Bernard sermons 7025

VINGT-CINQUIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre: «Je veux donc avant toutes choses que vous fassiez des supplications, des prières, etc.»

7025 (1Tm 2,1)

1. L'Apôtre semble indiquer quatre (b) manières de prier quand il dit: «Je veux avant toutes choses que vous fassiez des supplications, puis des prières, des demandes et des actions de grâces (1Tm 2,1).»

b Ces paroles se trouvent reproduites dans les Fleurs de saint Bernard, livre 2, chapitre X.

En effet, il y a des gens que la conscience de leur péché effraie et tourmente parce qu'ils n'ont point encore reçu la force de résister, c'est ce qui se produit quand le Saint-Esprit fait rayonner pour la première fois l'éclat de la vérité dans l'âme de ceux qui sont plongés dans la fange du péché, les excite, les fait rougir de leur état et leur inspire la crainte de Dieu à la vue de l'immensité de leurs fautes, et la petitesse de leurs mérites; craignant alors l'enfer dont il leur semble qu'ils voient briller les flammes, ils cherchent ailleurs le bien qu'ils ne trouvent point en eux pour se protéger. Ils savent, en effet, qu'il n'est pas sûr de se présenter les mains vides en présence du Seigneur notre Dieu, en dépit de la loi qui le défend (Ex 23,15), à plus forte raison n'osent-ils pas se montrer à ses yeux les mains pleines uniquement de souillures. Craignant donc et craignant avec raison de s'approcher eux-mêmes, ils s'étudient à supplier par les autres. Tel est le genre de prières que nous faisons ordinairement quand nous disons: «Saint Pierre, priez pour nous,» ou que nous recourons à d'autres formules semblables, mais surtout, c'est évident alors quand nous nous écrions «Par votre croix et votre passion délivrez-nous, Seigneur, etc;» Il me semble voir alors quelque larron qui se voit pris et conduit au gibet, et qui, dans son désespoir de ne trouver en soi rien qu'il puisse mettre en avant pour obtenir sa grâce, étend les bras en croix et s'écrie: voilà dans quel état le Christ a souffert, pour toucher de compassion, le coeur de ceux qui se sont emparés de lui.

2. II me semble que c'est pour ces âmes-là qu'on peut dire «que le royaume des cieux souffre violence, et qu'il n'y a que les violents qui le ravissent (Mt 11,12).» Il faisait violence au royaume des cieux, ce publicain qui en même temps qu'il n'osait pas même lever les yeux au ciel put abaisser le ciel vers lui (Lc 18,13). Et cette femme qui, avec sa perte de sang, n'osait s'approcher de Jésus, et pourtant faisait sortir une vertu de lui (Lc 8,45), me parait avoir fait aussi quelque chose de semblable. En effet, c'est à la dérobée qu'elle touche les franges de son manteau, et elle se trouve guérie de son mal. Aussi quand le Seigneur, en parlant d'elle, s'écriait: «Qui m'a touché (Lc 8,46)!» et ajoutait «j'ai senti une vertu sortir de moi,» il semble qu'il indique par-là en quelque sorte qu'il ne voulait point lui accorder cette faveur. Je ne pense pas qu'il se trouve personne parmi vous dans ce cas; mais peut-être y en a-t-il plusieurs qui ont pu, quand ils vivaient dans le monde et à la manière des gens du monde, éprouver ce que je dis et souffrir aussi malgré eux, une perte de sang, mais de ce sang qui ne saurait posséder le royaume de Dieu. En effet, «quiconque fait le péché est esclave du péché (Jn 8,34),» et il ne peut se contenir par sa propre force quand même il le voudrait. Il ne lui est donc point avantageux de s'approcher lui-même du Christ, mais seulement de toucher les franges de son vêtement, s'il s'en trouve à sa portée, c'est-à-dire de considérer l'homme qu'il trouve le plus humble, et placé au dernier rang dans l'Église qui est le vêtement du Christ. Oui, il doit jeter les yeux sur celui qui a choisi d'être le dernier dans la maison de Dieu, attendu que celui-là est véritable ment la frange placée au bas du vêtement du Christ, cette frange, dis-je, jusqu'où descend, en s'écoulant de la tête, la plénitude des parfums spirituels. Si, en le touchant par quelques bienfaits, par une humble trière, ou par une confession sincère, il parvient à émouvoir son coeur, et à lui inspirer de la compassion pour son état, il peut avoir confiance, il sera guéri, cela ne fait point de doute. Toutefois, que la frange se rappelle bien que ce n'est pas d'elle, mais de Jésus-Christ qu'est sortie la vertu, car c'est lui qu'on a touché, assure-t-il, quoique on n'ait touché que la frange de son vêtement. Je vous ai dit du mieux que j'ai pu, quel est le genre de prière qu'on appelle supplications, et à quelles âmes elle est nécessaire.

3. Après avoir reçu la vertu de se contenir, le pécheur s'approche avec sécurité , nonobstant les fautes dont il se sent coupable , pour chercher le pardon de ses fautes passées. Il a recours alors à l'oraison qui est l'oraison de la bouche , quand de sus propres lèvres, il parle enfin avec son Dieu. Ainsi, voyez comment Marie-Madeleine, cette hémorroïsse non moins humble que la précédente, non-seulement n'appréhende plus de s'approcher de Jésus, mais encore lui arrose les pieds de ses larmes, les lui essuie de ses cheveux, les inonde de ses parfums, et les baise d'une bouche dévote. On voit assez par-là qu'elle avait formé dans son coeur la résolution bien arrêtée de s'abstenir désormais de tout péché. Le flux , si on peut parler ainsi, s'était arrêté. Si vous en êtes là, mon frère, la première chose que vous ayez à faire, c'est de parler à Dieu dans la prière, et de repasser vos années passées dans l'amertume de votre âme.

