Bernard sermons 6020

6020
1. C'est le moment de s'adresser à toute chair quand la Mère du Verbe incarné est enlevée dans les cieux, et la mortelle humanité ne doit point cesser de faire entendre ses louanges le jour où la seule nature humaine se trouve élevée dans la Vierge au dessus des esprits immortels. Mais si la dévotion ne nous permet pas de garder le silence aujourd'hui sur elle, notre intelligence paresseuse ne peut concevoir, et notre langue inhabile ne peut exprimer rien qui soit digne d'elle. Voilà pourquoi les princes eux-mêmes de la cour céleste, à la vue d'une chose si nouvelle, s'écriaient tout pleins d'admiration: «Quelle est celle qui monte ainsi du désert, pleine de délices (
Ct 8,5)?» C'est comme s'ils disaient en termes plus clairs: «Comme elle est grande, et d'où lui vient, puisqu'elle s'élève du désert, une telle affluence de délices? On n'en trouve pas de semblables, même parmi nous, dont le cours impétueux du fleuve réjouit la vue dans la cité de Dieu, et qui, sous ses yeux, buvons à longs traits dans un torrent de délices. Quelle est cette femme qui vient de dessous le soleil, de là où il n'y a que labeur, douleur, affliction d'esprit, et qui monte, comblée de délices spirituelles? Pourquoi ne dirais-je point que ces délices, ce sont la gloire de la virginité, avec le don de la fécondité, la marque insigne de l'humilité, le doux rayon de miel de la charité, les entrailles de la miséricorde, la plénitude de la grâce, et le privilégie d'une gloire unique? Aussi, en s'élevant de ce désert, la Reine du monde, comme l'Église le dit dans ses chants, «est devenue belle et douce à voir dans ses délices,» même aux yeux des autres. Qu'ils cessent pourtant d'admirer les délices de ce désert; car le Seigneur a répandu sa bénédiction, et notre terre a porté son fruit (Ps 84,13). Qu'ont-ils à admirer marie quand elle s'élève du désert de cette terre comblée de délices? Ils ont bien plus de quoi admirer dans le Christ devenu pauvre, quand il était riche de la plénitude du royaume du ciel, car il me semble bien plus étonnant de voir le fils de Dieu descendre au-dessous même des anges que Marie s'élever au dessus d'eux. Son dénuement a fait notre richesse, et ses misères ont fait les délices du monde. (2Co 8,9). Enfin, quand il était riche, il s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa propre pauvreté. Il n est pas jusqu'aux ignominies de sa croix qui ne soient devenues un sujet de gloire pour les fidèles.

2. Mais de plus, celui qui est notre vie court au moment funèbre e pour en tirer celui qui y dormait déjà de puis quatre jours, ce Lazare qui doit faire le sujet de mon sermon aujourd'hui, si votre charité ne l'a point oublié, mais s'il cherche Lazare, c'est pour être lui-même cherché et trouvé par Lazare. Car la charité consiste précisément, non pas en ce que nous avons aimé Pieu, mais en ce qu'il nous a aimés le premier. Courage donc, Seigneur, cherchez celui que vous aimez pour nous faire aimer et chercher de lui à votre tour. Demandez où on l'a posé, car il gît enfermé, chargé de liens, écrasé. Il gît dans la prison de sa conscience, il est chargé des liens de la discipline, et il est recouvert, écrasé par le fardeau de la pénitence comme par une lourde pierre qui serait placée au dessus de lui, d'autant plus qu'il est privé de la charité qui est forte comme la mort, de la charité, dis-je, qui supporte tout. Et là, Seigneur, au milieu de tout cela, déjà il sent mauvais, car il y a quatre jours qu'il est en cet état. Il me semble que votre esprit me devance pour découvrir ce que je veux vous faire entendre par Lazare; eh bien! c'est celui qui, venant de mourir au péché, se perce la muraille (Ez 8,8), pour voir d'innombrables abominations, les abominations exécrables de son coeur mauvais et impénétrable; or, suivant un mitre apôtre, il est entré dans la pierre, et il s'est caché dans une fosse creusée dans le sol, pour se soustraire à l'indignation et à la fureur du Seigneur (Jr 26,38).

3. Mais, que faut-il entendre par ces mots. «Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu'il est mort?» Peut-être n'allez-vous point trouver de suite ce que signifient cette mauvaise odeur et ces quatre jours. Il me semble que le premier jour est celui de la crainte, le jour où le mal du péché s'irradiant dans nos coeurs, nous donne la mort, ce jour-là, nous sommes comme ensevelis dans le sépulcre de nos propres consciences. Le second jour, si je ne me trompe, est celui de la lutte, car il arrive ordinairement que, dans les premiers temps de notre conversion, la tentation des mauvaises habitudes se fait plus vivement sentir, et les traits enflammés du diable ne peuvent être éteints qu'avec peine. Le troisième jour me paraît être celui de la douleur, alors que le pécheur repasse ses années dans l'amertume de son âme, et n'a pas moins de peine à se détourner des périls futurs que de chagrin pour gémir sur les maux passés. Vous vous étonnez que ce soit là ce que j'entends par les quatre jours, mais ce sont les jours de la sépulture, des jours de ténèbres et d'obscurité, des jours de deuil et d'amertume. Vient après cela le jour de la honte, qui ne diffère point des trois autres; c'est celui où l'âme est enveloppée d'une horrible confusion, quand la malheureuse considère le nombre et la grandeur de ses fautes, et que, des yeux du coeur, elle envisage les sombres images de ses péchés. Dans cet état, l'âme ne dissimule rien, mais juge tout, mais aggrave, mais exagère tout, c'est un juge sévère qui ne s'épargne point. Après tout, ce courroux est bon, cette sévérité cruelle est digne de pitié, elle se concilie aisément la grâce de Dieu, en prenant en main, contre elle-même, les intérêts de sa justice. Mais en attendant, ô Lazare, maintenant, sors de ton sépulcre, ne demeure point davantage dans une si mauvaise odeur. Une chair qui sent mauvais n'est pas loin de se corrompre, et celui qui est trop vivement confondu et brisé 'est bien prés du désespoir; aussi, ô Lazare, sors de ton tombeau. L'abîme appelle l'abîme, un abîme de lumière et de miséricorde appelle un abîme de ténèbres et de misère. Sa bonté l'emporte sur ta propre iniquité, et là où le péché abonde, il fait surabonder la grâce. «Lazare, dit-il, venez dehors.» C'est comme s'il avait dit en propres termes: «Jusques à quand les ténèbres de votre conscience vous retiendront-elles? Jusques à quand, sur votre couche, votre coeur se sentira-t-il percé de compassion? Venez dehors, avancez, respirez à la lumière de mes miséricordes. Voilà, en effet ce que vous avez lu dans un Prophète: «Je vous retiendrai comme par le frein de ma gloire, pour que vous ne périssiez point (Is 48,9).» Un autre Prophète avait dit plus clairement encore: «Mon âme a été toute troublée en moi-même, c'est pourquoi je me souviendrai de vous (Ps 41,7).»

