Bernard sermons 6028

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QUATRIÈME SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT. Sein d'Abraham, autel sous lequel saint Jean a entendu les âmes des saints,

et les sept pains dont on a recueilli sept corbeilles de morceaux qui restaient.


l. La marche de mon discours m'ayant amené à vous parler de l'autel céleste sous lequel saint jean entendit la voix des saints, je n'ai point voulu aborder ce sujet, ainsi que, votre charité ne l'a point oublié, je pense, et j'ai remis jusqu'à présent pour le faire, afin de ne m'approcher d'un réduit si saint, et si secret qu'après avoir prié. Le moment est arrivé, je crois, de vous dire ce qui m'est venu à la pensée sur ce sujet, sans préjudice toutefois, de ce qui pourrait avoir été révélé différemment à un autre. D'abord, on peut se demander comment il se fait que saint Jean dit qu'il a entendu la voix des âmes saintes sous l'autel de Dieu, quand le Sauveur, en parlant de l'âme de Lazare, dans son évangile, nous la montre portée par les anges, non point sous l'autel de Dieu, mais dans le sein d'Abraham (Lc 16,22); d'autant plus que ce n'est point à l'autel de Dieu, paraît-il, que le saint homme Job semblait ne pas même oser aspirer, quand il disait: «Qui me procurera cette grâce, Seigneur, que vous me cachiez dans le tombeau, et que vous m'y mettiez à couvert des maux que je souffre, jusqu'à, ce que votre courroux soit passé, et que vous ayez marqué le jour où vous vous souviendrez de moi (Jb 14,13)?» Or, déjà le jour que le saint homme Job appelait de ses voeux, où le Seigneur devait se souvenir de lui et avoir pitié de lui, était arrivé, quand saint Jean entendit sous l'autel la voix des saints. Tant que le Désiré des nations, celui qui devait effacer de son sang l'acte de notre damnation, briser l'épée de flamme, et ouvrir aux fidèles le royaume des cieux, n'était pas encore venu, il n'était ouvert pour aucun saint; le Seigneur leur avait assigné dans l'enfer (a) même un lieu de repos et de rafraîchissement; un chaos immense séparait les âmes des saints de celles des impies. Les unes et les autres se trouvaient, il est vrai, également dans les ténèbres, mais non point également dans les supplices; les méchants étaient dans la peine, et les justes dans la consolation. Qu'ils fussent dans les ténèbres, c'est ce que Job lui-même nous apprend, en nous disant qu'il allait aller dans un lieu obscur où régnaient les ombres de la mort. C'est cet endroit obscur, mais paisible, que le Seigneur appelle le sein d'Abraham, sans doute, du moins je le pense, parce que ceux qui s'y trouvaient y reposaient dans la foi et dans l'attente du Sauveur. La foi d'Abraham fut si éprouvée et trouvée si solide qu'il fut jugé digne de recevoir la promesse de l'incarnation de Jésus-Christ. C'est en ce lieu que descendit le Sauveur quand il brisa les portes d'airain, rompit les barrières de fer pour en tirer, comme d'une prison, ceux qui y étaient détenus captifs, qui y étaient assis, je le veux bien et en repos, mais qui s'y trouvaient pourtant dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, et les placer sous l'autel de Dieu, les cacher dans son tabernacle pendant le jour des méchants, et les y couvrir de sa protection, jusqu'à ce que le temps soit venu pour eux rie sortir de cet endroit, après que le nombre de leurs frères se sera complété, et de recevoir le royaume qui leur a été préparé depuis le commencement du monde. Il se peut aussi que maintenant le sein (b) d'Abraham désigne parfois le repos dont les saints jouissent actuellement, et même cette acception. nous vient de l'Évangile, mais il n'y a pas moyen de douter que le sein d'Abraham désignait alors an endroit tout différent de celui qu'il peut signifier aujourd'hui, attendu que l'un est dans les ténèbres, et l'autre dans la lumière; l'un, dans les enfers, et l'autre, dans les cieux. Toutefois, il ne me semble pas mal de dire, même de nos jours, que les enfants des prophètes sont reçus dans le sein de leurs pères, quand ils obtiennent la grâce de passer de ce siècle en leur société.



a Saint Augustin ne pense pas ainsi, comme on peut le voir dans son livre XII, de Genesi ad litter. chap. XXXIII, II. 63, où il émet la pensée que les justes n'ont jamais été détenus dans les enfers, et que ce mot, enfer, dans les Saintes Écritures ne désigne qu'un lieu de peines et de châtiments.

b C'est en ce sens que saint Bernard l'emploie dans son livre V, de la Considération, n. 9.

c Saint Bernard n'émet ici qu'une simple opinion sans rien définir, comme on peut le voir en se reportant à ce qu'il dit au n. 1, où il ne donne son sentiment que sous la réserve de tout autre meilleur. Voir notre préface à ce tome, n. XX et XXI (Tome II de la présente édition, pages 551 et 552).



