Slavorum Apostoli FR 16

V. UN SENS CATHOLIQUE DE L'EGLISE



16 Ce n'est pas seulement le contenu évangélique de la doctrine annoncée par les saints Cyrille et Méthode qui mérite d'être mis en relief. Pour l'Eglise d'aujourd'hui, il y a aussi des aspects suggestifs et instructifs dans la méthode catéchétique et pastorale qu'ils appliquèrent au cours de leur activité apostolique auprès de peuples qui n'avaient pas encore entendu célébrer dans leur langue maternelle les Mystères divins, et qui n'avaient pas encore écouté l'annonce de la parole de Dieu faite d'une manière qui corresponde pleinement à leur mentalité propre et qui respecte les conditions de vie concrètes où ils se trouvaient.

Nous savons que le Concile Vatican II, il y a vingt ans, eut comme tâche principale de réveiller la conscience que l'Eglise a d'elle-même et, grâce à son renouvellement intérieur, de lui donner une nouvelle impulsion missionnaire en vue de l'annonce du message éternel de salut, de paix et d'entente mutuelle entre les peuples et les nations, par-delà toutes les frontières qui divisent encore notre planète destinée à être une demeure commune pour toute l'humanité par la volonté de Dieu créateur et rédempteur. Les menaces qui s'accumulent sur elle en notre temps ne peuvent faire oublier l'intuition prophétique du Pape Jean XXIII qui convoqua le Concile dans le but et la conviction qu'il serait en mesure de préparer et de commencer un printemps et une renaissance dans la vie de l'Eglise.

Et, au sujet de l'universalité, le Concile lui-même s'est exprimé notamment en ces termes: « A faire partie du Peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés. C'est pourquoi ce Peuple, demeurant un et unique, est destiné à se dilater aux dimensions de l'univers entier et à toute la suite des siècles pour que s'accomplisse ce que s'est proposé la volonté de Dieu créant à l'origine la nature humaine dans l'unité, et décidant de rassembler enfin dans l'unité ses fils dispersés (cf. Jn
Jn 11,52).... L'Eglise ou Peuple de Dieu par qui ce royaume prend corps ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les richesses, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu'elles ont de bon, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève... Ce caractère d'universalité qui brille sur le Peuple de Dieu est un don du Seigneur lui-même... En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à l'Eglise tout entière le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune des parties s'accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l'unité » 28.

[28] Conc. Oec. Vat. II, Cost. dogm. Lumen Gentium, de Ecclesia, LG 13.

17 Nous pouvons tranquillement affirmer qu'une telle vision de la catholicité de l'Eglise, traditionnelle et aussi extrêmement actuelle - comprise à l'image d'une symphonie des diverses liturgies dans toutes les langues du monde unies en une seule liturgie, ou comme un choeur harmonieux qui, fort des voix d'innombrables multitudes d'hommes, s'élève avec des modulations, des timbres et des contrepoints infinis pour la louange de Dieu, de tous les points de notre terre, à tout moment de l'histoire - , correspond particulièrement bien à la vision théologique et pastorale qui inspira l'oeuvre apostolique et missionnaire de Constantin le Philosophe et de Méthode et fut le principe de leur mission dans les nations slaves.

A Venise, face aux représentants de la culture ecclésiastique qui, attachés à une conception plutôt étroite de la réalité ecclésiale, étaient opposés à cette vision, saint Cyrille la défendit avec courage, soulignant le fait que beaucoup de peuples avaient déjà introduit dans le passé et possédaient une liturgie écrite et célébrée dans leur langue, comme « les Arméniens, les Perses, les Abasges, les Géorgiens, les Sogdiens, les Goths, les Avares, les Tyrses, les Khazars, les Arabes, les Coptes, les Syriens, et beaucoup d'autres » 29.