4. Mais que veulent dire ensuite ces paroles: «Enlevez la pierre,» et peu après: «déliez-le?» Est-ce que, après la visite de la grâce qui console l'âme, le pécheur cessera de faire pénitence parce que le royaume de Dieu s'est approché, ou repoussera-t-il la discipline, si par hasard le Seigneur entre en courroux, et s'éloignera-t-il de la voie de la justice? Non, non. Qu'on ôte la pierre, mais que la pénitence continue, non plus pour le charger et l'accabler de son poids, mais pour fortifier et affermir de plus en plus l'âme revenue à la vie, et déjà même assez robuste. Maintenant, en effet, sa nourriture est de faire la volonté du Seigneur, ce qu'elle ne savait point auparavant. Voilà aussi comment la discipline n'étouffe point sa liberté, selon ce mot du Prophète: «La loi n'est point pour les justes (1Tm 1,9);» mais elle dirige sa volonté, et la maintient dans les sentiers de la paix. Sur la résurrection de Lazare, nous avons un mot plus clair encore du Prophète, le voici: «Vous ne laisserez point mon âme dans l'enfer (Ps 15,10),» attendu que, comme je me souviens de vous l'avoir dit le second jour de cette octave, une conscience coupable est comme une prison, comme un enfer pour l'âme. «Et vous ne permettrez pas que votre saint, non pas le sien, mais le vôtre, celui que vous sanctifiez vous-même, «souffre la corruption (Ps 15,10).» Or, le mort de quatre jours, qui déjà sentait mauvais, était bien près de la corruption. Oui, il s'en fallait de peu que le pécheur ne tombât tout à fait en pourriture, et que, arrivé au fond même de l'abîme, il ne méprisât tout (Pr 18,2); mais, prévenu par la voix de la vertu et vivifié par elle, il rend grâce en s'écriant: «Vous m'avez fait connaître les voies de la vie, et vous me comblerez de joie par la vue de votre visage (Pr 18,11).» En effet, vous avez appelé mon âme du fond de l'enfer, et l'en avez tirée pour vous contempler, alors que mon esprit se contemplait avec angoisse, et n'avait sous les yeux que la face abominable de sa propre conscience. «Il s'écria donc, dit l'Évangile, d'une voix forte: Lazare, venez dehors.» Oui, ce fut une voix bien forte, mais ce qui en faisait la force et la grandeur, c'était bien moins l'éclat de ses sons que ses accents de bonté et sa vertu.

5. Mais où en suis-je venu? N'avais-je pas commencé par suivre la Vierge au moment où elle s'élevait dans les cieux? Et voici que je descends avec Lazare au fond de l'abîme; le cours de ma pensée m'a emporté de toute la splendeur de la vertu par une pente rapide à l'odeur d'un mort de quatre jours. Pourquoi cela? n'est-ce point parce que j'ai cédé à mon propre poids, parce que la matière m'attirait en bas, d'autant plus énergiquement qu'elle me touche de plus près? J'avoue mon inhabileté, je ne fais point mystère de ma propre faiblesse. Il n'est rien qui me plaise plus, mais en même temps, il n'est point de sujet non plus qui m'inspire plus de crainte à traiter que la gloire de là Vierge Marie. Car, sans parler de l'ineffable privilège de ses mérites et de sa prérogative unique, tout le monde a pour elle, comme il est juste, les sentiments de dévotion et d'amour les plus grands, l'honore et l'exalte à l'envi; chacun est heureux de parler d'elle, mais quoi qu'on dise sur ce sujet ineffable, par le fait même qu'on a pu le dire, plaît moins, est moins agréable aux auditeurs, et reçoit un moins favorable accueil. Et pourquoi ce que l'esprit de l'homme peut comprendre à cette gloire incompréhensible ne semblerait-il pas trop peu de chose? Si j'entreprends de louer en elle la virginité, à l'instant se présentent à moi une multitude de vierges. Si je parle de son humilité, il s'en trouve également au moins quelques-uns qui, à l'école de son Fils, ont appris à être doux et humbles de coeur (Mt 11,29). Si c'est la grandeur de sa miséricorde que j'entreprends d'exalter, il s'offre à la pensée aussitôt quelques hommes, et même des femmes remplis de sentiments miséricordieux. Il n'y a qu'une seule chose où elle est sans modèle et sans imitateurs, c'est l'union des joies de la maternité avec la gloire de la virginité. Marie, est-il dit, a choisi la meilleure part. Nul doute, en effet, que ce ne soit la meilleure, car si la fécondité du mariage est bonne, la chasteté des vierges est meilleure, mais ce qui surpasse l'une et l'autre, c'est la fécondité unie à la virginité, ou la virginité unie à la fécondité. Or, cette union est le privilège de Marie, nulle autre femme ne le partage avec elle, il ne lui sera point ôté pour être attribué à une autre. Il lui est propre, il est en même temps ineffable, si nul ne peut l'obtenir, nul ne peut non plus en parler comme il faut. Mais que sera-ce de ce privilège, si on songe au Fils qu'elle a eu? Quelle langue, fût-ce la langue même des anges, pourra célébrer dignement les louanges de la Vierge Mère, et mère non d'un homme quelconque, mais de Dieu même? C'est une double nouveauté, une double prérogative; c'est un double miracle, mais non moins digne que parfaitement convenable, car de même qu'il ne convenait point qu'une Vierge eût un autre Fils, de même un Dieu ne pouvait naître d'une autre mère.

6. Mais pour peu qu'on y fasse attention, on trouvera qu'il y a plus encore, et on verra que les vertus que Marie semblait d'abord partager avec les autres femmes lui conviennent à elle plus particulièrement qu'aux autres. En effet, quelle autre vierge pour sa pureté osera se comparer à celle qui a été digne de devenir le sanctuaire du Saint-Esprit, et la demeure du Fils de Dieu? Si on estime les choses à leur rareté; la première femme qui résolut de mener la vie des anges sur la terre n'est-elle point au dessus de toutes les autres? «Comment cela se fera-t-il, dit-elle? car je ne connais point d'homme (Lc 1,34).» Quel inébranlable dessein de garder la virginité, que celui que n'a point ébranlé la voix d'un ange lui promettant un Fils!» «Comment cela se fera-t-il, dit-elle?» Ce ne peut être de la manière que les choses se passent ordinairement pour les autres femmes, car, pour moi, je ne connais point d'homme, je ne désire point de fils et n'espère point d'enfant.

