Bernard sermons 6011

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TROISIÈME (a) SERMON POUR L'ANNONCIATION DE LA SAINTE VIERGE. Suzanne et Marie.

a Ce sermon a été prêché en 1150. Cette année, le jour de l'Annonciation tombait le samedi d'avant le quatrième dimanche de carême; ce jour là on lit à l'office l'histoire de Suzanne et on lit à la messe l'Evangile de la femme adultère.

25 mars 1150


1. Que vous êtes riche en miséricorde, Seigneur mon Dieu, que vous êtes magnifique en justice, et libéral en grâce! Il n'y a personne qui puisse vous être comparé, donneur infiniment généreux, rémunérateur souverainement juste, libérateur extrêmement bon. C'est gratuitement que vous abaissez vos regards sur les humbles, c'est avec justice que vous Jugez l'innocent, et c'est avec miséricorde que vous sauvez même le pécheur. Voilà, mes frères bien aimés, les mets qui vous sont servis aujourd'hui, si nous y faisons attention, avec une abondance inaccoutumée, par les Saintes Lettres, sur la table du riche Père de famille. Cette abondance nous vient de ce que le saint temps du carême et le très-saint jour de fête de, l'Annonciation de Notre Seigneur coïncident ensemble cette année. En effet, nous avons vu aujourd'hui la femme adultère renvoyée absoute par notre indulgent Rédempteur, l'innocente Suzanne soustraite à la mort, et la bienheureuse Vierge remplie, d'une manière unique, du don gratuit de la grâce. Voilà un grand festin, mes frères, puisqu'on sert en même temps devant nous, la miséricorde, la justice et la grâce. Dira-t-on que la miséricorde n'est point une nourriture pour l'homme? C'en est une, au contraire, excellente et souveraine pour le guérir. Et la justice n'est-elle point aussi du pain pour le coeur? C'en est, et même c'en est un qui le fortifie admirablement, c'est pour lui un aliment tout à fait solide; et même, heureux ceux qui en ont faim, car ils en seront rassasiés (Mt 5,6). Enfin, ne peut-on voir un aliment pour l'âme dans la grâce de Dieu? C'en est un des plus doux, car il a toute sorte de douceur et possède tout ce qu'il y a clé plus agréable au goût; bien plus, réunissant en elle la vertu des deus autres, non seulement elle flatte le goût, mais elle réconforte et elle guérit.

2. Asseyons-nous donc à cette table, mes frères; et goûtons, au moins un peu, à chacun des mets qui nous y sont servis. «Dans sa loi, Moïse nous ordonne de lapider ces femmes-là (Jn 8,5),» disaient des pécheurs, en parlant d'une pécheresse, s'écriaient les Pharisiens en montrant une femme adultère. Mais, en réponse à votre coeur de pierre, pour toute parole Jésus se baissa à terre.» Seigneur, abaissez vos yeux et descendez (Ps 143,5).» Jésus s'incline donc vers la terre, et se penche en même temps vers la miséricorde, car il n'avait pas un coeur de Juif, «et il se mit à écrire,» non content dé le faire une fois, il recommence une seconde; c'est comme Moïse pour les deux tables de la loi. Peut-être, la première fois, écrivit-il là vérité et la gloire, et la seconde, les imprima-t-il sur la terre, selon le mot de l'apôtre saint Jean: «La Loi a été donnée par Moïse, mais la justice et la vérité ont été faites par Jésus-Christ (Jn 1,17).» D'ailleurs, voyez s'il ne semble pas qu'il a emprunté à la tablé (le la vérité cette sentence qui devait confondre les Pharisiens: «Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre.» C'est là un mot bien court, mais plein de vie et d'efficacité, et qui pénètre dans l'âme comme un glaive à deux tranchants; comme il perce d'outre en outre des coeurs de pierre. Comme cette petite pierre réduit aisément en poudre ces fruits durs comme le roc; on va bientôt le voir à la rougeur de la honte qui va leur monter au visage, et à la façon dont ils vont discrètement s'éclipser. Sans doute cette femme adultère mérite d'être lapidée; mais pour se hâter de la châtier, il faudrait n'être pas soi-même dans le cas d'être puni; il n'y a que celui qui n'a point mérité le même châtiment qu'elle, qui ait le droit de se montrer rigoureux pour elle, autrement que ne commence-t-il par sévir sur le coupable qui est le plus près de lui, c'est-à-dire sur lui-même? La première chose qu'il a à faire, c'est de se juger lui-même et d'exécuter la sentence. Voilà quel fut le langage de la vérité.