Rappelant que Dieu fait lever son soleil et tomber la pluie sur tous les hommes sans exception 30, il disait: « Ne respirons-nous pas l'air tous de la même manière? Et vous n'avez pas de scrupules à vous limiter à trois langues seulement (l'hébreu, le grec et le latin) pour décider que tous les autres peuples et races restent aveugles et sourds! Dites-moi: soutenez-vous cela parce que vous considérez que Dieu est trop faible pour pouvoir l'accorder, ou trop jaloux pour le vouloir? » 31. Aux arguments historiques et dialectiques qu'on lui opposait, le Saint répondait en prenant appui sur la Sainte Ecriture: « Que toute langue proclame que Jésus Christ est Seigneur, pour la gloire de Dieu le Père » 32; « que toute la terre t'adore, qu'elle fasse monter ses chants et ses hymnes pour ton nom, Dieu trèshaut! » 33; « louez le Seigneur, toutes les nations, louez-le, vous tous les peuples! » 34.

[29] Vita Constantini, XVI, 8; ed. mem., p. 205.
[30] Cfr.
Mt 5,45.
[31] Vita Constantini, XVI, 4-6; ed. mem., p. 205.
[32] Ibid., XVI, 58; ed. mem., p. 208 ; Philip. 2, 11.
[33] Vita Constantini, XVI, 12; ed. mem., p. 206; Ps 66 [65], 4.
[34] Vita Constantini, XVI, 13; ed. mem., p. 206; Ps 117 [116], 1.

18 L'Eglise est catholique aussi parce qu'elle sait présenter dans tous les contextes humains la vérité révélée, dont elle conserve intact le contenu divin, de telle manière qu'elle rencontre les pensées nobles et les attentes justes de chaque homme et de chaque peuple. Du reste, tout le patrimoine du bien que chaque génération transmet aux suivantes en même temps que l'inestimable don de la vie, constitue comme une immense quantité de pierres multicolores qui composent la mosaïque vivante du Pantocrator, lequel ne se manifestera dans sa splendeur entière qu'au moment de la Parousie.

L'Evangile ne conduit pas à appauvrir ou à effacer ce que tous les hommes, les peuples et les nations, toutes les cultures au long de l'histoire, reconnaissent et réalisent comme bien, comme vérité et comme beauté. Il pousse plutôt a assimiler et à développer toutes ces valeurs: à les vivre avec générosité et dans la joie, à les parachever à la lumière exaltante et mystérieuse de la Révélation.

La dimension concrète de la catholicité, inscrite par le Christ Seigneur dans la structure même de l'Eglise, n'est pas quelque chose de statique, qui serait hors de l'histoire et platement uniforme, mais elle naît et se développe, en un sens, quotidiennement, comme une nouveauté de la foi unanime de tous ceux qui croient en Dieu un et trine, révélé par Jésus Christ et prêché par l'Eglise avec la force de l'Esprit Saint. Cette dimension apparaît tout à fait spontanément à partir du respect mutuel - c'est-à-dire de la charité fraternelle - de tous les hommes et de toutes les nations, grandes ou petites, et à partir de la reconnaissance loyale des caractéristiques et des droits des frères dans la foi.


19 La catholicité de l'Eglise se manifeste, par ailleurs, par la coresponsabilité active et la coopération généreuse de tous en faveur du bien commun. L'Eglise réalise avant tout son universalité quand elle accueille, unifie et exalte de la manière qui lui est propre, avec une sollicitude maternelle, toute véritable valeur humaine. En même temps, elle met tout en oeuvre, sous toutes les latitudes et les longitudes et dans toutes les situations historiques, pour gagner à Dieu chaque homme et tous les hommes, pour les unir entre eux et avec lui dans sa vérité et son amour.

Tous les hommes, toutes les nations, toutes les cultures et toutes les civilisations ont un rôle propre à remplir et une place particulière dans le plan mystérieux de Dieu et dans l'histoire universelle du salut. C'était là la pensée des deux Saints: le Dieu qui est « tendresse et justice 35, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité 36, ... n'accepte pas que le genre humain succombe à sa faiblesse et périsse, cédant aux tentations de l'ennemi, mais chaque année et en tout temps il ne cesse de nous combler de sa grâce multiforme, depuis les origines jusqu'à ce jour, de la même manière: d'abord par les patriarches et les pères et, après eux, par les prophètes; puis les apôtres et les martyrs, les hommes justes et les docteurs, qu'il choisit au coeur de ce monde agité par la tempête » 37.