7. Mais aussi, quelle grande et précieuse humilité, avec une pareille pureté, avec une telle innocence, avec une conscience si bien exempte de tout péché, disons plus encore, avec une telle plénitude de grâce! O femme bienheureuse, d'où vous vient cette humilité, et une telle humilité? Elle était bien faite pour attirer les, regards du Seigneur, sa beauté était bien propre à exciter lés désirs du Roi des rois, et la suave, odeur qu'elle exhalait était bien capable d'arracher le fils de Dieu du sein éternel de son père. Aussi, quel rapport manifeste entre le cantique de notre Vierge et le chant nuptial de celle dont le sein devint le lit de son époux! Entendez Marie s'écrier dans l'Évangile: «il a regardé l'humilité de sa servante (Lc 1,48),» et puis, écoutez-la encore dans son épithalame: «Pendant que le roi se reposait dans mon sein, le nard, dont j'étais parfumée, a répandu son, odeur (Ct 1,11)». Or, le nard est une toute petite plante qui a la propriété de purger l'estomac, ce qui montre bien qu'elle est ici l'emblème de l'humilité, dont l'odeur et la beauté ont trouvé grâce devant Dieu.

8. Qu'il ne soit point parlé de votre miséricorde, ô Vierge bienheureuse, s'il se trouve un seul homme qui se rappelle vous avoir, invoquée en vain dans ses besoins. Pour ce qui est de toutes vos autres, vertus, ô vous dont nous sommes les humbles serviteurs, nous vous en félicitons pour vous-même, mais pour, ce qui est de celle-ci, c'est nous que nous en félicitons. Nous avons des louanges à donner à votre, virginité, et nous tâchons d'imiter votre humilité; mais ce qui charmait tout particulièrement des malheureux comme nous, c'est la miséricorde; ce que nous embrassons plus étroitement, ce que nous invoquons le plus souvent, est la miséricorde. C'est elle, en effet, qui a obtenu la réparation de l'univers entier, et le salut de tous les hommes, car on ne peut douter qu'elle n'ait songé avec sollicitude, à tout le genre humain à la fois, la femme à qui il fut dit: «Ne craignez ô Marie; vous avez trouvé la grâce (Lc 1,39),» que vous cherchiez sans doute. Qui donc, ô femme bénie, pourra mesurer la longueur, et la largeur, la sublimité et la profondeur, de votre miséricorde? Sa longueur, elle secourt jusqu'à son dernier jour celui qui l'invoque. Sa largeur, elle remplit si bien la terre entière, qu'on peut dire de vous aussi que la terre est pleine de votre miséricorde. Quant a sa sublimité et à sa profondeur, elle s'élevé, d'un côté, à la restauration de la cité céleste, et de l'autre, elle apporte la rédemption à tous ceux qui sont assis dans les ténèbres, à l'ombre de la mort. En effet, c'est pour vous, ô Vierge que le ciel s'est rempli, et que l'enfer s'est vidé, que les brèches de la céleste Jérusalem se sont relevées, et que la vie a été rendue aux malheureux hommes qui l'avaient perdue et qui l'attendaient. Voilà comment votre toute puissante et toute bonne charité abonde, en sentiments de compassion, et en désirs de venir à notre secours, aussi riche en compassion qu'en assistance.

9. Aussi, que notre âme, dévorée des ardeurs de la soif, vole à cette fontaine, que notre misère recoure avec sollicitude à ce comble de miséricorde. Tels sont les voeux dont nous vous accompagnons autant que nous le pouvons, à votre retour vers votre fils, et dont nous grossissons de loin votre cortège, ô Vierge bénie. Que désormais votre bonté ait à coeur de faire connaître au monde la grâce que vous avez trouvée devant Dieu, en obtenant, par vos prières, le pardon pour les pécheurs, la guérison pour les malades, la force pour les coeurs faibles, la consolation pour les affligés, du secours pour ceux qui sont en péril, et la délivrance pour les saints. Que, dans ce jour de fête et de joie, ô Marie, reine de clémence, vos petits serviteurs qui invoqueront votre très-doux nom, obtiennent les dons de la grâce de Jésus-Christ votre fils, Notre-Seigneur qui est le Dieu béni par dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





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SERMON POUR LE DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE L'ASSOMPTION DE MARIE.

Les douze prérogatives de la bienheureuse vierge Marie, d'après ces paroles de l'Apocalypse: «Il apparut un grand prodige dans le ciel; c'était une femme revêtue du soleil, elle avait la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur la tête (Ap 12,1).»



1. Mes bien chers frères, il est un homme et une femme qui nous ont fait bien du mal; mais grâce à Dieu, il y eut aussi un homme et une femme pour tout réparer et même avec de grands avantages; il n'en est point de la grâce comme du péché, et la grandeur du bienfait que nous avons reçu dépasse de beaucoup la perte que nous avions faite. En effet, dans sa prudence et clémence extrêmes, l'ouvrier qui nous a faits n'a point achevé de rompre le vase déjà fêlé, mais il le répara complètement, et si bien, que de l'ancien Adam, il nous en fit un nouveau, et transvasa Eve dans Marie. Il est certain que le Christ seul pouvait suffire, car tout ce qui nous rend capable du salut vient de lui (2Co 3,5); mais il n'était pas avantageux pour nous que l'homme fût seul, il valait mieux que les deux siècles concourussent ensemble à notre réparation, puisque l'un et l'autre avaient pris part à notre corruption. Sans doute, nous avons un médiateur aussi fidèle que puissant entre Dieu et les hommes, dans l'homme qui s'appelle Jésus-Christ, mais la majesté divine nous impose en lui. Il nous semble que l'humanité est absorbée tout entière dans la divinité, non pas que la substance humaine ait été changée, mais ses sentiments ont été déifiés. Il n'est pas seulement miséricordieux, il est aussi notre juge, car s'il a appris la compassion parce qu'il a lui-même souffert, et devint par là miséricordieux, il a cependant reçu aussi en main la puissance de juger. Après tout, notre Dieu est un feu qui dévore (Dt 4,24), comment le pécheur ne craindrait-il point, en approchant de lui, de périr devant sa face, comme la cire se fond et coule au feu (Ps 67,2)?

