Sales: Amour de Dieu 4110


LIVRE CINQUIÈME DES DEUX PRINCIPAUX EXERCICES DE L’AMOUR SACRÉ QUI SE FONT PAR COMPLAISANCE ET BIENVEILLANCE



CHAPITRE PREMIER De la sacrée complaisance de l’amour; et premièrement en quoi elle consiste.

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L’amour n’est autre chose, ainsi que nous l’avons dit, sinon le mouvement et écoulement du coeur qui se fait envers le bien, par le moyen de la complaisance que l’on a en icelui; de sorte que la complaisance est le grand motif de l’amour, comme l’amour est le grand motif de la complaisance.

Or, ce mouvement se pratique ainsi envers Dieu. Nous savons par la foi que la Divinité est un abîme incompréhensible de toute perfection, souverainement infini en excellence, infiniment souverain en bonté. Et cette vérité que la foi nous enseigne, nous la considérons attentivement par la méditation; regardant cette immensité de biens qui sont en Dieu, ou tous ensemble, par manière d’assemblage de toutes perfections, ou distinctement, considérant ses excellences l’une après l’autre; comme, par exemple, sa toute-puissance, sa toute-sagesse, sa toute-bonté, son éternité, son infinité. Or, quand nous avons rendu notre entendement fort attentif à la grandeur des biens qui sont en ce divin objet, il est impossible que notre volonté ne soit touchée de complaisance en ce bien; et lors nous usons de notre liberté, et de l’autorité que nous avons sur nous-mêmes, provoquant notre propre coeur à répliquer et renforcer sa première complaisance par des actes d’approbation et réjouissance. O! dit alors l’âme dévote, que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! vous êtes tout désirable; ains vous êtes le désir même. Tel est mon bien-aimé, et il est l’ami de mon coeur, ô filles de Jérusalem (
Ct 5,16). O! que béni soit à jamais mon Dieu, de quoi il est si bon:

hé! que je meure, ou que je vive, je suis trop heureuse de savoir que mon Dieu est si riche en tous biens, que sa bonté est infinie, et son infinité si bonne.

Ainsi approuvant le bien que nous voyons en Dieu, et nous réjouissant d’icelui, nous faisons l’acte d’amour que l’on appelle complaisance. Car nous nous plaisons du plaisir divin infiniment plus que du nôtre propre; et c’est cet amour qui donnait tant de contentement aux saints, quand ils pouvaient raconter les perfections de leur bien-aimé, et qui leur faisait prononcer avec tant de suavité que Dieu était Dieu. Or, sachez, disaient-ils, que le Seigneur est Dieu (Ps 98,3). 0 Dieu! mon Dieu, vous êtes mon Dieu : J’ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, Dieu de mon coeur; et mon Dieu est le lot de mon héritage éternellement (Ps 15,2 Ps 72,26). Il est Dieu de notre coeur par cette complaisance, d’autant que par icelle notre coeur l’embrasse et le rend sien. Il est notre héritage, d’autant que par cet acte nous jouissons des biens qui sont en Dieu, et comme d’un héritage, nous en tirons toute sorte de plaisir et de contentement. Par cette complaisance nous buvons et mangeons spirituellement les perfections de la Divinité; car nous nous les rendons propres et les tirons dedans notre coeur. Les brebis de Jacob attirèrent dans leurs entrailles la variété de couleurs qu’elles voyaient en la fontaine en laquelle on les abreuvait; car en effet leurs petits agneaux s’en trouvèrent par après tachetés. Ainsi une âme éprise de l’amoureuse complaisance qu’elle prend à considérer la Divinité, et en icelle une infinité d’excellences, en attire aussi dans son coeur les couleurs, c’est-à-dire, la multitude des merveilles et perfections qu’elle contemple, et les rend siennes par le contentement qu’elle y prend.

O Dieu! quelle joie aurons-nous au ciel, Théotime, lorsque nous verrons le bien-aimé de nos coeurs, comme une mer infinie, de laquelle les eaux ne sont que perfection et bonté ! Alors, comme des cerfs, qui longuement pourchassés et malmenés, s’abouchant à une claire et fraîche fontaine, tirent à eux la fraîcheur de ses belles eaux; ainsi nos coeurs, après tant de langueurs et de désirs, arrivant à la source forte et vivante de la Divinité, tireront par leur complaisance toutes les perfections de ce bien-aimé, et en auront la parfaite jouissance, par la réjouissance qu’ils y prendront, se remplissant de ses délices immortelles; et en cette sorte le cher époux entrera dedans nous, comme dans son lit nuptial, pour communiquer sa joie éternelle à notre âme, selon qu’il dit lui-même, que si nous gardons la sainte loi de son amour, il viendra et fera son séjour en nous (Jn 14,23).

