnon du martyre de ce grand apôtre; au portier bienheureux qui gardait les quarante martyrs en Sébaste, lequel voyant l’un d’iceux perdre courage et quitter la palme du martyre, se mit en sa place, et en un moment se rendit chrétien, martyr et glorieux tout ensemble; au notaire duquel il est parlé en la vie de saint Antoine de Padoue, qui, ayant toute sa vie été un faux vilain (1), fut néanmoins martyr en sa mort; et à mille autres que nous avons vus et sus avoir été si heureux que de mourir bons, ayant vécu mauvais. Et quant à ceux-ci, ils n’ont pas besoin de grande variété de secours : ains si quelque grande tentation ne leur survient, ils peuvent faire une si courte persévérance avec la seule charité qui leur est donnée, et les assistances par lesquelles ils se sont convertis; car ils arrivent au port sans navigation, et font leur pèlerinage en un seul saut que la puissante miséricorde de Dieu leur fait faire si à propos, que leurs ennemis les voient triompher avant que de les sentir combattre : de sorte que leur conversion et leur persévérance n’est presque qu’une même chose; et qui voudrait parler exactement selon la propriété des mots, la grâce qu’ils reçoivent de Dieu d’avoir aussitôt l’issue que le commencement de leur prétention, ne saurait être bonnement appelée persévérance : bien que toutefois, parce que, quant à l’effet, elle tient lieu de persévérance en ce qu’elle donne le salut, nous ne laissons pas aussi de la comprendre sous le nom de persévérance. En plusieurs, au contraire, la persévérance est plus longue, comme en sainte Anne la prophétesse, en saint Jean l’Évangéliste, saint Paul premier ermite, saint Hilarion, saint Romuald, saint François de Paule : et ceux-ci ont eu besoin de mille sortes de diverses assistances, selon la variété des aventures de leur pèlerinage et de la durée d’icelui.

(1) Faux vilain, notaire libertin, du Puy en Velay, auquel saint Antoine de Padoue prédit qu’il mourrait martyr; ce qui lui arriva en Palestine, où il était allé accompagner un évêque et où il prêcha l’Évangile au Sarrasins.


Toujours néanmoins la persévérance est le don le plus désirable que nous puissions espérer en cette vie, et lequel, comme parle le sacré concile, nous ne pouvons avoir d’ailleurs que de Dieu, qui seul peut affermir celui qui est debout, et relever celui qui tombe. C’est pourquoi il le faut continuellement demander, employant les moyens que Dieu nous a enseignés pour l’obtenir, l’oraison, le jeûne, l’aumône, l’usage des sacrements, la hantise (1) des bons, l’ouïe et la lecture des saintes paroles.

(1) Hantise, fréquentation.

Or, parce que le don de l’oraison et de la dévotion est libéralement accordé à tous ceux qui de bon coeur veulent consentir aux inspirations célestes, il est par conséquent en notre pouvoir de persévérer. Non certes, que je veuille dire que la persévérance ait son origine de notre pouvoir; car, au contraire, je sais qu’elle procède de la miséricorde divine, de laquelle elle est un don très précieux. Mais je veux dire qu’encore qu’elle ne provient pas de notre pouvoir, elle vient néanmoins en notre pouvoir par le moyen de notre vouloir, que nous ne saurions nier être en notre pouvoir. Car bien que la grâce divine nous soit nécessaire pour vouloir persévérer; si est-ce que ce vouloir est en notre pouvoir, parce que la grâce céleste ne manque jamais à notre vouloir, tandis que notre vouloir ne défaut pas à notre pouvoir. Et de fait, selon l’opinion du grand saint Bernard, nous pouvons tous dire en vérité, après l’Apôtre, que ni la mort, ni la vie, ni les forces, ni les Anges, ni la profondeur, ni la hauteur ne nous pourra jamais séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ (Rm 8,38-39). Oui, car nulle créature ne nous peut arracher de ce saint amour; mais nous pouvons nous-mêmes seuls le quitter et l’abandonner par notre propre volonté, hors laquelle il n’y a rien à craindre pour ce regard.