[35] Cfr.
Ps 112,4 [111]: Il.2, 13.
[36] Cfr. 1Tm 2,4.
[37] Vita Constantini, I, 1; ed. mem., p. 169.

20 Le message évangélique que les saints Cyrille et Méthode ont traduit pour les peuples slaves, puisant avec sagesse dans le trésor de l'Eglise « du neuf et de l'ancien » 38, a été transmis par la prédication et la catéchèse en accord avec les vérités éternelles tout en l'adaptant à la situation historique concrète. Grâce aux efforts missionnaires des deux Saints, les peuples slaves purent prendre conscience, pour la première fois, de leur vocation à participer à l'éternel dessein de la Très Sainte Trinité, dans le plan universel de salut du monde. Ils prenaient ainsi conscience aussi de leur rôle positif dans toute l'histoire de l'humanité créée par Dieu le Père, rachetée par le Fils Sauveur et illuminée par l'Esprit Saint. Grâce à cette annonce, approuvée en son temps par les autorités de l'Eglise, par les Evêques de Rome et les Patriarches de Constantinople, les Slaves purent se sentir, avec les autres nations de la terre, les descendants et les héritiers de la promesse faite par Dieu à Abraham 39. De cette manière, grâce à l'organisation ecclésiastique créée par saint Méthode et aussi à la conscience qu'ils eurent de leur identité chrétienne, ils prirent la place qui leur revenait dans l'Eglise, désormais établie aussi dans cette partie de l'Europe. C'est pourquoi leurs descendants gardent aujourd'hui un souvenir reconnaissant et impérissable de celui qui est devenu le maillon qui les unit à la chaîne des grands hérauts de la Révélation divine de l'Ancien et du Nouveau Testaments: « Après tous ceux-là, le Dieu miséricordieux, en notre temps, suscita pour la bonne cause en faveur de notre peuple - dont personne ne s'était jamais préoccupé - notre Maître, le bienheureux Méthode, dont nous comparons sans rougir les vertus et les luttes, une à une, à celles de ces hommes qui ont plu à Dieu ».40

[38] Cfr.
Mt 13,52.
[39] Cfr. Gn 15,1-21.
[40] Vita Methodii, II, 1; ed. mem., p. 220 s.



VI. L'EVANGILE ET LA CULTURE



21 Les Frères de Salonique étaient les héritiers non seulement de la foi, mais aussi de la culture de la Grèce antique, continuée par Byzance. Et l'on sait quelle importance revêt cet héritage pour toute la culture européenne et, directement ou indirectement, pour la culture universelle. Dans l'oeuvre d'évangélisation qu'ils entreprirent, en pionniers, dans les territoires habités par des peuples slaves, on trouve aussi un modèle de ce que l'on appelle aujourd'hui l'« inculturation »: l'incarnation de l'Evangile dans les cultures autochtones, et en même temps l'introduction de ces cultures dans la vie de l'Eglise.

En incarnant l'Evangile dans la culture autochtone des peuples qu'ils évangélisaient, les saints Cyrille et Méthode eurent le mérite particulier de former et de développer cette même culture ou, plutôt, de nombreuses cultures. En effet, toutes les cultures des nations slaves doivent leur « origine » ou leur développement à l'oeuvre des deux Frères de Salonique. Ce sont eux, de fait, qui, en créant, de manière originale et géniale, un alphabet pour la langue slave, apportèrent une contribution fondamentale à la culture et à la littérature de toutes les nations slaves.

