Bernard sermons 5013

TROISIEME SERMON POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. De l’opération multiple du Saint-Esprit en nous.

1. L'Esprit-Saint, dont nous faisons aujourd'hui la fête, d'une manière toute particulière, plût au ciel que ce fût aussi avec une dévotion toute particulière, m'est témoin du bonheur avec lequel je vous ferais part de toutes les inspirations de la grâce d'en haut, si j'en recevais quelques unes, oui, il le sait, dis-je, cet Esprit qui vous a réunis, non-seulement dans une même cité, mais dans une même demeure, afin d'y descendre sur vous, et de se reposer sur vous, mes frères bien-aimés, qui avez le coeur humble, et écoutez ses paroles avec tremblement. C'est le même esprit qui a couvert la vierge Marie de son ombre, et fortifié les apôtres d'un côté, pour tempérer l'effet de l'arrivée de la divinité dans le sein de cette vierge, et de l'autre pour revêtir les apôtres de la vertu d'en haut, je veux dire de la plus ardente charité. C'est, en effet, la cuirasse dont se recouvrit le collège apostolique tout entier, comme un géant, qui se prépare à se venger des nations, et à châtier les peuples, à lier leurs rois en chargeant leurs pieds de chaînes, et les grands d'entre eux, en leur mettant les fers aux mains (Ps 149,7-8), car ils étaient envoyés vers la maison du fort armé, pour le garrotter et s'emparer de tous ses meubles, il leur fallait donc une force plus grande que la sienne. Quelle mission n'aurait-ce point été pour leur faiblesse, de triompher de la mort, et de ne point laisser les portes de l'enfer prévaloir contre eux, s'ils n'avaient eu, vivante au fond de leur coeur, pour triompher par elle, une charité aussi forte que la mort même, un zèle aussi inflexible que l'enfer (Ct 8,6) ? Or, c'est de ce zèle qu'ils faisaient preuve, quand on les prit pour des hommes ivres (Ac 2,13). Ils l'étaient, en effet, mais non du vin que pensaient ceux qui ne croyaient pas à leur parole. Oui,, dis je, ils étaient ivres, mais d'un vin nouveau, dont de vieilles outres étaient indignes, et que, d'ailleurs, elles n'auraient pu contenir. Ce vin, c'était celui que la vraie vigne avait laissé couler du haut du ciel, un vin capable de réjouir le mur de l'homme, non point de troubler son esprit; un vin qui fait germer les vierges, et ne force point les sages à apostasier le sagesse. C'était un vin nouveau pour les habitants de la terre, car, pour ceux du ciel, il se trouvait jadis en extrême abondance, non dans des outres de peaux, ou dans des vases de terre, mais dans des celliers à vin, dans des outres spirituelles. Il coulait à flot, dans les rues et les places de la sainte cité, où il répandait la joie du coeur, non la luxure de la chair, car les habitants de la terre et les enfants des hommes n'avaient point de vin de cette nature.

2. Ainsi, il avait au ciel un vin particulier que la terre ignorait mais la terre avait aussi un produit qui lui était propre, c'est la chair du Christ, dont elle était fière, et dont les cieux ambitionnaient la vue. Qui donc empêche qu'il ne se fasse un fidèle commerce entre le ciel et la terre, entre les auges et les apôtres, un échange de la chair du Christ entre les uns et les autres, en sorte que la terre possède l'Esprit-Saint, et le ciel, la chair du Christ , et que l'un et l'autre soient à jamais possédés en commun par la terre et par les cieux en même temps ? Jésus avait dit : « Si je ne m'en vais, le Paraclet ne viendra point à vous (Jn 16,7) » C'était dire : Si vous ne cédez l'objet de votre amour, vous n'aurez point celui de vos désirs; il vous est donc avantageux que je m'en aille et que je vous transporte de la terre au ciel, de la chair à l'esprit, car le Père est esprit, le Fils est esprit, et l'Esprit-Saint est esprit aussi. Enfin le Christ est un esprit devant .ans yeux. Or, le Père étant esprit cherche des adorateurs qui l'adorent en esprit et en vérité. Quant au Saint-Esprit, il semble avoir reçu le nom d'esprit par excellence, parce qu'il procède du Père et du fils, et se trouve être le lien le plus ferme et le plus indissoluble de la Trinité, et celui de saint également en propre, parce qu'il est un don du Père et du Fils et qu'il sanctifie toute créature. Mais le Père n'en est pas moins aussi esprit et saint ; de même que le Fils est également saint et esprit, le Fils, dis-je, « de qui, en qui et par qui toutes choses sont (Rm 11,36), » selon le mot de l'Apôtre.

