2002 Rosarium Virginis Mariae


LETTRE APOSTOLIQUE


ROSARIUM VIRGINIS MARIAE


DU PAPE

JEAN-PAUL II

A L'ÉPISCOPAT, AU CLERGÉ ET AUX FIDELES


SUR LE ROSAIRE



INTRODUCTION

1 Le Rosaire de la Vierge Marie, qui s'est développé progressivement au cours du deuxième millénaire sous l'inspiration de l'Esprit de Dieu, est une prière aimée de nombreux saints et encouragée par le Magistère. Dans sa simplicité et dans sa profondeur, il reste, même dans le troisième millénaire commençant, une prière d'une grande signification, destinée à porter des fruits de sainteté. Elle se situe bien dans la ligne spirituelle d'un christianisme qui, après deux mille ans, n'a rien perdu de la fraîcheur des origines et qui se sent poussé par l'Esprit de Dieu à "avancer au large" (Duc in altum!) pour redire, et même pour "crier" au monde, que le Christ est Seigneur et Sauveur, qu'il est "le chemin, la vérité et la vie" (Jn 14,6) , qu'il est "la fin de l'histoire humaine, le point vers lequel convergent les désirs de l'histoire et de la civilisation".(1)

En effet, tout en ayant une caractéristique mariale, le Rosaire est une prière dont le centre est christologique. Dans la sobriété de ses éléments, il concentre en lui la profondeur de tout le message évangélique, dont il est presque un résumé.(2) En lui résonne à nouveau la prière de Marie, son Magnificat permanent pour l'oeuvre de l'Incarnation rédemptrice qui a commencé dans son sein virginal. Avec lui, le peuple chrétien se met à l'école de Marie, pour se laisser introduire dans la contemplation de la beauté du visage du Christ et dans l'expérience de la profondeur de son amour. Par le Rosaire, le croyant puise d'abondantes grâces, les recevant presque des mains mêmes de la Mère du Rédempteur.

1 Conc. oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. GS 45.
2 Paul VI, Exhort. apost. Marialis cultus (février 1974), n. 42: AAS 66 (1974), p.153: La Documentation catholique 71 (1974), p. 314.


Les Pontifes romains et le Rosaire

2 Beaucoup de mes prédécesseurs ont accordé une grande importance à cette prière. A ce sujet, des mérites particuliers reviennent à Léon XIII qui, le 1er septembre 1883, promulgua l'encyclique Supremi apostolatus officio,(3) paroles fortes par lesquelles il inaugurait une série de nombreuses autres interventions concernant cette prière, qu'il présente comme un instrument spirituel efficace face aux maux de la société. Parmi les Papes les plus récents qui, dans la période conciliaire, se sont illustrés dans la promotion du Rosaire, je désire rappeler le bienheureux Jean XXIII (4) et surtout Paul VI qui, dans l'exhortation apostolique Marialis cultus, souligna, en harmonie avec l'inspiration du Concile Vatican II, le caractère évangélique du Rosaire et son orientation christologique.

Puis, moi-même, je n'ai négligé aucune occasion pour exhorter à la récitation fréquente du Rosaire. Depuis mes plus jeunes années, cette prière a eu une place importante dans ma vie spirituelle. Mon récent voyage en Pologne me l'a rappelé avec force, et surtout la visite au sanctuaire de Kalwaria. Le Rosaire m'a accompagné dans les temps de joie et dans les temps d'épreuve. Je lui ai confié de nombreuses préoccupations. En lui, j'ai toujours trouvé le réconfort. Il y a vingt-quatre ans, le 29 octobre 1978, deux semaines à peine après mon élection au Siège de Pierre, laissant entrevoir quelque chose de mon âme, je m'exprimais ainsi: "Le Rosaire est ma prière préférée. C'est une prière merveilleuse. Merveilleuse de simplicité et de profondeur. (...) On peut dire que le Rosaire est, d'une certaine manière, une prière-commentaire du dernier chapitre de la Constitution Lumen gentium du deuxième Concile du Vatican, chapitre qui traite de l'admirable présence de la Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l'Église. En effet, sur l'arrière-fond des Ave Maria défilent les principaux épisodes de la vie de Jésus Christ. Réunis en mystères joyeux, douloureux et glorieux, ils nous mettent en communion vivante avec Jésus à travers le coeur de sa Mère, pourrions-nous dire. En même temps, nous pouvons rassembler dans ces dizaines du Rosaire tous les événements de notre vie individuelle ou familiale, de la vie de notre pays, de l'Église, de l'humanité, c'est-à-dire nos événements personnels ou ceux de notre prochain, et en particulier de ceux qui nous sont les plus proches, qui nous tiennent le plus à coeur. C'est ainsi que la simple prière du Rosaire s'écoule au rythme de la vie humaine".(5)