Par ailleurs, la traduction des Livres saints, réalisée par Cyrille et Méthode en collaboration avec leurs disciples, conféra une efficience et une dignité culturelle à la langue liturgique paléoslave qui devint pour de longs siècles non seulement la langue ecclésiastique, mais aussi la langue officielle et littéraire, et même la langue courante des milieux les plus cultivés dans la majeure partie des nations slaves et, en particulier, de tous les Slaves de rite oriental. Elle fut en usage aussi à l'église Sainte-Croix de Cracovie où s'étaient établis les Bénédictins slaves. C'est là que furent publiés les premiers livres liturgiques imprimés dans cette langue. Aujourd'hui encore, c'est la langue utilisée dans la liturgie byzantine des Eglises orientales slaves de rite constantinopolitain, catholiques ou orthodoxes, en Europe de l'est et du sud-est, et également en divers pays d'Europe occidentale; elle est aussi utilisée dans la liturgie romaine des catholiques de Croatie.


22 Dans le développement historique des Slaves de rite oriental, cette langue eut un rôle semblable à celui de la langue latine en Occident. En outre, elle s'est maintenue plus longtemps - en partie jusqu'au XIXe siècle - et elle a exercé une influence beaucoup plus directe sur la formation des langues littéraires locales, grâce aux rapports étroits de parenté qui les unissaient.

De ces services rendus à la culture de tous les peuples et de toutes les nations slaves, il résulte que l'oeuvre de l'évangélisation accomplie par les saints Cyrille et Méthode est, en un sens, constamment présente dans l'histoire et dans la vie de ces peuples et de ces nations.




VII. LA PORTEE ET LE RAYONNEMENT DU MILLENAIRE CHRETIEN DANS LE MONDE SLAVE



23 L'activité apostolique et missionnaire des saints Cyrille et Méthode, qui se déroula dans la seconde moitié du IXe siècle, peut être considérée comme la première évangélisation efficace des Slaves.

Elle concerna à des degrés divers chacun des territoires, se concentrant principalement sur les territoires compris dans l'Etat de la Grande-Moravie d'alors. En premier lieu, elle couvrit les régions de la métropole dont Méthode était le pasteur: la Moravie, la Slovaquie et la Pannonie, c'est-à-dire une partie de la Hongrie actuelle. L'influence plus large exercée par cette oeuvre apostolique, spécialement par les missionnaires que Méthode avait préparés, atteignit les autres groupes de Slaves occidentaux, surtout ceux de Bohême. Le premier prince de l'histoire de la Bohême appartenant à la dynastie des Premyslides, Bozyvoj (Borivoj), fut probablement baptisé suivant le rite slave. Plus tard, cette influence s'étendit aux tribus serbo-lusaciennes et aux territoires de la Pologne méridionale. Toutefois, à partir de la chute de la Grande-Moravie (vers 905-906), ce rite fut remplacé par le rite latin et la Bohême fut rattachée du point de vue ecclésiastique à la juridiction de l'Evêque de Ratisbonne et à la métropole de Salzbourg. Mais il est utile de noter que, vers le milieu du Xe siècle encore, au temps de saint Venceslas, il existait une forte pénétration réciproque des éléments de l'un et l'autre rite et une symbiose importante entre les deux langues utilisées dans la liturgie: la langue slave et la langue latine. Du reste, la christianisation du peuple n'était pas possible sans l'usage de la langue maternelle. Et c'est seulement sur cette base que put se développer le langage chrétien en Bohême, et de là, ensuite, le langage ecclésiastique put se développer et s'affermir en Pologne. La notice concernant le prince des Vislanes dans la Vie de Méthode est la mention historique la plus ancienne sur l'une des tribus polonaises 41. On ne dispose pas de données suffisantes pour pouvoir lier à cette mention l'institution dans les terres polonaises d'une organisation ecclésiastique de rite slave.

[41] Cfr. Vita Methodii, XI, 2-3; ed. mem., p. 231.

24 Le baptême de la Pologne, en 966, en la personne du premier souverain de l'histoire, Mieszko, qui épousa la princesse Dubravka de Bohême, eut lieu principalement par l'intermédiaire de l'Eglise de Bohême, et c'est par cette voie que le christianisme parvint en Pologne, depuis Rome, sous sa forme latine. C'est un fait, néanmoins, que les prémices du christianisme en Pologne se rattachent en quelque manière à l'oeuvre des Frères partis de la lointaine Salonique.

Chez les Slaves de la péninsule balkanique, le zèle des deux Saints porta des fruits encore plus visibles. Grâce à leur apostolat, le christianisme, implanté depuis longtemps en Croatie, y fut renforcé.