5014 3. Il y a trois choses dans l'oeuvre de ce monde qui doivent attirer nos pensées : qu'est ce que le monde, comment existe-t-il, et pourquoi a-t-il été fait? Dans la création des êtres éclate, d'une manière admirable, la puissance qui a créé tant et de si grandes choses, en si grand nombre et avec tant de magnificence. Dans la manière dont elles ont été faites, se montre une sagesse unique qui a placé les uns en haut, les autres en bas et d'autres encore au milieu. Si nous réfléchissons sur la fin pour lesquelles toutes ces choses ont été faites, nous trouvons, en elles toutes, la preuve d'une si utile bonté et d'une si bonne utilité, qu'il y a en elles de quoi accabler sous la multitude et la grandeur des bienfaits dont elles sont pleines pour nous, les plus ingrats des hommes. Dieu a donc montré sa puissance infinie, en faisant tout de rien, d'une sagesse égale, en ne faisant rien que de beau, et d'une bonté pareille à sa sagesse et à sa puissance, en ne créant rien que d'utile. Mais noua savons qu'il y eut, dès le commencement, et nous voyons tous les jours qu'il y en a beaucoup parmi les enfants des hommes, que les biens de l'ordre mystérieux et sensible de la nature tiennent courbés sous les jouissances sensuelles, bien des hommes, dis-je, qui se sont donnés tout entiers aux choses créées sans se demander jamais ni comment, ni pourquoi elles ont été créées. Comment les appellerons-nous, sinon hommes charnels ? Il y en a bien quelques-uns, je pense, et l'histoire nous apprend qu'il en a existé plusieurs dans ces dispositions-là, dont le goût unique et la suprême occupation sont de rechercher ce que Dieu a fait, et comment il l'a fait, d'une manière si exclusive, que non-seulement, pour la plupart, ils ont négligé de s'enquérir de l'utilité des choses, mais sont allés même jusqu'à les mépriser avec magnanimité, et à se contenter d'une nourriture à peine suffisante et vile. Ces gens-là se sont donné à eux-mêmes le titre de philosophes ; quant à moi, pour les appeler par leur véritable nom, je dirai que ce sont des hommes curieux et vains.

4. A ces deux espèces d'hommes en ont succédé de beaucoup plus sages qui, comptant pour peu de chose de savoir ce que Dieu a fait et comment il l'a fait, ont appliqué toute la sagacité de leur esprit à découvrir pour quelle fin il l'a fait, aussi ne leur a-t-il point échappé que tout ce que Dieu a fait, il l'a fait pour lui et pour les siens; non pas toutefois de la même manière pour lui que pour les siens. Quand nous disons qu'il a fait tout pour lui, notre pensée se reporte à celui qui est l'origine et la source même des choses; et quand nous disons il a fart « tout pour les siens, » nous avons en vue les conséquences de ce qu il a fait. Il a donc fait toute chose pour lui, par nue bonté gratuite, et il a fait toutes choses pour ses élus, c'est-à-dire en vue de leur utilité, en sorte que dans le premier cas, nous avons la cause efficiente des êtres, et dans le second nous en trouvons la cause finale. Les Hommes spirituels sont donc ceux qui usent de ce monde comme s'ils n'en usaient pas, et qui cherchent Dieu dans la simplicité de leur âme, sans se mettre beaucoup en peine de savoir de quelle manière tourne la machine du monde. Ainsi les premiers sont pleins de volupté, les seconds de vanité et les troisièmes de vérité.

5015 5. Je suis heureux, mes frères, que vous apparteniez à l'école de ces derniers, c'est-à-dire à l'école du Saint-Esprit, où vous apprendrez la bonté, la discipline et la science et où vous pourriez vous écrier : J'ai eu plus d'intelligence que tous ceux qui m'instruisaient (Ps 118,99). Pourquoi cela? Est-ce parce que je me suis paré de vêtements de pourpre et de lin, parce que je me suis assis à des tables mieux servies que le reste des hommes? Est-ce parce que j'ai compris quelque chose aux arguties de Platon, aux artifices d'Aristote, ou parce que je me suis donné bien du mal pour les comprendre? Non, non, mais parce que « j'ai recherché vos commandements, ô mon Dieu (Ps 100). » Heureux celui qui repose sur ce lit nuptial du Saint-Esprit, pour comprendre ces trois sortes d'esprits dont le même serviteur de Dieu, dans son intelligence qui dépassait celle des vieillards, disait dans ses chants : « Seigneur ne me rejetez point de devant votre face, et ne retirez pas votre Saint-Esprit de moi : créez en moi, ô mon Dieu, un coeur pur, et rétablissez de nouveau un esprit droit au fond de mes entrailles ; rendez-moi la joie de votre salutaire assistance et affermissez-moi par la grâce de votre esprit principal (Ps 50,11-13) » Par les mots esprit saint, il faut comprendre le Saint-Esprit lui-même. Le Prophète demande donc de ne pas être rejeté de sa face comme un être immonde, parce que cet esprit a horreur de ce qui est souillé et ne saurait habiter dans un corps sujet au péché. Celui qui par sa nature repousse le péché, ne peut pas ne point haïr tout ce lui est péché, et certainement on ne rencontrera jamais ensemble tant de pureté et tant d'impureté- sous le même toit. Aussi après avoir reçu le Saint-Esprit, par la justification sans laquelle nul ne saurait voir Dieu, on peut oser se présenter devant sa face comme étant net et pur de toute souillure, attendu qu'on se retient de toute espèce de maux quand on soumet toutes ses actions sinon toutes ses pensées au frein.