4. Après cela, lorsque vous avez passé un certain temps dans les larmes de la pénitence, ressenti la joie et conçu l'espérance de l'indulgence, vous pouvez aborder les demandes, et demander ce qu'il faut, en toute sécurité, pour vous et pour vos compagnons, puisque vous êtes reçu dans la grâce du Seigneur. Mais peut-être me demanderez-vous à quoi et comment vous pourrez reconnaître que vous avez obtenu ce pardon; car, pour conserver l'humilité, la bonté de Dieu dispose ordinairement les choses de telle sorte que plus un homme fait de progrès dans le bien, moins il estime lui-même qu'il avance. C'est que, en effet, jusqu'au plus haut degré de la spiritualité, quand on peut y monter, on conserve toujours quelque chose de l'imperfection du premier, qui empêche qu'on a bien de la peine à croire qu'on l'a atteint. Toutefois, je sais bien ce qu'on a lu aujourd'hui (a) dans l'Évangile: Jésus-Christ avait dit à un paralytique: «Ayez confiance, vos péchés vous sont remis (Mt 9,2),» et ces paroles furent considérées comme un blasphème dans sa bouche. Mais celui qui entend même la pensée de l'homme, repartit: «Pourquoi pensez-vous le mal dans vos coeurs?» Vous blasphémez vous-mêmes, en disant que je blasphème,

a On voit par là que ce sermon fut prêché le XVIIIe dimanche après la Pentecôte.

et pour expliquer le pouvoir que j'ai de guérir les maladies du corps, vous m'accusez d'usurper une vertu invisible (a). Mais moi, je montre que c'est vous qui blasphémez, en vous montrant, par une vertu visible, que j'en ai aussi une invisibles Et; dit-il, «pour que vous sachiez bien que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, s'adressant au paralytique; levez-vous, emportez votre lit et marchez.» Pour vous si vous vous levez par le désir des choses d'en haut; si vous emportez votre lit; c'est-à-dire, si vous élevez votre corps au dessus des voluptés terrestres, en sorte que votre âtre ne soit plus entraînée par les voluptés de la chair, et que plutôt elle la dirige comme il convient, et la conduise où elle ne voulait point aller; si enfin, vous avancez, en perdant le souvenir de ce qui est derrière vous, pour ne plus tendre que vers les choses lui sont en avant, par le désir et par le ferme propos de faire des progrès; vous n'avez pas à en douter, vous êtes guéri. En effet, jamais vous n'auriez pu vous lever; si votre fardeau n'avait été quelque peu allégé, ni emporter vôtre lit, si vous n'aviez été plus complètement allégé encore, attendu qu'il n'est pas possible de marcher d'un pas dégagé dans les sentiers d'une vie pleine de ferveur, si on est encore sous le faix pesant de ses péchés.

5. Quiconque se trouve dans ces dispositions peut prier avec confiance; qu'il prenne garde seulement de ne pas demander des choses qu'il ne faut pas, de trois demander même les choses qu'on doit demander à Dieu, ou de ne demander qu'avec tiédeur ce qu'on doit rechercher de tout coeur et en tout temps. «Vous demandez et volis ne recevez rien, parce que vous demandez mal pour avoir de quoi satisfaire vos passions (Jc 4,3).» C'est ce que fait tout homme qui recherche, au delà du nécessaire, les choses de la terré, qui poursuit la gloire du monde et la volupté. Telle est aussi la prière que les hommes du monde adressent ordinairement à Dieu, quand ils lui demandent, dans leurs prières, la mort de leurs ennemis et autres choses semblables. Toutefois, on peut demander les biens temporels, autant qu'il en est nécessaire à l'homme, si on en est dépourvu; mais, selon la pensée de saint Grégoire, il ne faut pas les solliciter avec une ardeur excessive. Je place sur la même ligne les biens même spirituels dont l'absence n'est pas un obstacle au salut, tels que le don de parler avec une haute sagesse, la grâce de guérir les malades , enfin tous les autres dons qu'il n'est pas bien certain qu'ils nous seront utiles. Ainsi, si vous êtes tourmenté par la tentation, vous pouvez bien demander d'en être délivré, mais il ne faut pas le faire avec trop d'instance , car on doit toujours se rappeler cette parole de l'Apôtre: «Pour nous, nous ne savons pas ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières (Rm 8,26),» et se confier

a Telle est la leçon du manuscrit de la Colbertineet de Marmoutiers: dans plusieurs éditions, on trouve cette autre leçon, d'ailleurs peu différente de celle que nous avons préférée: «et vous m'accusez d'usurper une vertu invisible pour excuser la force que j'ai de guérir des maladies visibles.»

Dieu pour cela, plutôt que d'oser nous faire notre part. Quant à ce que nous devons demander à Dieu en tout temps, et de toute l'ardeur de notre âme; le voici. voici, dis-je, quel doit être l'objet incessant de nos plus ardentes prières, de nos cris vers Dieu, c'est sa grâce si bonne, sa grâce, dis-je, qui nous rende agréables aux yeux de son coeur, qui nous fasse vivre en lui et mourir en lui. Voir sa gloire, et jouir à jamais de sa présence, c'est, en effet, pour obtenir ces biens-là qu'il a été dit Priez sans cesse (Lc 17,2).» C'est en y pensant que le Prophète disait: «Mes yeux vous ont cherché; je chercherai votre visage, Seigneur (Ps 26,13),» et ailleurs: «Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, je ne rechercherai qu'elle, c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie (Ps 26,7).»

