Bernard sermons 7028

VINGT-HUITIÈME SERMON (b). Sur ces paroles du livre de Job: «Après vous avoir affligé six fois, il vous délivrera, et à la septième, il ne permettra pas que le mal vous touche»

7028 (Jb 5,19)

b Ce sermon se trouve au rang de ceux de l'abbé Guerri dans la Bibliothèque des Pères, mais au dire de Horstius, il ne se trouve point dans le manuscrit de Cologne, des sermons de ces abbé, et on ne peut hésiter à l'attribuer à saint Bernard, attendu qu'il est cité comme de lui dans le livre VI des Fleurs, et qu'il se termine par la formule habituelle à notre saint Docteur.


1. Il n'est rien de plus juste, rien de plus conforme à la raison que ceux à qui le royaume des cieux étant préparé depuis le commencement du monde ne négligent point de s'y préparer, de peur que ceux qui sont appelés à régner, ne se trouvent pas prêts à entrer dans leur royaume le jour où le royaume sera préparé pour eux. En effet, nous lisons dans l'Évangile, qu'il en fut ainsi d'un certain souper, quand le Seigneur a dit: «Mon souper est prêt, mais ceux qui y ont été invités ne se sont pas trouvés dignes de s'y asseoir (Mt 22,2).» Nous cherchons donc à savoir comment les futurs rois doivent se préparer pour le royaume qui les attend, et si nous cherchons avec piété avec le Prophète du Seigneur, nous entendrons avec lui de la bouche du Seigneur: «Seigneur, qui demeurera dans. votre tabernacle , ou qui reposera sur votre sainte montagne? Celui, répond-il, qui vit sans tache (Ps 14,1).» Vous me direz peut-être qu'une telle préparation ne convient qu'à Jésus-Christ; car nul autre que lui n'est exempt de souillure (Jb 15,14), pas même l'enfant qui ne compte encore qu'un jour d'existence sur là terre. Il n'y a donc que lui qui entrera dans ce tabernacle, puisqu'il n'y a que lui qui soit un agneau sans tache (Lv 21,2), que lui qu'on ne puisse convaincre de péché, puisque le péché n'a été ni fait par lui, ni trouvé en lui. Il n'y a absolument que mon Pontife suprême qui n'ait contracté aucune tache ni dans son père, ni dans sa mère, selon les propres termes de là Loi, puisque son père, c'est Dieu, et sa mère, la Vierge. Aussi, n'y a-t-il que lui qui entre dans le saint des saints, et «personne ne monte au ciel que celui qui est descendu du ciel, c'est-à-dire, le fils de l'homme qui est dans les cieux (Jn 3,13).»

2. Que sera-ce donc de nous? Faut-il que nous désespérions d'y entrer? Bien au contraire, il faut en nourrir l'espérance, et nous y attacher de toutes nos forces. Sans doute, il n'y a que lui qui entrera dans le royaume, mais il y entrera tout entier, car on ne doit briser aucun de ses os (Jn 19,36). Le chef ne se trouvera point sans ses membres dans ce royaume, pourvu que les membres soient conformes et attachés à la tête; conformes par les moeurs, attachés par la foi. Les enfants même dans l'âge le plus tendre, ont aussi la conformité et l'attache dont ils sont susceptibles, pourvu qu'ils soient entés en Jésus-Christ parla ressemblance de sa mort; en vertu de la triple immersion de leur baptême, ils reçoivent la foi comme enveloppée, a puisqu'ils ne sont pas encore capables d'une foi développée. Sans doute, l'esprit de sagesse est bon, et la justice qu'il accorde délie celui que la faute, qui lui vient d'ailleurs, avait lié, mais plus tard, ce n'est plus de la même manière qu'il délivrera celui qui s'est maudit de ses propres lèvres, «si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il n'y a plus désormais d'hostie pour nos péchés (He 10,26).» Il ne délivrera donc point de la même manière celui qui s'est maudit de sa propre bouche, et celui qui l'a été par une bouche étrangère. La malédiction, mes frères, est une grave souillure, car nous savons que ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille, mais ce qui en sort (Mt 15,11). Ainsi, la malédiction et la souillure viennent de la même source, c'est-à-dire de la même bouche, mais elles ne viennent pas toujours de notre propre bouche, quelquefois elles viennent d'une bouche étrangère. En effet, ce n'est pas de son propre corps, ni de son propre coeur que vient la faute originelle qui souille un enfant, qui



a On retrouve à peu près les mêmes expressions dans le soixante-dixième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 9.