3. Mais, après tout, c'est là la moindre des choses, pour avoir confondu les accusateurs de cette femme, la Vérité ne l'a point encore renvoyée absoute. Qu'il écrive donc encore, qu'il écrive la grâce, qu'il lise la sentence, et nous écoutons: «Femme, personne ne vous a-t-il condamnée? Non, personne, Seigneur. Eh bien, ni moi non plus, je ne vous condamnerai point; allez, et désormais ne péchez plus.» O parole pleine de miséricorde, parole pleine de joie à entendre, parole de salut! Faites-moi entendre de bonne heure votre miséricorde, Seigneur, parce que j'ai mis mon espérance en vous (Ps 142,8). Il n'y a, en effet, que l'espérance qui ait des droits à la miséricorde auprès de vous; vous ne faites couler l'huile de la miséricorde que dans les vases de l'espérance. Il y a pourtant une espérance trompeuse qui ne renferme Que des malédictions dans son sein, c'est celle qui vit dans le péché. Après cela, peut-être ne doit-on point l'appeler espérance, ce n'est peut-être qu'une sorte d'insensibilité et de dissimulation pernicieuse. Qu'est-ce, en effet, que l'espérance pour quelqu'un qui n'a pas même la pensée du danger? Et que peut être le remède de la crainte lorsqu'il n'y a point de crainte, et qu'on ne voit pas même qu'il y ail sujet de craindre? L'espérance est une consolation; mais quel besoin de consolation peut éprouver celui qui est heureux du mal qu'il fait, et est au comble de la joie dans les pires choses? Prions donc, mes fières, qu'on nous dise quelles sont nos iniquités et nos fautes; désirons qu'on nous ouvre les yeux sur nos crimes et nos délits. Scrutons nos voies et nos sentiments, et pesons avec une attention scrupuleuse tous les périls qui nous menacent. Que chacun de nous répète au milieu de ses craintes: «Je vais aller jusqu'aux portes de l'enfer, pour ne plus respirer que dans la miséricorde de Dieu.» L‘espérance véritable pour l'homme est celle que la miséricorde ne repousse point, et dont parle le Prophète quand il dit: «Le Seigneur se complaît dans ceux qui le craignent, et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde (Ps 146,11).» Or, il n'y a point pour nous une cause petite de craindre, si nous nous considérons, et d'espérer, si nous avons les yeux élevés vers Dieu. Il est doux et bon, en effet, ses miséricordes sont abondantes; il est facile à l'égard.de notre malice, et il est bien porté à pardonner. Nous pouvons en juger, par le fait même de ses ennemis, qui n'ont point trouvé d'autre motif de jeter le blâme sur lui. Ils se disaient, en effet: «Il aura pitié de cette pécheresse, et il ne souffrira pas, si nous la lui amenons, qu'on la mette à mort. On verra alors manifestement qu'il est ennemi de la Loi, puisqu'il aura absous une personne que la loi condamne. O pharisiens! votre malignité retombera tout entière sur votre tête. Vous vous défiez de votre cause, puisque vous vous retirez à la dérobée, et dès lors qu'il n'y a plus là personne pour accuser cette femme, elle reçoit son pardon sans qu'il soit porté atteinte à la Loi.

4. Mais remarquons, mes frères, où les pharisiens se sont retirés en s'éloignant. Ne voyez-vous point ces deux vieillards (vous savez qu'ils se retirèrent à commencer par les plus vieux), ne voyez-vous point ces deux vieillards allant se cacher dans le verger de Joachim? Ils cherchent, Suzanne, son épouse, leur coeur est tout occupé d'une pensée mauvaise à son égard. «Cède à nos désirs (Da 12,20),» lui disent les deux vieillards, ces pharisiens, ces loups, qui n'ont pu dévorer tout à l'heure une autre victime, une pauvre petite brebis errante, il est vrai. «Cède à nos désirs, et laisse-nous-nous unir à toi.» O hommes qui avez vieilli dans le mal, tout à l'heure vous vous faisiez les dénonciateurs de l'adultère, et en ce moment, vous sollicitez une femme à ce crime. Mais, voilà votre vertu à vous, vous faites en secret ce que vous reprenez en public. Voilà pourquoi vous vous en alliez les uns après les autres, celui qui lit au fond de tons les coeurs avait frappé juste et fort sur vos consciences, quand il s'était écrié: «Que celui d'entre vous qui est sans péché, lui jette le premier la pierre (Jn 8,7).» C'est donc à bien juste titre que la Vérité a dit à ses disciples: «Si votre justice n'est pas plus pleine que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 5,20).» Si tu ne consens, continuent-ils, nous rendrons témoignage contre toi. O race de Chanaan, non de Juda, ce n'est certes pas ce que Moïse avait prescrit dans la Loi. Est-ce que celui qui a ordonné de lapider une adultère a voulu qu'on accusât une femme sage? Est-ce qu'en réglant qu'on écraserait la femme infidèle sous les pierres, il a prescrit aussi qu'on rendrait faux témoignage contre une femme innocente? Bien loin de là, mais il a établi que les faux témoins seraient punis de la même manière que la femme adultère (Dt 19,46 Pr 19,9). Et vous qui vous glorifiez dans la Loi, vous déshonorez Dieu en prévariquant contre la Loi.

5. «Suzanne poussa un soupir et dit: Il n'y a pour moi que périls de quelque côté que je me tourne.» Partout, en effet, la mort s'offrait à ses yeux, d'un côté, la mort du corps, de l'autre, celle de l'âme. «Si je fais ce que vous voulez, dit-elle, je suis morte, et si je ne le fais point, je ne puis échapper à vos mains.» O pharisiens! ni la femme adultère, ni la femme de bien n'échappe à vos mains; ni le saint, ni le pécheur, ne sont à l'abri de vos accusations. Vous fermez les yeux sur vos propres péchés, quand les péchés d'autrui ne vous font point défaut, et s'il se trouve quelqu'un sans péché, vous lui imputez le vôtre. Mais que fit Suzanne ainsi placée entre la mort de l'âme et celle du corps, et menacée des deux côtés? «Mieux vaut pour moi, dit-elle, ne point faire ce que vous demandez et tomber entre vos mains, que d'abandonner la loi de mon Dieu.» Évidemment, elle savait combien il est horrible de tomber dans les mains du Dieu vivant, car, pour les hommes, s'ils peuvent quelque chose sur le corps, ils ne peuvent plus rien ensuite sur l'âme (Mt 10,28), mais celui qu'il faut craindre, c'est celui qui, après avoir frappé le corps, peut ensuite envoyer l'âme en enfer. Pourquoi les serviteurs de Joachim tardèrent-ils tant à venir? Qu'ils fondent donc par la porte dérobée, car un cri vient de se faire entendre dans son verger, le cri de loups ravissants auquel se mêlent les bêlements d'une pauvre petite brebis qui se trouve au milieu d'eux. Mais celui qui n'a pas permis que la brebis errante qui méritait son sort périt sous leur dent, ne permettra pas non plus que l'innocente soit dévorée par eux. Aussi est-ce avec raison que même «en marchant à la mort, son coeur avait confiance dans le Seigneur, «dont la seule crainte avait chassé de son âme toute autre crainte, et lui avait fait préférer sa Loi sainte à sa vie, à sa réputation même.» Jamais il n'avait couru sur le compte de Suzanne un bruit comme celui-là; les parents étaient aussi des gens de bien, et son mari un des plus honorables de tous les Juifs. Aussi est-ce avec justice crue cette femme, qui avait eu faim de la justice au point de mépriser pour elle la mort du corps, l'opprobre de sa famille, le deuil incontestable de ses amis, s'est vue enfin justement vengée de ses injustes accusateurs, de la main même par son juste Juge.