6. Quant au quatrième genre de prières, il y en a bien peux, je pense, à qui il soit donné d'y atteindre, mais plus il est rare, plus il est précieux. En effet, celui que Dieu exauce selon sa promesse (Is 45,24), avant même qu'il l'ait prié, trouve une grande grâce à ses yeux, et l'esprit de Dieu même rendra témoignage à son propre esprit, que ses voeux sont exaucés, en sorte qu'il ait plutôt à remercier Dieu qu'à le prier. Nous avons un exemple de ce genre de prière dans la résurrection de Lazare, alors que Notre-Seigneur, avant même d'avoir rien demandé à son Père, s'écrie: «Je vous rends grâces, mon Père, de ce que vous m'avez exaucé (Jn 11,41).» Ainsi donc, la première sorte de prière, «la supplication,» doit se faire avec un sentiment de respectueuse humilité; la seconde, que nous appelons proprement, «la prière,» doit se faire avec un coeur pur, c'est-à-dire sans dissimuler nos péchés, sans nous flatter, et en nous rappelant qu'il n'y a que de cette manière qu'on trouve miséricorde aux yeux de Dieu, en faisant en sorte qu'il voie en nous des juges sévères pour nous-mêmes. La troisième est «la demande» elle requiert une grande charité et une large espérance, selon ces paroles de l'Écriture: «Qu'il demande avec foi et sans hésiter (Jc 1,6).» Je crois que c'est dans cette pensée qu'il a été dit quelque part: «Partout où vous poserez le pied, la terre sera à vous (),» car nous n'obtiendrons qu'à proportion que nous allongerons le pied. La quatrième est l'action de grâces, elle doit être pleine de dévotion, et comblée de délices.

7. Pour ce qui est du respect que nous devons à l'oraison, le passage de la règle qu'on vient de nous lire au chapitre (Regul. S. Bern. CXX), fait, pour nous, autorité, et me fournit l'occasion de vous dire quelques mots de l'oraison. Toutefois, je dirai en peu de mots, qu'il y en a plusieurs, du moins je le pense, qui éprouvent quelquefois de l'aridité dans la prière, et une grande lourdeur d'esprit, en sorte que, ne priant que des lèvres, ils ne songent ni à ce qu'ils disent, ni à qui ils parlent. Cela vient de ce qu'ils se mettent à la prière par une sorte de routine, sans le respect qui convient, et sans le soin qu'elle réclame.



a Saint Bernard explique sa pensée dans un autre sermon, le XXVIIe des Sermons divers, n. 5 et 6.

Car à quoi doit penser un religieux qui va se mettre en prière si ce n'est à ces paroles du Prophète: «Je vais entrer dans le lieu où est le tabernacle admirable du Seigneur et jusque dans sa maison sainte (Ps 41,4)?» En effet, pendant l'oraison, nous devons entrer dans la cour céleste, dans cette cour, dis-je, où le Roi des rois est assis sur un trône d'étoiles, entouré de l'armée innombrable et ineffable des esprits bienheureux. Voilà pourquoi le Prophète qui l'avait vue, cette armée, et qui ne pouvait en porter le nombre trop haut, a dit: «Un million d'esprits le servait, et un autre million se tenait devant lui (Da 8,10).» Avec quel respect, par conséquent, avec quels sentiments de crainte et d'humilité doivent donc s'approcher de ce trône, de pauvres et misérables petites grenouilles qui rampent à terre et sortent de la bourbe de leurs marécages? Avec quel tremblement, avec quelles supplications, avec quelle humilité, avec quelle inquiétude, enfin avec quelle attention d'esprit, l'homme, dans sa petitesse et sa misère, doit-il se tenir en présence de la glorieuse majesté de Dieu, sous les yeux des anges, dans l'assemblée des justes et la réunion des saints?

8. Si, dans toutes nos actions, nous avons besoin d'une grande vigilance, nous en avons donc un bien plus grand besoin encore dans l'oraison. Car, comme nous le voyons dans la règle, et s'il est vrai que, à toute heure et en tout lieu, les yeux du Seigneur sont ouverts sur nous, il l'est bien davantage encore qu'ils le sont encore dans l'oraison (Regul. S. Bern., cap. XIX).» En effet, s'il nous voit sans cesse, dans l'oraison nous nous plaçons en sa présence et sous ses yeux, et nous nous entretenons avec lui comme face à face. Or, bien qu'il soit vrai que Dieu est présent partout, cependant c'est dans le ciel qu'il faut le prier, et c'est là qu'on doit penser à lui pendant le temps consacré à l'oraison. Notre esprit ne saurait se trouver empêché ni par le plafond de notre oratoire, ni par les vastes espaces de l'air, ni par l'épaisseur des nuages, si noua nous en rapportions à la formule de la prière que le Christ même nous a donnée, et dans laquelle il s'exprime ainsi: «Notre Père qui êtes aux cieux Mt 6,9).» Le ciel est appelé, par une sorte de prérogative, le siège ou le trône de Dieu , parce que, en comparaison de la manière dont les saints anges et les âmes des bienheureux voient Dieu dans le ciel, il semble que nous autres, sur la terre, nous n'avons dans notre vie malheureuse et dans notre pèlerinage, rien de plus que son nom. Que celui donc qui prie, le fasse comme s'il était ravi dans le ciel et placé en présence de celui qui est assis sur un trône élevé au milieu des anges demeurés fidèles, et situé bien haut parmi les hommes, je veux dire parmi les indigents qu'il a ramassés dans la poussière, et les pauvres qu'il a relevés de leur fumier. Oui, qu'il se regarde et se tienne comme étant en présence du Seigneur de majesté, et s'écrie avec Abraham: «Je parlerai à mon Seigneur, bien que je ne sois que cendre et que poussière (Gn 18,31),» et cela, parce que c'est vous, Seigneur, qui m'y engagez et vous qui m'avez appris à le faire, voilà pourquoi j'ose me le permettre, Seigneur, vous qui êtes la source même de la piété.