6. Comme toute pensée mauvaise et immonde nous éloigne de Dieu, nous demandons donc à Dieu de créer un coeur pur en nous, ce qui ne peut manquer d'arriver dès qu'un esprit droit s'est renouvelé dans nos entrailles. Quant à ce qui est de cet esprit droit dont parle le Prophète, il me semble qu'on peut parfaitement l'entendre de la personne du Fils, car c'est lui qui nous a dépouillés du vieil homme et revêtus de l'homme nouveau, lui aussi qui nous a renouvelés dans le fond même de notre âme (Ep 4,13), et comme dans le plus intime de nos entrailles, pour que nous n'ayons que des pensées droites et que nous marchions dans la nouveauté de l'esprit, non dans la vieillesse de la lettre (Rm 7,6). Car il nous a apporté du ciel la forme de la droiture qu'il a laissée sur la terre, mettant et mêlant ensemble la douceur à la droiture en toutes ses oeuvres, ainsi que le même prophète l'avait prédit en disant : « Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, et c'est pour cela qu'il donnera sa loi à ceux qui pèchent dans leur voie (Ps 24,8). » Ainsi donc lorsque notre corps est châtié par la sainteté des oeuvres, et notre coeur purifié ou plutôt renouvelé par la rectitude des pensées, alors il nous rendra la joie du salut, en sorte que nous marchions à la lumière de sa face et que nous nous réjouissions tout le jour en son nom.

5016 7. Alors que reste-t-il à faire, sinon à nous confirmer par l'esprit principal, c'est-à-dire par le Père? car c'est ce que nous devons entendre par ces mots, l'esprit principal. Non pas qu'il l'ait plus grand que le Fils et le Saint-Esprit, mais parce que seul il ne vient d'aucune autre personne, le Fils, au contraire, vient de lui, et le Saint-Esprit vient du Père et du Fils. Or, en quoi nous confirme-t-il, sinon dans la charité? Quel autre don est, en effet, plus digne de lui, plus véritablement paternel? « Qui donc, s'écrie l'Apôtre, nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction ou les épreuves, sera-ce la faim ou la nudité, les périls, la persécution ou la crainte de l'épée (Rm 8,35) ? » Soyez certains, mes frères, que ni la mort, ni la vie, ni aucune des choses que l'Apôtre énumère avec autant d'entrain que d'audace, ne saurait nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ. Est-ce que cela ne montre pas en tout point la force de cette proposition? Si vous savez conserver le vase fragile de votre chair en toute sainteté et en tout honneur, exempt de tous les mouvements de la concupiscence (1Th 4,4), vous avez reçu le Saint-Esprit. Etes-vous dans l'intention de faire aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit, et de ne point leur faire ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fissent, vous avez reçu un esprit de droiture en ce qui concerne votre conduite envers le prochain. Car cette droiture est commandée en même temps par la loi naturelle, et par la loi révélée dans les Saintes Ecritures. Si vous persévérez fermement dans ces deux sortes de bien et dans tout ce qui s'y rattache, vous avez reçu l'esprit principal, celui seul que Dieu approuve. D'ailleurs, celui qui est l'être par excellence ne saurait avoir pour agréable, ce qui tantôt est, et tantôt n'est plus, et l'éternel ne peut se complaire dans tout ce qui est caduc. Si donc vous avez à coeur que Dieu établisse en vous sa demeure, n'ayez qu'une pensée, celle d'avoir pour vous un esprit, saint, pour le prochain un esprit droit, et pour celui qui est le prince et le vrai père des esprits, un esprit principal.