2. Pour ce qui est de l'autel dont j'ai à, vous parler dans ce sermon, il ne désigne pas autre chose, selon moi (c), que le corps même de Notre Seigneur et Sauveur, et je crois, en entendant les choses ainsi, les entendre comme le Sauveur les entendait lui-même, d'autant plus que dans l'Évangile il assure que: «En quelque lieu que soit le corps, les aigles s'y assembleront (Lc 17,37).» Ainsi donc les saints se reposent avec bonheur, sous l'humanité du Christ, que les anges eux-mêmes brûlent du désir de contempler, en attendant que luise le jour ou, cessant d'être cachés sous l'autel, ils seront placés dessus avec gloire. Mais qu'ai-je avancé? Est-ce qu'il sera jamais donné, je ne dis pas l'homme, mais même à l'ange, non point de surpasser, mais seulement d'égaler l'humanité du Christ? En quel sens donc ai-je pu dire que ceux qui maintenant sont cachés sous l'autel seront placés dessus un jour? C'est par la vision et la contemplation, non point par la position. En effet, le Fils nous a promis de se montrer à nous, non point en la forme d'esclave, mais en la forme de Dieu (Jn 14,9). Il nous montrera aussi le Père et le Saint-Esprit, vision sans laquelle jamais nous en serions satisfaits; car, la vie éternelle, c'est précisément de connaître le vrai Dieu le Père, ainsi que Jésus-Christ qu'il a envoyé et, en eux, cela ne fait point de doute, le Saint-Esprit (Jn 17,3). Il passera et nous servira les délices, non-seulement nouvelles, mais tout à fait inconnues de nous jusqu'alors, de sa vision manifeste. C'est ce qui fait dire à saint Jean dans une de ses épîtres: «Nous sommes bien déjà les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour rie paraît pas encore, et nous savons que, lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (Jn 3,2).» Écoutez encore ce que dit l'Épouse des Cantiques, elle parle avec une confiance entière et, déjà en espérance, elle est placée sur l'autel.

Sa main gauche,» certainement la main gauche de son Époux, «est placée sous ma tète, et de sa main droite il me tiendra embrassée (Ct 2,6).» Évidemment, cette âme bienheureuse passa au delà de l'incarnation et de l'humanité de Jésus-Christ, qu'elle désigne par la main gauche de l'Époux, pour aller contempler plus haut sa divinité et sa majesté qu'elle désigne assez justement par sa main droite.

3. Nous jouirons de Dieu eu trois manières différentes, mes frères, dans l'éternelle et parfaite béatitude, nous le verrons dans toutes les créatures, nous le posséderons même en nous, et, ce qui est infiniment plus agréable et plus heureux encore, nous connaîtrons la Trinité même en elle, et nous contemplerons cette gloire sans aucun voile, avec l'oeil pur du coeur. Car la vie éternelle et bienheureuse sera précisément, pour nous, de connaître le Père et le Fils avec le Saint-Esprit, et de voir Dieu tel qu'il est, je veux dire, non pas tel qu'il est en nous, par exemple, ou dans les autres créatures, mais tel qu'il est en lui-même. On peut donc regarder les deux autres visions de Dieu, comme l'écorce, comme l'enveloppe du blé, mais la connaissance de Dieu tel qu'il est, c'est le comble de la béatitude, c'est le suc même du froment, la fine fleur du blé, dont se rassasie la sainte Jérusalem (Ps 147,14). Mais plus cette béatitude est grande, plus elle se dérobe à nos yeux, attendu que ni l'oeil n'a vu, ni l'oreille n'a entendu, ni le coeur de l'homme n'a conçu, l'éclat, la douceur, le bonheur qui nous attendent dans cette connaissance-là. C'est une vraie paix de Dieu qui surpasse tout sentiment; à combien plus forte raison excède-t-elle toute parole humaine? Aussi que personne n'essaie de rendre ce que personne n'a encore pu ressentir. Le Seigneur lui-même a dit: «On versera dans votre sein une bonne mesure, une mesuré bien pressée, bien agitée, une mesure enfin qui se répandra par dessus les bords (Lc 6,38).» Elle sera pleine de toutes les créatures ensemble et pressée dans notre homme intérieur, elle sera agitée dans notre homme extérieur, et elle se répandra par dessus les bords en Dieu même, car c'est là que se trouve le comble de la félicité, là qu'est la gloire suréminente, là enfin que se rencontre la béatitude qui déborde.