Tel est le doux et noble larcin de l’amour, qui, sans décolorer le bien-aimé, se colore de ses couleurs; sans le dépouiller, se revêt de sa robe; sans lui rien ôter, prend tout ce qu’il a, et, sans l’appauvrir, s’enrichit de ses biens; comme l’air prend la lumière sans amoindrir la splendeur originaire du soleil, et, le miroir, la grâce du visage, sans diminuer celle de l’homme qui se mire.

Ils ont été faits abominables, comme les choses qu’ils ont aimées, dit le Prophète parlant des méchants (Os 9,10); et on peut de même dire des bons qu’ils se sont faits aimables comme les choses qu’ils ont aimées. Voyez, je vous prie, le coeur de sainte Claire de Montefalcoz (3). Il prit tant de plaisir en la Passion du Sauveur et à méditer la très sainte Trinité, qu’aussi tira-t-il dedans soi toutes les marques de la Passion, et une représentation admirable de la Trinité, s’étant fait comme les choses qu’il aimait. L’amour que le grand apôtre saint Paul portait à la vie, mort et Passion de notre Seigneur, fut si grand, qu’il tira la vie même, la mort et la Passion de ce divin Sauveur dans le coeur de son amoureux serviteur, duquel la volonté en était remplie par dilection, sa mémoire par méditation, et son entendement par contemplation.

Mais par quel canal et conduit était venu le doux Jésus dans le coeur de saint Paul? Par le canal de la complaisance, comme il le déclare lui-même disant : Jà (1) n’advienne que je me glorifie, sinon en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (Ga 6,14). Car si vous y prenez bien garde, entre se glorifier en une personne, et se complaire en icelle, prendre à gloire et prendre à plaisir une chose, il n’y a pas autre différence, sinon que celui qui prend une chose à gloire, outre le plaisir, il ajoute l’honneur, l’honneur n’étant pas sans plaisir, bien que le plaisir puisse être sans honneur; cette âme donc avait une telle complaisance, et se sentait tant honorée en la bonté divine qui reluit en la vie, mort et Passion du Sauveur, qu’il ne prenait aucun plaisir qu’en cet honneur, et c’est cela qui lui fait dire là n’advienne que je me glorifie, sinon en la croix de mon Sauveur (Ga 2,20), comme il dit aussi qu’il ne vivait pas lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui.

(3) Sainte Claire de Monte-Falcone, 1275-1308, abbesse du monastère de Sainte-Catherine de l’ordre de Saint-Augustin, remarquable par son amour pour la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont elle ressentit toutes les douleurs
(1) Jà, certes. Vieux mot employé par les auteurs du XVII e siècle.


CHAPITRE II Que par la Sainte complaisance nous sommes rendus comme petits enfants aux mamelles de notre Seigneur.

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O Dieu que l’âme est heureuse, qui prend son plaisir à savoir et connaître que Dieu est Dieu, et que sa bonté est une infinie bonté ! Car ce céleste époux, par cette porte de la complaisance, entre en elle et soupe avec nous (
Ap 3,20), comme nous avec lui. Nous nous paissons avec lui de sa douceur, par le plaisir que nous y prenons, et rassasions notre coeur ès perfections divines, par l’aise que nous en avons. Et ce repas est un souper, à cause du repos qui le suit, la complaisance nous faisant doucement reposer en la suavité du bien qui nous délecte, et duquel nous repaissons notre coeur; car, comme vous savez, Théotime, le coeur se paît des choses esquelles il se plaît; si qu’en notre langue française on dit que l’un se paît de l’honneur, l’autre des richesses, comme le Sage avait dit que la bouche des fous se paît d’ignorance (Pr 15,14); et la souveraine Sagesse proteste que sa viande, c’est-à-dire son plaisir, n’est autre chose que de faire la volonté de son Père (Jn 4,34). En somme, l’aphorisme des médecins est vrai, que ce qui est savouré, nourrit; et celui des philosophes, ce qui plaît, paît.