8. On peut bien dire en vérité que c'est un esprit multiple que celui qui se communique aux enfants des hommes de tant de manières différentes, qu'il n'est personne qui puisse se soustraire à sa chaleur bienfaisante. En effet, il se communique à nous pour l'usage, pour les miracles et pour le salut, pour l'aide, pour la consolation et pour la ferveur. Il se communique d'abord pour l'usage, en donnant aux bons et aux méchants, aux dignes et aux indignes, avec une grande abondance tous les bien communs de la vie, tellement que sur ce point il ne semble faire aucune distinction entre les uns et les autres, aussi faut-il être bien ingrat pour ne pas reconnaître dans ces biens les dons du Saint-Esprit. Pour le miracle, dans les merveilles, dans les prodiges et dans les différentes vertus qu'il opère par la main de qui il lui plaît. C'est lui qui a renouvelé les miracles des anciens temps, afin de nous faire croire aux merveilles des temps passés, par la vue de celles qui se produisent de nos jours. Mais comme le pouvoir des miracles est accordé quelquefois à certains hommes, sans qu'ils s'en servent pour leur propre salut, le Saint-Esprit se communique en troisième lieu à nous, pour le salut, lorsque nous nous convertissons au Seigneur notre Dieu de tout notre coeur. Il nous est donné pour l'aide, lorsqu'il vient au secours dé notre faiblesse dans toutes nos luttes; mais lorsqu'il rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, il vient à nous pour la consolation; il se donne enfin pour la ferveur, lorsque dirigeant son souffle puissant dans le coeur des saints, il y allume le violent incendie de l'amour qui fait que nous nous glorifions non-seulement dans l'espérance des enfants de Dieu, mais même dans nos tribulations, recevant les avanies comme un honneur, les affronts comme une joie, les humiliations enfin comme une élévation. Nous avons tous reçu le Saint-Esprit pour le salut, si je ne me trompe, mais je ne pense pas qu'on puisse dire de même que nous l'avons tous reçu pour la ferveur. En effet, il y en a bien peu qui soient remplis de ce dernier esprit-là, et bien peu qui cherchent à l'avoir. Satisfaits dans les entraves où nous nous trouvons, nous ne faisons rien pour respirer en liberté, rien même pour aspirer à cette liberté. Prions donc, mes frères, que les jours de la Pentecôte, ces jours de détente et de joie, ces vrais jours de Jubilé s'accomplissent en nous. Puisse le Saint-Esprit nous retrouver toujours tous ensemble, unis de corps, unis également de coeur, et rassemblés dans le même lieu, en vertu de notre promesse de stabilité, à la louange et à la gloire de l'Epoux de l'Église, Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est élevé par dessus tout, étant Dieu, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.



APRÈS LA PENTECÔTE



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SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE (a). David et Goliath: les cinq pierres de David.

1. Nous avons entendu, mes frères, dans le récit du livre des Rois, comment Goliath, un homme d'une haute stature, à qui sa force extraordinaire et sa taille gigantesque inspiraient des sentiments de présomption, élevait la voix contre les phalanges d'Israël et en provoquait

a. Ce sermon, dans plusieurs manuscrits, se trouve placé après les dix-neuf sermons de Nicolas de Clairvaux, dédiés à Henri comte de Tropes. Mais il est attribué à saint Bernard dans un bon nombre d'autres manuscrits d'une certaine valeur, de même que daos les Fleurs, de Guillaume, moine de Tournai, recueillies dans les oeuvres de Saint Bernard, il y a déjà plus de quatre siècles (c'est Mabillon qui parle), comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire dans la préface de ce tome troisième.

Les guerriers à un combat singulier: Nous avons entendu aussi comment un jeune homme, suscité de Dieu, répondit; avec l'indignation dans le coeur, aux sarcasmes dont cet infidèle, cet incirconcis accablait le camp d'Israël, les troupes du Dieu, suprême, puis nous l’avons vu s'avancer, malgré sots extrême jeunesse, armé seulement de sa fronde et d'une pierre, contre un ennemi d'une taille monstrueuse, qui se présentait couvert d'une cuirasse, le casque en tête, l'épée à la main et muni de toutes ses armes de guerre. Si nos entrailles sont susceptibles de quelque émotion, noms n'avons pu le voir engager le combat sans trembler, ni revenir vainqueur sans tressaillir de bonheur. Nous avons applaudi à la magnanimité de ce tout jeune homme, en voyant le zèle de la maison de Dieu, qui dévorait son âme, et comment il ne séparait point sa cause de celle de Dieu, dans les injures que les ennemis de son nom lui adressaient; on aurait dit que c'était pour lui une injure personnelle, et qu'il assistait, la douleur dans l'âme, à la ruine de Joseph. Tant de confiance dans un adolescent nous a surpris, quand Israël tout entier était loin d'en montrer une pareille. Mais la vue de la victoire que le ciel lui accorda, car il ne la dut manifestement qu'à la puissance de Dieu, nous a remplis d'autant de joie que nous voyions avec inquiétude cet enfant s'avancer avec les seules armes de la foi, contre un géant plein de confiance dans ses propres forces.