6. Et nous aussi, mes frères, si nous avons entendu ces paroles de la bouche du Christ.» Ni moi non plus, je ne vous condamnerai point;» si nous sommes résolus à ne plus pécher contre lui, si enfin nous voulons mener une vie pieuse en lui, il faut que nous supportions avec patience la persécution, que nous ne rendions point le mal pour le mal, ni une malédiction pour une malédiction, sinon ceux qui n'auront point conservé la patience perdront la justice même, c'est-à-dire la vie; en un mot, ils perdront leur âme. «Je me réserve la vengeance, dit le Seigneur, et c'est moi qui l'exercerai (Rm 12,19).» Il en est, en effet, ainsi. Il exercera la vengeance, mais si vous la lui abandonnez, si vous ne lui enlevez point le jugement, si enfin vous ne rendez point le mal à ceux qui vous font du mal. Il rendra la justice, mais à celui qui souffre l'injustice, il jugera avec équité, mais c'est en faveur des hommes au coeur doux sur la terre. Si je ne me trompe, vous trouvez long et pénible d'attendre les délices; il ne faut pourtant point vous étonner de cette attente, car ce sont des délices. Elles ne chargeront point ceux mêmes qu'elles auront rassasiés, bien plus, elles ne répugneront point à ceux qui en auront encore la bouche pleine.

7. L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth (Lc 1,26).» Vous vous étonnez qu'un aussi petite ville que Nazareth soit honorée par l'envoi d'un messager (et quel messager) d'un aussi grand Roi? Mais c'est que dans cette humble cité est caché un trésor d'un grand prix, oui, caché, mais pour les hommes, non pour Dieu. Marie n'est-ce point, en effet, le trésor de Dieu? Son coeur est partout où elle se trouve. Ses yeux ne cessent d'âtre abaissés sur elle, partout il regarde l'humilité de sa servante. Le Fils unique du Père connaît-il le ciel? S'il le connaît, il connaît donc Nazareth. Pourquoi, après tout, ne connaîtrait-il point sa patrie? Pourquoi ignorerait-il le lieu de son héritage? Si le ciel est à lui par son Père, Nazareth est sa patrie par sa mère, car il est 'en même temps le Fils dé David et son Seigneur. «Le ciel est pour le Seigneur, mais il a donné la terre aux enfants des hommes (Ps 113,25).» Ils lui reviennent donc l'un et l'autre, parce qu'il est non-seulement le Seigneur, mais encore le Fils de l'homme. Aussi entendez comme il revendique la terre à ce titre, et comme il la partage ensuite à titre d'époux. «Les fleurs, dit-il, ont commencé à paraître dans notre terre (Ct 2,12).» Ce langage convient bien en ce cas, puisque Nazareth signifie fleur. La fleur de la racine de Jessé aime une patrie où poussaient les fleurs; celui qu'on appelle la fleur du champ, le lis des vallées grandit volontiers au milieu des lis. Trois choses, trois grâces se font particulièrement remarquer dans les fleurs: l'éclat, l'odeur et le fruit en espérance. Vous serez donc une fleur pour Dieu, et il se complaira en vous, si, à l'éclat d'une vie pure et sainte, et à la bonne odeur d'une foi irréprochable, vous ajoutez l'intention à la récompense future, car vous savez que le fruit de l'esprit n'est autre chose que la vie éternelle.

8. «Ne craignez point, ô Marie, car vous avez trouvé grâce devant le Seigneur.» Quelle grâce? une grâce pleine, une grâce singulière dois-je dire singulière ou agréable? Je dirai l'un et l'autre, attendu qu'elle est pleine, et qu'elle est d'autant plus singulière qu'elle est générale, car il n'y a qu'elle qui ait reçu la grâce générale d'une façon si particulière. Oui, je le répète, elle a reçu une grâce d'autant plus singulière qu'elle est générale, car seule entre toutes les femmes, ô Marie, vous avez trouvé grâce. Elle a donc reçu une grâce singulière, parce que, seule entre toutes, elle a reçu la plénitude de la grâce; et elle a reçu une grâce générale, puisque c'est de sa plénitude que nous recevons tous la grâce, selon ce mot: «Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni (Lc 1,28).» Sans doute, ô Marie, il est bien le fruit de votre ventre, mais, par vous, il est allé à toutes les âmes. Voilà comment jadis, oui voilà comment toute la rosée du ciel était tombée sur la seule toison, comment aussi elle était tombée tout entière sur la terre: mais elle ne fut nulle part sur la terre aussi' entière qu'elle se trouva dans la toison. Il n'y a qu'en vous, que le grand roi, le roi riche et puissant entre nous, s'est anéanti, que le sublime s'est humilié, que l'immense s'est fait petit, plus petit même que les anges, que le vrai Dieu enfin, le vrai fils de Dieu s'est incarné. Mais quel fruit avait-il en vue de produire? C'était de nous enrichir tous par sa pauvreté, de nous élever par son abaissement, de nous grandir par son rapetissement, de nous rattacher à Dieu par son incarnation, et de nous faire commencer à devenir un seul et même esprit avec lui.