non-seulement n'a donné aucun consentement au péché, mais qui n'a pu même en avoir le sentiment. Mais comment se fait-i1 que l'Esprit ne délivré pas celui qui s'est maudit de sa propre bouche, et en quel sens n'y a-t-il plus d'hostie pour l'homme qui pèche volontairement? N'est-ce pas en ce sens que Jésus-Christ n'est pas crucifié une seconde fois pour lui; et qu'il ne peut plus être enté de nouveau par le baptême dans là ressemblance de sa mort? On exige alors de lui qu'il se lave dans les ondes de ses larmes, qu'il porte sa croix, qu'il mortifie ses membres et qu'il immole sa propre hostie. Autrement, c'est en vain qu'il dirait son Credo; Il faut qu'il expie par ses propres lèvres la malédiction de ses propres lèvres; Ce n'est, en effet, que par de nombreuses tribulations qu'on peut entrer dans le royaume de Dieu; où personne ne saurait arriver sans tribulations de lui ou d'autres que lui (Ac 14,21).

3. Or, il n'y a que les tribulations du second Adam qui purifient ceux que la faute du premier a souillés,. Ce n'est pas que notre propre satisfaction puisse nous suffire. Pourquoi, en effet, toutes nos oeuvres de pénitence, si ce n'est parce que, si nous ne partageons point les souffrances de Jésus-Christ, nous ne saurions avoir part à son royaume? Il supplée à ce qui nous manque; mais il ne veut pas que nous, nous dispensions de ce que nous pouvons faire, quelque peu de chose que ce soit. Si l'attache à Jésus-Christ par le lien de la foi sans la conformité des moeurs, ne peut sauver les adultes, à plus forte raison les oeuvres sans la foi ne sauraient-elles les sauver. En effet, il est bien plus facile de réformer un membre, si difforme qu'il soit, qui adhère encore au chef, que de l'y rattacher une fois qu'il en est séparé, quelque conforme qu'il lui soit d'ailleurs. Mais pourtant, tout membre difforme doit nécessairement redevenir conforme à l'image du fils de Dieu, qui est son chef, ou en être séparé tout à fait, et devenir anathème de Jésus-Christ, car dans la plénitude de son corps il ne saurait se trouver tien qui ne fût en rapport avec sa beauté.

4. Ainsi donc partout où la faute est propre à l'homme, il faut que sa purification lui soit propre également, et, si ses souillures son multiples, ses tribulations doivent l'être aussi. Mais d'où lui viendront ces tribulations, si non de sa résistance à la souillure, de sa lutte contre la concupiscence? Est-il une place dans l'homme qui soit nette de cette tache, exempte de cette contagion? Le virus mortel s'écoule du dedans, c'est de son coeur qu'il sort, pour infester ensuite son corps tout entier, il remplit son esprit de désirs a et ses membres de séductions. Puis viennent la démangeaison des oreilles, et la pétulance des yeux; les plaisirs de l'odorat, les voluptés désordonnées du goût, les douceurs de la mollesse dans tout le corps, et les charmes pernicieux du toucher: à l'intérieur, dans l'âme, c'est l'enivrement des désirs, et comme une fournaise ardente où bouillonnent l'ambition, l'avarice, l'envie, la révolte, là malice, enfin tous les sentiments mauvais réunis.

a Ce passage se trouve cité dans les Fleurs de saint Bernard, livre 6, chapitre V, comme étant extrait de ses sentences.

En effet, que de charmes le corps semble posséder, que d'attraits le monde paraît avoir. L'homme juste souffre autant de tribulations, soutient autant de tentations. Et, de même que l'homme, tant qu'il vit dans la chair, est sensible aux voluptés de la chair et calcule (a) que les délices se trouvent sous les épines, ainsi quiconque veut semer en esprit, s'efforce d'arracher plutôt que de propager les ronces et les épines que son propre fonds produit, parce qu'il a été maudit, et se tourne dans sa douleur toutes les fois qu'il se sent percé par la pointe d'une épine (Ps 31,4).