Que mon bien-aimé vienne en son jardin, dit l’épouse sacrée, et qu’il y mange le fruit de ses pommes (Ct 5,1). Or, le divin époux vient en son jardin quand il vient en l’âme dévote; car puisqu’il se plaît d’être avec les enfants des hommes (Pr 7,31), où peut-il mieux loger qu’en la contrée de l’esprit qu’il a fait à son image et ressemblance? En ce jardin, lui-même y plante la complaisance amoureuse que nous avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons; comme de même sa bonté se plaît et se paît en notre complaisance, ainsi que derechef notre complaisance s’augmente de quoi Dieu se plait de nous voir plaire en lui; de sorte que ces réciproques plaisirs font l’amour d’une incomparable complaisance, par laquelle notre âme, faite jardin de son époux (1), et ayant de sa bonté les pommiers des délices, elle lui en rend le fruit, puisqu’il se plaît de la complaisance qu’elle a en lui. Ainsi tirons-nous le coeur de Dieu dedans le nôtre, et il y répand son baume précieux.

Et ainsi se pratique ce que la sainte épouse dit avec tant d’allégresse : Le roi de mon coeur m’a menée dans ses cabinets (2); nous tressaillerons et nous réjouirons en vous, nous ramentevant (3) de vos mamelles plus aimables que le vin; les bons vous aiment (4). Car, je vous prie, Théotime, qui sont les cabinets de ce roi d’amour, sinon ses mamelles qui abondent en variété de douceurs et suavités? La poitrine et les mamelles de la mère sont les cabinets des trésors du petit enfant; il n’a point d’autres richesses que celles-là, qui lui sont plus précieuses que l’or et le (5) topase, plus aimables que le reste du monde.

(1) Ct 5,1
(2) Cabinets, coffres, buffets.
(3) Ramentevant, souvenant.
(4) Ct 1,3,
(5) Le topase, la topaze, mot masculin en grec et en latin.

L’âme donc qui contemple les trésors infinis de perfections divines en son bien-aimé, se tient pour trop heureuse et riche, d’autant que l’amour rend sien par complaisance tout le bien et contentement de ce cher époux. Et tout ainsi que l’enfançon fait de petits élans du côté du sein de sa mère, et trépigne d’aise de le voir découvert, comme la mère aussi, de son côté, le lui présente avec un amour toujours un peu empressé; de même l’âme dévote ressent des tressaillements et élans de joie non pareille pour le plaisir qu’elle a de regarder les trésors des perfections du roi de son saint amour, et surtout quand elle voit que lui-même les lui montre par amour, et qu’entre ces perfections celle de son amour infini reluit excellemment. Eh! n’a-t-elle pas raison, cette belle âme, de s’écrier : O mon roi, que vos richesses sont aimables, et que vos amours sont riches! Eh! qui en a plus de joie, ou vous qui en jouissez, ou moi qui m’en réjouis? Nous tressaillerons d’allégresse en la souvenance de votre sein (1) si fécond en toute excellence de suavité : moi, parce que mon bien-aimé en jouit; vous, parce que votre bien-aimé s’en réjouit: car ainsi nous nous en réjouissons tous deux, puisque votre bonté vous fait jouir de ma réjouissance, et mon amour me fait réjouir de votre jouissance. Ah ! les justes et bons vous aiment (2). Et comment pourrait-on être bon et n’aimer pas une si grande bonté? Les princes terrestres ont leurs trésors ès cabinets de leurs palais, leurs armes en leurs arsenaux; mais le prince céleste, il a son trésor en son sein, ses armes en sa poitrine, et parce que son trésor et sa bonté, comme ses armes, sont ses amours, son sein ressemble à celui d’une douce mère, dont les mamelles sont comme deux cabinets riches en douceur de bon lait, armés d’autant de traits pour assujettir le cher petit poupon comme il en peut faire de traites (1) en tétant.


(1) Ct 1,5
(2) Ct 1,5
(1) Opposition de traits et traites, concession aux habitudes d’antithèse de l’époque.