Ainsi, très cher Théotime, nous devons, selon l’avis du saint concile, mettre toute notre espérance en Dieu, qui parachèvera notre salut qu’il a commencé en nous, pourvu que nous ne manquions pas à sa grâce. Car il ne faut pas penser que celui qui dit au paralytique : Va et ne veuille plus pécher (Jn 5,14), ne lui donnât aussi le pouvoir d’éviter le vouloir qui lui défendait. Et certes, il n’exhortait jamais les fidèles à persévérer s’il n’était prêt à leur en donner le pouvoir: Sois fidèle jusqu’à la mort, dit-il à l’évêque de Smyrne, et je te donnerai la couronne de vie (Ap 2,10). Veillez, demeurez en la foi, travaillez courageusement, et confortez-vous; faites toutes vos affaires en charité (1Co 16,13-14). Courez en sorte que vous obteniez le prix (1Co 9,24). Nous devons donc avec le grand roi maintes fois demander à Dieu le sacré don de persévérance, et espérer qu’il nous l’accordera.

Seigneur Dieu mon unique espoir,
Ne me veuille laisser déchoir
Au temps de ma pauvre vieillesse.
Quand le temps lassé me rendra,
Et que ma vigueur défaudra,
Que ta main point ne me délaisse (Ps 70,9).



CHAPITRE V - Que le bonheur de mourir en la divine charité est un don spécial de Dieu.

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Enfin le roi céleste ayant mené l’âme qu’il aime jusqu’à la fin de cette vie, il l’assiste encore en son bienheureux trépas, par lequel il la tire au lit nuptial de la gloire éternelle, qui est le fruit délicieux de la sainte persévérance. Et alors, cher Théotime, cette âme toute ravie d’amour pour son bien-aimé, se représentant la multitude des faveurs et secours dont il l’a prévenue et assistée tandis qu’elle était en son pèlerinage, elle baise incessamment cette douce main secourable qui l’a conduite, tirée et portée en chemin, et confesse que c’est de ce divin Sauveur qu’elle tient tout son bonheur; puisqu’il a fait pour elle tout se que le grand patriarche Jacob souhaitait pour son voyage, lorsqu’il eut vu l’échelle du ciel. O Seigneur, dit-elle donc alors, vous avez été avec moi, et m’avez gardée en la voie par laquelle je suis venue; vous m’avez donné le pain de vos sacrements pour ma nourriture; vous m’avez revêtue de la robe nuptiale de charité; vous m’avez heureusement amenée en ce séjour de gloire qui est votre maison, ô mon Père éternel. Eh! que reste-t-il, Seigneur, sinon que je proteste que vous êtes mon Dieu ès siècles des siècles? Amen.

O mon Dieu, mon Seigneur, Dieu pour jamais aimable.
Tu m’as tenu la dextre; et ton très saint vouloir
M’a sûrement guidé jusqu’à me faire avoir
En ce divin séjour un rang tout honorable (
Ps 72,24).

Tel donc est l’ordre de notre acheminement à la vie éternelle pour l’exécution duquel la divine Providence établit dès l’éternité la multitude, distinction et entresuite (2) des grâces nécessaires à cela, avec la dépendance qu’elles ont les unes des autres.

(2) Entresuite, ordre, plan.


Il voulut premièrement d’une vraie volonté qu’encore après le péché d’Adam tous les hommes fussent sauvés, mais en une façon et par un moyen convenables à la condition de leur nature douée du franc arbitre ; c’est-à-dire, il voulut le salut de tous ceux qui voudraient contribuer leur consentement aux grâces et faveurs qu’il leur préparerait, offrirait et départirait à cette intention.

Or, entre ces faveurs, il voulut que la vocation fût la première, et qu’elle fût tellement attrempée (1) à notre liberté, que nous la pussions accepter ou rejeter à notre gré et; à ceux desquels il prévit qu’elle serait acceptée, il voulut fournir les sacrés mouvements de la pénitence ; et à ceux qui seconderaient ces mouvements, il disposa de donner la sainte charité; et à ceux qui auraient la charité, il délibéra de donner les secours requis pour persévérer; et à ceux qu’ emploieraient ces divins secours, il résolut de leur donner la finale persévérance, et glorieuse félicite de son amour éternel.

(1) Attrempée à, trempée dans, mêlée à notre liberté.
(2) Ensuite des mérites, en conséquence, à raison des mérites.