La mission entreprise par Cyrille et Méthode s'affermit et se développa admirablement en Bulgarie, essentiellement par l'oeuvre des disciples expulsés de leur premier champ d'action. Dans cette région, sous l'influence de saint Clément d'Ocrida, des centres dynamiques de vie monastique furent fondés et l'usage de l'alphabet cyrillique y fut particulièrement développé. De là, cependant, le christianisme gagna d'autres territoires pour atteindre, à travers la Roumanie voisine, l'ancien Rus' de Kiev et s'étendre ensuite de Moscou vers l'Orient. Dans quelques années, précisément en 1988, on célébrera le millénaire du baptême de saint Vladimir le Grand, Prince de Kiev.


25 C'est donc à juste titre que les saints Cyrille et Méthode furent rapidement reconnus par la famille des peuples slaves comme les pères de leur christianisme aussi bien que de leur culture. Dans beaucoup de territoires déjà nommés, malgré la venue de divers missionnaires, la majorité de la population slave conservait, au IXe siècle encore, des coutumes et des croyances païennes. Ce n'est que sur le terrain cultivé par nos Saints, ou du moins préparé par eux pour être cultivé, que le christianisme entra définitivement dans l'histoire des Slaves au cours du siècle suivant.

Leur oeuvre constitue une contribution éminente à la formation des racines chrétiennes communes de l'Europe, racines qui, par leur solidité et leur vitalité, constituent un fondement des plus fermes que ne peut ignorer aucune tentative sérieuse de reformer l'unité du continent de manière nouvelle et actuelle.

Après onze siècles de christianisme chez les Slaves, nous voyons clairement que l'héritage des Frères de Salonique est et reste pour eux plus profond et plus fort que n'importe quelle division. L'une et l'autre traditions chrétiennes - la tradition orientale qui vient de Constantinople et la tradition occidentale qui vient de Rome - sont nées dans le sein de l'unique Eglise, même si ce fut sur la trame de cultures différentes et d'approches différentes des mêmes problèmes. Une telle diversité, quand on en comprend bien l'origine et quand on prend bien en considération sa valeur et son sens, ne peut qu'enrichir la culture de l'Europe et sa tradition religieuse; et elle devient, par ailleurs, la base qui convient au renouveau spirituel souhaitable pour elle.


26 Dès le IXe siècle, alors qu'un nouveau visage de l'Europe chrétienne se dessinait, les saints Cyrille et Méthode nous proposèrent un message qui se révèle tout à fait actuel pour notre époque où, précisément en raison de problèmes nombreux et complexes d'ordre religieux et culturel, profane et international, on recherche l'unité vitale dans une communion réelle de diverses composantes. Des deux évangélisateurs, on peut dire qu'ils furent caractérisés par leur amour de la communion de l'Eglise universelle en Orient comme en Occident, et, dans l'Eglise universelle, par l'amour de l'Eglise particulière qui était en train de naître dans les nations slaves. C'est aussi d'eux que vient l'appel à construire ensemble la communion, appel qui s'adresse aux chrétiens et aux hommes de notre temps.

Mais c'est sur le terrain spécifique de l'activité missionnaire que l'exemple de Cyrille et de Méthode a encore plus de valeur. Cette activité est en effet pour l'Eglise un devoir fondamental, aujourd'hui urgent, sous la forme déjà mentionnée de l'« inculturation ». Les deux Frères non seulement ont rempli leur mission en respectant pleinement la culture qui existait déjà chez les peuples slaves, mais ils la soutinrent et la developpèrent inlassablement et de manière éminente en même temps que la religion. De manière analogue aujourd'hui, les Eglises anciennes peuvent et doivent aider les Eglises et les peuples jeunes à mûrir leur propre identité et à y progresser 42.

[42] Cfr. Conc. Oec. Vat. II, Decretum Ad Gentes, de activitate missionali Ecclesiae,
AGD 38.