Par ces paroles, chers frères et soeurs, je mettais dans le rythme quotidien du Rosaire ma première année de Pontificat. Aujourd'hui, au début de ma vingt-cinquième année de service comme Successeur de Pierre, je désire faire de même. Que de grâces n'ai-je pas reçues de la Vierge Sainte à travers le rosaire au cours de ces années: Magnificat anima mea Dominum! Je désire faire monter mon action de grâce vers le Seigneur avec les paroles de sa très sainte Mère, sous la protection de laquelle j'ai placé mon ministère pétrinien: Totus tuus!

3 Cf. Acta Leonis XIII, 3 (1884), pp.280-289.
4 En particulier, il est bon de noter sa Lettre apostolique sur le Rosaire: Il religioso convegno (29 septembre 1961): AAS 53
5 Angelus: Insegnamenti(1978), pp.75-76: La Documentation catholique 75 (1978), p.958.


Octobre 2002 - octobre 2003: Année du Rosaire

3 C'est pourquoi, faisant suite à la réflexion proposée dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, dans laquelle, après l'expérience jubilaire, j'ai invité le Peuple de Dieu à "repartir du Christ",(6) j'ai senti la nécessité de développer une réflexion sur le Rosaire, presque comme un couronnement marial de cette lettre apostolique, pour exhorter à la contemplation du visage du Christ en compagnie de sa très sainte Mère et à son école. En effet, réciter le Rosaire n'est rien d'autre que contempler avec Marie le visage du Christ. Pour donner un plus grand relief à cette invitation, profitant de l'occasion du tout proche cent vingtième anniversaire de l'encyclique de Léon XIII déjà mentionnée, je désire que, tout au long de l'année, cette prière soit proposée et mise en valeur de manière particulière dans les différentes communautés chrétiennes. Je proclame donc l'année qui va d'octobre de cette année à octobre 2003 Année du Rosaire.

Je confie cette directive pastorale à l'initiative des différentes communautés ecclésiales. Ce faisant, je n'entends pas alourdir, mais plutôt unir et consolider les projets pastoraux des Églises particulières. Je suis certain que cette directive sera accueillie avec générosité et empressement. S'il est redécouvert dans sa pleine signification, le Rosaire conduit au coeur même de la vie chrétienne, et offre une occasion spirituelle et pédagogique ordinaire particulièrement féconde pour la contemplation personnelle, la formation du Peuple de Dieu et la nouvelle évangélisation. Il me plaît de le redire aussi à l'occasion du souvenir joyeux d'un autre événement: le quarantième anniversaire de l'ouverture du Concile oecuménique Vatican II (11 octobre 1962), cette "grande grâce" offerte par l'Esprit de Dieu à l'Église de notre temps.(7)

6 AAS93 (2001), p. 285: La Documentation catholique 98 (2001), p. 78.
7 Au cours des années de préparation du Concile, Jean XXIII n'avait pas manqué d'inviter la communauté chrétienne à la récitation du Rosaire pour la réussite de cet événement ecclésial: cf. Lettre au Cardinal Vicaire de Rome, 28 septembre 1960: AAS 52 (1960), pp. 814-817: La Documentation catholique 57 (1960), col. 1249-1252.


Objections au Rosaire

4 L'opportunité d'une telle initiative découle de diverses considérations. La première concerne l'urgence de faire face à une certaine crise de cette prière qui, dans le contexte historique et théologique actuel, risque d'être à tort amoindrie dans sa valeur et ainsi rarement proposée aux nouvelles générations. D'aucuns pensent que le caractère central de la liturgie, à juste titre souligné par le Concile oecuménique Vatican II, a eu comme conséquence nécessaire une diminution de l'importance du Rosaire. En réalité, comme le précisait Paul VI, cette prière non seulement ne s'oppose pas à la liturgie, mais en constitue un support, puisqu'elle l'introduit bien et s'en fait l'écho, invitant à la vivre avec une plénitude de participation intérieure, afin d'en recueillir des fruits pour la vie quotidienne.