2. Et maintenant donc, la femme qui a été bénie entre toutes les femmes, ne semblera point sans emploi, elle aura sa place dans l'oeuvre de notre réconciliation. Il nous faut un médiateur, pour arriver à un médiateur, et je n'en vois pas de plus utile que Marie. Nous avons eu une cruelle médiatrice dans Ève, par qui l'antique serpent a fait pénétrer jusqu'à l'homme même son virus empesté, mais Marie est fidèle, et est venue verser l'antidote du salut à l'homme et à la femme en même temps. L'une a prêté son concours à une oeuvre de séduction, (autre a donné le sien à une oeuvre de propitiation; l'une suggéra à l'homme une pensée de prévarication, et l'autre lui apporta la rédemption. Pourquoi la faiblesse humaine craindrait-elle de s'approcher de Marie? Il n'y a rien d'austère, rien de terrible en elle, elle est toute douceur, et ne nous offre à tous que le lait et la laine. Parcourez attentivement toute la suite de, l'histoire évangélique, et si vous trouvez en Marie un mot de reproche, une seule parole dure, la plus petite marque d'indignation, je veux bien que vous la soupçonniez pour le reste, et que vous ayez peur d'approcher d'elle. Mais au contraire, si vous la trouvez en toute occasion, comme vous la trouverez en effet, plutôt pleine de grâce et de bonté, remplie de miséricorde et de douceur, rendez-en grâce à celui qui, dans son infiniment douce miséricorde, vous a donné une médiatrice telle que vous n'ayez jamais rien à redouter en elle. Après tout, elle s'est faite toute à tous, et s'est constituée, dans son immense charité, débitrice des insensés, aussi bien que des sages. Elle ouvre à tous les hommes le sein de sa miséricorde, afin que tous reçoivent de sa plénitude, le captif, la rédemption; le malade, la santé; l'affligé, des consolations; le pécheur, son pardon; le juste, la grâce; les anges, la joie; la Trinité entière, la gloire, et la personne du fils, la substance humaine, en sorte qu'il n'y eût personne qui échappât à sa chaleur (Ps 18,7).

3. N'est-ce point là la femme qui est vêtue du Soleil? Je veux bien que la suite de la prophétie montre qu'on doit entendre ces mots de l'état présent de l'Église, mais on peut aussi fort bien les appliquer à Marie. En effet, elle semble s'être revêtue d'un autre Soleil, car, de même, que le Soleil se lève indifféremment sur les bons et sur les méchants, ainsi Marie ne fait point une question de nos mérites passés; elle se montre pour tous exorable, et pour tous très-clémente; elle enveloppe d'un immense sentiment de commisération les misères de tous les hommes. Tout défaut se trouve placé au dessous d'elle, et, dans une sorte d'élévation très-excellente, elle dépasse toutes nos faiblesses, toute notre corruption, plus que toute autre créature, de manière qu'on peut dire avec raison que la lune est sous ses pieds. Autrement il ne semble pas que nous disions rien de bien grand, si nous plaçons la lune sous les pieds de celle dont il ne nous est pas permis de douter qu'elle est élevée au-dessus des choeurs des anges, plus haut que les séraphins, et que les chérubins. Ordinairement, la lune est le symbole, non-seulement de la corruption, mais même de la sottise, et parfois aussi de l'Église dans le temps présent; de la sottise à cause de ses phases différentes, et de l'Église, probablement parce qu'elle n'a qu'une lumière empruntée. Eh bien, s'il m'est permis de parler ainsi, je dirai que c'est la lune, entendue dans ce double sens, qui se trouve sous les pieds de Marie, mais, l'une y est d'une manière, et l'autre de l'autre. En effet, «l'insensé, est changeant comme la lune, et le sage est stable comme le soleil (Si 27,12).» Or, dans le soleil, la chaleur et l'éclat sont constants; la lune au contraire brille seulement, encore sa lumière est-elle changeante et incertaine, elle ne demeure jamais dans le môme état. C'est donc avec bien de la raison qu'on nous représente Marie, revêtue du Soleil, puisqu'elle a pénétré l'abîme de la sagesse divine à une profondeur tout à fait incroyable, au point que, autant que cela se peut pour une simple créature, en dehors de l'union personnelle, elle semble plongée tout entière dans cette lumière inaccessible, dans ce feu qui a purifié les lèvres du Prophète (Is 6,6), et qui embrase les séraphins mêmes. C'est d'une manière bien différente, que sont les choses pour Marie; elle n'a point mérité seulement d'être effleurée par cette lumière, mais d'en être recouverte de tous côtés, d'en être enveloppée de toute part, et de s'y trouver comme au milieu du feu. Si le vêtement de cette femme est on ne peut pas plus brillant, il est aussi on ne peut point plus chaud, tout est inondé de ses incomparables rayons, et on ne peut soupçonner en cette femme rien je ne dis point de ténébreux, mais même de tant soit peu sombre et obscur, ni même rien de tiède, rien, dis-je, qui ne soit extrêmement chaud.

4. Pour ce qui est de la folie, elle est si loin sous ses pieds, qu'elle ne saurait jamais être confondue parmi les femmes insensées et les vierges folles. Bien plus, cet unique insensé, le prince de toute folie, dont on peut dire avec vérité, qu'il a changé comme la lune, et qu'il a perdu tout son éclat, se voit maintenant foulé, écrasé par Marie, sous les pieds de qui il endure une affreuse servitude. Car c'est elle qui fut jadis promise de Dieu, comme devant écraser un jour, du pied de sa vertu, la tête de l'antique serpent, qui tentera, mais en vain, dans ses nombreux et dangereux replis, de la mordre au talon (Gn 3,15). C'est elle seule, en effet, qui a écrasé toutes les têtes impies de l'hérésie. En effet, l'un dogmatisait qu'elle n'avait pas formé le Christ de sa propre substance; un autre disait, avec le sifflement du serpent, qu'elle ne l'avait pas mis au monde, mais trouvé tout petit enfant; un troisième avançait qu'elle avait usé du mariage au moins après son enfantement divin, un dernier, ne pouvant lui entendre donner le titre de mère de Dieu, lui refusait avec une incroyable impiété, le grand nom de Theotokos. Mais tous ces serpents se sont vus écrasés; tous ces supplanteurs ont été supplantés; tous ces contradicteurs se sont trouvés confondus; et maintenant toutes les générations la proclament à l'envi bienheureuse. Mais que dis-je? le dragon a tendu un piège, par la main d'Hérode, à la vierge mère, pour dévorer son enfant à sa naissance, à cause des inimitiés qui se trouvaient entre lui et la race de la femme.