Certes, la nature a logé les mamelles en la poitrine, afin que la chaleur du coeur y faisant la concoction (2) du lait, comme la mère est la nourrice de l’enfant, le coeur d’icelle en fût aussi le nourricier, et que le lait fût une viande toute d’amour, meilleure cent fois que le vin (3). Notez cependant, Théotime, que la comparaison du lait et du vin semble si propre à l’épouse sacrée, qu’elle ne se contente pas de dire une fois que les mamelles de son époux surpassent le vin (4); mais elle le répète par trois fois. Le vin, Théotime, est le lait des raisins, et le lait est le vin des mamelles; aussi l’épouse sacrée dit que son bien-aimé est raisin pour elle, mais raisin cyprin (5), c’est-à-dire, d’une odeur excellente. Moïse dit que les Israélites pouvaient boire le sang très pur et très bon du raisin (6); et Jacob décrivant à son fils Judas la fertilité du lot qu’il aurait en la terre promise, prophétisa sous cette figure la véritable félicité des chrétiens, disant que le Sauveur laverait sa robe, c’est-à-dire, la sainte Eglise, au sang du raisin (7), c’est-à-dire, en son propre sang. Or,

(2) Concoction, digestion dans l’ancienne physiologie.
(3) Ct 1,3
(4) Ct 1,3


(5) Cyprin, parfumé par les fleurs. Ct 1,13
(6) Dt 32,14
(7) Gn 42,11

le sang et le lait ne sont non plus différents l’un de l’autre que le verjus et le vin; car comme le verjus mûrissant par la chaleur du soleil change de couleur, devient vin agréable, et se rend propre à nourrir; aussi le sang assaisonné par la chaleur du coeur prend la belle couleur blanche, et devient une nourriture grandement convenable aux enfants.

Le lait, qui est une viande cordiale toute d’amour, représente la science et théologie mystique, c’est-à-dire, le doux savourement provenant de la complaisance amoureuse que l’esprit reçoit, lorsqu’il médite les perfections de la bonté divine; mais le vin signifie la science ordinaire et acquise qui se tire à force de spéculations sous le pressoir de plusieurs arguments et disputes. Or, le lait que nos âmes sucent ès mamelles de la charité de notre Seigneur vaut mieux incomparablement que le vin que nous tirons des discours humains; car le lait prend son origine de l’amour céleste qui le prépare à ses enfants avant même qu’ils y aient pensé; il a un goût amiable et suave, son odeur surpasse tous les parfums, il rend l’haleine fraîche et douce comme d’un enfant de lait, il donne une joie sans insolence, il enivre sans hébéter, il ne lève pas le sens mais il le relève.

Quand le saint homme Isaac embrassa et baisa son cher enfant Jacob, il sentit la bonne odeur de ses vêtements, et soudain parfumé d’un plaisir extrême : O ! dit-il, voici que l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ fleuri que Dieu a béni (1). L’habit et le parfum étaient en Jacob, mais lsaac en eut la complaisance et réjouissance. Hélas !

(1) Gn 28,27

l’âme qui tient par amour son Sauveur entre les bras de ses affections, combien délicieusement sent-elle les parfums des perfections infinies qui se retrouvent en lui! et avec quelle complaisance dit-elle en soi-même : Ah! voici que la senteur de mon Dieu est comme la senteur d’un jardin fleurissant! Eh! que ses mamelles sont précieuses, répandant des parfums souverains (2)1 !Ainsi l’esprit du grand saint Augustin, balançant entre les sacrés contentements qu’il avait à considérer, d’un côté ce mystère de la naissance de son Maître, et de l’autre part le mystère de la Passion, s’écriait tout ravi en cette complaisance

Entre l’un et l’autre mystère,
Auquel dois-je mon coeur ranger.
D’un côté, le sein de la mère
M’offre son lait pour en manger;
De l’autre, la plaie salutaire
Jette son sang pour m’abreuver.

(1) Ct 1,1



CHAPITRE III Que la sacrée complaisance donne notre coeur à Dieu, et nous fait sentir un perpétuel désir en la jouissance.