27 Cyrille et Méthode sont comme les maillons d'unité, ou comme un pont spirituel, entre la tradition orientale et la tradition occidentale qui convergent l'une et l'autre dans l'unique grande Tradition de l'Eglise universelle. Ils sont pour nous les champions et en même temps les patrons de l'effort oecuménique des Eglises soeurs d'Orient et d'Occident pour retrouver, par le dialogue et la prière, l'unité visible dans la communion parfaite et totale, « l'unité qui - comme je l'ai dit à l'occasion de ma visite à Bari - n'est pas absorption, ni même fusion » 43. L'unité est la rencontre dans la vérité et dans l'amour que nous donne l'Esprit. Cyrille et Méthode, par leur personnalité et leur oeuvre, sont des figures qui réveillent en tout chrétien une grande « nostalgie de l'union » et de l'unité entre les deux Eglises soeurs d'Orient et d'Occident 44. Pour la pleine catholicité, toute nation, toute culture a un rôle propre à jouer dans le plan universel du salut. Toute tradition particulière, toute Eglise locale doit rester ouverte et attentive aux autres Eglises et aux autres traditions et, en même temps, à la communion universelle et catholique; si elle restait fermée sur elle-même, elle courrait le risque de s'appauvrir elle-même.

En mettant en oeuvre leur propre charisme, Cyrille et Méthode apportèrent une contribution décisive à la construction de l'Europe, non seulement dans la communion religieuse chrétienne, mais aussi dans les domaines de son union politique et culturelle. Il n'y a pas non plus d'autre voie aujourd'hui pour surmonter les tensions et dépasser, en Europe ou dans le monde, les ruptures et les antagonismes qui menacent de provoquer une terrible destruction de la vie et des valeurs. Etre chrétien en notre temps signifie être artisan de communion dans l'Eglise et dans la société. A cette fin, il importe d'avoir l'âme ouverte à ses frères, de vivre la compréhension mutuelle, de coopérer spontanément par l'échange généreux des biens culturels et spirituels.

En effet, l'une des aspirations fondamentales de l'humanité d'aujourd'hui consiste à retrouver l'unité et la communion, pour une vie vraiment digne de l'homme, dans une dimension planétaire. L'Eglise, consciente d'être signe et sacrement universel du salut et de l'unité du genre humain, se déclare prête à remplir son devoir, auquel « les conditions présentes ajoutent une nouvelle urgence: il faut que tous les hommes, désormais plus étroitement unis entre eux par les liens sociaux, techniques, culturels, réalisent également leur pleine unité dans le Christ » 45.

[43] IOANNES PAULUS PP. II Allocutio Barii habita in oecumenica congressione in basilica Sancti Nicolai, 2, die 26 febr. 1984: Insegnamenti VII, 1 (1984), p. 532.
[44] Ibid. 1 loc. cit., p. 531.
[45] Conc. Oec. Vat. II, Const. dogm. Lumen Gentium, de Ecclesia,
LG 1.



VIII. CONCLUSION



28 Il convient donc que toute l'Eglise célèbre avec solennité et avec joie les onze siècles écoulés depuis la conclusion de l'oeuvre apostolique du premier archevêque ordonné à Rome pour les peuples slaves, Méthode, et de son frère Cyrille, en faisant mémoire de l'entrée de ces peuples sur la scène de l'histoire du salut et au nombre des nations européennes qui avaient déjà reçu le message évangélique au cours des siècles précédents. Tous peuvent comprendre avec quelle profonde exultation le premier fils de la lignée slave appelé, après presque deux millénaires, à occuper le siège épiscopal qui fut celui de saint Pierre dans cette ville de Rome, désire participer à cette célébration.


29 « En tes mains je remets mon esprit »: nous saluons le onzième centenaire de la mort de saint Méthode avec les paroles mêmes qu'il prononça avant de mourir - selon ce que rapporte sa Vie en langue paléoslave 46 -, au moment où il allait s'unir à ses pères dans la foi, l'espérance et la charité: aux patriarches, aux prophètes, aux apôtres, aux docteurs, aux martyrs. Par le témoignage de sa parole et de sa vie, soutenu par le charisme de l'Esprit, il donna l'exemple d'une vocation féconde pour le siècle où il vécut comme pour les siècles ultérieurs, et particulièrement pour notre temps.