5. S'il faut plutôt entendre l'Église par la lune, parce qu'elle ne brille point par elle-même, mais par Celui-là seul qui dit: «Sans moi vous ne pouvez rien (Jn 15,5).», vous avez la médiatrice dont je vous ai parlé plus haut, bien clairement indiquée: En effet, il est dit: «Une femme, apparut, vêtue du soleil, elle avait la lune sous les pieds (Ap 17,1).» Attachons-nous donc, mes frères, aux pas de Marie et, dans la plus dévote des supplications, roulons-nous à ses pieds bénis. Tenons-les bien et ne la laissons point partir qu'elle ne nous ait bénis, car elle est puissantes la toison placée entre la rosée et le sable, la femme entre le soleil et la lune, c'est Marie entre Jésus-Christ et son Église. Mais peut-être vous étonnerez-vous moins de voir une toison humide de rosée qu'une femme, vêtue du soleil, car non-seulement le rapport de la femme avec le soleil dont elle est vêtue est grand, mais leur rapprochement est bien fait pour surprendre. En effet, comment une nature si, fragile peut-elle subsister dans une si grande chaleur? Tu as raison de t'en étonner, ô Moïse, et de vouloir voir cette merveille de plus près; mais il, faut auparavant que tu ôtes la chaussure de tes pieds; et que tu laisses là toutes les enveloppes des pensées charnelles; si tu veux t'approcher davantage. «Il faut, dit-il, que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois (Ex 3,3). Oui, une vraie merveille, en vérité, que ce buisson qui brûle sans se consumer, un vrai miracle que cette femme qui demeure intacte au milieu du soleil qui lui sert de vêtement. Ce n'est point là le fait de l'homme, ni même de l'ange, il y a en cela quelque chose de beaucoup plus élevé. «Le Saint-Esprit, a dit l'Ange, surviendra en vous (Lc 1,35).» C'est comme s'il disait, comme Dieu est esprit, et comme notre Dieu est un feu dévorant, «la vertu;» non la science, non pas même, la vôtre; mais «la vertu du Très-Haut, vous couvrira de son ombre.» Après cela, il ne faut plus s'étonner que, sous une telle ombre, une femme puisse supporter un tel manteau.

6. «Une femme vêtue du soleil,» dit le Prophète. Oui, toute vêtue de lumière, comme d'un manteau. Le charnel ne comprend peut-être point cela, c'est trop spirituel pour lui; et ce me semble une folie. Mais il n'en était pas ainsi pour l'Apôtre, quand il disait: «Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ (Rm 13,14).» Comme vous êtes devenue familière au Seigneur, ô Notre Dame! combien vous avez mérité de vous approcher de lui; disons mieux, de lui devenir intime; quelle grâce vous avez trouvée; à ses yeux! Il demeure en vous, et vous, vous demeurez en lui; vous le revêtez; et vous vous revêtez de lui; vous lui donnez pour vêtement la substance de votre chair, et vous, il vous recouvre du manteau de gloire de sa majesté. Vous revêtez ce soleil d'un nuage, et vous, vous êtes revêtue du soleil même, car le Seigneur a opéré un nouveau miracle sur la terre, il a fait qu'une femme en ceignit un homme (Jr 31,22), mais un homme qui ne fut pas autre que le Christ, dont il est dit: «Voici un homme, son nom est l'orient (Za 6,12).» Il en a opéré également un nouveau dans le ciel, quand il a fait qu'une femme apparût vêtue du soleil. Ce n'est point tout encore, elle l'a couronné, et elle a mérité d'être à son tour, couronnée elle-même de sa main. Sortez donc, filles de Sion, et voyez le roi Salomon sous le diadème dont sa mère l'a couronné (Ct 3,11). Mais nous reviendrons sur ce sujet, une autre fois; en attendant, entrez plutôt et voyez votre Reine, avec le diadème que son propre fils lui a posé sur la tête.

7. «Sur sa tête, lisons-nous, était posée une, couronne de douze étoiles.» Assurément, ce front, plus éclatant, que, les étoiles mêmes qu'il orne plus qu'il n'en est orné, était bien digne de, recevoir une semblable couronne. Après tout, pourquoi, les astres, ne seraient-ils point la couronne de celle, dont le soleil même est le manteau? Les roses en fleurs et les lis des vallées l'entouraient comme des jours printaniers, est-il dit quelque part. La main gauche de l'Époux est passée dans sa tête, et déjà sa droite la tient embrassée Qui dira le prix des joyaux dont est couvert le diadème de Marie? Décrire le dessin de cette couronne, en indiquer la composition,: est une chose qui est au dessus de l'homme. Pour ni ' pi, toutefois, dans la faible, mesure de mes forces, sans entrer dans la dangereuse recherche des secrets de. Dieu, je dirai qu'il ne me semble pas qu'on, s'éloigne de la vraisemblance, quand on voit dans les douze étoiles de la couronne de Marie, autant de grâces singulières dont elle est parée, En effet, on peut, trouver dans la Vierge les prérogatives du ciel, celles de la chair, et enfin celles du coeur; or, ces prérogatives étant au nombre de trois, si on les multiplie par quatre on a le nombre même des douze étoiles dont brille la couronne de notre Reine. Or, à mes yeux, il éclate une clarté singulière, premièrement dans la génération de Marie, secondement dans la salutation de l'ange troisièmement dans l'acte par, lequel le Saint-Esprit survient en elle et quatrièmement dans l'inénarrable conception du fils de Dieu. Je vois encore, les astres de sa couronne briller des rayons éclatants des prémices de la virginité de la fécondité sans corruption, de la grossesse exempte de fatigue, et de l'enfantement qui ne connut point la douleur. Je vois encore briller en Marie, d'un éclat tout particulier, la douceur dans la pudeur, la dévotion dans l'humilité, la magnanimité dans la foi, le martyre dans le coeur. Je laisse à votre perspicacité le soin de considérer chacun de ces brillants, pour moi, je me contenterai de les signaler en peu de mots, les uns après les autres, à votre attention.