Nous pouvons donc rendre raison de l’ordre des effets de la providence qui regarde notre salut, en descendant du premier jusques au dernier c’est-à-dire, depuis le fruit qui est la gloire, jusques à la racine de ce bel arbre qui est la rédemption du Sauveur; car la divine bonté donne la gloire ensuite (2) des mérites, les mérites ensuite de la charité, la charité ensuite de la pénitence, la pénitence ensuite de l’obéissance à la vocation, l’obéissance à la vocation ensuite de la vocation, et la vocation ensuite de la rédemption du Sauveur sur laquelle est appuyée cette échelle mystique du grand Jacob, tant du côté du ciel, puisqu’elle aboutit au sein amoureux de ce Père éternel, dans lequel il reçoit les élus en les glorifiant, comme aussi du côté de la terre, puisqu’elle est plantée sur le sein et le flanc percé du Sauveur, mort pour cette occasion sur le mont Calvaire.

Et que cette suite des effets de la providence ait été ainsi ordonnée avec la même dépendance qu’ils ont les uns des autres en l’éternelle volonté de Dieu, la sainte Église le témoigne quand elle fait la préface d’une de ses solennelles prières (1) en cette sorte : O Dieu éternel et tout-puissant, qui êtes le Seigneur des vivants et des morts, et qui usez de miséricorde envers tous ceux que vous prévoyez devoir être à l’avenir vôtres par foi et par oeuvre ! comme si elle avouait que la gloire, qui est le comble et le fruit de la miséricorde divine envers les hommes, n’est destinée que pour ceux que la divine sapience a prévu qu’à l’avenir obéissants à la vocation, ils viendraient à la foi vive qui opère par la charité.

En somme, tous ces effets dépendent absolument de la rédemption du Sauveur, qui les a mérités pour nous, à toute rigueur de justice, par l’amoureuse obéissance qu’il a pratiquée jusques à la mort, et la mort de la croix (Ph 2,8) ; laquelle est la racine de toutes les grâces que nous recevons, nous qui sommes greffes spirituels (3), entés sur sa tige. Que si, ayant été entés, nous demeurons (Jn 15,5) en lui, nous porterons sans doute, par la vie de la grâce qu’il nous communiquera, le fruit de la gloire qui nous est préparée ; que si nous sommes comme jetons (5) et greffes rompus sur cet arbre, c’est-à-dire, que par notre résistance nous rompions le progrès et l’entresuite des effets de sa débonnaireté, ce ne sera pas merveille si enfin on nous retranche du tout, et qu’on nous mette dans le feu (Jn 15,6) éternel comme branches inutiles.

(1) Dernière oraison des litanies des Saints.
(3) Greffes spirituels; aujourd’hui on dirait: greffes spirituelles.
(5) Jetons, jets, pousses.


Dieu sans doute n’a préparé le paradis que pour ceux desquels il a prévu, qu’ils seraient siens. Soyons donc siens par foi et par oeuvre, Théotime, et il sera nôtre par gloire. Or,’il est en nous d’être siens; car bien que ce soit un don de Dieu d’être à Dieu, c’est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais à personne, ains offre à tous pour le donner à ceux qui de bon coeur consentiront de le recevoir.

Mais voyez, je vous prie, Théotime, de quelle ardeur Dieu désire que nous soyons siens, puisque à cette intention il s’est rendu tout nôtre, nous donnant sa mort et sa vie: sa vie, afin que nous fussions exempts de l’éternelle mort; et sa mort, afin que nous pussions jouir de l’éternelle vie. Demeurons donc en paix, et servons Dieu pour être siens en cette vie mortelle, et encore plus en l’éternelle.


CHAPITRE VI - Que nous ne saurions parvenir à la parfaite union d’amour avec Dieu en cette vie mortelle.

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Les fleuves coulent incessamment; et comme dit le Sage, ils retournent au lieu duquel ils sont issus (
Qo 1,7). La mer, qui est le lieu de leur naissance, est aussi le lieu de leur dernier repos: tout leur mouvement ne tend qu’à les unir avec leur origine. O Dieu, dit saint Augustin, vous avez créé mon coeur pour vous, et jamais il n’aura repos qu’il ne soit en vous : mais qu’ai-je au ciel sinon vous, ô mon Dieu ! et quelle autre chose veux-je sur la terre? Oui, Seigneur, car vous êtes le Dieu de mon coeur, mon lot, et mon partage éternellement (1). Néanmoins cette union à laquelle notre coeur aspire, ne peut arriver à sa perfection en cette vie mortelle. Nous pouvons commencer à aimer Dieu dans ce monde: mais nous ne l’aimerons parfaitement que dans l’autre.