5018 2. Mais si nous n'avons pas oublié que, au dire de l'Apôtre (Rm 7,14), la loi est spirituelle et n'a pas été écrite seulement pour nous charmer par le récit des choses extérieures, mais aussi pour captiver notre âme par le goût des sens cachés dans l'Écriture et la nourrir comme de moëlle du plus pur froment, nous devons rechercher ce que représente ce Goliath qui ose seul, dans un esprit de vanité et d'orgueil charnel, s'élever contre le peuple de Dieu, déjà en possession de la terre promise et vainqueur de tant d'autres ennemis. le cirais qu'on peut voir dans cet homme orgueilleux le type même de l'orgueil; car l'orgueil est le plus grand péché qui s'attaque au peuple de Dieu, le seul qui s'élève en particulier contre ceux qui semblent avoir triomphé de tous les autres péchés. Aussi, voyez-le les provoquer seulement à un combat singulier, attendu que tous les autres sont terrassés ;de même; le reste des Philistins appréhendaient d'en venir aux mains contre Israël, et ne le faisaient que parce qu'ils avaient mis toute leur confiance dans l'un des leurs, dans Goliath, à cause de sa taille gigantesque. Pourquoi, en effet, l'orgueil irait-il s'attaquer à des âmes déjà subjuguées ou par l’envie, ou par la tiédeur qui n'est propre qu'à porter Dieu à les rejeter avec dégoût, ou par la paresse enfin qui mérite d'être lapidée avec de la fiente de boeuf (Qo 22,4)? Oui, je vous le demande, qu'est-ce que l'orgueil, qu'est-ce que l'arrogance du regard viendrait faire dans un homme tellement dominé par les antres vices qu'il pût penser que tout le monde sent combien il a de choses à se reprocher au fond de la conscience? Enfin, je vous le demande encore, en est-il un autre que celui quia déjà mis, d'une main, tous les autres ennemis sous le joug, qui puisse se présenter pour combattre avec feu et courage l'orgueil, le plus redoutable des vites? Oui, il n'y a, dans ce cas, qu'un David à la main puissante qui puisse se présenter pour engager une lutte vigoureuse contre un tel ennemi et le terrasser; il n'y a, dis-je, que celui qui a vaincu les ours et les lions qui puisse s'avancer contre un Goliath.

3. Je veux bien qu'il essaie de se servir des armes de Saül, qu'il voie si la sagesse du monde, si les traditions de la philosophie, si même le sens apparent des Saintes Lettres, ce sens dont l'Apôtre a dit : la lettre tue (2Co 3,6), peuvent , lui servir; oui, j'y consens, qu'il voie si, avec ces armes, il peut saisir l'humilité ; il sentira bientôt que tout ce bagage l'accable encore plus qu il ne lui sert, il rejettera bien loin de lui des armes qui l'embarrassent, et ne mettra toute sa confiance qu'eu Dieu; désespérant de sortir vainqueur de la lutte par ses propres ressources, il ne prendra que sa foi pour arme, et, sans tenir compte de la taille énorme de Goliath, sans craindre d'être écrasé de son poids, il se dira dans son coeur, il chantera même au fond de son âme : « Le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui pourrait me faire trembler (Ps 26,1)?» Voyez, en effet, saint Pierre tandis que, sans se préoccuper de la violence des vents, de la profondeur de la mer et du poids de son corps, il s'élance sur les flots à la parole du Seigneur, il n'a rien à craindre, il ne peut périr; mais à peine à la vue de la violence du vent, se met-il à craindre que, sous l'empire même de cette crainte, il commence à s'enfoncer. Saül essaie, en ce moment, de suggérer une pareille pensée de crainte à notre jeune athlète : « Tu ne saurais, lui dit-il, résister à ce Philistin, ni combattre contre lui, tu es trop jeune encore pour cela, et lui ne connaît que le métier des armes depuis sa jeunesse (1R 17,33). » Mais David n'entre point dans ces pensées, plein de confiance en celui qui lui a fait remporter l'avantage dans ses autres luttes, il s'avance plein d'intrépidité. Ayant donc mis de côté les armes de Saül, il ramasse dans le ruisseau cinq pierres seulement, que l'eau, qui entraîne dans son cours toute sorte d'objets légers, a bien pu polir, mais n'a pu entraîner avec elle. Or l'eau du torrent que notre âme doit traverser, ce n'est autre chose que le siècle présent, s'il faut nous en tenir aux paroles de la Sainte-Écriture qui nous dit: « Une génération passe et une autre lui succède (Qo 1,4), » absolument comme le flot qui se gonfle succède au flot. Mais comme « toute chair n'est que de l'herbe, et que sa gloire est comme la fleur des champs (Is 40,6), l'eau du torrent l'emporte facilement avec elle en passant : quant à la parole du Seigneur, il n'est pas de flot qui l'emporte, elle demeure éternellement.