VINGT-SIXIÈME SERMON. Il faut plier notre volonté à la volonté de Dieu.

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1. Vous venez d'entendre, mes frères, dans la lecture de la Règle (Reg. S. Bern. chap. VII), ce que le Christ pense de l'humilité; je voudrais que vous fussiez tout attention, quand on vous lit ce passage; car pour moi, c'est être insensé, c'est être fou que de se confier dans d'autres mérites, de mettre son espérance dans une autre religion et dans une autre sagesse que l'humilité. Auprès de Dieu, nous ne pouvons, mes frères, nous appuyer sur aucun droit, attendu que nous commettons tous bien des fautes; nous ne pouvons pas non plus le tromper. s'il connaît tous les secrets mêmes de notre coeur, à combien plus forte raison connaît-il nos oeuvres qui paraissent en dehors? Enfin, nous ne saurions lui résister de vive force, il est le Tout-puissant. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à recourir de toute notre âme au remède de l'humilité, et de suppléer par elle à ce qui nous manque sous tous les autres rapports. Mais, ô vanité surprenante, ô fatuité étonnante de notre coeur! malgré tant de motifs que nous avons de nous humilier , non-seulement l'humilité ne réussit point à réprimer complètement les élans de notre coeur , ni à dompter ses mouvements orgueilleux , mais il faut que tout cendre et poussière qu'il est, il s'enorgueillisse encore.

2. Or, le tout de l'humilité semble consister dans la soumission de notre volonté à celle de Dieu, selon ce mot du Prophète: «Est-ce que mon âme ne sera point soumise à Dieu (
Ps 61,1)?» Je sais bien (a) que toute créature est, bon gré mal gré, soumise au Créateur; mais ce que Dieu demande à la créature raisonnable, c'est une soumission volontaire, c'est qu'elle offre à Dieu le sacrifice de sa volonté, et qu'elle rende hommage à son saint nom, moins parce qu'il est saint, terrible, tout-puissant, que parce qu'il est bon. Or, il faut que notre soumission soit triple. En premier lieu, il faut que nous voulions, sans restriction, tout ce qu'il est certain que Dieu veut, en second lieu, que nous détestions, comme lui, tout ce que nous savons lui déplaire, et enfin que nous ne voulions ni ne repoussions point absolument les choses qu'il n'est pas sûr qu'il veuille ou repousse lui-même. Il est certain, mes frères, que c'est là, dans ce juste milieu, que gît tout le péril pour les religieux, attendu que nous avons le malheur de nous flatter nous-mêmes, et de nous faire illusion et de nous séduire. Voilà d'où vient que nous nous dispensons de rechercher quelle est la volonté de Dieu; c'est que nous voulons faire notre propre volonté, et pourtant avoir une

a Ce passage se trouve reproduit dans le livre VIII des Fleurs de saint Bernard, chapitre XXXVIII.

sorte d'excuse dans notre ignorance de la volonté de Dieu. En effet, oit trouver un moine assez malheureux pour oser ne vouloir point ce qu'il est certain que Dieu veut, ou pour se permettre de vouloir quelque chose qui soit contraire à sa volonté? Le danger se trouve précisément entre les deux extrêmes pour ceux qui. étant enfin sortis du siècle, ont dressé leur tente dans le lieu de leur conversion, comme dans un paradis de délices. De même que c'est au centre du paradis terrestre que se trouvait placé l'arbre de la transgression, où nos premiers parents sont. devenus prévaricateurs, l'arbre, dis-je, de la science du bien et du mal, non-seulementde la science du bien ou du mal seul, mais du bien et du mal.