La céleste amante l’exprime délicatement: Je l’ai enfin trouvé, dit-elle, celui que mon âme chérit, je le tiens, et ne le quitterai point jusqu’à ce que je l’introduise dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m’a donné la vie (2). Elle le trouve donc ce bien-aimé; car il lui fait sentir sa présence par mille consolations : elle le tient, car ce sentiment produit des fortes affections par lesquelles elle le serre et l’embrasse; elle proteste de ne le quitter jamais. Oh! non ; car ces affections passent en résolutions éternelles, et toutefois elle ne pense pas le baiser du baiser nuptial jusques à ce qu’elle soit avec lui en la maison de sa mère, qui est la Jérusalem céleste, comme dit saint Paul. Mais voyez, Théotime, qu’elle ne pense rien moins, cette épouse, que de tenir son bien-aimé à sa merci comme un esclave d’amour (3), dont elle s’imagine que c’est à elle de le mener à son gré, et l’introduire au bienheureux séjour de sa mère, où néanmoins elle sera elle-même introduite

(1) Ps 62,25-26
(2) Ct 3,4
(3) Ga 4,26

par lui, comme fut Rebecca en la chambre de Sara par son cher Isaac. L’esprit pressé de passion amoureuse se donne toujours un peu davantage sur ce qu’il aime; et l’époux même confesse que sa bien-aimée lui a ravi le coeur, l’ayant lié par un seul cheveu de sa tête, s’avouant son prisonnier d’amour (1).

Cette parfaite conjonction de l’âme à Dieu ne se fera donc point qu’au ciel, où, comme dit l’Apocalypse, se fera le festin des noces de l’Agneau (2). Ici en cette vie caduque, l’âme est voirement épouse et fiancée de l’Agneau immaculé, mais non pas encore mariée avec lui. La foi et les promesses se donnent, mais l’exécution du mariage est différée; c’est pourquoi il y a toujours lieu de nous en dédire, quoique jamais nous n’en ayons aucune raison, puisque notre époux ne nous abandonne jamais, que nous ne l’obligions à cela par notre déloyauté et perfidie. Mais étant au ciel, les noces de cette divine union étant célébrées, le lien de nos coeurs à leur souverain principe sera éternellement indissoluble.

Il est vrai, Théotime, qu’en attendant ce grand baiser d’indissoluble union que nous recevrons de l’époux là-haut en la gloire, il nous en donne quelques-uns par mille ressentiments de son agréable présence; car si l’âme n’était pas caressée, elle ne serait pas tirée, ni ne courrait pas et l’odeur des parfums du bien-aimé (3). Pour cela, selon la naïveté du texte hébreu et selon la traduction des septante interprètes, elle souhaite plusieurs

(1) Ct 4
(2) Ap 19,9
(3) Ct 1,3,

baisers: Qu’il me baise, dit-elle, des baisers de sa bouche! Mais d’autant que ces menus baisers de la vie présente se rapportent tout au baiser éternel de la vie future, comme essais, préparatifs et gages d’icelui, la sacrée vulgaire édition a saintement réduit les baisers de la grâce à celui de la gloire, exprimant le souhait de l’amante céleste en cette sorte: Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1), comme si elle disait : Entre tous les baisers, entre toutes les faveurs que l’ami de mon coeur ou le coeur de mon ami m’a préparées, eh! je ne soupire ni n’aspire qu’à ce grand et solennel baiser nuptial qui doit durer éternellement, et en comparaison duquel les autres caresses ne méritent pas le nom de caresses, puisqu’elles sont plutôt signes de l’union future entre mon bien-aimé et moi, qu’elles ne sont l’union même.

(1) Ct 1,1



CHAPITRE VII Que la charité des Saints en cette vie mortelle égale, voire surpasse quelquefois celle des bienheureux.

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Quand, après les travaux et hasards de cette vie mortelle, les bonnes âmes arrivent au port de l’éternelle, elles montent au plus haut degré d’amour auquel elles puissent parvenir; et cet accroissement final leur étant conféré pour récompense de leurs mérites, il leur est départi, non seulement à bonne mesure, mais encore à mesure pressée, entassée, et qui répand de toutes parts par-dessus (2), comme dit notre Seigneur; de sorte que l’amour qui est donné pour salaire, est

(2)
Lc 6,38

toujours plus grand en un chacun que celui lequel lui avait été donné pour mériter. Or, non seulement chacun en particulier aura plus d’amour au ciel qu’il n’en eut jamais en terre, mais l’exercice de la moindre charité qui soit en la vie céleste, sera de beaucoup plus heureux et excellent, à parler généralement, que celui de la plus grande charité qui soit, ou qui ait été, ou qui sera en cette vie caduque. Car là-haut tous les Saints pratiquent leur amour incessamment, sans remise quelconque; tandis qu’ici-bas les plus grands serviteurs de Dieu, tirés et tyrannisés des nécessités de cette vie mourante, sont contraints de souffrir mille et mille distractions qui les ôtent souvent de l’exercice du saint amour.