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L’amour que nous portons à Dieu prend son origine de la première complaisance que notre coeur sent, soudain qu’il aperçoit la bonté divine, lorsqu’il commence à tendre vers icelle. Or, quand nous accroissons et renforçons cette première complaisance par le moyen de d’exercice de l’amour, ainsi que nous avons déclaré ès chapitres précédents, alors nous attirons dedans notre coeur les perfections divines, et jouissons de la divine bonté par la réjouissance que nous y prenons, pratiquant cette première partie du contentement amoureux que l’épouse sacrée exprime, disant: Mon bien-aimé est à moi (1). Mais parce que cette complaisance amoureuse étant en nous qui l’avons, ne laisse pas d’être en Dieu en qui nous la prenons, elle nous donne réciproquement à la divine bonté; si que par ce saint amour de complaisance nous jouissons des biens qui sont en Dieu, comme s’ils étaient nôtres. Mais parce que des perfections divines sont plus fortes que notre esprit, entrant en icelui, elles le possèdent réciproquement; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nôtre par cette complaisance, mais aussi que nous sommes à lui.

L’herbe aproxis (2), ainsi que nous avons dit ailleurs, a une si grande correspondance avec le feu, qu’encore qu’elle en soit éloignée, soudain néanmoins qu’elle est à son aspect, elle attire la flamme et commence à brûler, concevant son feu non tant à la chaleur qu’à la lueur de celui qu’on lui présente. Quand donc par cette attraction elle s’est unie au feu, si elle savait parler, ne pourrait-elle pas dire : Mon bien-aimé feu est mien, puisque je l’ai attiré à moi, et que je jouis de ses flammes ; mais moi je suis aussi à lui, car si je l’ai attiré à moi, il me réduit en lui, comme plus fort et plus no-bic: il est mon feu, et

(1)
Ct 2,16
(2) Aporoxis, fraxinelle. Cette plante secrète une huile volatile formant durant la nuit comme une vapeur qui l’environne. Si l’on approche une bougie, l’atmosphère jette une lueur et brûle rapidement, sans endommager la plante.

je suis son herbe; je l’attire, et il me brûle. Ainsi notre coeur s’étant mis en la présence de la divine bonté, et ayant attiré les perfections d’icelle par la complaisance qu’il y prend, peut dire en vérité: La bonté de Dieu est toute mienne, puisque je jouis de ses excellences, et moi je suis tout sien, puisque ses contentements me possèdent.

Par la complaisance, notre âme, comme une toison de Gédéon, se remplit toute de la rosée céleste et cette rosée est à la toison, parce qu’elle est descendue en icelle; mais réciproquement la toison est à la rosée, parce qu’elle est détrempée par icelle et en reçoit le prix. Qui est plus l’une à l’autre, ou la perle à l’huître, ou l’huître à la perle? La perle est à l’huître qui l’a attirée à soi; mais l’huître est à la perle, laquelle lui donne la valeur et l’estime. La complaisance nous rend possesseurs de Dieu, tirant en nous les perfections d’icelui, et nous rend possédés de Dieu, nous attachant et appliquant aux perfections d’icelui.

Or, en cette complaisance nous assouvissons tellement notre âme de contentement, que nous ne laissons pas de désirer de l’assouvir encore, et savourant la bonté divine, nous la voudrions encore savourer; en nous rassasiant nous voudrions toujours manger, comme en mangeant nous nous sentons rassasier. Le chef des apôtres ayant dit dans sa première épître que les anciens prophètes avaient manifesté les grâces qui devaient abonder parmi les chrétiens, et entre autres choses la Passion de notre Seigneur et la gloire qui la devait suivre, tant par la résurrection de son corps que par l’exaltation de son nom ; enfin il conclut que les anges mêmes désirent de regarder les mystères de la rédemption en ce divin Sauveur, auquel, dit-il, les anges désirent regarder (1). Mais comme donc se peut-il entendre que les anges qui voient le Rédempteur, et en icelui tous les mystères de notre salut, désirent encore néanmoins de le voir? Théotime, ils le voient certes toujours, mais d’une vue si agréable et délicieuse, que la complaisance qu’ils en ont les assouvit sans leur ôter le désir, et les fait désirer sans leur ôter l’assouvissement: la jouissance n’est pas diminuée par le désir, ains en est perfectionnée; comme leur désir n’est pas étouffé, ains affiné (2) par la jouissance.

La jouissance d’un bien qui contente toujours, ne flétrit jamais, ains se renouvelle et fleurit sans cesse; elle est toujours aimable, toujours désirable. Le continuel contentement des célestes amoureux produit un désir perpétuellement content, comme leur continuel désir fait naît en eux un contentement perpétuellement désiré. Le bien qui est fini termine le désir quand il donne la jouissance, et ôte la jouissance quand il donne le désir, ne pouvant être possédé et désiré tout ensemble. Mais le bien infini fait régner le désir dans la possession, et la possession dans le désir, ayant de quoi assouvir le désir par sa sainte présence, et de quoi le faire toujours vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit, en tous ceux qui la possèdent, un désir toujours content et un contentement toujours désireux (3).