D'autres craignent peut-être qu'elle puisse apparaître peu oecuménique en raison de son caractère nettement marial. En réalité, elle se situe dans la plus pure perspective d'un culte à la Mère de Dieu, comme le Concile Vatican II l'a défini: un culte orienté vers le centre christologique de la foi chrétienne, de sorte que, "à travers l'honneur rendu à sa Mère, le Fils (...) soit connu, aimé, glorifié".(8) S'il est redécouvert de manière appropriée, le Rosaire constitue une aide, mais certainement pas un obstacle à l'oecuménisme.

8 Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium, n.
LG 66


La voie de la contemplation

5 Cependant, la raison la plus importante de redécouvrir avec force la pratique du Rosaire est le fait que ce dernier constitue un moyen très valable pour favoriser chez les fidèles l'engagement de contemplation du mystère chrétien que j'ai proposé dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte comme une authentique "pédagogie de la sainteté": "Il faut un christianisme qui se distingue avant tout dans l'art de la prière".(9) Alors que dans la culture contemporaine, même au milieu de nombreuses contradictions, affleure une nouvelle exigence de spiritualité, suscitée aussi par les influences d'autres religions, il est plus que jamais urgent que nos communautés chrétiennes deviennent "d'authentiques écoles de prière".(10)

Le Rosaire se situe dans la meilleure et dans la plus pure tradition de la contemplation chrétienne. Développé en Occident, il est une prière typiquement méditative et il correspond, en un sens, à la "prière du coeur" ou à la "prière de Jésus", qui a germé sur l'humus de l'Orient chrétien.

9 Lettre apost. Novo millennio ineunte, n. 32: AAS 93 (2001), p.288: La Documentation catholique 98 (2001), p.79.
NM 32
10 Ibid., NM 33: l.c., p. 289: La Documentation catholique 98 (2001), p.80.


Prière pour la paix et pour la famille

6 Certaines circonstances historiques ont contribué à une meilleure actualisation du renouveau du Rosaire. La première d'entre elles est l'urgence d'implorer de Dieu le don de la paix. Le Rosaire a été à plusieurs reprises proposé par mes Prédécesseurs et par moi-même comme prière pour la paix. Au début d'un millénaire, qui a commencé avec les scènes horribles de l'attentat du 11 septembre 2001 et qui enregistre chaque jour dans de nombreuses parties du monde de nouvelles situations de sang et de violence, redécouvrir le Rosaire signifie s'immerger dans la contemplation du mystère de Celui "qui est notre paix", ayant fait "de deux peuples un seul, détruisant la barrière qui les séparait, c'est-à-dire la haine" (Ep 2,14). On ne peut donc réciter le Rosaire sans se sentir entraîné dans un engagement précis de service de la paix, avec une attention particulière envers la terre de Jésus, encore si éprouvée, et particulièrement chère au coeur des chrétiens.

De manière analogue, il est urgent de s'engager et de prier pour une autre situation critique de notre époque, celle de la famille, cellule de la société, toujours plus attaquée par des forces destructrices, au niveau idéologique et pratique, qui font craindre pour l'avenir de cette institution fondamentale et irremplaçable, et, avec elle, pour le devenir de la société entière. Dans le cadre plus large de la pastorale familiale, le renouveau du Rosaire dans les familles chrétiennes se propose comme une aide efficace pour endiguer les effets dévastateurs de la crise actuelle.