Au ciel, Théotime, l’attention amoureuse des bienheureux est ferme, constante, inviolable, qui ne peut ni périr, ni diminuer. Leur intention est toujours pure, exempte du mélange de toute autre intention inférieure. En somme, ce bonheur de voir Dieu clairement et de l’aimer invariablement est incomparable. Et qui pourrait jamais égaler le bien, s’il y en a quelqu’un, de vivre entre les périls, les tourmentes continuelles, agitations et vicissitudes perpétuelles qu’on souffre sur mer, au contentement qu’il y u d’être en un palais royal, où toutes choses sont à souhait, ains où les délices surpassent incomparablement tout souhait?

Il y a donc plus de contentement, de suavité et de perfection en l’exercice de l’amour sacré parmi les habitants du ciel, qu’en celui des pèlerins de cette misérable terre. Mais il y a bien eu pourtant des gens si heureux en leur pèlerinage, que leur charité y a été plus grande que celle de plusieurs saints déjà jouissants de la patrie éternelle. Certes, il n’y a pas de l’apparence que la charité du grand saint Jean, des apôtres et hommes apostoliques, n’ait été plus grande, tandis même qu’ils vivaient ici-bas, que celle des petits enfants qui, mourant en la seule grâce baptismale, jouissent de la gloire immortelle.

Ce n’est pas l’ordinaire que les bergers soient plus vaillants que les soldats; et toutefois David, petit berger, venant en l’armée d’Israël, trouva que tous étaient plus habiles aux exercices des armes que lui, qui néanmoins se trouva plus vaillant que tous (1). Ce n’est pas l’ordinaire non plus que les hommes mortels aient p1us de charité que les immortels; et toutefois il y en a eu de mortels qui, étant inférieurs en l’exercice de l’amour aux immortels, les ont néanmoins devancés en la charité et habitude amoureuse. Et comme mettant en comparaison un fer ardent avec une lampe allumée, nous disons que le fer plus de feu et de chaleur, et la lampe plus de flamme et de clarté: aussi mettant un enfant glorieux en parangon (2) avec saint Jean encore prisonnier, ou saint Paul encore captif, nous dirons que l’enfant au ciel a plus de clarté et de lumière en l’entendement, plus de flamme et d’exercice d’amour en la volonté; mais que saint Jean ou saint Paul ont eu en terre plus de feu de charité et plus de chaleur de dilection.

(1) 1S 18,32
(2) Parangon, parallèle, comparaison.


CHAPITRE VIII De l’incomparable amour de la Mère de Dieu Notre-Dame.

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Mais en tout et partout, quand je fais des comparaisons, je n’entends point parler de la très sainte Vierge mère, Notre-Dame. O Dieu! nenni; car elle est la fille d’incomparable dilection, la toute unique colombe, la toute parfaite (1) épouse. De cette reine céleste je prononce de tout mon coeur cette amoureuse, mais véritable pensée, qu’au moins sur la fin de ses jours mortels sa charité surpassa celle des Séraphins. Car si plusieurs filles ont assemblé des richesses, celle-ci les a toutes surpassées (2). Tous les Saints et les Anges ne sont comparés qu’aux étoiles, et le premier d’entre eux à la plus belle d’entre elles: mais celle-ci est belle comme la lune (3), aisée d’être choisie et discernée entre tous les Saints, comme le soleil entre les astres. Et passant plus outre, je pense encore que comme la charité de cette mère d’amour surpasse celle de tous les Saints du ciel en perfection, aussi l’a-t-elle exercée plus excellemment, je dis même en cette vie mortelle. Elle ne pécha jamais véniellement, ainsi que l’Eglise l’estime. Elle n’eut donc point de vicissitude, ni de retardement au progrès de son amour, ains monta d’amour en amour par un perpétuel avancement; elle ne sentit oncques aucune contradiction de l’appétit sensuel; et partant son amour, comme un vrai

(1)
Ct 6,8,(2) Pr 31,29(3) Ct 6,9,


Salomon, régna paisiblement en son âme, et y fit tous ses exercices à souhait. La virginité de son coeur et de son corps fut plus digne et plus honorable que celle des Anges. C’est pourquoi son esprit, non divisé (1) ni partagé, comme saint Paul parle, était tout occupé à penser aux choses divines, comme elle plairait à son Dieu (2). Et enfin, l’amour maternel, le plus pressant, le plus actif, le plus ardent de tous, amour infatigable et insatiable, que ne devait-il pas faire dans le coeur d’une telle mère et pour le coeur d’un tel fils?