9. Mais que dis-je, mes frères? Quel vaisseau réclame surtout la grâce pour y être versée? Si, comme je l'ai déjà dit, la confiance est le vaisseau où doit couler la miséricorde, et la patience celui qui doit contenir la justice; quel est celui que nous jugerons propre à recevoir la grâce? Le baume demande un vase aussi pur que solide. Or, où trouver un vaisseau plus pur et plus solide que l'humilité du coeur? Aussi, est-ce avec raison que Dieu donne sa grâce aux humbles, et avec raison qu'il jette les yeux sur son humble servante. Pourquoi est-ce avec raison, me demandez-vous? Parce qu'un coeur humble n'est occupé par aucun mérite humain qui empêché la plénitude de la grâce divine d'y couler en liberté. Mais pour atteindre à cette humilité-là, il faut gravir quelques degrés: Le premier degré est celui où le coeur de l'homme qui aime toujours le péché et n'a point encore remplacé ses mauvaises dispositions par de meilleures résolutions, est fermé à la grâce par ses propres vices. Le second est celui où, après avoir résolu de se corriger et de ne plus retomber dans ses premières iniquités, l'homme a encore le coeur fermé à la grâce par ses péchés passés, tant qu'ils restent en son âme, bien qu'ils semblent, en quelque sorte, déjà coupés flans la racine. Or, ils restent dans l'âme jusqu'à ce qu'ils soient lavés dans les eaux de la confession et étouffés par les dignes fruits de pénitence qui croissent après eux. Mais que je vous plains s'il vous arrive de tomber alors dans l'ingratitude, qui est un mal pire peut-être que tous vos vices et vos péchés; il n'y a rien évidemment de plus contraire à la grâce. Avec le temps, nous perdons un peu de la chaleur des premiers jours de notre profession, peu à peu notre charité se refroidit, l'iniquité prend le dessus, et nous succombons sous le poids de la chair, après avoir commencé par l'esprit. C'est comme cela, en effet, que nous en venons à ne plus savoir quels biens nous avons reçus de Dieu, et à nous montrer aussi pleins d'ingratitude que vides de piété. Nous laissons la crainte de Dieu, nous négligeons la solitude religieuse; bavards, curieux, facétieux, détracteurs même et murmurateurs, occupés de bagatelles, ennemis dit travail et de la discipline, voilà ce que nous sommes, toutes les fois que nous pouvons l'être sans nous faire remarquer, comme si, pour n'être point noté, un pareil état en était moins mauvais. Comment nous étonner ensuite de nous trouver dépourvus de la grâce, quand elle rencontre en nous de pareils obstacles? Mais, au contraire, si, selon ce que, dit l'Apôtre, nous témoignons à Dieu notre reconnaissance, afin que la parole du Christ, la parole de la grâce habite en nous (Col 3,15), si nous sommes pieux, scrupuleux, fervents, gardons-nous bien de faire fond sur nos mérites, et de nous appuyer sur nos oeuvres, autrement la grâce n'entrera point dans notre coeur, elle le trouverait plein, et il n'y aurait plus de place pour elle en lui.

10. Avez-vous remarqué la prière du Pharisien? Il n'était ni voleur, ni injuste, ni adultère (Lc 18,12). Ne vous imaginez pas non plus qu'il fût stérile en fruits de pénitence; il jeûnait deux fois la semaine, et donnait la dîme de tous ses biens. Ne croyez pas davantage qu'il eût l'âme ingrate: Ecoutez-le, en effet, s'écrier: «Mon Dieu, je vous rends grâces.» Mais, son coeur n'était pas vide, il n'était point abaissé, il n'était pas humble; il était plein d'orgueil. En effet, ce n'est pas de voir ce qui lui manquait encore qu'il se mettait en peine, mais il s'exagérait ses mérites: aussi n'était-ce point en son âme une grosseur ferme et solide, ce n'était qu'une tumeur; c'est pourquoi, après avoir simulé la plénitude, il revint vide. Au contraire, le Publicain qui s'était anéanti et qui avait eu à coeur de présenter un vaisseau complètement vide, remporta une grâce plus abondante. Aussi, mes frères, si nous voulons trouver la grâce, abstenons-nous d'abord de tout mal, puis faisons pénitence de nos péchés passés; ensuite, travaillons à nous montrer au Seigneur pieux et complètement humbles; car, c'est sur ceux qui se trouvent dans ces dispositions d'âme qu'il se plaît à abaisser les yeux, selon ce mot du Sage: «La grâce de Dieu et sa miséricorde sont sur les saints, et ses regards favorables se reposent sur les élus (Sg 4,15).» Peut-être est-ce pour ces motifs qu'il rappelle quatre fois à lui l'âme qui captive ses regards, lorsqu'il dit: «Revenez, revenez, ô Sunamite; revenez, revenez afin que je vous considère (Ct 6,12);» il ne veut point qu'elle reste dans l'habitude du péché, et dans la conscience de ses fautes, ni dans la tiédeur et dans la torpeur de l'ingratitude. Puissions-nous être soustraits à ce quadruple péril et en être éloignés par Celui qui a été fait pour nous par Dieu le Père, sagesse et justice, sanctification et rédemption, par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne en Dieu, avec le Père et le Saint-Esprit pendant les siècles infinis des siècles. Ainsi soit-il.





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SERMON POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. Le flambeau avec sa triple chaleur et sa triple lumière.