" Voici ta mère! "

(Jn 19,27)

7 De nombreux signes montrent ce que la Vierge Sainte veut encore réaliser aujourd'hui, précisément à travers cette prière; cette mère attentive à laquelle, dans la personne du disciple bien-aimé, le Rédempteur confia au moment de sa mort tous les fils de l'Église: "Femme, voici ton Fils" (Jn 19,26). Au cours du dix-neuvième et du vingtième siècles, les diverses circonstances au cours desquelles la Mère du Christ a fait en quelque sorte sentir sa présence et entendre sa voix pour exhorter le Peuple de Dieu à cette forme d'oraison contemplative sont connues. En raison de la nette influence qu'elles conservent dans la vie des chrétiens et à cause de leur reconnaissance importante de la part de l'Église, je désire rappeler en particulier les apparitions de Lourdes et de Fatima,(11) dont les sanctuaires respectifs constituent le but de nombreux pèlerins à la recherche de réconfort et d'espérance.

11 Comme on le sait, il faut rappeler que les révélations privées ne sont pas de la même nature que la révélation publique, qui constitue une norme pour toute l'Église. Il est du devoir du Magistère de discerner et de reconnaître, pour la piété des fidèles, l'authenticité et la valeur des révélations privées.


Sur les pas des témoins

8 Il serait impossible de citer la nuée innombrable de saints qui ont trouvé dans le Rosaire une authentique voie de sanctification. Il suffira de rappeler saint Louis Marie Grignion de Montfort, auteur d'une oeuvre précieuse sur le Rosaire,(12) et plus près de nous, Padre Pio de Pietrelcina, qui j'ai eu récemment la joie de canoniser. Le bienheureux Bartolo Longo eut un charisme spécial, celui de véritable apôtre du Rosaire. Son chemin de sainteté s'appuie sur une inspiration entendue au plus profond de son coeur: "Qui propage le Rosaire est sauvé!".(13) A partir de là, il s'est senti appelé à construire à Pompéi un sanctuaire dédié à la Vierge du Saint Rosaire près des ruines de l'antique cité tout juste pénétrée par l'annonce évangélique avant d'être ensevelie en 79 par l'éruption du Vésuve et de renaître de ses cendres des siècles plus tard, comme témoignage des lumières et des ombres de la civilisation classique.

Par son oeuvre entière, en particulier par les "Quinze Samedis", Bartolo Longo développa l'âme christologique et contemplative du Rosaire; il trouva pour cela un encouragement particulier et un soutien chez Léon XIII, le "Pape du Rosaire".

12 Le secret admirable du très saint Rosaire pour se convertir et se sauver: S. Louis Marie Grignion de Montfort, Oeuvres complètes, Paris (1966), pp.263-389.
13 Histoire du Sanctuaire de Pompéi, Pompéi (1990), p.59.


CHAPITRE I


CONTEMPLER LE CHRIST AVEC MARIE

Un visage resplendissant comme le soleil

9 "Et il fut transfiguré devant eux: son visage devint brillant comme le soleil" (Mt 17,2). L'épisode évangélique de la transfiguration du Christ, dans lequel les trois Apôtres Pierre, Jacques et Jean apparaissent comme ravis par la beauté du Rédempteur, peut être considéré comme icône de la contemplation chrétienne. Fixer les yeux sur le visage du Christ, en reconnaître le mystère dans le chemin ordinaire et douloureux de son humanité, jusqu'à en percevoir la splendeur divine définitivement manifestée dans le Ressuscité glorifié à la droite du Père, tel est le devoir de tout disciple du Christ; c'est donc aussi notre devoir. En contemplant ce visage, nous nous préparons à accueillir le mystère de la vie trinitaire, pour faire l'expérience toujours nouvelle de l'amour du Père et pour jouir de la joie de l'Esprit Saint. Se réalise ainsi pour nous la parole de saint Paul: "Nous reflétons tous la gloire du Seigneur, et nous sommes transfigurés en son image, avec une gloire de plus en plus grande, par l'action du Seigneur qui est Esprit" (2Co 3,18).

Marie modèle de contemplation

10 La contemplation du Christ trouve en Marie son modèle indépassable. Le visage du Fils lui appartient à un titre spécial. C'est dans son sein qu'il s'est formé, prenant aussi d'elle une ressemblance humaine qui évoque une intimité spirituelle assurément encore plus grande. Personne ne s'est adonné à la contemplation du visage du Christ avec autant d'assiduité que Marie. Déjà à l'Annonciation, lorsqu'elle conçoit du Saint-Esprit, les yeux de son coeur se concentrent en quelque sorte sur Lui; au cours des mois qui suivent, elle commence à ressentir sa présence et à en pressentir la physionomie. Lorsque enfin elle lui donne naissance à Bethléem, ses yeux de chair se portent aussi tendrement sur le visage de son Fils tandis qu'elle l'enveloppe de langes et le couche dans une crèche (cf. Lc 2,7).