(1) 1P 1,12
(2) Affiné, aiguisé.
(3) Ce passage rempli d’antithèses est encore un tribut payé au goût douteux de la littérature de l’époque.

Imaginez-vous, Théotime, ceux qui tiennent-en leur bouche l’herbe scitique (1); car, à ce qu’on dit, ils n’ont jamais ni faim ni soif, tant elle les rassasie, et jamais pourtant ils ne perdent l’appétit, tant elle les sustente délicieusement. Quand notre volonté a rencontré Dieu, elle se repose en lui, y prenant une souveraine complaisance, et néanmoins elle ne laisse pas de faire le mouvement de son désir; car comme elle désire d’aimer, elle aime aussi de désirer; elle a le désir de l’amour et l’amour du désir. Le repos du coeur ne consiste pas à demeurer immobile, mais à n’avoir besoin de rien; il ne gît pas à n’avoir point de mouvement, mais à n’avoir point d’indigence de se mouvoir.

Les esprits perdus ont un mouvement éternel sans nul mélange de tranquillité : nous autres mortels, qui sommes encore en ce pèlerinage, avons tantôt du repos, tantôt du mouvement en nos affections; les esprits bienheureux ont toujours le repos en leurs mouvements et le mouvement en leur repos, n’y ayant que Dieu seul qui ait le repos sans mouvement, parce qu’il est souverainement un acte pur et substantiel. Or, bien que, selon la condition ordinaire de cette vie mortelle, nous n’ayons pas le repos en notre mouvement, si est-ce toutefois que lorsque nous faisons les essais des exercices de la Vie immortelle, c’est-à-dire, que nous pratiquons les actes du saint amour, nous trouvons du repos dans le mouvement de nos affections : et du mouvement au repos de la complaisance que nous avons en notre bien-aimé, recevant par ce moyen des avant-goûts de la future félicité à laquelle nous aspirons.

(1) Herbe scitique, ou scythique, qui rassasie et désaltère, peut-être du nom des Scythes, qui s’enivraient aisément.


S’il est vrai que le caméléon vive de l’air (1), partout où il va dans l’air, il a de quoi se repaître; que s’il se remue d’un lieu à l’autre, ce n’est pas pour chercher de quoi se rassasier, mais pour s’exercer dedans son aliment, comme les poissons dans la mer. Qui désire Dieu en le possédant, ne le désire pas pour le chercher, mais pour exercer cette affection dedans le bien même duquel il jouit; car le coeur ne fait pas ce mouvement de désir comme prétendant à la jouissance pour l’avoir, puisqu’il l’a déjà, mais comme s’étendant en la jouissance laquelle il a, non pour obtenir le bien, mais pour s’y récréer et entretenir; non pour en jouir, mais pour s’y esjouir (3), ainsi que nous marchons et nous émouvons pour aller en quelque délicieux jardin, auquel étant arrivés, nous ne laissons pas de marcher et nous remuer derechef, non plus pour y venir, mais pour nous promener et passer le temps en icelui; nous avons marché pour aller jouir de l’aménité du jardin: y étant, nous marchons pour nous esjouir eu la jouissance d’icelui.

Requérez l’Éternel avec un grand courage,
Sans cesser de toujours rechercher son visage (3).

(1) Le caméléon se nourrit d’insectes, mais peut rester des mois entiers sans manger.
(2) Esjouir, savourer sa jouissance.
(3) Ps 104,4

On cherche toujours celui qu’on aime toujours, dit le grand saint Augustin; l’amour cherche ce qu’il a trouvé, non afin de l’avoir, mais pour toujours l’avoir.

En somme, Théotime, l’âme qui est en l’exercice de l’amour de complaisance, crie perpétuellement en son sacré silence : Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense; que je meure ou que je vive, il importe peu pour moi, puisque mon cher bien-aimé vit éternellement d’une vie toute triomphante. La mort même ne peut attrister le coeur qui sait que son souverain amour est vivant. C’est assez pour l’âme qui aime que celui qu’elle aime plus que soi-même, soit comblé de biens éternels, puisqu’elle vit plus en celui qu’elle aime qu’en celui qu’elle anime; ains qu’elle ne vit pas elle-même, mais son bien-aimé vit en elle (1).