5. Quelles nombreuses tribulations n'attendent donc point l'homme qui a résolu de résister une à une à ces pestes nombreuses? De la plante de mes pieds au sommet de ma tète, il n'y a pas un endroit de sain, la concupiscence a tout infecté, et la loi du péché se trouve dans tous mes membres. De tous côtés la mort fait des efforts pour entrer par les fenêtres, pendant qu'au dedans de moi tout un foyer d'iniquité, bien plus dangereux et plus redoutable encore, fait sentir sa cruelle influence. Mais dans cette lutte si remplie de difficultés, il ne faut ni défaillir, ni céder au désespoir; car si les tribulations pour Jésus-Christ abondent par lui, les consolations surabondent. Après tout, écoutez ce qui doit vous consoler. Le péché est à la porte, mais il ne saurait entrer dans votre âme, si vous ne lui en ouvrez l'accès. La concupiscence est dans votre coeur, mais c'est sous votre empire (Gn 4,7), et si vous ne lui cédez pas de votre plein gré, elle ne peut rien contre vous. Écoutez ce qui doit vous consoler; retenez votre consentement, empêchez que toutes ces choses ne prévalent en vous, et vous serez exempts de faute, en sorte que vous pourrez vous avancer sans tache pour habiter dans le tabernacle, et vous reposer sur la sainte montagne du Seigneur votre Dieu. Si vous n'en êtes point dominés, vous serez sans souillure et purs d'un très-grand péché (Ps 18,14); car c'en est un très-grand que celui qui tient l'homme tout entier, son corps et son âme. Écoutez encore une fois quelque chose qui doit être pour vous une consolation. Il est dit: «Après vous avoir affligés six fois il vous délivrera, et à la septième, il ne permettra pas que le mal vous touche (Jb 5,29).» Si vous êtes de la race des Hébreux, vous servirez six ans, et la septième année vous vous en irez en liberté. Vos six tribulations ne sont autre chose que vos luttes contre les désirs de votre coeur, et la quintuple volupté de vos sens charnels. Mais après ces six tribulations vous serez délivrés de la septième, non pas qu'elle ne doit point venir, mais c'est qu'elle ne vous blessera point, le mal ne vous approchera point. Ainsi la mort, car c'est elle qui est la septième tribulation, la mort, dis-je, viendra, mais elle ne sera qu'un sommeil pour les amis du Seigneur, et bientôt après s'ouvrira son héritage. Ce sera la porte de la vie et le commencement du rafraîchissement, ce sera l'échelle de cette sainte montagne, et l'entrée dans le lieu du tabernacle admirable que Dieu même, non point l'homme, a dressé. Ainsi dans

a Les mêmes expressions se retrouvent plus haut dans le vingtième sermon, n. 4.

la septième tribulation le mal ne vous touchera même pas. Mais la mort est un triple mal réservé dans la septième épreuve à ceux qui ont négligé de se délivrer parfaitement dans les six premières tribulations, et qui ne se sont point purifiés à fond d'anses six urnes pour se présenter, sans tache ni ride, aux noces de l'agneau. En effet, l'horreur les attend à leur sortie, la douleur dans le passage et la confusion en la présence de la gloire de leur grand Dieu.

6. D'où vient cette négligence, mes frères? D'où viennent cette funeste tiédeur et cette sécurité maudite? Pourquoi, malheureux que nous sommes, nous laisser séduire ainsi nous-mêmes? Peut-être sommes-nous devenus riches, peut-être régnons-nous même déjà. Est-ce que ces horribles esprits n'assiègent point la porte de notre maison? Est-ce que ces larves, ces fantômes hideux n'attendent point notre départ? Quelle frayeur, ô mon âme, quand, après avoir quitté tout ce dont la présence te comble de bonheur, dont l'aspect t'est si agréable , et la présence sous le même toit que toi si familière, tu entreras seule dans une région tout à fait inconnue, et tu verras la troupe de ces monstres horribles se précipiter à ta rencontre? Qui est-ce qui viendra à ton secours dans ce jour de si grande détresse? Qui te protégera contre la dent de ces lions rugissants tout prêts à te dévorer? Qui te consolera, qui te conduira? O mes petits enfants, rappelons-nous nos fins dernières et nous ne pécherons point. Il nous faudra passer par le feu, le feu montrera ce que vaut l'oeuvre de chacun de nous; dans ses flammes notre or se changera en scories, toute notre impureté se montrera, et alors la vérité même, prenant le temps qui nous est donné, et que nous méprisons aujourd'hui, jugera les justices mêmes. Ah que seront alors tontes nos justices? Elles seront semblables au linge souillé d'une femme à son époque. Dans quels tourments la flamme vengeresse consumera-t-elle alors tout ce que nous laissons passer, parce que nous n'en tenons que peu de compte, tout ce que nous couvrons de nos caresses, tout ce que nous négligeons, en feignant de ne point le voir? Plût au ciel que quelqu'un donnât maintenant à ma tète une source d'eau, et à mes yeux des torrents de larmes, car peut-être ce feu dévorant ne trouverait-il rien à consumer, si des flots de larmes avaient entraîné ce qui peut lui servir d'aliment.