A partir de ce moment-là, son regard, toujours riche d'un étonnement d'adoration, ne se détachera plus de Lui. Ce sera parfois un regard interrogatif, comme dans l'épisode de sa perte au temple: "Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela?" (Lc 2,48); ce sera dans tous les cas un regard pénétrant, capable de lire dans l'intimité de Jésus, jusqu'à en percevoir les sentiments cachés et à en deviner les choix, comme à Cana (cf. Jn 2,5); en d'autres occasions, ce sera un regard douloureux, surtout au pied de la croix, où il s'agira encore, d'une certaine manière, du regard d'une "femme qui accouche", puisque Marie ne se limitera pas à partager la passion et la mort du Fils unique, mais qu'elle accueillera dans le disciple bien-aimé un nouveau fils qui lui sera confié (cf. Jn 19,26-27); au matin de Pâques, ce sera un regard radieux en raison de la joie de la résurrection et, enfin, un regard ardent lié à l'effusion de l'Esprit au jour de la Pentecôte (cf. Ac 1,14).

Les souvenirs de Marie

11 Marie vit en gardant les yeux fixés sur le Christ, et chacune de ses paroles devient pour elle un trésor: "Elle retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur" (Lc 2,19 cf. Lc 2,51). Les souvenirs de Jésus, imprimés dans son esprit, l'ont accompagnée en toute circonstance, l'amenant à parcourir à nouveau, en pensée, les différents moments de sa vie aux côtés de son Fils. Ce sont ces souvenirs qui, en un sens, ont constitué le "rosaire" qu'elle a constamment récité au long des jours de sa vie terrestre.

Et maintenant encore, parmi les chants de joie de la Jérusalem céleste, les motifs de son action de grâce et de sa louange demeurent inchangés. Ce sont eux qui inspirent son attention maternelle envers l'Église en pèlerinage, dans laquelle elle continue à développer la trame de son "récit" d'évangélisatrice. Marie propose sans cesse aux croyants les "mystères" de son Fils, avec le désir qu'ils soient contemplés, afin qu'ils puissent libérer toute leur force salvifique. Lorsqu'elle récite le Rosaire, la communauté chrétienne se met en syntonie avec le souvenir et avec le regard de Marie.

Le Rosaire, prière contemplative

12 C'est précisément à partir de l'expérience de Marie que le Rosaire est une prière nettement contemplative. Privé de cette dimension, il en serait dénaturé, comme le soulignait Paul VI: "Sans la contemplation, le Rosaire est un corps sans âme, et sa récitation court le danger de devenir une répétition mécanique de formules et d'agir à l'encontre de l'avertissement de Jésus: "Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens; ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup, ils se feront mieux écouter" (Mt 6,7). Par nature, la récitation du Rosaire exige que le rythme soit calme et que l'on prenne son temps, afin que la personne qui s'y livre puisse mieux méditer les mystères de la vie du Seigneur, vus à travers le coeur de Celle qui fut la plus proche du Seigneur, et qu'ainsi s'en dégagent les insondables richesses".(14)

Il convient de nous arrêter sur la pensée profonde de Paul IV, pour faire apparaître certaines dimensions du Rosaire qui en définissent mieux le caractère propre de contemplation christologique.

14 Exhort. apost. Marialis cultus (février 1974), n.47: AAS 66 (1974), p.156: La Documentation catholique 71 (1974), p.315.


Se souvenir du Christ avec Marie

13 La contemplation de Marie est avant tout le fait de se souvenir. Il faut cependant entendre ces paroles dans le sens biblique de la mémoire (zakar), qui rend présentes les oeuvres accomplies par Dieu dans l'histoire du salut. La Bible est le récit d'événements salvifiques, qui trouvent leur sommet dans le Christ lui-même. Ces événements ne sont pas seulement un "hier"; ils sont aussi l'aujourd'hui du salut. Cette actualisation se réalise en particulier dans la liturgie: ce que Dieu a accompli il y a des siècles ne concerne pas seulement les témoins directs des événements, mais rejoint par son don de grâce l'homme de tous les temps. Cela vaut aussi d'une certaine manière pour toute autre approche de dévotion concernant ces événements: "en faire mémoire" dans une attitude de foi et d'amour signifie s'ouvrir à la grâce que le Christ nous a obtenue par ses mystères de vie, de mort et de résurrection.