1. Loin de vos assemblées, mes frères, ces reproches du Prophète aux assemblées des Juifs: «Vos assemblées sont des réunions d'iniquités (Is 1,13).» Vos assemblées, en effet, sont, non point des réunions d'iniquité, mais des réunions saintes, des assemblées religieuses, pleines de grâce et dignes de bénédiction. En effet, vous vous réunissez pour entendre la parole de Dieu; vous vous assemblez pour louer Dieu, pour le prier et l'adorer; dans tous les cas, vos réunions sont donc agréables à Dieu, et chères aux anges. Tenez-vous donc avec respect, mes frères, ayez l'esprit attentif et pieux; surtout dans ce lieu de prière, dans cette école du Christ, dans cet auditoire spirituel. Ne faites point attention, mes chers frères, aux choses qui se voient et sont temporelles, mais plutôt à celles qui ne se voient pas et sont éternelles: jugez selon la foi non selon la face des choses. En effet, cet endroit est deux fois terrible et redoutable, il n'est guère moins rempli par les anges que par les hommes. De quelque côté que nous nous tournions ici, on voit la porte du ciel ouverte, et se dresser cette échelle mystérieuse que les anges montent et descendent sur le Fils de l'homme, car ce Fils de l'homme n'est rien moins qu'un vrai géant, il a les cieux pour trône et la terre pour escabeau. Sa grandeur est plus grande que les cieux, et néanmoins il demeure avec nous jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, que les saints anges descendent ou montent, c'est toujours vers Dieu, attendu que son corps et sa tète ne font qu'un, qui est le Christ.

2. Toutefois, ce n'est pas où ne se trouvera que la tête que les aigles s'assembleront, mais où se trouvera le corps, bien que le corps et la tête ne puissent se séparer. D'ailleurs, ne dit-il pas lui-même: «En quelque lieu que deux ou trois personnes s'assemblent en mon nom, je me trouverai au milieu d'elles (Mt 18,20)?» Mais peut-être, me demanderez-vous où est le Christ? Peut-être, me direz-vous, montrez-nous le Christ et cela nous suffit. Pourquoi promenez-vous autour de vous des regards curieux? N'est-ce pas plutôt pour entendre que pour voir, que vous vous êtes rassemblés ici? Le Prophète disait: «Le Seigneur m'a ouvert l'oreille (Is 50,5).» S'il m'a ouvert l'oreille, ce n'est que pour que j'entende ce qu'il dit; car il ne m'a point ouvert les yeux pour que je contemple sa face. Mais, que dis-je, c'est son oreille qu'il m'a ouverte, non point sa face qu'il m'a découverte. Il est la, caché derrière la muraille, debout, il entend et il se fait entendre; mais il ne se montre pas encore. Oui, il entend ceux qui le prient, et il instruit ceux qui l'écoutent. Est-ce que vous voulez éprouver celui qui parle en moi, le Christ (2Co 13,3)? C'est moi, dit-il, qui parle de justice. Et pourquoi ne se servirait-il point de la bouche que lui-même a formée? Qui donc empêche l'artisan de faire usage comme il lui plaît de son propre instrument? Seigneur, je vous prie d'ouvrir non-seulement les oreilles de ceux qui m'écoutent, mais aussi mes lèvres, car vous savez que je ne les détournerai point de votre service. Vous faites bien tout ce que vous faites; or, vous faites entendre les sourds et parler les muets.

3. Écoutez donc, mes frères, ce qu'il nous dit de saint Jean, dont nous célébrons aujourd'hui la nativité. «C'est, dit-il, une lampe ardente et luisante (Jn 5,35)» Voilà, mes frères, un grand témoignage, grand à cause de celui à qui il est rendu, mais bien plus grand encore à cause de celui qui le rend. «Il était donc, selon lui, une lampe ardente et luisante.» Luire seulement, c'est quelque chose de vain; ne faire que brûler, c'est peu; mais luire et brûler en même temps, c'est la perfection. Ecoutez encore un trot de la sainte Ecriture: «Le sage est stable comme le soleil, pour l'insensé il change comme la lune (Qo 27,12).» Comme la lune a l'éclat sans la chaleur, elle parait tantôt pleine, tantôt petite. et tantôt nulle; sa lumière n'étant qu'une lumière d'emprunt ne reste jamais dans le même état, mais elle croît, -décroît, s'affaiblit, se réduit presque à rien, et même ne paraît plus du font. Ainsi en est-il des personnes qui placent leur conscience sur les lèvres des autres, ils sont tantôt grands, tantôt petits, tantôt nuls même, selon qu'il plaît à la langue de leurs flatteurs de les louer ou de les blâmer. Au contraire, l'éclat du soleil est de feu, et plus il brille, plus il brille. Voilà comment brille au-dehors la chaleur intérieure du sage, et s'il ne lui est pas donné de briller et de brûler en même temps, il aime mieux brûler pour que son Père qui voit au dedans, le lui rende. Malheur à nous, si nous nous contentons du don des larmes; nous brillerons, il est vrai, et nous serons vantés par les hommes, mais c'est pour moi la moindre des choses que le jugement des hommes. Je n'ai qu'un juge, le Seigneur; or, il exige de tous qu'ils brûlent, non point qu'ils brillent. Il dit, en effet: «Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu'il s'allume (Lc 12,49)?» C'est donc le précepte général, voilà ce qu'on demande à tous, et, s'il arrive qu'on manque en ce point, il n'y a pas d'excuse à faire valoir.