3. Je vous en prie donc, mes frères, prêtez-moi la plus grande attention, car je ne vois rien que vous puissiez entendre avec plus de fruit que ce que j'ai à vous dire. Dès que pour nous la volonté de Dieu est certaine, la nôtre doit la suivre sans réserve. Or, il en est ainsi dans tous les cas où nous trouvons dans les écritures quelque chose de certain on bien encore dans le cas où l'Esprit-Saint crie manifestement au fond de nos coeurs quels sentiment nous devons avoir. C'est ce qui a lieu quand il s'agit de, la charité, de l'humilité, de la chasteté, de l'obéissance et des autres vertus. Nous devons alors approuver sans hésiter et rechercher tout ce que nous savons, à n'en pouvoir douter, être agréable à Dieu. De même nous devons haïr de toutes nos forces ce que Dieu hait bien certainement, comme l'apostasie, la fornication, l'iniquité et l'impatience. Mais dans tous les cas où il ne se présente rien de certain à notre esprit, que notre volonté ne tienne non plus rien pour certain, qu'elle se tienne plutôt en suspens entre les deux choses opposées, ou du moins qu'elle ne penche pas trop d'un côté ou de l'autre, dans la crainte que peut-être ce soit le contraire qui plaise plus à Dieu, et tenons-nous dans la disposition de suivre sa volonté de quelque côté que nous voyions qu'elle incline. On ne saurait hésiter là où il n'y a point de doute, mais on ne doit pas non plus tenir ce;qui est douteux pour certain. Dans le doute il ne faut ni s'arroger la décision, ni précipiter son jugement, et on éprouvera ce qui, est écrit: «Ceux qui aiment votre loi, Seigneur jouissent d'une grande paix, et il n'y a point de scandales pour eux (Ps 119,165).» En effet, d'où viennent les scandales, d'où naissent les troubles, sinon de ce que nous suivons notre volonté propre, et de ce que, ayant la témérité de décider au fond de notre coeur ce qui nous agrée le plus, s'il arrive que nous soyons, d'une manière ou d'une autre, empêchés de la mettre à exécution, nous en concevons à (instant de l'impatience, et nous nous laissons aller au murmure et au scandale, sans faire attention que tout coopère au bien pour ceux qui ont été appelés selon le décret de Dieu, pour être saints (Rm 8,28)? Et même ce qui ne nous paraît qu'un accident, ce n'est autre chose en quelque sorte que, la voix de Dieu même qui nous indique sa volonté Mais celui qui n'a point dans son coeur décidé comme certain ce qui n'est que douteux, ne peut se scandaliser. Ou bien si ayant la pensée de faire quelque chose qui n'est point à ses yeux certainement prescrit, il suspend sa volonté propre jusqu'à ce qu'il ait consulté son supérieur, et demandé quelle est la volonté de Dieu dont il tient la place, il n'éprouvera aucun trouble d'âme quoi qu'on lui ordonne, attendu qu'il est bien vrai que ceux qui aiment la loi de Dieu, jouissent d'une grande paix, et qu'il n'y a point de scandale pour eux.

4. Mais quand je dis qu'on doit tenir sa volonté en suspens, ou la soumettre à celle de Dieu, je n'entends point parler de la concupiscence de nos désirs ni des affections de notre âme. Car il est impossible,tant que notre:âme est retenue prisonnière dans notre corps de mort, qu'il en soit complètement. ainsi.. En effet, ne serait-ce point déjà, la vie éternelle même, que d'avoir une volonté soumise à la volonté de Dieu de toute la force de notre âme? Mais il faut soumettre notre consentement à la volonté de Dieu, si nous voulons avoir la paix dans le temps, la paix dans l'éternité. Il est écrit en effet: «je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, (Jn 14,27),» et ailleurs, dans le Prophète: «Seigneur, on marchera à la lumière de votre visage, et on tressaillira de bonheur, en chantant les louanges de votre nom (Ps 88,17).» Les uns, en effet, marchent à la lumière de leur propre visage, c'est-à-dire ne songent qu'à faire, leur volonté propre, et ne regardent que le bon plaisir de, leur coeur. Les autres marchent à la lumière„du visage des hommes, c'est-à-dire ne recherchent que les, moyens;de plaire aux hommes et ne s'occupent que du jugement du monde. C'est ce que le Prophète appelle le jour de l'homme, quand il dit: «Seigneur, je n'ai point désiré le jour de l'homme, vous ne l'ignorez point (Jr 17,16).» Toutes leurs voies ne sont qu'affliction et oppression, ils ne connaissent point la voie de la paix, la crainte de Dieu n'est point devant leurs yeux,@Ps 13,7@). En effet, de quiconqréjouiront au contraire dans votre justice, le jour où, dépouillant leurs infit de peine à suivre.



VINGT-SEPTIÈME SERMON. Contre le vice détestable de l'ingratitude.

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1. La miséricorde de notre Dieu a été bien grande, oui, mes frères, bien grande à notre égard , car il nous a arrachés, par l'ineffable vertu de son esprit, et par le don inestimable de sa grâce, à la vanité de la vie que, nous menions dans le siècle où nous étions, en quelque sorte, sans Dieu, ou même, qui pis est encore, où nous étions contre Dieu, non pas parce que nous ne le connaissions point, mais parce que nous le méprisions. Ah! plut à Dieu que nous ayons souvent sous les yeux de notre coeur l'image affreuse de cette vie ou plutôt de cette mort, «car l'âme qui pèche mourra (
Ez 18,4 Ez 18,20)!» En effet, quel aveuglement, quelle perversité! si nous pesions avec soin, par la pensée, le poids de notre misère, nous pourrions nous faire une idée, sinon parfaitement juste, du moins assez vive de la grandeur de la miséricorde qui nous a sauvés. Oui, si nous considérons attentivement , non-seulementd'où nous avons été tirés, mais encore où nous avons été placés, non-seulement ce à quoi nous avons échappé, mais aussi ce que nous avons reçu; non pas seulement enfin d'où, mais où nous avons été appelés, nous ne manquerons certainement point de trouver que les trésors de la seconde miséricorde l'emportent de beaucoup sur ceux de la première. Dieu n'en a point agi de la sorte envers tous les hommes, et ne leur a point à tous manifesté, non-seulementses jugements, mais encore ses desseins. Il nous a traités bien grandement, je ne dis pas seulement en nous prenant pour ses serviteurs, mais en nous choisissant pour ses amis, car ce n'est pas nous qui l'avons choisi, c'est lui qui a fait choix de nous, et qui nous a placés ici, afin que nous avancions, et que nous portions du fruit, oui, du fruit, non pas un fruit de mort, car, n'ayant rapport qu'an jugement, c'est une connaissance qui n'est pas refusée même aux serviteurs, mais un fruit qui ne saurait périr, ce qui a rapport. au conseil, et n'est révélé qu'aux amis.