7. Et après ce feu, pensez-vous qu'il restera encore quelque chose en nous? Et ce qui restera sera-t-il assez grand pour que nous osions le placer sous les yeux de la majesté divine, ou nous présenter nous-mêmes, devant ses yeux? Quelle honte, quelle confusion d'apparaître si tièdes, si imparfaits, si vides, devant la face du Seigneur notre Dieu, après avoir reçu de lui tant de bienfaits? Adam s'enfuyait pour se cacher de sa présence, il n'avait mangé qu'un seul fruit défendu: qu'oserons-nous faire, nous autres, après tant de crimes et tant de forfaits? Quand sera purgé de cette confusion, l'oeil de notre coeur auquel nous négligeons maintenant de donner nos soins, et quand pourra-t-il contempler d'un regard assuré les rayons de ce soleil véritable? De même que la cire fond et s'écoule à la face du feu (Ps 67,3), ainsi les pécheurs périront à la face de Dieu. Que la pourriture entre jusqu'au fond de mes os, et qu'elle me consume au dedans de moi, afin que je sois en repos au jour de la septième tribulation (Ha 3,16), et que pendant son passage le mal ne me touche point. Ce mal est de trois sortes: l'horreur, la douleur et la honte. Heureuse, en effet, l'âme qui pourra adresser ces paroles avec confiance à ses ennemis sur le pas de sa porte Pourquoi te tiens-tu là, bête cruelle? Être funeste, tu ne trouveras rien en moi (a). Mais plus heureux encore celui dont les oeuvres ne seront point consumées, et qui se trouvera, examen fait de son ouvrage, qu' il a édifié sur le bon fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses. Mais, infiniment plus heureux encore celui dont les yeux, dégagés de tout nuage de confusion et de tout voile qui les recouvre, contempleront la gloire du Seigneur, et qui se verra dans cette contemplation transformé en la même image (2Co 3,18), et lui deviendra semblable à lui qui est par dessus toutes choses le Dieu béni, louable et glorieux, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a C'est en ces termes, au dire de Sulpice-Sévère, que saint Martin, près de la mort, s'adressait au démon.



VINGT-NEUVIÈME SERMON. Sur le triple amour de Dieu.

7029


1. «N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde, car tout ce qui est dans le monde est, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou ambition du siècle, toutes choses qui ne viennent point du Père (
Jn 2,17).» Mais quoi, y a-t-il donc quelque chose qui vienne du Père, et qui nous indemnise de tout cela? Oui certainement, et ce quelque chose est bien plus doux et bien plus aimable que tout ce qui précède; mais il n'est point confié aux serviteurs, il ne l'est qu'aux amis. Or, quiconque veut être ami de ce monde se fait ennemi de Dieu. C'est aux amis qu'il fait part de ses desseins, à eux qu'il dit: «Je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père (Jn 15,15).» Saint Grégoire démontre que cette connaissance n'est autre que l'amour. Or, il y a trois sortes d'amour qui excluent ces trois choses qui ne viennent point de Dieu. C'est pour cette raison, je pense, que le Seigneur a dit par trois fois à saint Pierre . «M'aimes-tu, m'aimes-tu , m'aimes-tu ()?» Peut-être bien, est-ce aussi à cause de cela qu'il est dit dans la Loi: «Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces (Dt 6,5);» c'est-à-dire vous aimerez avec tendresse, avec affection, vous aimerez avec prudence, vous aimerez avec force. L'amour du coeur a quelque ressemblance avec l'amour de la chair, puisque les affections sont particulièrement attribuées au coeur. Quant à l'âme, elle sonne déjà à nos oreilles comme quelque chose de plus élevé, aussi est-elle appelée le siège de la sagesse, en sorte que c'est à elle qu'il semble départi d'aimer Dieu avec prudence.