8. Quel brillant remarquons-nous dans la génération de Marie? C'est qu'elle est d'une famille royale, de la race d'Abraham, de l'illustre maison de David. A cela si vous ne trouvez pas que ce soit assez encore, ajoutez que, à cause d'une sainteté unique et privilégiée. elle fut conçue, comme, on sait par l'effet d'une disposition particulière de la Providence, promise du ciel longtemps d'avance aux Patriarches préfigurée par des miracles mystiques, et prédite, par des oracles prophétiques, C'est elle, en effet, que désignait d'avance la verge d'Aaron (Nb 17,8), quand elle se couvrait de fleurs, bien qu'elle n'eût point de racines; (Jg 6,37) elle que représentait la toison de Gédéon, quand elle se mouillait de rosée, tandis que toute la terre des environs demeurait sèche; elle que voyait Ezéchiel dans cette porte d'Orient, quine s'ouvrait pour personne (Ez 44,1); c'était elle, enfin, que le Prophète Isaïe, entre tous, promettait, sous l'image de la tige issue de la racine de Jessé (Is 21,1), et un peu auparavant, en termes plus clairs encore, sous le nom de la vierge qui doit enfanter (Is 7,14). Aussi, est-ce avec raison qu'il est écrit qu'une grande merveille a apparu dans les cieux, puisqu'elle était depuis tant de temps promise par eux. «Le Seigneur, a dit le Prophète, vous donnera lui-même un signe. Une Vierge concevra (Is 7,14).» Oui, on peut bien dire que ce signe est grand, attendu que celui qui le donne est grand lui-même, et quels sont les yeux que l'éclat de cette prérogative n'a point éblouis? Vient, après cela, le salut plein d'une humble déférence qu'elle reçut de la bouche de l'Archange qui semble la contempler déjà sur un trône royal, au dessus de tous les ordres d'esprits célestes, si bien qu'il s'en fallait de peu qu'il n'adorât une femme, lui qui jusqu'alors était habitué à recevoir les hommages des hommes. Il nous montre bien par là le mérite excellent de notre Vierge, et la grâce singulière dont elle est remplie.

9. Après ce joyau, j'en vois briller encore un autre dans le mode inouï de sa conception; car ce n'est point dans l'iniquité, comme toutes les autres femmes, mais par la vertu du Saint-Esprit qui survint en elle, que seule et dans la sainteté Marie conçut son fils. Qu'elle ait enfanté le vrai Dieu, le fils de Dieu, en sorte que le fils qui naquit de Marie, fût en même temps fils de Dieu et fils de l'homme, Dieu et homme tout ensemble, c'est là un abîme de lumière, et je n'oserais affirmer que l'oeil même de l'ange n'ait point été ébloui à l'éclat de cette lumière. D'ailleurs, la virginité de sa chair et son dessein de demeurer vierge reçoivent eux-mêmes un nouveau jour de la nouveauté même de son dessein de demeurer vierge, il est évident que c'est dans toute la liberté de son esprit que, s'élevant au-dessus des préceptes de la loi de Moïse, elle fit voeu de consacrer à Dieu tout à la fois la chasteté du corps et celle du coeur. Ce qui prouve, en effet, combien son dessein était inébranlable, c'est qu'aux paroles de l'Ange qui lui promettait un fils, en termes assurés, elle répondit: «Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme (Lc 1,34)?» Voilà peut-être d'où lui venait d'abord le trouble qu'elle ressentit en entendant les paroles de l'Ange, et pourquoi elle demandait ce que pouvait signifier le salut qu'il lui fait comme à une femme bénie entre toutes les femmes, quand elle n'aspirait qu'à être bénie à jamais parmi les vierges. Elle cherchait dans sa pensée quelle pouvait être cette salutation; car elle lui paraissait suspecte, et lorsque la promesse d'un fils lui eut fait comprendre le péril qui menaçait manifestement sa virginité, elle ne put s'empêcher de s'écrier: «comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme?» Aussi, mérita-t-elle de recevoir la bénédiction qui lui était annoncée, sans perdre. la gloire de la virginité; sa virginité reçut un accroissement de gloire de sa fécondité, de même que sa fécondité trouva un nouvel éclat dans sa virginité; ces deux astres semblent réfléchir mutuellement les rayons l'un de l'autre. Il est grand d'être vierge, mais être vierge et mère en même temps, c'est ce qui dépasse toute mesure. Pour ce qui est des fatigues extrêmes que toutes les femmes ressentent dans la grossesse, seule entre toutes, elle ne les connut point, parce que seule elle ignora les émotions voluptueuses de la conception. Aussi, dès les premiers jours de sa grossesse, alors que toutes les femmes éprouvent les plus grands malaises, Marie, toute heureuse, traverse les montagnes pour aller offrir ses services à Elisabeth. Bien plus, on la voit monter à Bethléem à une époque où ses couches étaient imminentes, elle portait un dépôt infiniment précieux, c'était pour elle un léger fardeau, car elle portait celui qui la portait elle-même. Son enfantement est un astre brillant plein d'éclat, quand elle donna au monde, avec une joie nouvelle pour lui, un fruit également nouveau, seule exempte entre toutes les femmes de la malédiction commune qui pèse sur elles, et des douleurs de l'enfantement. Si nous estimons le prix des choses à leur rareté, on ne saurait trouver rien de plus rare que ce privilège, car, entre toutes les femmes, nulle n'en a joui avant elle, et nulle n'en jouira comme elle après elle. Si nous considérons toutes ces choses de l'oeil de la foi, il est hors de doute que nous en ressentirons de l'admiration, du respect, de la dévotion et de la consolation.

10. Mais celles dont il nous reste à parler sont proposées à notre imitation. Il ne nous a point été donné d'être promis et annoncé du ciel avant notre naissance en tant de manières différentes, ni de recevoir de la bouche de l'archange Gabriel un salut aussi nouveau que respectueux. Quant aux deux autres nouveaux privilèges, nous les partageons encore moins que les précédents avec elle, ils sont un secret à elle, car il n'y a que d'elle qu'il a été dit: «Ce qui est né en elle est l'oeuvre du Saint-Esprit (Mt 1,20);» Il n'y a qu'elle qui entendit de pareilles paroles: «Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le fils de Dieu (Lc 1,35).» On peut présenter des vierges au roi, mais elles ne sauraient venir qu'après elle; seule entre toutes, elle réclame le premier rang. Bien plus, seule elle a conçu sans souillure, elle a connu la grossesse sans fatigue, elle a mis un fils au monde sans douleur. Aussi, n'est-ce rien de semblable qui nous est demandé, mais pourtant il est certaines choses qu'on attend de nous. En effet, il ne faut pas croire que l'absence de ces dons singuliers sera pour notre négligence une excuse, si chez nous la pudeur va sans la douceur, si l'humilité du coeur, si la magnanimité de la foi, si la compassion de l'âme nous font défaut. C'est un joyau qu'on aime à voir briller dans un diadème, une étoile qui scintille au front, que le rouge de la pudeur. Vous viendrait-il à la pensée que cette grâce fit défaut à celle qui fut pleine de grâce? Marie fut pleine de réserve, nous en avons la preuve dans l'Évangile. Où lit-on, en effet, qu'elle fut loquace ou hardie? Un jour, qu'elle voulait parler à son fils, elle se tenait à la porte (Mt 12,46), sans s'appuyer sur son titre de mère pour l'interrompre dans son discours, ou pour entrer dans l'endroit où il parlait. Si j'ai bonne mémoire, les quatre évangiles ne nous font entendre que quatre fois la parole de Marie; une première fois quand elle répond à l'Ange, encore ne se décide-t-elle à le faire qu'après qu'il lui eût parlé deux fois lui-même le premier; une seconde fois à Élisabeth, quand sa voix fit tressaillir Jean dans le sein de sa mère, et lorsque les louanges de sa cousine la portèrent à glorifier à son tour, le Seigneur (Lc 1,34). La troisième fois à son fils, alors âgé de douze ans, quand elle et son père le cherchaient avec inquiétude (Lc 1,46); la quatrième fois, à son fils encore, aux noces de Cana et aux serviteurs (Lc 2,48). Or, c'est surtout dans cette circonstance qu'a éclaté sa bonté naturelle, et que s'est montrée sa retenue virginale (Jn 2,3), En effet, en se représentant par l'embarras qu'elle ressentait elle-même, celui que déraient éprouver les époux, elle ne peut le supporter plus longtemps, ni dissimuler à son fils que le vin manquait. Reprise par lui, elle se montra douce et humble de coeur, en ne répondant point un mot, et, sans cesser d'avoir confiance, elle recommande aux serviteurs de faire ce que Jésus leur dirait.