2. Nous sommes donc ici pour n'être point esclaves du péché, car le péché est une oeuvre de mort, non plus que du siècle, comme nous voyons que le sont ceux qui sont astreints aux soins de la terre, lors même qu'ils s'y trouvent mêlés sans péché; impliqués dans les offices, sinon dans les vices du corps, et travaillant pour soutenir leur propre vie et la vie des leurs dans cette figure du monde qui passe. En effet, les peines qu'ils se donnent, si elles ne tendent point à les damner, ne tendent point non plus à assurer leur salut. Aussi, tout en conservant le fondement du salut , cependant ils souffrent un détriment par la perte de tout ce qu'ils édifient sur ce fondement; pour eux-mêmes, s'ils se sauvent, ce ne sera toutefois que comme en passant par le feu. Mais à nous, qu'est-il dit? Quel conseil le Seigneur donne-t-il à ses amis? «Travaillez pour une nourriture qui ne périt pas, mais qui demeure éternellement (Jn 6,27).» Ne cessons point de travailler pour cette nourriture, quand bien même nous serions occupés de travaux temporels, soit à la voix de l'obéissance, soit par une pensée de charité, car notre intention est bien différente de l'intention de ceux dont nous avons dit que le travail est destiné à périr. Si notre travail est pareil au leur, comme il n'a point les mêmes racines, il ne doit pas périr de même. Or, il est enraciné dans l'éternité qui ne saurait jamais périr.

3. Mais enfin, s'il nous était arrivé, en même temps que nous ne faisions rien d'illicite, sans faire toutefois rien qui fût utile au salut, de renoncer à nos premiers désordres pour vivre dans la chasteté conjugale, sans tenir aucun compte du conseil qui nous est donné au sujet de l'abstention du mariage (Mt 19,18), mais pourtant , en ayant soin de nous interdire les rapines et les fraudes, et de nous contenter de l'usage légitime de ce qui nous appartient, tout en n'atteignant point à la perfection évangélique, dont il est écrit: «Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, puis venez et suivez-moi (Mt 19,21),» quel ne serait pas notre bonheur, si pour tant de crimes dont nous sommes, pour la plupart, recouverts, nous étions sûrs qu'il n'y a que nous qui soyons voués à la mort et à la damnation? Nous pourrions respirer du moins au dernier rang. Certainement, l'enfant prodigue n'osait espérer à se trouver placé au rang des enfants de son père , et s'estimait heureux s'il pouvait réussir à être rangé parmi les mercenaires. Mais ce p'était point assez pour la bonté de son père, tant qu'il ne lui avait pas montré une miséricorde si grande, que son fils aîné, qui ne s'était jamais éloigné de lui, en conçût de la jalousie. Ainsi, en est-il de nous, mes bien chers amis, la miséricorde de notre Dieu s'est répandue avec abondance sur nous , et d'enfants de colère et d'infidélité, il nous a non-seulement admis au rang des élus, mais encore il nous a appelés dans le collège des parfaits. En effet, si la négligence de quelques-uns d'entre nous ne s'élève point à la perfection, c'est à eux de voir quelle excuse ils peuvent en donner, car nous avons tous fait profession de la vie des apôtres, tous, nous nous sommes enrôlés sous le drapeau de la perfection apostolique. Je ne veux pas seulement parler de la gloire de sainteté qu'ils ont mérité de recevoir, non pas pour eux seuls, mais pour le monde entier. selon ce mot de l'Écriture: «Que les montagnes reçoivent la paix pour le peuple, et les collines la justice (Ps 71,3);» mais je parle plutôt de leur profession dont saint Pierre disait, au nom de tous les autres: «Voici que nous avons tout laissé pour vous suivre (Mt 19,27).»

4. Je suis peu surpris, mes frères, si la clémence de Dieu semble être moins libérale maintenant à notre égard, et si elle paraît refuser aujourd'hui à nos prières, à nos supplications et à nos demandes des grâces bien moins considérables que celles qu'elle nous a accordées jadis quand nous ne les demandions point dans nos prières, lorsque, au lieu de les désirer, nous les repoussions même peut-être de toutes nos forces. Qu'en pensons-nous, mes très-chers frères? Nous figurons-nous que le bras de Dieu s'est raccourci, ou que le trésor de sa grâce est vide? A quoi, dis-je, attribuons-nous cela? Est-ce que sa volonté a changé, ou sa puissance diminué? Il ne nous est pas permis, d'avoir, ni l'une ni l'autre de ces pensées sur lui, on ne saurait, croire aucune de ces deux alternatives, quand il s'agit de la toute puissante, et immuable majesté. D'où vient donc que, malgré nos prières, nos supplications, et nos demandes incessantes, nous ne sommes point exaucés, après que nous avons reçu de Dieu des preuves si grandes et si gratuites de miséricorde? Si on me répond, comme à saint Paul, (2Co 12,9), qu'il nous suffit de la grâce de Dieu, c'est une erreur complète, car toutes les prières, les supplications et les demandes que nous faisons, c'est précisément pour obtenir cette grâce de ne point nous élever dans des pensées d'orgueil, et de ne point concevoir des sentiments au-dessus de notre condition; voilà ce que nous demandons à Dieu, quand nous le prions de nous donner l'humilité qui convient, je ne dis pas à des saints, mais à de. pauvres religieux pécheurs; voilà la grâce que nous sollicitons dans nos supplications, quand-nous prions le Seigneur de nous accorder la patience, je ne dis pas une patience pareille à celle qui s'est trouvée. dans les martyrs, mais telle qu'il convient à notre profession; voilà ce que. nous demandons à Dieu, quand nous lui demandons la charité, non pas une charité semblable à celle des anges, mais une charité telle que celle que les Saintes Écritures nous apprennent avoir été, donnée d'en haut à nos pères, qui furent des hommes, semblables à nous , passibles comme nous, et même pécheurs comme nous le sommes nous mêmes.