4. Au reste, c'est tout particulièrement aux apôtres et aux hommes apostoliques qu'il est dit: «Que votre lumière luise devant les hommes (Mt 5,16),» parce qu'ils étaient allumés, fortement allumés mène, et n'avaient à craindre ni le souille, ni les coups même du vent. La même chose a été dite à Jean; mais, pour les apôtres, ces mots leur furent dits à l'oreille, tandis que pour saint Jean, il les entendit en esprit, comme un ange. Il se trouvait, en effet, d'autant plus près de Dieu, que la voix est plus près du Verbe à qui il n'est pas nécessaire qu'une voix humaine fasse connaître ce qui se passe dans le fond du tueur de l'homme. Ce n'est point par la prédication, mais par l'inspiration que fut instruit saint Jean; car le Saint-Esprit le remplit dès le sein de sa mère. En vérité, il fallait qu'il fût bien brûlant et bien allumé celui qui se trouva animé par une flamme céleste, au point de sentir la présence du Christ, alors qu'il ne pouvait pas se sentir lui-même. Ce feu nouveau qui venait de descendre du ciel, était entre dans les oreilles de la Vierge en passant par les lèvres de Gabriel, et passa ensuite par celles de sa mère virginale pour entrer dans les oreilles de Jean encore au sein maternel, en sorte que à partir de ce moment le Saint-Esprit remplit ce vase d'élection et prépara cette lampe à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il ne fut donc dès lors une lampe ardente; mais il demeura placé sous le boisseau jusqu'au jour où il fut mis surie chandelier, pour éclairer tous ceux qui étaient dans la maison de Dieu.: En effet, il ne peut alors éclairer que le boisseau sous lequel il se touait placé, il ne luisait que pour sa mère à qui il révéla un grand mystère de charité par le seul tressaillement de son allégresse. «D'où me vient ce bonheur, s'écrie-t-elle, que la mère de mon Seigneur me visite (Lc 1,43).» O femme sainte, qui donc vous a appris que je suis la mère de Notre-Seigneur? Comment me connaissez-vous sous ce titre? C'est que, répondit-elle, «votre voix n'a pas eu plutôt frappé mes oreilles, quand vous m'avez saluée, que mon enfant a tressailli de joie dans mon sein (Lc 1,44).»

5. Il éclaira donc dès ce moment le boisseau sous lequel il était caché, lui à qui n'était point cachée la lampe ardente encore placée aussi sous le boisseau, mais qui devait bientôt jeter sur le monde entier un éclat nouveau. «C'était, dit le Seigneur, une lampe ardente et luisante (Jn 5,35).» Il ne dit pas c'était une lampe luisante et ardente, car la lumière en saint Jean procédait de la chaleur, non point la chaleur de la lumière. Il y en a, en effet, qui ne brillent pas parce qu'ils brûlent, mais qui brûlent au contraire afin de briller; ceux-là ne brûlent point au souffle de la charité, ils brûlent des feux de la vanité. Voulez-vous que je vous dise comment saint Jean a brûlé et a lui? Eh bien! je vous dirai qu'il me semble qu'on peut trouver en lui un triple feu et une triple, lumière. Ainsi, il était consumé intérieurement par la grande austérité de sa vie, par son dévouement caché mais ardent à Jésus-Christ, et enfin par les ardeurs infatigables de ses libres reproches. Mais il ne brilla pas moins qu'il ne brûla, pour le dire en trois mots, par l'exemple, par l'index, et par la parole, en se montrant lui-même comme un exemple à suivre, en montrant du doigt, pour la rémission des péchés, l'astre plus grand que lui qui était encore caché, et enfin, en jetant un rayon de lumière dans nos ténèbres. selon ce mot de l'Ecriture: «Puisque c'est vous, Seigneur, qui allumez ma lampe, éclairez mes ténèbres, ô mon Dieu (Ps 17,29), pour me corriger.

` 6. Considérez donc, mon frère, cet homme promis par un ange, conçu par miracle, sanctifié dans le sein de sa mère, et soyez étonné de trouver dans cet homme si nouveau, la ferveur toute nouvelle aussi de la pénitence. «Si nous avons le vivre et le vêtement, dit l'Apôtre, sachons nous en contenter (1Tm 6,8).» C'est là la perfection pour un apôtre. Mais saint Jean a dédaigné cela. En effet, écoutez comment le Seigneur en parle dans son Évangile: «Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant (Mt 11,18),» on pourrait même presque dire aussi, ni se vêtant point. On ne peut pas donner le nom d'aliment à des sauterelles, ce n'en est un tout au plus que pour quelques animaux sans raison, de même qu'on ne peut guère voir un vêtement humain dans un tissu en poil de chameau (Lc 7,27). Pourquoi t'es-tu dégarni de ton poil, hôte du désert, et pourquoi n'as-tu pas plutôt laissé là ta bosse? Et vous, animaux sans raison, qui habitez la forêt; vous, reptiles du désert, vous recherchez des mets délicats? Jean, cet homme saint, envoyé de Dieu, que dis-je, cet ange même de Dieu, selon que le Père a nommé quand il a dit: «Voici que j'envoie mon ange devant vous,» ce Jean-Baptiste, dis-je, dont pas un homme né de la femme n'a égalé a grandeur, châtie sa chair si parfaitement innocente, l'exténue et afflige, comme nous avons vu qu'il le faisait; et vous, vous soupirez après des vêtements de lin et de pourpre, vous recherchez les repas somptueux! Hélas! c'est presque à cela que se réduit toute la solennité de la fête de ce jour, c'est tout le culte que nous rendons à saint Jean-Baptiste; la joie qui, selon la prédiction de l'ange, devait accueillir sa naissance, se résume à ces pratiques? De qui donc célébrez-vous mémoire par ces délicatesses? De qui fêtez-vous la naissance? N'est-ce pas d'un homme qu'on a vu au désert, vêtu de poil de chameau, hâve de faim? Qui donc êtes-vous allés voir au désert, fils de Babylone? était-ce un roseau que le vent agite? ou quoi encore? Un homme vêtu avec mollesse? nourri délicatement? Car votre solennité n'est guère autre chose que cela, vous ne recherchez que le souffle de la faveur populaire, que le luxe des habits, que les délices de la table. Mais quels rapports y a-t-il entre toutes ces choses et saint Jean? Car jamais il n'a rien fait de pareil et rien de semblable n'a jamais pu lui plaire.