2. Il est certain que ce qui porte le plus à l'amour affectueux dont je parle, c'est la pensée de l'incarnation de Jésus-Christ, la pensée, dis-je, de toute l'économie de ce qu'il a fait dans sa chair, et surtout de sa passion. En effet, Dieu, en voyant que tous les hommes étaient devenus charnels, leur a témoigné, dans sa chair, tant de douceur, qu'il faudrait avoir le plus dur des coeurs pour ne point l'aimer de toute l'étendue de ses sentiments. Comme il voulait reconquérir l'homme, sa noble créature, il se dit, si je le contrains malgré lui, je n'aurai qu'un âne, non point un homme, puisque ce n'est pas de lui-même qu'il viendra à moi, ni spontanément, et qu'il ne pourra point dire: «C'est volontairement que je vais vous offrir mon sacrifice (Ps 53,8).» Est-ce que je donnerai mon royaume à des ânes? Et Dieu se met-il donc en peine des boeufs? En conséquence, pour l'avoir par le fait de sa volonté, je l'épouvanterai, peut-être se convertira-t-il, et vivra-t-il. Alors, il le menaça des plus affreux supplices qui se puissent penser, des ténèbres éternelles, des vers inaccessibles aux coups de la mort, des feux inextinguibles. Mais quand il vit que par ce moyen l'homme ne revenait point encore à lui, il se dit: S'il est accessible à la crainte, il ne l'est pas moins aux désirs, je lui promettrai ce qui lui semble le comble de ses voeux. L'homme désire l'or, l'argent et les choses semblables, mais ce qu'il préfère à tout cela, c'est la vie éternelle, cela est clair, on ne peut même plus clair. Si donc ils désirent conserver cette vie si misérable, si remplie de peines et de si courte durée, combien plus soupirera-t-il après une vie calme, éternelle et heureuse? Il lui promet donc la vie éternelle il lui promet ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui ne s'est jamais présenté au coeur de l'homme.

3. Mais en voyant qu'il n'avançait toujours à rien, il se dit: «Il me reste encore une chose; l'homme est accessible, non-seulement à la crainte et à la cupidité, mais il l'est aussi à l'amour, et. d'ailleurs, il n'y a rien de plus fort que cela pour l'attirer. Il vint donc dans la chair et-il se montra sous des traits si aimables qu'il en vînt jusqu'à nous témoigner une charité plus grande qu'on ne peut l'avoir, puisqu'il donna sa vie pour nous. Aussi, ceux qui, après cela, ne voudront point se convertir ne méritent-ils pas de s'entendre dire: «Qu'ai-je dû faire que je n'aie pas fait (Is 5,4)?» Au fait, Dieu ne nous donne nulle part une aussi grande preuve de son amour que dans le mystère de son incarnation et dans celui de sa passion: nulle part sa bonté ne se révèle aussi bien à nous, nulle part sa bénignité n'apparaît autant que dans son humanité, selon le mot de saint Paul qui nous dit: «La bonté de Dieu, notre Sauveur, a paru en même temps que son humanité (Tt 3,14).» En effet, sa puissance était cachée aux yeux puisqu'il vint dans la faiblesse. Aussi Abacuc a-t-il dit: «C'est là,» certainement dans la croix, dont «les bras sont dans ses mains, que sa force est cachée (Ha 3,4).» Et sa sagesse, il la dissimula aussi, et la cacha dans la chair; il voulut, en effet, sauver les croyants par la, folie de sa parole. D'ailleurs. ne s'est-il pas fait insensé, en quelque façon, quand il a livré son âme à la mort, quand il a pris les péchés de la foule et payé ce qu'il ne devait point? N'était-il pas ivre du vin de la charité, et ne s'oubliait-il pas lui-même malgré le conseil de Pierre qui lui disait: «Ayez pitié de vous (Mc 8,32).» Ainsi, il a caché sa force, et il a complètement voilé et incarné sa sagesse; mais pour sa bonté, il n'avait pas de moyen de la proclamer davantage, de l'exprimer plus complètement et de la faire plus clairement connaître.