Son bienheureux « passage », au printemps de l'année 885 de l'Incarnation du Christ (et, suivant le comput byzantin du temps, en l'an 6393 de la création du monde), se produisit à une époque où des nuages inquiétants s'amassaient sur Constantinople et où les tensions de l'hostilité menaçaient toujours plus la tranquillité et la vie des nations, et même les liens sacrés de la fraternité chrétienne et de la communion entre les Eglises d'Orient et d'Occident.

Dans sa cathédrale, remplie de fidèles de diverses lignées, les disciples de saint Méthode rendirent un hommage solennel au pasteur défunt, à cause du message de salut, de paix et de réconciliation qu'il avait apporté et auquel il avait consacré sa vie: « Ils célébrèrent un office sacré en latin, en grec et en slavon » 47, adorant Dieu et vénérant le premier archevêque de l'Eglise qu'il avait fondée chez les Slaves, auxquels, avec son frère, il avait annoncé l'Evangile dans leur propre langue. Cette Eglise devint encore plus forte quand, du consentement exprès du Pape, elle reçut une hiérarchie autochtone, fondée dans la succession apostolique et demeurant en unité de foi et d'amour avec l'Eglise de Rome et avec celle de Constantinople, celle d'où la mission slave avait pris le départ.

Tandis que onze siècles se sont écoulés depuis sa mort, je voudrais me retrouver, au moins en esprit, à Velehrad où, vraisemblablement, la Providence permit à Méthode d'achever sa vie apostolique:

- je désire aussi faire halte à la Basilique Saint-Clément de Rome, au lieu où fut enseveli saint Cyrille; - et auprès des tombeaux de ces deux Frères, apôtres des Slaves, je voudraisrecommander à la Très Sainte Trinité leur héritage spirituel en une prière particulière.

[46] Cfr. Vita Methodii, XVII, 9-10; ed. mem., p. 237 ; Lc. 23, 46; Ps. 31 [30], 6.
[47] Vita Methodii, XVII, 11; ed. mem., p. 237.

30 « En tes mains je remets ... ».

O Dieu grand, un dans la Trinité, je te confie l'héritage de la foi des nations slaves; garde et bénis ton oeuvre!

Souviens-toi, ô Père tout-puissant, du moment où, selon ta volonté, advint pour ces peuples et ces nations la « plénitude des temps », et où les saints missionnaires de Salonique accomplirent fidèlement le commandement que ton Fils Jésus Christ avait donné à ses Apôtres; suivant leurs traces et celles de leurs successeurs, ils portèrent la lumière de l'Evangile, la Bonne Nouvelle du salut, dans les terres habitées par les Slaves, et rendirent témoignage

- que tu es le Créateur de l'homme, que tu es notre Père et que, nous les hommes, en toi nous sommes tous frères; - que par ton Fils, ta Parole éternelle, tu as donné l'existence à toutes choses, et tu as appelé les hommes à participer à ta vie pour toujours; - que tu as tant aimé le monde que tu lui as fait don de ton Fils unique, qui, pour nous les hommes et pour notre salut, descendit du ciel, s'est incarné par l'oeuvre de l'Esprit Saint dans le sein de la Vierge Marie et s'est fait homme; - et que, enfin, tu as envoyé l'Esprit de force et de consolation pour que tout homme, racheté par le Christ, puisse recevoir en lui la dignité de fils et devenir cohéritier des promesses indéfectibles que tu as faites à l'humanité!

Ton plan créateur, ô Père, couronné par la Rédemption, regarde l'homme vivant; il embrasse sa vie entière et l'histoire de tous les peuples.

Entends, ô Père, les supplications que te présente aujourd'hui toute l'Eglise, et fais que les hommes et les nations qui, grâce à la mission apostolique des saints Frères de Salonique, te connurent et t'accueillirent, toi le vrai Dieu, et qui entrèrent dans la sainte communauté de tes fils par le baptême, puissent continuer encore, sans obstacles, à accueillir avec foi et enthousiasme ce programme évangélique et à épanouir toutes leurs possibilités humaines en s'appuyant sur leur enseignement!