11. Ne voyons-nous point que, dès le principe, Marie est la première personne que rencontrent les bergers? L'Évangéliste nous dit en effet: «ils trouvèrent Marie et Joseph avec l'enfant qui était posé dans une crèche (Lc 2,16).» Il en est de même des Mages, si vous vous en souvenez, qui ne trouvèrent point non plus l'enfant Jésus sans Marie (Mt 2,11), et plus tard, quand elle porta le Seigneur dans son temple, elle entendit Siméon lui parler longuement de son fils et d'elle-même sans cesser de se montrer aussi peu pressée de parler qu'elle était avide d'écouter. Et même «Marie conservait toutes ces paroles et les repassait dans son coeur (Lc 2,19).» Mais, dans toutes ces circonstances, on ne trouve pas qu'elle ait dit un seul mot du grand mystère de l'Incarnation. Oh? malheur à nous qui avons toujours la parole à la bouché, malheur à nous qui laissons un si libre cours à toutes nos pensées, «qui sommes percés partout,» comme dit le cantique. Que de fois Marie entendit son fils non-seulement parler à la foule en particulier, mais encore révéler à ses apôtres, lors des entretiens particuliers les mystères du royaume de Dieu. Que de fois le vit-elle opérer des miracles, puis elle le vit attaché à la croix, expirant, ressuscité et montant au ciel. Or, dans toutes ces circonstances, c'est à peine si on rapporté que notre pudique tourterelle 'éleva la voix. Enfin, nous lisons dans les Actes des apôtres, qu'en revenant dit mont des Oliviers, ils persévérèrent, unanimement dans la prière. De qui est-il parlé ainsi? Si Marie se trouvait du nombre; qu'elle soit nominée la première, puisqu'elle est plus grande que tous les autres, tant parla prérogative de sa maternité qu'à cause du privilège de sa sainteté. Or, l'historien sacré dit: «C'étaient Pierre et André, Jacques et Jean,» et les autres. «Tous, ils persévérèrent unanimement dans la prière avec les femmes et avec Marie, mère de Jésus.» Est-ce donc ainsi qu'elle se montrait la dernière des femmes pour être nommée après toutes? On peut bien dire que les disciples étaient vraiment charnels, alors que, n'ayant pas reçu le Saint-Esprit, parce que Jésus n'était pas encore glorifié, ils eurent une discussion pour savoir qui était le plus grand parmi eux. Marie, au contraire, s'humiliait non-seulement en toutes choses, mais encore plus que tous les autres, d'autant plus profondément qu'elle était plus grande. Aussi, est-ce avec raison que celle qui s'était faite la dernière de tous quand elle était la première, fût élevée du dernier rang au premier; c'est avec raison qu'elle devient la maîtresse de tous, comme elle s'était faite la servante de tous; c'est justice enfin qu'elle fût élevée au dessus des anges mêmes, après s'être placée avec une ineffable douceur, an dessous des veuves et des pécheresses pénitentes, au dessous trame de celle d'où sept démons avaient été chassés: Je vous en prie, mes enfants bien-aimés, cherchez à acquérir cette vertu si vous aimez Marie; oui, si vous avez à coeur de lui plaire, imitez sa modestie. Il n'y a rien qui soit plus convenable à l'homme en général, rien qui siée davantage au chrétien en particulier; mais surtout il n'est pas de vertu qui convienne mieux que celle-là à des religieux.

12. Mais, dans la Vierge, la vertu d'humilité reçoit manifestement un nouveau lustre de sa douceur même; ce sont deux vertus qui ont sucé le même lait, que la douceur et l'humilité, elles se sont trouvées bien étroitement unies dans Celui qui disait: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,19).» De même, en effet, que la présomption naît de l'orgueil, ainsi la douceur ne peut procéder que d'une vraie humilité. Mais Marie ne nous a pas donné une preuve d'humilité seulement, en gardant le silence, elle nous l'a montrée plus clairement encore dans ses paroles. En effet, après avoir entendu l'Ange lui dire: «Le fruit saint qui naîtra, de vous sera appelé le Fils de Dieu (Lc 1,35),» elle ne trouve rien autre chose à dire sinon qu'elle est la servante de Dieu. Peu après, Élisabeth la voit arriver chez elle, instruite, à l'instant même où elle entrait, de cette gloire singulière de cette vierge, elle s'écrie dans son étonneraient: «D'où me vient ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne vers nous (Lc 1,43)?» Puis elle ajoute en faisant l'éloge de sa voix: «Dès que votre parole a frappé mon oreille, quand vous m'avez saluée, mon enfant a tressailli de joie dans mon sein (Lc 1,44);» elle continue ensuite en louant sa foi: «Heureuse, lui dit-elle, heureuse êtes-vous d'avoir cru, parce que les choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliront en vous (Lc 1,45).» Ce sont là autant d'éloges magnifiques, mais la pieuse humilité de Marie n'en retiendra rien pour elle, elle les reportera tous à Celui de qui sont tous les biens qu'on loue en elle. Vous louez la mère de Notre-Seigneur, dit-elle à Élisabeth, mais pour moi, «mon âme glorifie le Seigneur lui-même (Lc 1,46).» Vous me dites que votre enfant, à ma voix, a tressailli de joie dans votre sein, et moi «mon esprit est ravi de joie dans le Sauveur, mort Dieu.» Quant à votre enfant, il se réjouit et tressaille de bonheur comme l'ami de l'Époux en entendant sa voix. Vous me déclarez bien heureuse parce que j'ai cru; mais la cause de ma joie et de mon bonheur est dans la bonté même de Dieu, et si désormais «toutes les générations me proclameront bienheureuse,» c'est parce que le Seigneur a abaissé ses regards sur son humble et petite servante.