5. Malheur à cette génération misérable, à cause de ses imperfections, à cette génération, dis-je, à qui une insuffisance, que dis-je, une disette si. grande semble suffire! En effet, où est celui qu'on voit seulement aspirer à cette perfection. dont les Saintes Lettres nous parlent? Ce n'est certainement pas sans cause que nous nous trouvons faire si peu de progrès dans notre profession, quand notre conversion a commencé, comme celle de nos pères. Ils avançaient tous les jours de plus en plus, lisons-nous dans l'histoire, et ils ont atteint au terme de leur course; parmi nous, au contraire, on estime, grand (a) celui qui conserve da perfection: de, ses débuts et qui, n'est pas moins humble, ni moins timoré, pas moins vigilant. ni moins circonspect, pas moins fervent en esprit, ni moins patient et moins doux, au milieu de sa carrière qu'il ne l'était au début. Combien n'en voyons-nous pas qui semblent s'être oubliés eux-mêmes, avoir perdu le souvenir de leurs péchés, ne plus penser même ni à Dieu, ni à ses bienfaits, et je ne dis

a Il semble que l'auteur de l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ s'est inspiré de ce passage quand il a dit dans son livre 1, chapitre XI. «Mais à présent on compte pour beaucoup d'avoir pu conserver une partie de sa première ferveur.»

pas ne plus racheter le temps, mais le perdreau peint que c'est à peine s'il est encore question pour eux de moeurs et de sentiments? N'est-ce pas l'état de ces religieux qui ne comptent plus pour rien-les bouffonneries et les détractions, les paroles de jactance et d'impatience; à qui il en coûte peu de contrister leur prochain, de contrister même le Saint-Esprit qui est en eux, qui se mettent peu en peine de scandaliser les faibles, qui semblent tantôt fermer les yeux avec négligence et tantôt tout embrasés des feux de la colère, quand il s'agit de reprendre les mitres, et quine se font point scrupule, après cela, de se présenter à l'Église comme s'ils n'avaient rien fait que de juste; qui chantent avec les autres, mais non point en esprit et du fond de l'âme; qui, à l'heure de l'oraison, ont l'esprit occupé de je ne sais quelles inepties, et qui ne craignent pas de participer au sacrement du corps de Notre-Seigneur qui fait trembler les anges,eux-mêmes? Ces religieux-là font-ils autre chose dans la sécurité où ils sont déjà au sujet de la grâce de leur Seigneur que de présumer dans leur confiance de son amitié qu'ils ont méritée, il y a déjà bien longtemps? C'est bien le cas de rappeler le dicton populaire: Un maître familier nourrit un sot serviteur. Mais, ô mes très-chers frères, où donc se trouve la vérité de ces paroles qui se rencontrent si souvent dans vos chants: «Je suis devant vous, Seigneur, étranger et voyageur, ainsi que tous mes pères le furent (Ps 38,17). Hélas, hélas!on n'en voit pas qui reviennent sur leurs pas et rendent grâces à Dieu, si ce n'est cet étranger. «N'ont-ils pas été guéris tous les dix; où sont donc les neuf autres (Lc 17,17)?» Vous vous rappelez, je pense, que c'est en ces termes que le Sauveur se plaignait de l'ingratitude des neuf autres lépreux. Nous, lisons qu'ils surent bien prier, supplier et demander, car ils élevèrent la voix pour s'écrier: «Jésus, fils de David, ayez pitié de nous;» mais il leur a manqué la quatrième chose que réclame l'Apôtre (1Tm 2,1), je veux dire l'action de grâces, car ils ne revinrent point sur leurs pas et ne rendirent point grâces à Dieu.

6. Nous en voyons bien encore de nos jours un certain nombre qui demandent à Dieu, avec assez d'instance, ce qui leur manque, mais on n'en voit qu'un bien petit nombre qui semblent reconnaissants des bienfaits qu'ils ont reçus. Il n'y a pas de mal à demander avec instance, mais ce qui fait qu'il ne nous exauce point, c'est qu'il nous trouve (a) ingrats. Après tout, peut-être est-ce encore un acte de clémence de sa part de refuser aux ingrats ce qu'ils demandent, pour qu'ils ne soient pas jugés d'autant plus rigoureusement à cause de leur ingratitude, qu'ils seront convaincus de s'être montrés plus ingrats, après avoir reçu de plus nombreux bienfaits. C'est donc par miséricorde que Dieu nous refuse miséricorde, de même que c'est dans sa colère et son indignation qu'il fait preuve de cette miséricorde dont le Père

a Saint Bernard donne une autre cause de ce qu'il avance ici dans son sermon II pour la fête de saint André, n.5. Ce passage est cité dans le livre V, du chapitre 8, des Fleurs , comme étant extrait des Sentences.