- Puissent-ils suivre, conformément à leur conscience, ton appel sur les chemins qui, pour la première fois, leur ont été ouverts il y a onze siècles! - Puisse leur appartenance au Règne de ton Fils n'être jamais considérée par personne comme opposée au bien de leur patrie terrestre! - Puissent-ils proclamer les louanges qui te sont dues dans leur vie privée et dans leur vie publique! - Puissent-ils vivre dans la vérité, dans la charité, dans la justice et dans cette expérience de la paix messianique qui touche les coeurs humains, la communauté, la terre et tout le cosmos! - Conscients de leur dignité d'hommes et de fils de Dieu, puissent-ils avoir la force de surmonter toute haine et de vaincre le mal par le bien!

Mais accorde aussi à toute l'Europe, ô Trinité très sainte, que, par l'intercession des deux saints Frères, elle perçoive toujours mieux l'exigence de l'unité religieuse chrétienne et de la communion fraternelle de tous ses peuples, afin que, surmontant l'incompréhension et la méfiance réciproque, et dépassant les conflits idéologiques dans une conscience commune de la vérité, elle puisse être pour le monde entier un exemple de convivialité juste et pacifique dans le respect mutuel et la liberté inviolable.


31 A toi donc, Dieu Père tout-puissant, Dieu Fils qui as racheté le monde, Dieu Esprit qui es le soutien et le maître de toute sainteté, je voudrais confier toute l'Eglise d'hier, d'aujourd'hui et de demain, l'Eglise qui est en Europe et qui est répandue sur toute la terre. En tes mains, je remets cette unique richesse, composée de tant de dons divers, anciens et nouveaux, inclus dans le trésor commun de tant de fils différents.

Toute l'Eglise te rend grâce, toi qui as appelé les nations slaves à la communion de la foi, pour l'héritage et pour la contribution qu'elles ont apportés au patrimoine universel. D'une manière particulière, le Pape d'origine slave te remercie pour cela. Que cette contribution ne cesse jamais d'enrichir l'Eglise, le continent européen et le monde entier! Qu'elle ne fasse pas défaut à l'Europe et au monde d'aujourd'hui! Qu'elle ne manque pas à la conscience de nos contemporains! Nous désirons accueillir intégralement tout ce que les nations slaves ont apporté et apportent d'original et de valable dans le patrimoine spirituel de l'Eglise et de l'humanité. L'Eglise entière, consciente de la richesse commune, professe sa solidarité spirituelle avec elles et redit qu'elle a une responsabilité propre envers l'Evangile, pour l'oeuvre du salut qu'elle est appelée à réaliser encore aujourd'hui dans le monde entier, jusqu'aux confins de la terre. Il est nécessaire de remonter au passé pour comprendre, à sa lumière, la réalité présente et prévoir le lendemain. La mission de l'Eglise est, en effet, toujours orientée et tendue dans une indéfectible espérance vers l'avenir.


32 L'avenir! Alors qu'il peut humainement paraître lourd de menaces et d'incertitudes, nous le déposons avec confiance entre tes mains, Père céleste, en invoquant pour lui l'intercession de la Mère de ton Fils et la Mère de l'Eglise, et celle de tes saints Apôtres Pierre et Paul, et des saints Benoît, Cyrille et Méthode, d'Augustin et Boniface et de tous les autres évangélisateurs de l'Europe qui, forts dans la foi, dans l'espérance et dans la charité, annoncèrent à nos Pères ton salut et ta paix, et qui, dans les peines des semailles spirituelles, commencèrent la construction de la civilisation de l'amour, de l'ordre nouveau fondé sur ta sainte loi et sur le secours de ta grâce qui, à la fin des temps, vivifiera tout et tous dans la Jérusalem céleste. Amen.

A vous tous, frères et soeurs bien-aimés, ma Bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 2 juin 1985, solennité de la Très Sainte Trinité, en la septième année de mon pontificat.






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