Eh! n’alléguez pas, je vous prie, que cette sainte Vierge fut néanmoins sujette au dormir (3) : non, ne me dites pas cela, Théotime. Car ne voyez-vous pas que son sommeil est un sommeil d’amour? de sorte que son époux même veut qu’on la laisse dormir tant qu’il lui plaira. Ah! gardez bien, je vous en conjure, dit-il, d’éveiller ma bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille (4). Oui, Théotime, cette reine céleste ne s’endormait jamais que d’amour, puisqu’elle ne donnait aucun repos à son précieux corps que pour le revigorer, afin qu’il servit mieux son Dieu par après : acte certes très excellent de charité. Car, comme dit le grand saint Augustin, elle nous oblige d’aimer nos corps convenablement, en tant qu’ils sont requis aux bonnes oeuvres, qu’ils font une partie de notre personne, et qu’ils seront participants de la félicité éternelle. Certes, un chrétien doit aimer son corps comme une image vivante de celui du

(1) 1Co 7,33-34
(2) 1Co 32
(3) Au dormir, au sommeil.
(4) Ct 2,7,

Sauveur incarné, comme issu, de même tige avec icelui, et par conséquent lui appartenant en partage et consanguinité, surtout après que nous avons renouvelé l’alliance par la réception réelle de ce divin corps du Rédempteur, au très adorable sacrement de l’Eucharistie, et que par le baptême, confirmation et autres sacrements, nous nous sommes dédiés et consacrés à la souveraine bonté.

Mais quant à la très sainte Vierge, ô Dieu, avec quelle dévotion devait-elle aimer son corps virginal, non seulement parce que c’était un corps doux, humble, pur, obéissant au saint amour, et qui était tout embaumé de mille sacrées suavités; mais aussi parce qu’il était la source vivante de celui du Sauveur, et lui appartenait si étroitement d’une appartenance incomparable. C’est pourquoi quand elle mettait son corps angélique au repos du sommeil : Or sus, reposez, disait-elle, ô tabernacle de l’alliance, arche de la sainteté, trône de la Divinité ; allégez-vous un peu de votre lassitude, et réparez vos forces par cette douce tranquillité.

Et puis, mon cher Théotime, ne savez-vous pas que les songes mauvais, procurés volontairement par les pensées dépravées du jour, tiennent en quelque sorte lieu de péché, parce que ce sont comme des dépendances et exécutions de la malice précédente? Ainsi certes, les songes provenant des saintes affections de la veille sont estimés vertueux et sacrés. Mon Dieu, Théotime, quelle consolation d’ouïr saint Chrysostome (1) racontant un jour à son peuple la véhémence de

(1) Hom. X, De poenitentia.

l’amour qu’il lui portait! « La nécessité du sommeil, dit-il, pressant nos paupières, la tyrannie de notre amour envers vous excite les yeux de notre esprit; et maintes fois emmi (1) mon sommeil, il m’a été avis que je vous parlais: car l’âme a accoutumé de voir en songe par imagination ce qu’elle pense parmi la journée. Ainsi ne vous voyant pas des yeux de la chair, nous nous voyons des yeux de la charité. » Eh! doux Jésus, qu’est-ce que devait songer votre très sainte Mère lorsqu’elle dormait, et que son coeur veillait? Ne songeait-elle point de vous voir encore plié dans ses entrailles, comme vous fûtes neuf mois, ou bien pendant à ses mamelles, et pressant doucement son sein virginal? Hélas! que de douceur en cette âme! Peut-être songea-t-elle maintefois que, comme notre Seigneur avait jadis souvent dormi sur sa poitrine, ainsi qu’un petit agnelet sur le flanc mollet de sa mère: de même aussi elle dormait dans son côté percé, comme une blanche colombe dans le trou d’un rocher assuré (2). Si que son dormir (3) était tout pareil à l’extase quant à l’opération de l’esprit, bien que quant au corps ce fat un doux et gracieux allégement et repos. Mais si jamais elle songea, comme l’ancien Joseph, à sa grandeur future, quand au ciel elle serait revêtue du soleil, couronnée d’étoiles, et la lune à ses pieds (4), c’est-à-dire tout environnée de la gloire de son Fils, couronnée de celle des Saints et l’univers sous elle : ou que,

(1) Emmi, dans.
(2) Ct 2,14,
(3) Si que son dormir, en sorte que son sommeil.