des miséricordes même parle en ces termes, par la bouche de son Prophète: «Ayons pitié de l'impie, il n'apprendra point à être juste (Is 26,10).» En effet, combien de nos frères ne voyons-nous pas , avec chagrin, croire que tout est sauvé pour eux , tant qu'ils conservent l'habit et la tonsure. Ils ne considèrent point, les malheureux , que, semblable au ver (a) qui ronge le dedans du fruit, l'ingratitude a soin de ne point percer l'écorce qui se voit, de peur qu'ils ne s'en aperçoivent, ne rentrent en eux-mêmes, ne rougissent de leur état et que leur honte ne les sauve. Mais ce ver présume quelquefois que tout le dedans est si bien rongé dans plusieurs religieux, qu'il ne craint plus de montrer sa tête venimeuse, même dans les endroits qui paraissent au dehors, à moins que nous ne pensions que les religieux qu'on voit apostasier ouvertement, sont devenus mauvais tout à coup, au lieu de croire qu'ils se sont gâtés peu à peu, pendant que des étrangers dévoraient leur force sans qu'ils s'en aperçussent.

7. Vous voyez donc que tous ceux qui se trouvent guéris de la lèpre du monde, je veux dire des désordres manifestes, ne profitent point, pour cela, de leur guérison. Plusieurs, en effet, sont secrètement atteints d'un ulcère pire que la lèpre, d'autant plus dangereux qu'il est plus intérieur. Aussi est-ce avec bien de la raison que le Sauveur du monde demande, dans l'Évangile, où sont les neuf autres lépreux, car le salut est bien loin des pécheurs (Lc 17,17). C'est ainsi qu'après son péché, il demande au premier homme où il est (Gn 3,9), et que, au jugement dernier, il déclarera ouvertement qu'il ne connaît point les ouvriers d'iniquité (Lc 13,27), puisque nous lisons dans le Psalmiste: «Le Seigneur connaît la voie des justes, la voie des impies périra (Ps 1,6).» Mais ce n'est pas non plus sans cause que c'est au nombre de neuf que se trouvent ceux qui ne reviennent point au Sauveur, ce nombre est, en effet, composé des deux autres nombres, quatre et. cinq. Le mélange des sensualités corporelles et de la tradition évangélique, ne saurait être bon; or, il se produit, quand nous voulons allier ensemble la soumission aux quatre Évangiles, et la satisfaction des cinq sens du corps.

8. Mais heureux le Samaritain qui reconnut qu'il ne possédait rien qu'il ne l'eût reçu (Lc 17,15); aussi conserva-t-il le dépôt qui lui avait été confié, et revint-il vers le Seigneur, en lui rendant grâces. Heureux celui qui, à chaque don de la grâce, revient à celui en qui se trouve la plénitude de toutes les grâces, car si nous nous montrons reconnaissants à son égard pour tout ce que nous en avons reçu, nous préparons la place en nous à la grâce, et nous nous rendons dignes de la recevoir en plus grande abondance. Il n'y a, en effet, que notre ingratitude qui arrête nos progrès après notre conversion, attendu que le donateur, regardant comme perdu tout ce que l'ingrat a reçu, se tient, par la suite, sur ses gardes, de peur de perdre, d'autant plus qu'il

a On retrouve à peu près les mêmes paroles dans le deuxième sermon pour le mercredi des cendres, n. 2.

lui donnerait davantage. Heureux donc celui qui se regarde comme un étranger, et qui rend de très-grandes actions de grâces, même pour les moindres bienfaits, dans la pensée que tout ce qui se donne à un étranger et, à un inconnu est un don purement gratuit. Que nous sommes au contraire malheureux et misérables, lorsque, après nous être regardés dès le principe, comme des étrangers, et nous être montrée d'abord assez timorés, assez humbles et assez dévots, nous oublions ensuite si facilement combien était gratuit ce que nous avons reçu, et nous présumons à tort, en quelque sorte, de l'amitié de Dieu, sans remarquer que nous nous rendons dignes de nous entendre dire que «les ennemis du Seigneur sont les gens mêmes de sa maison (Ps 54,13).» Nous l'offensons plus facilement a alors, comme si nous ne savions pas que nos fautes seront bien plus sévèrement jugées, selon ce que nous lisons dans le Psalmiste: «Si ce fût mon ennemi qui m'eût. chargé de malédictions, je l'aurais certainement supporté (Ps 53,13).» Je vous en prie donc, mes frères, humilions-nous de plus en plus sous la main puissante de Dieu, et faisons en sorte de nous tenir éloignés du vice si grand et si affreux de l'ingratitude. Tenons-nous avec une entière dévotion dans l'action de grâces, et nous nous concilierons la grâce de notre Dieu qui seule peut sauver nos âmes. Montrons notre reconnaissance, non pas seulement en paroles et du bout des lèvres, mais par les oeuvres et en vérité, attendu que ce n'est pas le mot, mais l'acte de la reconnaissance qu'exige de nous Celui qui nous donne la grâce, le Seigneur notre Dieu qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Telle est la version de nos trois manuscrits; mais quelques éditions présentent ici une variante que voici: «Nous l'offensons d'autant plus facilement que nous savons que les fautes que nous commettons seront plus sévèrement jugées. etc...



Bernard sermons 7025