4. Or, j'ai dit que cela se rapportait à l'amour tendre du coeur. On voit, en effet, des hommes qui, sous l'impression de cet amour peuvent à peine en parler, ou s'en souvenir sans fondre en larmes. Or, cet amour va contre la concupiscence de la chair; en effet, que peut-il y avoir pour lui de doux dans la chair quand il trouve tant de douceur dans la passion de Jésus-Christ? Mais cette tendresse peut se tromper, si elle n'est accompagnée de la prudence, et il n'est pas facile de se mettre en garde contre le poison qui se trouve mêlé au miel. Il faut donc la prudence pour pouvoir scruter avec soin le fond même des mystères, en sorte que nous soyons en état d'en rendre compte à tous ceux qui nous le demandent. Cet amour prudent exclut la curiosité, car l'esprit appliqué à ces mystères ne saurait éprouver de curiosité pour les choses du temps, et dit avec le Prophète: «Combien grand, Seigneur, est l'amour que j'ai pour votre Loi! Elle est l'objet de mes méditations durant tout le jour (Ps 118,97).»

5. En troisième lieu, il faut aimer avec force, de sorte que, si notre amour ne peut se tromper, il ne puisse pas non plus être contraint et soit prêt à tout souffrir pour la justice. Or, qui ne sait que celui qui est le Roi du ciel et de la terre, non-seulement n'ambitionne pas, mais même dédaigne les royaumes et les honneurs de la terre? Or, «bienheureux ceux qui souffriront persécution pour fa justice, le royaume des cieux est à eux (Mt 5,10).» Voilà pourquoi Pierre fut interrogé trois fois sur ces trois sortes d'amour: c'est qu'il s'était trouvé en manquer auparavant. En effet, la première fois qu'il entendit parler de la Passion du Seigneur, il ne put le supporter; il avait l'amour tendre, mais il s'écrie: «Loin de vous, Seigneur, qu'il en soit ainsi!» parce que son amour n'était pas sage. Aussi s'attira -t-il cette réponse: «Arrière, Satan, tu n'as pas de goût pour les choses de Dieu. (Mc 8,33).» Il y avait quelque chose de semblable dans les apôtres à qui il était dit: «Si vous m aimiez, vous vous réjouiriez certainement de ce que je m'en vais à mon Père (Jn 14,28);» mais c'est précisément parce qu'ils l'aiment qu'ils sont tristes. Oui, ils l'aiment et ne l'aiment pas; ils l'aiment de l'amour doux, mais ils ne l'aiment point de l'amour sage. La nuit où le Seigneur devait être livré, Pierre l'aimait d'un amour tendre et prudent, puisqu'il s'écriait: «Je suis prêt à aller à la mort et à la prison avec vous (Lc 22,33),» mais il ne l'aimait pas d'un amour fort, car «Celui qui tombe n'était pas solide en sa place (a) (Boet. de consol. Phil. lib. I. metr. 1.).» Il n'avait pas, encore reçu la force d'en haut qui le fit plus tard non point nier mais dire avec une entière liberté: «jugez vous-mêmes s'il ne vaut pas mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ().» N'est-ce pas avec raison que le Christ s'enquiert de la charité dans celui qui est appelé à faire paître son troupeau? Il faut que celui qui est à la tête des' autres soit enivré et bouillant du vin de la charité et qu'il s'oublie lui-même, pour qu'il ne cherche point son intérêt, mais bien celui de Jésus-Christ (Jn 21,15). Remarquez encore que saint Pierre, interrogé s'il aime plus que les autres, se contente de répondre qu'il aime, n'osant point affirmer ce qu'il était confus d'avoir eu la témérité d'assurer une première fois; peut-être même est-ce pour cela qu'il s'attrista. En effet, il avait dit d'abord: «Quand même tous les autres se scandaliseraient à votre occasion, moi je ne me scandaliserai point (Mt 26,33).»

a Saint Bernard cite le même vers dans son premier sermon pour la fête de Saint André.



TRENTIÈME SERMON. Le bois, le foin et la paille.