(4) Gn 33,9 Ap 12,1

comme Jacob, elle vit le progrès et les fruits de la rédemption faite par son Fils en faveur des Anges et des hommes (1): Théotime, qui pourrait jamais s’imaginer l’immensité de si grandes délices? Que de colloques avec son cher enfant! que de suavité de toutes parts!

Mais voyez, je vous prie, que ni je ne dis, ni je ne veux dire que cette âme tant privilégiée de la Mère de Dieu ait été privée de l’usage de raison en son sommeil. Plusieurs ont estimé que Salomon en ce beau songe, quoique vrai songe (2), auquel il demanda et reçut le don de son incomparable sagesse, eut un véritable exercice de son franc arbitre à cause de l’éloquence judicieuse du discours qu’il y fit, du choix plein de discernement auquel il se détermina, et de la prière très excellente dont il usa; le tout sans aucun mélange d’impertinence, ou d’aucun détraquement d’esprit. Mais combien donc y a-t-il plus d’apparence que la mère du vrai Salomon ait eu l’usage de raison en son sommeil, comme Salomon même la fait parler, que son coeur ait veillé tandis qu’elle dormait (3)? Certes, que saint Jean eût l’exercice de son esprit dans le ventre même de sa mère, ce fut une bien plus grande merveille. Et pourquoi donc en refuserions-nous une moindre à celle pour laquelle et à laquelle Dieu a fait plus de faveurs, qu’il ne fit ni ne fera jamais pour tout le reste des créatures?

(1) Gn 28,12
(2) 1R 3,5-6 et seq.
(3) Ct 5,2


En somme, comme l’abeston (4), pierre

(4) Abeston, asbeste, substance minérale, filamenteuse, incombustible,

précieuse, conserve à jamais le feu qu’il a conçu par une propriété nonpareille; ainsi le coeur de la Vierge mère demeura perpétuellement enflammé du saint amour qu’elle reçut de son Fils, mais avec cette différence, que le feu de l’abeston, qui ne peut être éteint, ne peut non plus être agrandi, et les flammes sacrées de la Vierge ne pouvant ni périr, ni diminuer, ni demeurer en même état, ne cessèrent jamais de prendre des accroissements incroyables jusques au ciel, lieu de leur origine; tant il est vrai que cette mère est la mère de belle dilection (1), c’est-à-dire la plus aimable comme la plus amante, et la plus amante comme la pins aimée Mère de cet unique Fils, qui est aussi le plus aimable, le plus amant et le plus aimé Fils de cette unique mère.

(1) Qo 24,24



CHAPITRE IX. Préparation au discours de l’union des bienheureux avec Dieu.

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L’amour triomphant que les bienheureux exercent au ciel, consiste en la finale, invariable et éternelle union de l’âme avec son Dieu. Mais qu’est-elle cette union?

A mesure que nos sens rencontrent des objets agréables et excellents, ils s’appliquent plus ardemment et avidement à la jouissance d’iceux. Plus les choses sont belles, agréables à la vue, et dûment éclairées, plus l’oeil les regarde avidement et vivement; et plus la voix ou musique est douce et suave, plus elle attire l’attention de l’oreille : si que chaque objet exerce une puissante, mais amiable violence sur le sens qui lui est destiné, violence qui prend plus ou moins de force, selon que l’excellence est moindre ou plus grande, pourvu qu’elle soit proportionnée à la capacité du sens qui en veut jouir; car l’oeil qui se plait tant en la lumière, n’en peut pourtant supporter l’extrémité, et ne saurait regarder fixement le soleil; et pour belle que soit une musique, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offense nos oreilles. La vérité est l’objet de notre entendement, qui a par conséquent tout son contentement à découvrir et connaître la vérité des choses, et selon que les vérités sont plus excellentes, notre entendement s’applique plus délicieusement et plus attentivement à les considérer. Quel plaisir pensez-vous, Théotime, qu’eussent ces anciens philosophes, qui connurent si excellemment tant de belles vérités en la nature? Certes, toutes les voluptés ne leur étaient rien en comparaison de leur bien-aimée philosophie, pour laquelle quelques-uns d’entre eux quittèrent les honneurs, les autres des grandes richesses, d’autres leur pays, et s’en est trouvé tel qui de sens rassis s’est arraché les yeux, se privant pour jamais de la jouissance de la belle et agréable lumière corporelle, pour s’occuper plus librement à considérer la vérité des choses par la lumière spirituelle; car on lit cela de Démocrite tant la connaissance de la vérité est délicieuse ! dont Aristote a dit fort souvent, que la félicité et béatitude humaine consiste en la sapience (1), qui est la connaissance des vérités éminentes.