C'est pourquoi, tandis qu'il faut rappeler avec le Concile Vatican II que la liturgie, qui constitue la réalisation de la charge sacerdotale du Christ et le culte public, est "le sommet vers lequel tend l'action de l'Église et en même temps la source d'où découle toute sa force",(15) il convient aussi de rappeler que la vie spirituelle "n'est pas enfermée dans les limites de la participation à la seule sainte Liturgie. Le chrétien, appelé à prier en commun, doit néanmoins aussi entrer dans sa chambre pour prier son Père dans le secret (cf.
Mt 6,6) et doit même, selon l'enseignement de l'Apôtre, prier sans relâche (cf. 1Th 5,17)".(16) Avec sa spécificité, le Rosaire se situe dans ce panorama multicolore de la prière "incessante" et, si la liturgie, action du Christ et de l'Église, est l'action salvifique par excellence, le Rosaire, en tant que méditation sur le Christ avec Marie, est une contemplation salutaire. Nous plonger en effet, de mystère en mystère, dans la vie du Rédempteur, fait en sorte que ce que le Christ a réalisé et ce que la liturgie actualise soient profondément assimilés et modèlent notre existence.

15 Constitution sur la Liturgie Sacrosanctum Concilium, n.10. SC 10
16 Ibid., n.12. SC 12


Par Marie, apprendre le Christ

14 Le Christ est le Maître par excellence, le révélateur et la révélation. Il ne s'agit pas seulement d'apprendre ce qu'il nous a enseigné, mais "d'apprendre à le connaître Lui". Et quel maître, en ce domaine, serait plus expert que Marie? S'il est vrai que, du point de vue divin, l'Esprit est le Maître intérieur qui nous conduit à la vérité tout entière sur le Christ (cf. Jn 14,26 Jn 15,26 Jn 16,13), parmi les êtres humains, personne mieux qu'elle ne connaît le Christ; nul autre que sa Mère ne peut nous faire entrer dans une profonde connaissance de son mystère.

Le premier des "signes" accomplis par Jésus - la transformation de l'eau en vin aux noces de Cana - nous montre justement Marie en sa qualité de maître, alors qu'elle invite les servants à suivre les instructions du Christ (cf. Jn 2,5). Et nous pouvons penser qu'elle a rempli cette fonction auprès des disciples après l'Ascension de Jésus, quand elle demeura avec eux dans l'attente de l'Esprit Saint et qu'elle leur apporta le réconfort dans leur première mission. Cheminer avec Marie à travers les scènes du Rosaire, c'est comme se mettre à "l'école" de Marie pour lire le Christ, pour en pénétrer les secrets, pour en comprendre le message.

L'école de Marie est une école tout particulièrement efficace si l'on considère que Marie l'accomplit en nous obtenant l'abondance des dons de l'Esprit Saint, en nous offrant aussi l'exemple du "pèlerinage dans la foi" (17) dont elle est un maître incomparable. Face à chaque mystère de son Fils, elle nous invite, comme elle le fit à l'Annonciation, à poser humblement les questions qui ouvrent sur la lumière, pour finir toujours par l'obéissance de la foi: "Je suis la servante du Seigneur; que tout se passe pour moi selon ta parole!" (Lc 1,38).

17 Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium, n.58. LG 58


Se conformer au Christ avec Marie

15 La spiritualité chrétienne a pour caractéristique fondamentale l'engagement du disciple à "se conformer" toujours plus pleinement à son Maître (cf. Rm 8,29 Ph 3,10 Ph 3,21). Par l'effusion de l'Esprit reçu au Baptême, le croyant est greffé, comme un sarment, sur la vigne qu'est le Christ (cf. Jn 15,5), il est constitué membre de son Corps mystique (cf. 1Co 12,12 Rm 12,5). Mais à cette unité initiale doit correspondre un cheminement de ressemblance croissante avec lui qui oriente toujours plus le comportement du disciple dans le sens de la "logique" du Christ: "Ayez entre vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus" (Ph 2,5). Selon les paroles de l'Apôtre, il faut "se revêtir du Seigneur Jésus Christ" (cf. Rm 13,14 Ga 3,27).