7030
1. La sécurité ne se trouve nulle part, mes frères, ni dans le ciel, ni dans le paradis terrestre; encore moins se trouve-t-elle dans le monde. En effet, au ciel c'est l'ange qui tombe en présence de la divinité; dans le paradis terrestre, c'est Adam qui se voit chassé de ce lieu de volupté; et Judas, en ce monde, tombe de l'école même du Sauveur. Si je vous parle ainsi, c'est afin que nul d'entre vous ne se flatte d'être en sûreté parce qu'il est ici dans le lieu dont il est dit: Ce lieu est saint; car ce n'est pas le lieu qui sanctifie les hommes, mais les hommes qui sanctifient le lieu. En. effet, jusque parmi nous, il y a trois sortes d'hommes qui se trouvent même assez peu en harmonie avec cet ordre et avec l'homme qui s'est engagé dans cette voie. Il y en a qui ont bien commencé, mais qui sont vite tombés en défaillance; il y en a qui n'ont jamais commencé, mais qui ont toujours persévéré et qui persévèrent encore dans leur mollesse; enfin, il y en a qui sont emportés par un esprit de légèreté, qui sont lents à écouter, prompts à parler, tout disposés à, raconter partout ce qu'ils ont fait, si toutefois ils font quelque chose. Est-ce que Dieu ne les rejetteras pas? Non, il ne le fera point; s'ils persévèrent dans le fondement, ils seront sauvés, mais comme en passant par le feu. Par quel feu passeront-ils? L'Apôtre répond: «Personne ne peut oser d'autre fondement que celui qui a été mis, et ce fondement, c'est Jésus-Christ. Si donc on élève sur ce fondement un édifice de bois, de foin et de paille, il en souffrira la peine; néanmoins, il ne laissera point d'être sauvé, mais ce sera comme en passant par le feu (
1Co 3,33).» Le fondement c'est donc Jésus-Christ; le bois est fragile, le foin en mou, la paille est légère. Le bois, ce sont ceux qui ont commencé avec force, mais qui, une fois brisés, ne se recollent point. Le foin, ce sont ceux qui, attiédis par la mollesse qu'ils auraient dû fuir, ne veulent pas même toucher du bout du doigt, comme on dit, aux travaux pénibles. La paille, ce sont ceux qui, mis hors d'haleine par les mouvements de la légèreté. ne restent jamais dans le même état.

2. Sans doute il faut craindre pour ces religieux-là, mais il ne faut pas désespérer, attendu que, s'ils ont le Christ â la base de leur édifice, c'est-à-dire s'ils finissent leur vie dans cette voie, ils seront sauvés, mais toutefois ce sera comme en passant par le feu. Il y a trois choses dans le feu: la fumée, la lumière et la chaleur; la fumée excite les larmes, la lumière éclaire les objets environnants, et la chaleur brûle. C'est ainsi que celui qui se trouve en cet état doit avoir dans son âme la fumée, c'est-à-dire l'amertume, parce qu'il est tiède, relâché, parce qu'il trouble et bouleverse l'ordre autant qu'il est en lui. Mais il faut aussi qu'il ait. la lumière sur les lèvres, afin qu'il se dise et se pleure dans la confession, tel qu'il est au fond de l'âme, que sa conscience aiguise sa langue et que sa langue accuse sa conscience. Il faut aussi qu'il sente la chaleur dans son corps, je veux dire les tribulations de la pénitence, et, s'il n'en ressent pas de nombreuses, que du moins il en ressente quelqu'une. Pensez-vous due celui qui veut que tous les hommes soient sauvés et que personne ne périsse, rejettera ceux qui seront ainsi contrits de coeur, qui confesseront de bouche et qui se seront fatigués de corps? Mais il y en a d'autres aussi qui élèvent sur ce fondement un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses; qui commencent avec force, continuent avec plus de force encore, et terminent avec toute la force possible; qui se mettent peu en peine de ce que peut la chair et ne voient que ce que veut l'esprit.


TRENTE ET UNIÈME SERMON. Soin avec lequel on doit veiller à ses pensées.

7031
1. Mes frères, saint Benoît nous recommande de veiller à nos pensées (Reg. cap. VII); il suit en cela le conseil du sage, qui engage les hommes à veiller tout spécialement à la garde de leur coeur «parce qu'il est la source de la vie (
Pr 4,23).» Or, je trouve qu'il y a trois sortes de pensées dont doit se garder quiconque se convertit dans son coeur et a hâte d'offrir à Dieu, au dedans de soi, un temple digne de lui. Ainsi, il y a dès pensées oiseuses et qui ne mènent à rien; il est aussi facile à l'âme de les rejeter que de les recevoir, pourvu qu'elle habite avec elle-même au fond de son coeur et qu'elle se tienne en présence du maître de la terre entière.