(1) Démocrite, d’Abdère philosophe grec, (49O av. J.-C.) expliquait le monde par les atomes.
(1) Sapience, sagesse, philosophie.


Mais lorsque notre esprit élevé au-dessus de la lumière naturelle commence à voir les vérités sacrées de la foi, ô Dieu! Théotime, quelle allégresse! L’âme se fond de plaisir oyant la parole de son céleste époux qu’elle trouve plus douce et suave que le miel de toutes les sciences humaines (
Ps 118,103).

Dieu a empreint sa piste, ses allures et passées (3) en toutes les choses créées; de sorte que la connaissance que nous avons de sa divine majesté par les créatures, ne semble être autre chose que la vue des pieds de Dieu, et qu’en comparaison de cela, la foi est une vue de la face même de sa divine majesté, laquelle nous ne voyons pas encore au plein jour de la gloire, mais nous la voyons pourtant comme en la prime aube du jour, ainsi qu’il advint à Jacob auprès du gué de Jabob; car bien qu’il n’eût vu l’ange avec lequel il lutta, sinon à la faible clarté du point du jour (Gn 32,24), si est-ce que, tout ravi de contentement, il ne laissa pas de s’écrier: J’ai vu le Seigneur face à face, et mon âme a été sauvée (Gn 30). O combien délicieuse est la sainte lumière de la foi, par laquelle nous savons avec une certitude nonpareille, non seulement l’histoire de l’origine des créatures et de leur vrai usage, mais aussi celle de la naissance éternelle du grand et souverain Verbe divin, auquel et par lequel tout a été fait, et lequel avec le Père et le Saint-Esprit est un seul Dieu, très unique, très adorable, et béni ès siècles des siècles. Amen. Ah! dit saint Jérôme à son Paulin ( ?), le docte Platon ne sut oncques ceci, l’éloquent Démosthènes l’a ignoré. O que vos paroles, dit le grand roi, sont douces, Seigneur, à mon palais, plus douces que le miel à ma bouche (Ps 118,103)! Notre coeur n’était-il pas tout ardent, tandis qu’il nous parlait en chemin (Lc 24,32)? disent ces heureux pèlerins d’Emmaüs, parlant des flammes amoureuses dont ils étaient touchés par la parole de la foi. Que si les vérités divines sont de si grande suavité, étant proposées en la lumière obscure de la foi, ô Dieu, que sera-ce quand nous les contemplerons en la clarté du midi de la gloire ?

(3) Sa piste, ses passées, sa trace, ses pas.

La reine de Saba, qui, à la grandeur de la renommée de Salomon (1R 10,1), avait tout quitté pour le venir voir, étant arrivée en sa présence, et ayant écouté les merveilles de la sagesse qu’il répandait en ses propos, tout éperdue et comme pâmée d’admiration (1R 10,5), s’écria que ce qu’elle avait appris par ouï-dire de cette céleste sagesse, n’était pas la moitié de la connaissance que la vue et l’expérience lui en donnaient (1R 10,7).

Ah ! que belles et amiables sont les vérités que la foi nous révèle par l’ouïe ! Mais quand, arrivés en la céleste Jérusalem, nous verrons le grand Salomon, roi de gloire, assis sur le trône de sa sapience, manifestant avec une clarté incompréhensible les merveilles et secrets éternels de sa vérité souveraine, avec tant de lumière que notre entendement verra en présence ce qu’il avait cru ici-bas: oh! alors, très cher Théotime, quels ravissements! quelles extases! quelles admirations! quels amours! quelles douceurs! Non jamais, dirons-nous en cet excès de suavité, non jamais nous n’eussions su penser de voir des vérités si délectables. Nous avons voirement cru tout ce qu’on nous avait annoncé de ta gloire, ô grande cité de Dieu (Ps 88,3); mais nous ne pouvions pas concevoir la grandeur infinie des abîmes de tes délices.




Sales: Amour de Dieu 340