5019 4. Il me semble donc qu'on peut très-bien voir dans les cinq pierres de David comme une quintuple parole de Dieu, une parole de menace et une de promesse, une parole d'amour, une d'imitation et une d'oraison. On retrouve en foule ces paroles dans le recueil de la Sainte Écriture; peut-être même est-ce de ces cinq paroles que Paul veut parler quand il aime mieux dire cinq mots avec la pensée que dix mille du; bout des lèvres seulement; « car la figure de ce monde passe, dit-il (1Co 7,31), » et, dit un autre écrivain sacré : « Le monde passe, et la concupiscence passe avec lui (1Jn 2,18). » Au contraire, pour ce qui est des paroles de Dieu, non-seulement elles demeurent lors même que le monde passe, mais on pourrait même dire qu'elles sont plutôt polies qu'entraînées, puisqu'elles sont la science même de la foule de générations qui se succèdent. Quant aux pierres que David ramasse pour les lancer dans la lutte contre l'esprit d'orgueil, il faut qu'il les dépose dans sa mémoire comme dans une sacoche, en se remettant devant les yeux les menaces de Dieu, ses promesses, la charité qu'il nous témoigne, les nombreux exemples de sainteté qu'il place sous nos yeux et les recommandations qu'en toutes circonstances il nous fait de recourir à la prière. Oui, voilà les pierres que doit prendre quiconque a hâte d'aller combattre le vice de l'orgueil, afin que, s'il vient à lever sa tète venimeuse, saisissant la première de ces pierres qui tombera sous sa main, il la lance au front de Goliath et l'étende par terre couvert de confusion. Mais dans ce genre de combat, il faut encore avoir une fronde, c'est-à-dire, la longanimité, arme absolument nécessaire et indispensable contre cet ennemi surtout.

5. Toutes les fois donc qu'une pensée de vanité frappe à la porte de votre esprit, pour peu que vous commenciez à redouter du fond de votre âme les menaces de Dieu, ou à désirer l'effet de ses promesses, Goliath ne résistera point au coup de l'une ou de l'autre de ces deux pierres, et toute son enflure sera sur-le-champ comprimée. Et si vous vous rappelez cet amour ineffable que le Seigneur de majesté vous a témoigné, pourrez-vous ne point vous sentir à l'instant brûlant vous-même de charité et tout prêt à témoigner toute votre horreur pour la vanité et à la repousser loin de vous ? De même si vous vous remettez attentivement sous les yeux les exemples des saints, nulle vue ne sera plus efficace, soyez en sûr, pour réprimer tout sentiment d'orgueil. Mais enfin s'il arrive qu'aux premiers mouvements de l'orgueil, vous ne puissiez mettre la main sur aucune des pierres dont je viens de parler, il ne vous reste qu'une chose à faire, c'est: de tourner votre âme avec toute la ferveur possible vers la prière, et aussitôt l'impie, qui vous avait semblé élevé et aussi haut que les cèdres du Liban, sera renversé, il n'en restera même plus vestige.

6. Mais peut-être vous demandez-vous comment faire pour couper la tête à Goliath avec sa propre épée; car il ne se peut rien voir qui soit en même temps plus agréable pour vous et plus pénible pour votre ennemi. Je vais vous le dire en peu de mots, car je m'adresse à des hommes qui savent par expérience ce que c'est, et qui ne peuvent manquer d'apercevoir et de saisir à l'instant ce qu'ils sentent se passer tous les jours au dedans d'eux-mêmes. Toutes les fois que, dans une tentation d'orgueil, au seul souvenir des menaces de Dieu, de ses promesses et des autres pensées dont je vous parlais tout à l'heure, vous commencez à vous confondre et à rougir , vous pouvez dire que Goliath est terrassé, mais il vit encore. Courez donc à lui , et pour l'empêcher de se relever, tenez-le sous vos genoux et coupez-lui la. tête avec sa propre épée, c'est-à-dire tuez la vanité par la vanité même qui vous assaille. Or vous pourrez dire que vous avez tué Goliath avec l'épée de Goliath, si aux premières atteintes de l'orgueil vous prenez occasion de ses coups pour vous humilier et pour concevoir de vous-même, comme d'un homme consumé d'orgueil, des sentiments d'autant plus humbles et plus abjects.