Dans le parcours spirituel du Rosaire, fondé sur la contemplation incessante - en compagnie de Marie - du visage du Christ, on est appelé à poursuivre un tel idéal exigeant de se conformer à Lui grâce à une fréquentation que nous pourrions dire "amicale". Elle nous fait entrer de manière naturelle dans la vie du Christ et pour ainsi dire "respirer" ses sentiments. Le bienheureux Bartolo Longo dit à ce propos: "De même que deux amis qui se retrouvent souvent ensemble finissent par se ressembler même dans la manière de vivre, de même, nous aussi, en parlant familièrement avec Jésus et avec la Vierge, par la méditation des Mystères du Rosaire, et en formant ensemble une même vie par la Communion, nous pouvons devenir, autant que notre bassesse le permet, semblables à eux et apprendre par leurs exemples sublimes à vivre de manière humble, pauvre, cachée, patiente et parfaite".(18)

Grâce à ce processus de configuration au Christ, par le Rosaire, nous nous confions tout particulièrement à l'action maternelle de la Vierge Sainte. Tout en faisant partie de l'Église comme membre qui "tient la place la plus élevée et en même temps la plus proche de nous",(19) elle, qui est la mère du Christ, est en même temps la "Mère de l'Église". Et comme telle, elle "engendre" continuellement des fils pour le Corps mystique de son Fils. Elle le fait par son intercession, en implorant pour eux l'effusion inépuisable de l'Esprit. Elle est l'icône parfaite de la maternité de l'Église.

Mystiquement, le Rosaire nous transporte auprès de Marie, dans la maison de Nazareth, où elle est occupée à accompagner la croissance humaine du Christ. Par ce biais, elle peut nous éduquer et nous modeler avec la même sollicitude, jusqu'à ce que le Christ soit "formé" pleinement en nous (cf. Ga 4,19). Cette action de Marie, totalement enracinée dans celle du Christ et dans une radicale subordination à elle, "n'empêche en aucune manière l'union immédiate des croyants avec le Christ, au contraire elle la favorise".(20) Tel est le lumineux principe exprimé parle Concile Vatican II, dont j'ai si fortement fait l'expérience dans ma vie, au point d'en faire le noyau de ma devise épiscopale "Totus tuus".(21) Comme on le sait, il s'agit d'une devise inspirée par la doctrine de saint Louis Marie Grignion de Montfort, qui expliquait ainsi le rôle de Marie pour chacun de nous dans le processus de configuration au Christ: "Toute notre perfection consistant à être conformes, unis et consacrés à Jésus Christ, la plus parfaite de toutes les dévotions est sans difficulté celle qui nous conforme, unit et consacre le plus parfaitement à Jésus Christ. Or, Marie étant de toutes les créatures la plus conforme à Jésus Christ, il s'ensuit que, de toutes les dévotions, celle qui consacre et conforme le plus une âme à Notre- Seigneur est la dévotion à la Très Sainte Vierge, sa sainte Mère, et que plus une âme sera consacrée à Marie, plus elle le sera à Jésus Christ".(22) Jamais comme dans le Rosaire, le chemin du Christ et celui de Marie n'apparaissent aussi étroitement unis. Marie ne vit que dans le Christ et en fonction du Christ!

18 Les quinze samedis du Saint Rosaire, 27.
19 Conc. oecum. Vat. II, Const. dogmatique sur l'Église Lumen gentium,n.53. LG 53
20 Ibid., n.60. LG 60
21 Cf. Premier radiomessage Urbi et Orbi (17 octobre 1978): AAS 70 (1978), p.927: La Documentation catholique 75 (1978), p.905.
22 Traité de la vraie dévotion à Marie, n. 120, Paris (1966), pp.562-563.