2. Il y en a d'autres qui sont plus violentes et plus tenaces; ce sont celles qui ont rapport aux nécessités du corps et qui sont nées en quelque sorte, du même limon que nous. Pour peu qu'elles séjournent dans l'âme, on ne peut plus les en arracher sans peine et sans blessure. En effet, il arrive souvent que la pensée du boire, du manger et du vêtement nous préoccupe tellement, qu'on a toutes les peines du monde à en débarrasser le coeur. Cela ne vient que de ce qu'étant limoneuses et gluantes, si je puis ainsi parler, elles trouvent une terre aussi limoneuse et aussi gluante qu'elles; car ce n'est pas sans raison qu'il est dit que l'homme a été fait non pas de la première terre venue, mais du limon (Gn 2,7). Voyez, en effet, comme le corps tient du limon; il est collé à l'esprit même avec tant de force et d'une manière si indissoluble, qu'il ne peut s'en séparer sans une grande douleur. Que faut-il donc faire quand ces pensées limoneuses s'emparent de notre esprit? Il ne nous reste plus qu'à nous écrier avec le saint homme Jacob: «Ruben, mon fils aîné, vous ne croîtrez plus, parce que vous êtes entré dans le lit de votre père (Gn 49,4).» En effet, cette sorte de concupiscence est rouge (a), charnelle et couleur de sang, et elle monte sur notre lit quand, non contente de toucher à notre mémoire par ce seul souvenir, elle se met sur la couche même de notre volonté et la souille de ses jouissances dépravées. Or, c'est avec raison que l'appétit charnel est appelé notre premier-né, car il se manifeste en nous dès les premiers jours de notre existence, tandis que les autres vices ne se montrent qu'avec le temps et ne naissent que de la malice des siècles et de diverses occasions. Il faut donc réprimer cet appétit que nous ne pouvons éteindre tout à fait, et, sitôt qu'il entre dans notre lit, au lieu de le laisser grandir, dominons-le, selon le mot de l'Écriture: «Votre concupiscence sera sous vous et vous la dominerez (Gn 4,7).»

3. La troisième sorte de pensées comprend les pensées sales et immondes auxquelles nous ne devons donner accès dans notre âme sous aucun prétexte que ce soit; il faut que de loin même leur mauvaise odeur nous les signale, et nous devons les écarter de toutes nos forces et les repousser de tout notre esprit. Puisa, nous tournant aussitôt vers les gémissements, invoquer, avec des larmes et des soupirs, l'Esprit Saint qui vienne en aide à notre infirmité. Chassé ainsi avec confusion, le malin esprit n'osera plus si facilement présenter ni offrir rien de semblable à une âme qui résiste avec tant de vigueur. Or, les pensées que j'appelle sales et immondes, ce sont celles qui ont rapport à la luxure, à l'envie, à la vaine gloire et à tous les autres vices que nous devons détester.

a Il y a dans le texte latin, en cet endroit, un jeu de mots par à peu près, qu'il est impossible de faire passer dans notre langue: il consiste tout entier dans le rapprochement du nom Ruben et de l'adjectif rubea: Ruben a souillé la couche de son père, et la pensée rouge, c'est-à-dire charnelle, souille la couche de notre volonté.

Si nous voulons conserver nos âmes pures, il faut, de si loin que ces pensées s'avancent vers nous, les repousser avec indignation, les écarter de notre esprit et ne leur en point ouvrir les portes. La première sorte de pensées dont je vous ai parlé, comprend les pensées oiseuses et qui ne mènent à rien; c'est de la boue, mais de la boue simple, c'est-à-dire qui ne s'attache point et ne sent pas mauvais, à moins toutefois qu'elles ne séjournent trop longtemps en nous et que, par notre incurie et notre négligence, elles ne se changent en une autre sorte de pensées; c'est ce que nous éprouvons tous les jours. En effet, en méprisant les pensées oiseuses comme étant de fort peu d'importance, nous tombons dans les pensées honteuses et déshonnêtes. La seconde sorte de pensées n'est pas de la boue simple, mais, comme je l'ai déjà dit, c'est une boue tenace et limoneuse. Quant à la troisième sorte, il faut nous en garder, non pas seulement comme de la boue et du limon, mais comme d'un bourbier on ne peut plus immonde et fétide.




Bernard sermons 7028