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PREMIER SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE: Le Seigneur avec sept pains a nourri une foule d'hommes qui le suivaient depuis trois jours.

(Mc 8,2)

1. « J'ai compassion de cette foule, car il y a déjà trois jours qu'ils sont avec moi, et ils n'ont rien à manger (Mc 8,2). » Mes frères, l'Évangile a été mis par écrit pour être lu, et il n'est lu que pour que nous prenions occasion de ce que nous entendons, ou de nous consoler, ou de nous désoler. Les gens du monde trouvent une vaine consolation dans l'abondance des choses de la terre, et une désolation non moins vaine dans la privation de ces biens. Quant à l'Évangile, c'est un miroir de vérité qui ne flatte personne, et ne trompe personne. On se voit dans ce miroir-là tel qu'on est, et on n'y puise aucun motif de crainte, s'il n'y a pas de crainte à avoir, ni aucun sujet de se réjouir, si on a mal fait. Mais que dit l'Écriture : « Celui qui écoute la parole de Dieu sans la pratiquer est semblable à un homme qui, jetant les yeux sur un miroir, y voit son image naturelle et qui à peine l'y a vue, s'il s'en va, oublie aussitôt quel il s'est vu (Jc 1,23-24).» O mes frères, je vous en conjure, qu'il n'en soit pas ainsi de nous, non, qu'il n'en soit pas ainsi; mais considérons-nous attentivement dans le passage de l'Évangile qui nous a été lu, et profitons-en pour nous corriger, si nous trouvons quelque chose qui doive l'être en nous. Voilà pourquoi le Prophète demande que ses voies soient réglées de telle sorte qu'il garde les justices du Seigneur (Ps 118,5); « car, dit-il, je ne serai point confondu, si j'ai vos préceptes, Seigneur, constamment sous les yeux (Ps 118,6). » Et moi, mes frères, bien loin d'être confondu, je me sens tout glorieux, parce que, vous aussi, vous avez suivi le Seigneur au désert, et vous êtes sortis, pleins de sécurité, hors du camp pour aller au devant de lui (He 13,13). Mais j'ai peur qu'il n'y en ait parmi vous quelques-uns dont la sécurité soit ébranlée après ces trois jours d'attente, et ne prennent le parti de retourner, de. coeur au moins, et peut-être même de corps, dans l'Égypte de ce siècle pervers. Aussi est-ce avec raison que la divine Écriture nous dit et nous crie : «Attendez le Seigneur, conduisez-vous en homme de coeur, que votre coeur prenne une nouvelle force et soit ferme dans l'attente du Seigneur (Ps 26,20). » Mais combien de temps encore me faudra-t-il attendre? Évidemment jusqu'à ce qu'il ait pitié devons, mon frère. Vous me demandez quand cela sera? Il vous répond lui-même : «Il y a déjà trois jours que ces hommes sont avec moi, et j'ai pitié d'eux. »

2. Il faut donc que vous marchiez trois jours entiers dans le désert, si vous voulez offrir un sacrifice agréable à votre Dieu; et il faut que vous suiviez Jésus, le Sauveur, aussi pendant trois jours, si vous voulez vous rassasier avec les pains du miracle. Le premier jour est un jour de crainte, un jour qui porte la lumière dans vos ténèbres et les dissipe, je veux parler des ténèbres de l'âme, un jour, dis-je, qui fasse luire à vos yeux les horribles supplices de,la géhenne, où règnent les ténèbres extérieures. D'ailleurs, vous le savez, c'est ordinairement par ces sortes de pensées que commence notre conversion. Le second jour est celui de la piété, par ce que nous respirons à la lumière des miséricordes de Dieu. Le troisième jour est le jour de la raison, le jour où la vérité se montre à nous, de telle sorte que la créature se soumet à son créateur, le serviteur à son rédempteur, sans difficulté aucune, et comme pour acquitter une dette. Quand nous en sommes arrivés là, on nous ordonne de nous asseoir pour régler la charité dans nos âmes; après cela, le Seigneur ouvre sa main libérale et remplit tous les êtres vivants des effets de sa bonté (Ps 144,16). Mais comme c'est aux apôtres qu'il est dit : « Faites-les asseoir, » aux apôtres, dis-je, dont malgré notre indignité, nous sommes les humbles vicaires, nous vous disons aussi de vous asseoir, mes bien-aimés frères, afin de manger le pain de la bénédiction pour ne point tomber en défaillance le long de la route, et n'être point contraints, par une malheureuse nécessité., à redescendre aussi en Égypte, où vous attendent les risées de ceux qui ne vous ont pas accompagnés dans le désert à la suite du Sauveur. Ce n'est pas qu'ils ne soient eux-mêmes bien malheureux de n'être pas sortis en même temps que vous; mais les plus à plaindre de tous les hommes, ce sont certainement ceux qui sont partis au désert avec les autres, mais n'y ont pas pris part à la réfection des autres.