7. «Beaucoup, dit l'Ange, se réjouiront à sa naissance (Lc 1,14).» Et beaucoup, en effet, se réjouissent ce jour-là; on dit même que les païens en font aussi une fête joyeuse. Il est vrai qu'ils célèbrent ce qu'ils ne connaissent point; il n'en devrait pas être ainsi du chrétien. Mais enfin, les chrétiens en font une réjouissance, plût au ciel qu'ils se réjouissent de sa naissance, non point de la vanité. Or, qu'y a-t-il sous le soleil, sinon la vanité des vanités? Et qu'est-ce que l'homme retire de plus que cela de toutes les peines qu'il se donne sous le soleil? Or, mes frères, se trouve sous le soleil tout ce qui peut être éclairé de sa lumière matérielle. Qu'est-ce que tout cela, sinon une vapeur légère qui ne paraît que pour un moment (Jc 4,15)? Qu'est-ce encore, autre chose que de l'herbe et la fleur de l'herbe des champs? «Toute chair, dit le Seigneur, n'est que de l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs; l'herbe s'est desséchée, et la fleur est tombée; mais la parole du Seigneur demeure éternellement (Is 40,6).» C'est, donc sous cette parole que nous devons travailler, mes frères, si nous voulons vivre et être heureux à jamais. Acquérons par nos travaux, non la nourriture qui périt, mais une nourriture qui dure jusqu'à la vie éternelle. Quelle est-elle, cette nourriture-là? «L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Dt 8,3 Mt 4,4 Lc 4,4).» Semons donc dans cette parole, mes frères bien-aimés, semons en esprit, car celui qui sème dans la chair ne moissonne que la corruption. Que notre joie soit tout intérieure, qu'elle ne paraisse point au soleil; au contraire, selon la recommandation de l'Apôtre «paraissons tristes (2Co 6,10),» c'est-à-dire, soyons humbles et graves, «mais réjouissons-nous toujours,» à cause de la consolation intérieure. Réjouissons-nous donc, mes frères, à la naissance de saint Jean, mais que notre joie ait sa source dans cette naissance.

8. Il y a, en effet, pour nous, dans le souvenir de cette naissance, de nombreux sujets de joie, une ample matière à allégresse. Il était lampe ardente et luisante, et les Juifs ont voulu se réjouir à son éclat. Mais lui aimait mieux se réjouir dans la chaleur de la dévotion, à la voix de l'Époux qu'il entendait comme ami de l'Époux. Pour nous, il faut nous réjouir de l'une et de l'autre, en même temps, nous réjouir de l'une pour lui, et de l'autre pour nous, car s'il était brûlant c'était pour lui, tandis qu'il n'a lui que pour nous. Réjouissons-nous donc de sa ferveur pour l'imiter, réjouissons-nous aussi de sa lumière, mais pour voir en elle une autre lumière, la vraie lumière qui n'est pas lui, mais qui est Celui à qui il a rendu témoignage. Le Seigneur a dit: «Jean est venu ne mangeant, ni ne buvant (Mt 11,18).» Voilà de quoi allumer la ferveur en moi, et y faire naître l'humilité. Qui d'entre nous, mes frères, en voyant la pénitence de Jean, osera, je ne dis pas exalter la sienne, mais seulement la compter pour quelque chose? Qui se permettra de murmurer dans ses peines, et s'écrier assez, trop de souffrances? Quels homicides, quels sacrilèges, quels crimes enfin, saint Jean punissait-il par là en lui? Que cette vue nous enflamme pour la pénitence, mes frères; interrogeons nos consciences, excitons-nous à tirer vengeance de nous, pour échapper au terrible jugement du Dieu vivant. Que l'humilité d'une confession sincère supplée à la ferveur qui nous manque. Dieu est fidèle, et, si nous confessons nos iniquités, si nous exposons nos misères sous ses yeux, si nous n'excusons pas nos faiblesses, il nous remettra nos péchés.

9. Après cela considérez la chaleur de Jean-Baptiste contre les fautes du prochain. L'ordre que la raison et les convenances prescrivent de suivre est, en effet, que nous commencions par songer à nous. Le Psalmiste a dit: «Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées, et préservez votre serviteur dés fautes d'autrui (Ps 18,13). - Race de vipères, qui vous a avertis de fuir la colère qui va fondre sur vous (Lc 3,7)?» De quel brasier ardent peuvent s'élancer de semblables étincelles, disons mieux, ces charbons incendiaires? Une autre fois encore, s'adressant aux Pharisiens qu'il n'épargne guère, il s'écrie: «N'allez pas dire: nous avons Abraham pour père; car je vous déclare que Dieu peut faire naître des enfants à Abraham de ces pierres mêmes (Lc 3,8).» Mais qu'est-ce que cela, si on le voit ensuite trembler en présence des puissants, faire preuve d'une moins grande indépendance d'esprit pour reprendre les désordres d'un roi orgueilleux et cruel; si le zèle véhément et sacré qui le fait sortir du désert pour remplir ce ministère, vient expirer au pied de royales déférences, on dans la crainte de la mort? «Hérode, nous dit l'Évangéliste, qui craignait Jean, se réglait, en beaucoup de choses, sur ses conseils, et l'écoutait volontiers (Mc 6,20).» Mais lui, ne perdant rien de son zèle pour cela, disait: «Il ne vous est pas permis d'avoir cette femme (Mt 14,4).» Chargé de chaînes et jeté au fond d'un cachot, il ne tient pas moins fermement pour la vérité, et a même le bonheur de mourir pour elle. Puisse ce zèle brûler en nous, mes frères, puisse et amour de la justice, cette haine du mal, s'y trouver également allumés. Que personne parmi nous, mes frères, ne flatte le péché, que nul ne esse comme s'il ne voyait point le mal. Non, ne disons point: Est-ce que je suis le gardien de mon frère; non, que nul d'entre nous ne demeure indifférent quand il voit l'ordre périr et la discipline tomber. Garder le silence quand on peut protester, c'est conniver; or nous savons que ceux qui consentent au mal subiront le même châtiment que ceux qui le font.