13. Mais allons-nous nous imaginer, mes frères, que sainte Elisabeth s'est trompée dans le langage que le Saint-Esprit lui-même lui inspirait de tenir? Gardons-nous-en bien. Elle est, en effet, bienheureuse, tout à la fois parce que Dieu l'a regardée, et parce quelle a cru, car ce dernier bonheur est la conséquence et le fruit du regard qu'il a jeté sur elle. C'est par un artifice ineffable du Saint-Esprit qui survint en elle, qu'à cette excessive humilité vint s'ajouter, dans le secret de ce coeur de vierge, une telle magnanimité, et que ces deux vertus, comme je l'ai déjà dit de la virginité et de la fécondité, sont devenues comme deux étoiles qui se prêtaient un mutuel éclat, puisque tant d'humilité ne porta aucune atteinte à tant de grandeur d'âme, de même qu'une telle grandeur d'âme ne nuisit en rien à une si grande humilité. En effet, si elle se montre si humble dans l'estime qu'elle fait d'elle, elle ne s'en montre pas moins magnanime dans la manière dont elle croit à la promesse qui lui est faite, et, tout en ne se regardant que comme l'humble servante du Seigneur, elle ne fit aucune difficulté de se croire élevée à l'incompréhensible mystère, à l'admirable commerce, au sacrement insondable de la future maternité de l'homme Dieu. Tel est, en effet, le privilège de la grâce de Dieu dans le coeur des élus, c'est que, de même que l'humilité ne les rend point pusillanimes, la magnanimité ne les rend point arrogants; au contraire, ces deux vertus se prêtent un mutuel appui, en sorte que, non-seulement la magnanimité n'engendre point l'orgueil, mais rend l'humilité même beaucoup plus grande. On devient par elle, en même-temps, bien plus timoré et bien plus reconnaissant envers le distributeur de la grâce, sans toutefois que par la porte de l'humilité, la pusillanimité puisse s'introduire dans l'âme. Mais, moins on présume de soi-même dans les plus petites choses, plus en même temps, on se confie en la puissance de Dieu pour les grandes.

14. Quant au martyre de la Vierge qui est, comme vous vous le rappelez, la douzième étoile de sa couronne, je le trouve dans la prophétie de Siméon, et dans toute l'histoire de la passion de Notre-Seigneur. En parlant de l'enfant Jésus, Siméon dit: «Cet enfant est destiné à se trouver en butte à la contradiction,» puis, s'adressant à Marie, il continue: «Et vous, votre âme sera percée d'un glaive (Lc 2,34).» On peut bien dire, en effet, qu'un glaive a percé votre âme, ô heureuse mère, car ce n'est qu'en passant par votre coeur qu'il pouvait pénétrer dans la chair de votre Fils. Et même quand votre Jésus, le vôtre par excellence, en même temps que le nôtre, eut rendu l'esprit, ce n'est plus son âme qu'atteignit la lance qui, n'épargnant pas même dans les bras de la mort, la victime à qui elle ne pouvait plus faire de mal, perça son côté de son fer cruel, mais c'est votre âme elle-même qu'elle frappa. Car, pour lui, son âme n'était déjà plus là, mais la vôtre ne pouvait s'arracher de ces lieux. Sa douleur, comme un glaive violent, a donc traversé votre coeur, et nous pouvons vous appeler, avec raison, plus que martyr, puisque, en vous, le sentiment de la compassion l'emporta si fort sur celui de la passion endurée par le corps.

15. N'était-ce point une parole plus pénétrante qu'un glaive, qui perça, en effet, votre âme et atteignit jusque dans les replis de l'âme et de l'esprit (He 4,12), que celle-ci: «Femme, voici votre fils (Jn 19,26)?» Quel échange! Jean substitué à Jésus; le serviteur au Seigneur, le disciple au maître; le fils de Zébédée au Fils de Dieu, un pur homme au vrai Dieu! Comment ce langage n'aurait-il pas percé, comme d'un glaive, votre âme si aimante, quand son souvenir seul déchire nos coeurs de pierre et d'airain? Ne vous étonnez point; mes frères, si je dis que Marie fut martyr dans le coeur, il faudrait pour en être surpris que vous eussiez oublié que le plus grand crime que saint Paul ait reproché aux Gentils c'est d'avoir été sans affection (Rm 1,31). Cette absence de sentiment était loin de se trouver dans les entrailles de Marie, puisse-t-elle être aussi étrangère à ses humbles serviteurs. Si vous me demandez si elle ne savait pas d'avance qu'il devait mourir? Elle n'en doutait point, vous répondrai-je; si elle ignorait qu'il dût ressusciter peu de temps après, je vous dirai qu'elle ne l'ignorait point, qu'elle l'espérait même avec confiance. Et, malgré cela, si vous voulez savoir si elle souffrit de le voir attaché à la croix, ma réponse est qu'elle souffrit beaucoup. Après tout; qui êtes-vous, mon frère, et à quelle source puisez-vous votre sagesse pour vous étonner davantage devoir Marie compatir, que de voir le fils de Marie pâtir? Il aurait pu souffrir la mort du corps, et elle n'aurait pu ressentir celle du coeur? Ce fut une charité, en comparaison de laquelle nul ne saurait en avoir une plus grande, qui fit endurer l'une au fils; ce fut une charité aussi à laquelle on ne saurait en comparer une autre, qui fit souffrir l'autre à la mère. Et maintenant, ô mère de miséricorde, au nom de l'affection de votre très-pure âme, la lune qui se tient à vos pieds, vous invoque avec les accents de la plus grande dévotion comme une médiatrice entre elle et le Soleil de justice; que dans votre lumière elle voie sa lumière, et que, par votre intercession, elle mérite la grâce du Soleil qu'elle a véritablement aimé pardessus tout, et qu'elle a orné, en le revêtant d'une robe de gloire, et en lui mettant sur la tête une couronne de beauté. Vous êtes pleine de grâce, pleine de la rosée du ciel, appuyée sur votre bien-aimé et comblée de délices. Nourrissez aujourd'hui vos pauvres, ô vous notre Dame; que les petits chiens eux-mêmes mangent des miettes de la table du Maître, et, de votre urne qui déborde, donnez à boire non-seulement au serviteur d'Abraham, mais encore à ses chameaux, Car c'est vous qui êtes, en vérité, la fiancée choisie et préparée pour le Fils du Très-Haut, qui est Dieu et béni par dessus tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.






Bernard sermons 6020