(1) Ga 2,20



CHAPITRE IV De l’amoureuse condoléance par laquelle la complaisance de l’amour est encore mieux déclarée.

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La compassion, condoléance, commisération ou miséricorde, n’est autre chose qu’une affection qui nous fait participer à la passion et douleur de celui que nous aimons, tirant la misère qu’il souffre dans notre coeur, dont elle est appelée miséricorde, comme qui dirait une misère de coeur: comme la complaisance tire dedans le coeur de l’amant le plaisir et contentement de la chose aimée. Or, c’est l’amour qui fait l’un et l’autre effet par la vertu qu’il a d’unir le coeur qui aime à ce qui est aimé, rendant par ce moyen les biens et les maux des amis communs, et ce qui se passe en la compassion donne beaucoup de clarté à ce qui regarde la complaisance.

La compassion tire sa grandeur de celle de l’amour qui la produit. Ainsi sont grandes les condoléances des mères sur les afflictions de leurs enfants uniques, comme l’Écriture témoigne souvent. Quelle condoléance dans le coeur d’Agar sur la douleur de son Ismaël, qu’elle voyait presque périr de soif au désert! Quelle commisération en l’âme de David sur la mort de son Absalon! Eh! ne voyez-vous pas le coeur maternel du grand Apôtre : malade avec les malades, brûlant de zèle pour les scandalisés, avec une douleur continuelle pour la perte des Juifs, et mourant tous les jours pour ses chers enfants spirituels (
1Co 11,29 Rm 9,2 1Co 15,31)? Mais surtout considérez comme l’amour tire toutes les peines, tous les tourments, les travaux, les souffrances, les douleurs, les blessures, la passion, la croix, et la mort même de notre Rédempteur, dans le coeur de sa très sacrée mère. Hélas! les mêmes clous qui crucifièrent le corps de ce divin enfant, crucifièrent aussi le coeur de la mère; les mêmes épinés qui percèrent son chef, outrepercèrent (2) l’âme de cette mère toute douce; elle eut les mêmes misères de son fils par commisération; les mêmes douleurs, par condoléance ; les mêmes passions, par compassion; et en somme l’épée de la mort qui transperça le corps de ce très aimé fils, outreperça de même le coeur de cette très amante mère (Lc 2,35) : dont elle pouvait bien dire qu’il lui était un bouquet de myrrhe au milieu de ses mamelles (Ct 1,12), c’est-à-dire, en sa poitrine et au milieu de son coeur. Jacob oyant la triste quoique fausse nouvelle de la mort de son cher Joseph, vous voyez quelle affliction il en sent : Ah ! dit-il, je descendrai en regret aux enfers; c’est-à-dire, aux limbes, dans le sein d’Abraham, vers cet enfant (Gn 37,35).

(2) Outrepercèrent, traversèrent.

La condoléance tire aussi sa grandeur de celle des douleurs que l’on voit souffrir à ceux que l’on aime; car, pour petite que soit l’amitié, si les maux qu’on voit endurer sont extrêmes, ils nous font une grande pitié. On voit pour cela César pleurer sur Pompée, et les filles de Jérusalem ne surent jamais s’empêcher de pleurer sur notre Seigneur (Lc 23,27), bien que la plupart d’entre elles ne lui fussent pas grandement affectionnées, comme aussi les amis de Job, quoique mauvais amis, firent de grands gémissements, voyant l’effroyable spectacle de son incomparable misère. Et quel grand coup de douleur au coeur de Jacob de penser que son cher enfant était trépassé d’une mort si cruelle, comme est celle d’être dévoré d’une bête sauvage! Mais la commisération, outre tout cela, se renforce merveilleusement par la présence de l’objet misérable. Pour cela, la pauvre Agar s’éloignait de son fils languissant, afin d’alléger en quelque sorte la douleur de compassion qu’elle sentait, disant : Je ne verrai pas mourir l’enfant (Gn 21,16); comme au contraire notre Seigneur pleure voyant le sépulcre de son bien-aimé Lazare (Jn 20,35), et regardant sa chère Jérusalem (2) ; et notre bonhomme Jacob est outré de douleur quand il voit la robe ensanglantée de son pauvre petit Joseph.