Supplier le Christ avec Marie

16 Le Christ nous a invités à nous tourner vers Dieu avec confiance et persévérance pour être exaucés: "Demandez et l'on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira" (Mt 7,7). Le fondement de cette efficacité de la prière, c'est la bonté du Père, mais aussi la médiation du Christ lui-même auprès de Lui (cf. 1Jn 2,1) et l'action de l'Esprit Saint, qui "intercède pour nous" selon le dessein de Dieu (cf. Rm 8,26-27). Car nous-mêmes, "nous ne savons pas prier comme il faut" (Rm 8,26) et parfois nous ne sommes pas exaucés parce que "nous prions mal" (cf. Jc 4,2-3).

Par son intercession maternelle, Marie intervient pour soutenir la prière que le Christ et l'Esprit font jaillir de notre coeur. "La prière de l'Église est comme portée par la prière de Marie".(23) En effet, si Jésus, l'unique Médiateur, est la Voie de notre prière, Marie, qui est pure transparence du Christ, nous montre la voie, et "c'est à partir de cette coopération singulière de Marie à l'action de l'Esprit Saint que les Églises ont développé la prière à la sainte Mère de Dieu, en la centrant sur la Personne du Christ manifestée dans ses mystères".(24) Aux noces de Cana, l'Évangile montre précisément l'efficacité de l'intercession de Marie qui se fait auprès de Jésus le porte-parole des besoins de l'humanité: "Ils n'ont plus de vin" ( Jn 2,3).

Le Rosaire est à la fois méditation et supplication. L'imploration insistante de la Mère de Dieu s'appuie sur la certitude confiante que son intercession maternelle est toute puissante sur le coeur de son Fils. Elle est "toute puissante par grâce", comme disait, dans une formule dont il faut bien comprendre l'audace, le bienheureux Bartolo Longo dans la Supplique à la Vierge.(25) C'est une certitude qui, partant de l'Évangile, n'a cessé de se renforcer à travers l'expérience du peuple chrétien. Le grand poète Dante s'en fait magnifiquement l'interprète quand il chante, en suivant saint Bernard: "Dame, tu es si grande et de valeur si haute / que qui veut une grâce et à toi ne vient pas / il veut que son désir vole sans ailes".(26) Dans le Rosaire, tandis que nous la supplions, Marie, Sanctuaire de l'Esprit Saint (cf. Lc 1,35), se tient pour nous devant le Père, qui l'a comblée de grâce, et devant le Fils, qu'elle a mis au monde, priant avec nous et pour nous.

23 Catéchisme de l'Église catholique, n.2679. CEC 2679
24 Ibid., n.2675. CEC 2675
25 La Supplique à la Reine du Rosaire, qui se récite de manière solennelle deux fois l'an, en mai et en octobre, fut composée par le bienheureux Bartolo Longo en 1883, comme une adhésion à l'invitation lancée par le Pape Léon XIII aux catholiques dans sa première encyclique sur le Rosaire, en vue d'un engagement spirituel qui puisse affronter les maux de la société.
26 La Divine Comédie, Le Paradis, C. XXXIII, 13-15, Paris (1996), p.457.


Annoncer le Christ avec Marie

17 Le Rosaire est aussi un parcours d'annonce et d'approfondissement, au long duquel le mystère du Christ est constamment représenté aux divers niveaux de l'expérience chrétienne. Il s'agit d'une présentation orante et contemplative, qui vise à façonner le disciple selon le coeur du Christ. Si, dans la récitation du Rosaire, tous les éléments permettant une bonne méditation sont en effet mis en valeur de manière appropriée, il y a la possibilité, spécialement dans la célébration communautaire en paroisse ou dans les sanctuaires, d'une catéchèse significative que les Pasteurs doivent savoir exploiter. De cette manière aussi, la Vierge du Rosaire continue son oeuvre d'annonce du Christ. L'histoire du Rosaire montre comment cette prière a été utilisée, spécialement par les Dominicains, dans un moment difficile pour l'Église à cause de la diffusion de l'hérésie. Aujourd'hui, nous nous trouvons face à de nouveaux défis. Pourquoi ne pas reprendre en main le chapelet avec la même foi que nos prédécesseurs? Le Rosaire conserve toute sa force et reste un moyen indispensable dans le bagage pastoral de tout bon évangélisateur.


2002 Rosarium Virginis Mariae