5021 3. Or si, pendant que le reste de la troupe était assis, il s'en trouva de cachés derrière les buissons ou dans quelque recoin, il est certain qu'ils sont demeures le ventre vide et affamé. Ainsi, en est-il de ceux qui, poussés par un esprit de légèreté et de curiosité, errent de côté et d'autre, sans s'asseoir nulle part un instant, ou, s'ils s'assoient, ne se placent ni au rang ni dans le nombre des autres. J'engage donc votre charité et je la presse avec toute la sollicitude d'un pasteur de vos âmes, à ne point aimer les angles, à ne point rechercher les ténèbres, à ne point affectionner les recoins ; car « il n'y a que celui qui fait le mal qui hait la lumière et fuit, de peur d'être convaincu du mal qu'il fait. (Jn 3,20). » Qu'il ne s'en trouve pas non plus parmi vous qui se laissent emporter à tout veut de doctrine, de ces esprits inconstants et inquiets, sans solidité, sans gravité, et semblables à la poussière du chemin que le vent emporte. Que dirai-je de ceux dont la main est levée contre tout le monde, et contre qui, par conséquent, tout le monde lève aussi la main ? Ce sont des hommes qui se mettent eux-mêmes en dehors des autres hommes, des hommes charnels, non point spirituels; car il n'est personne qui parle sous l'inspiration de Dieu et qui dise anathème à Jésus (1Co 12,3). Ces gens-là sont la peste la plus cruelle des pestes, car, par leur obstination, bien qu'ils soient seuls, ils jettent le trouble partout, ils sont à eux seuls un véritable foyer de désordres, une source de scandales. D'ailleurs, entendez le Prophète vous dire, en parlant de la vigne du Seigneur : « Le cruel solitaire l'a ravagée (Ps 79,14). » C'est pour ces gens-là que je vous prie et vous supplie, mes frères, de mettre de côté toute espèce de dissimulation, voilà les recoins de la volonté que je vous engage à fuir. Gardez-vous bien de cet esprit d'inquiétude et de légèreté,à moins, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous ne vouliez priver vos âmes de se nourrir du pain de la bénédiction..

5022 4. Mais je ne veux pas vous faire attendre d'avantage, et je vais vous dire quels sont les sept pains qui doivent vous donner des forces. Le premier, c'est le pain de la parole de Dieu qui est la vie de l'homme, ainsi qu'il l'atteste lui-même (Lc 4,4). Le second est celui de l'obéissance, c'est encore Jésus qui nous l'assure en disant : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé (Jn 4,34). » Le troisième pain, est la sainte méditation, car c'est d'elle qu'il est écrit : «La sainte méditation te conservera; » et qu'il semble qu'on doit entendre ce que l'auteur sacré appelle un pain de vie et d'intelligence (Qo 15,3). Le quatrième pain, c'est le don des larmes unies à la piété. Le cinquième, c'est le travail de la pénitence. Il ne faut pas vous étonner si je donne ce nom de pain au travail et aux larmes, car vous n'avez point oublié, je pense, que le Prophète a dit : « Seigneur, vous nous nourrissez d'un pain de larmes (Ps 79,6) : » et ailleurs : « Vous mangerez les travaux de vos mains, car alors vous serez heureux, et tout vous réussira (Ps 127,2). » Le sixième pain est la douce union qui fait de nous un seul corps; c'est, en effet, un pain fait de grains nombreux, et dont la grâce de Dieu a été le levain. Quant au septième pain, c'est le pain Eucharistique, car le Seigneur a dit: « Le pain que je vous donnerai, c'est ma propre chair que je dois livrer pour la vie du monde (Jn 6,52). (a) »

a Dans plusieurs manuscrits, ce sermon est suivi du trente-sixième, trente-septième et trente-huitième des Sermons divers; mais celui de Cîteaux indique dans une remarque que ces sermons doivent être reportés aux Sermons divers. Quant aux deux sermons suivants sur les sept miséricordes, ils présentent de nombreuses variantes dans les plus anciens manuscrits; mais ces variantes ne touchent nulle part au sens, qui demeure constamment le même.



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SECOND SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les sept miséricordes.


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