Or, autant de causes agrandissent la complaisance. A mesure que l’ami nous est plus cher, nous avons plus de plaisir en son contentement, et son bien entre plus avant en notre âme; que si le bien est excellent, notre joie en est aussi plus grande. Mais si nous voyons l’ami en la jouissance d’icelui, notre réjouissance en devient extrême. Quand le bon Jacob sut que son fils vivait, ô Dieu, quelle joie! son esprit revint en lui, il revécut (3), et, par manière de dire, il ressuscita. Mais qu’est-ce à dire, il revécut on il ressuscita? Théotime, les esprits ne meurent de leur propre mort que par le péché qui les sépare de Dieu, lequel est leur vraie vie surnaturelle; mais ils meurent quelquefois de la mort d’autrui, et cela arriva au bon Jacob duquel nous parlons, car l’amour qui tire dans le coeur de l’amant le bien et le mal de la chose aimée, l’un par complaisance, l’autre par commisération, tira la mort de l’aimable Joseph dans le coeur de l’amant Jacob, et, par un miracle impossible à. toute autre puissance qu’à celle de l’amour, l’esprit de ce bon père était plein de la mort de celui qui était vivant et régnant, d’autant que l’affection ayant été trompée devança l’effet.

(2) Lc 19,41
(3) Gn 45,27

Or, quand au contraire il sut qu’en vérité son fils était en vie, l’amour, qui avait si longuement tenu le trépas présupposé du fils dans l’esprit de ce bon père, voyant qu’il avait été déçu, rejeta promptement cette feinte mort, et en sa place fit entrer la véritable vie de ce même enfant. Ainsi donc il revécut d’une nouvelle vie, parce que la vie de son fils entra dans son esprit par complaisance, et l’anima d’un contentement nonpareil, duquel se trouvant assouvi, et ne tenant plus compte d’aucun autre plaisir en comparaison d’icelui : Il me suffit, dit-il, si mon enfant Joseph est en vie. Mais quand de ses propres yeux il vit par expérience la vérité des grandeurs de ce cher enfant en Gessen, penché sur lui, et pleurant assez longtemps sur le cou d’icelui : Eh ! dit-il, maintenant je mourrai joyeux, mon cher fils, puisque l’ai vu votre face, et que vous vivez encore (1). O Dieu, Théotime, quelle joie! et que ce vieillard l’exprime excellemment! Car que veut-il dire par ces paroles: Maintenant je mourrai content, puisque j’ai vu ta face; sinon que son allégresse est si grande qu’elle est capable de rendre joyeuse et agréable la mort même, qui est la plus triste et horrible chose du monde? Dites-moi, je vous prie, Théotime, qui ressent plus le bien de Joseph, ou lui qui en jouit, ou Jacob qui s’en réjouit? Certes, si le bien n’est bien que pour le contentement qu’il nous donne, le père en a autant et plus que le fils; car le fils, avec la dignité de vice-roi qu’il possède, a par conséquent beaucoup de soins et d’affaires, mais le père jouit par complaisance, et possède purement ce qui est de bon en cette grandeur et dignité de son fils, sans charge, sans soin et sans peine. Je mourrai joyeux, dit-il. Hélas! qui

(1) Gn 51,30

ne voit son contentement? Si la mort même ne peut troubler sa joie, qui la pourra donc jamais altérer? Si son aise vit emmi les détresses de la mort, qui la pourra jamais éteindre? L’amour est fort comme la mort (1), et les allégresses de l’amour surmontent les tristesses de la mort; car la mort ne les peut faire mourir, ains les avive; si que comme il y a un feu qui par merveille se nourrit en une fontaine proche de Grenoble (2), ainsi que nous savons fort assurément, et que même le grand saint Augustin atteste, aussi la sainte charité est si forte qu’elle nourrit ses flammes et ses consolations emmi les plus tristes angoisses de la mort, et les eaux des tribulations ne peuvent éteindre son feu (3).

(1) Ct 8,6(2) La Fontaine ardente, une des merveilles du Dauphiné. Émanation de gaz combustibles qui donnent une flamme de 30 à 40 centimètres d’élévation,(3) Ct 8,7





Sales: Amour de Dieu 4110