10. Et maintenant, que dirai-je de l'humble et fervent amour de Jean Baptiste pour Dieu? N'est-ce pas ce qui l'a fait tressaillir de joie dans le sein maternel (Lc 1,44), se récrier de surprise quand Jésus vint à lui pour recevoir son baptême (Mt 3,14), déclarer hautement qu'il n'était pas digne, non pas seulement de porter le Christ, mais même de dénouer les cordons de ses souliers (Mc 1,7), se réjouir en ami à la voix de l'Époux (Lc 1,44), proclamer qu'il avait reçu grâce pour grâce (Jn 3,34), et crier à tous qu'il n'a point reçu l'Esprit-Saint avec mesure, mais avec une telle plénitude, que c'est de lui que nous le recevons (Jn 3,34). «O mon âme, est-ce que tu ne te soumettras point à Dieu (Ps 61,1)?» Mais je ne saurais être une lampe brûlante, si je n'aime le Seigneur mon Dieu de tout mon coeur, de toute mon âme, et de toutes mes forces, car il n'y a que la charité qui soit le feu du salut, il n'y a qu'elle qui répande et qui allume dans nos âmes le Saint-Esprit qu'il nous est défendu d'éteindre (1Th 5,19). Vous avez vu de quelle ardeur était consumé Jean Baptiste, et vous avez pu remarquer avec un peu d'attention comment aussi il a brillé: vous n'auriez pu d'ailleurs connaître le feu qui le consume, si vous n'aviez aperçu sa lumière.

11. Il a donc éclairé, comme je l'ai dit plus haut, de l'exemple, de l'index et de la parole, car il s'est lui-même montré à nous par ses oeuvres, il nous a montré le Christ du doigt, et enfin il nous a montré nous-mêmes à nous par ses discours. «Et toi, petit enfant, tu seras appelé le prophète du Très-Haut, disait Zacharie, son père, car tu marcheras devant le Seigneur pour lui préparer les voies, pour donner à son peuple la science du salut (Lc 1,76).» Pour donner, dit-il, non le salut, car il n'est pas la lumière, mais «la science du salut pour la rémission des péchés.» Le sage peut-il ne pas faire un grand cas de la science du salut? Supposons que Jean n'est pas encore venu, qu'il ne nous a pas encore montré le Christ, où irons-nous chercher le salut? Mon péché est trop grand pour être effacé par le sang des veaux et des boucs, et d'ailleurs, le Très-Haut ne se complaît point dans les holocaustes. Ma mémoire est infestée de la lie de cette huile, il n'y a point de grattoir qui puisse enlever la tache dont est souillé mon parchemin, elle l'a pénétré dans toute son épaisseur. Si je perds mon péché de vue, je suis un insensé et un ingrat, et si je l'ai devant les yeux, il est pour moi un reproche éternel. Que ferai-je donc? J'irai à Jean, j'entendrai sa voix pleine d'allégresse, ses paroles dé miséricorde, ses discours de grâce, ses mots de rémission et de paix. «Voici, dit-il, voici l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde (Jn 1,29).» Et ailleurs: «Celui qui a l'épouse est l'époux (Jn 3,29).» Il nous montre donc que Dieu est venu, que l'Époux, que l'Agneau est venu. Puisqu'il est Dieu, il est sûr qu'il peut remettre les péchés; mais le vent-il? Là est la question. Oui, il le veut, car il est l'Époux, et il est aimable. Or Jean est l'ami de l'Époux, l'Époux ne peut avoir que des amis. Mais quoiqu'il veuille avoir une Épouse sans tache ni rides, ni rien de tel, il n'en cherche pourtant point une pareille: où la pourrait-il trouver en effet? mais il s'en fait une qu'il se met lui-même devant les yeux. Entendez-le dire, en effet, par la bouche d'un prophète: «On dit ordinairement: si une femme passe la nuit dans le lit d'un autre homme que le sien, retourne-t-elle ensuite à son premier mari! Eh bien, quoique vous vous soyez livrée à tous vos amants, revenez à moi, et je vous accueillerai (Jr 3,1).» Voilà ce qu'il peut, voilà ce qu'il veut faire.

12. Mais vous, peut-être avez-vous peur de cette purification même qu'il vient faire de vos souillures; peut-être craignez-vous qu'il ne porte le fer et le feu jusqu'aux os, jusqu'à la moëlle même des os, et qu'il ne vous fasse endurer des souffrances pires que la mort même. Ecoutez: C'est un Agneau, il vient plein de douceur, avec la laine et le lait, il lui suffit d'un mot pour justifier l'impie. «Or, dit le Cantique, quoi de plus facile qu'un mot à dire?» Dites seulement un mot, lui dit-on un jour, et mon serviteur sera guéri (Mt 8,8). D'où vient donc à présent notre hésitation, mes frères, et pourquoi ne nous approchons-nous point en toute confiance du trône de la gloire? Rendons grâces à Jean, et par lui, allons à Jésus-Christ, car, comme il l'a dit lui-même: «Il faut qu'il croisse à présent, et moi que je diminue (Jn 3,30).» En quoi diminuerai-je? En éclat, non en ferveur. Il a retiré ses rayons, il est rentré en lui-même, pour ne point ressembler à un homme qui est tout au dehors. «Il faut qu'il croisse,» dit-il; il ne saurait s'épuiser, et nous recevons tout en sa plénitude; mais il faut que je diminue, car je n'ai reçu l'esprit qu'avec mesure, et ce que j'ai à faire, c'est plutôt de brûler que de luire. Je devançais le soleil comme l'astre matinal, maintenant que le soleil est levé, je n'ai plus qu'à disparaître. C'est à peine s'il me reste encore quelques gouttes d'huile pour m'en oindre le corps, j'aime bien mieux la conserver en sûreté dans un vase, que de l'exposer dans ma lampe.






Bernard sermons 6011