4. Nous pouvons nous faire une idée approchée de la manière dont nous le verrons dans les créatures et dont nous le posséderons en nous-mêmes, par les prémices de l'esprit que nous avons déjà reçues. Mais la connaissance de Dieu en lui-même, elle nous est tout à fait inconnue, c'est quelque chose d'admirable et de tellement fort, que nous ne pouvons y atteindre. Quant à la manière dont on le doit voir dans les créatures, il ne nous est pas absolument impossible de le comprendre, attendu que dès à présent même on le voit ainsi, ce qui a fait dire à l'Apôtre que les philosophes ont vu ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par le moyen des choses visibles (Rm 1,20). Mais, qu'on s'avance dans cette voie, et si bien que l'on comprenne avec quelle puissance, quelle sagesse et quelle bonté infinies, l'éternelle majesté de Dieu a fait, règle et ordonne toutes choses, on ne saisit encore qu'une très-faible partie de ce qui est. Mais un jour viendra où, comme je l'ai dit dans mon dernier sermon, nous suivrons l'Agneau partout où il ira, et le retrouverons dans toutes les créatures, en sorte que nous nous réjouirons en elles toutes, ce qui est précisément la joie du Seigneur notre Dieu. Réjouissons-nous donc en elles toutes, mais de lui seulement, de même que lui-même ne jouit point des créatures, mais de lui-même.

5. Quant à la manière dont nous devons l'avoir en nous, nous pouvons aussi nous en faire, par ce moyen, une idée assez juste. En effet, on admet qu'il y a trois sortes d'âmes. Ce qui a fait dire aux sages de ce monde que l'âme humaine est raisonnable, irascible et concupiscible. La nature et une expérience de tous les jours, nous font connaître, qu'en effet, l'âme possède ces trois forcés. Or, de même que par rapport à notre force raisonnable, la science et l'ignorance sont comme une habitude ou une privation, ainsi en est-il de la joie et de la colère, par rapport à la force irascible. Aussi Dieu remplira notre force raisonnable de la lumière de sa sagesse, en sorte qu'aucune science ne nous fasse défaut, en quoi que ce soit. Il remplira notre force concupiscible de l'eau de sa justice, en sorte que nous ne désirions plus qu'elle, et que nous en soyons tout à fait remplis, selon ces paroles de l'Écriture: «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5,5).» Car, nulle autre chose ne peut remplir le désir de l'âme, mille, si ce n'est la justice, ne peut rendre l'âme heureuse. Lorsque le Seigneur aura rempli notre force concupiscible de justice, l'âme rejettera tout ce qu'elle doit rejeter, désirera tout ce qu'elle doit désirer, et en toutes choses, ne recherchera que ce qui doit être recherché. C'est avec raison. que nous rapportons la justice au concupiscible, car c'est ce qui fait que nous sommes justes ou injustes. Pour ce qui est de l'irascible, quand Dieu l'aura rempli, il régnera en nous une tranquillité parfaite, et nous serons remplis d'une paix divine qui nous portera au comble de la joie et du bonheur. Dites-moi maintenant si ce n'est pas dans ces trois choses, quand la science ne nous enfle. plus, parce que la justice est à ses côtés, et tic nous cause plus de tristesse, parce que la joie est avec elle, en sorte que le proverbe: «Qui science a, peine a (Qo 1,18),» aura cessé d'être vrai; quand la justice n'est plus ni indiscrète, parce qu'elle est accompagnée de 1a science, ni pesante parce qu'elle n'est pas séparée de la joie, et enfin, lorsque 1a joie ne peut plus être ni inepte, puisqu'elle ne va plus sans la science, ni impure, attendu qu'elle n'est point séparée de la justice que consiste la parfaite béatitude de l'âme?

6. Mais, dans tout cela, notre homme extérieur n'a encore rien reçu. Or, pour que la gloire habite aussi dans notre terre, et que, selon ce mot du Prophète, la terre entière soit remplie par la majesté de Dieu, notre homme extérieur qui est composé de quatre éléments, doit rechercher quatre choses. Il ne faut pas vous étonner que celui qui est plus misérable, semble avoir besoin ale plus de choses, surtout quand on entend le Psalmiste s'écrier: «Mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, mais en combien de manières ma chair se sent-elle aussi pressée de la même ardeur (Ps 63,2)!» Que notre terre ait donc l'immortalité, et qu'elle ne redoute plus de retomber en poussière; car notre corps, après être ressuscité d'entre les morts, ne doit plus mourir, la mort ne doit plus avoir d'empire sur lui (Rm 6,9). Mais à quoi bon vivre toujours, si c'est pour vivre sans fin dans les afflictions et les misères dont le corps mortel et corruptible est incessamment affligé? Ne sont-ce point mille morts pour une? Il faut donc qu'il soit tout à fait, impassible. Or, on dit que c'est du désordre des humeurs que naissent toutes nos souffrances. Après cela, notre corps a besoin de se sentir léger comme l'air qui est un des éléments dont il se compose, pour n'être point à chargé par son poids. Aussi, la légèreté et l'agilité de nos corps seront telles, selon la foi, qu'ils pourront, sans retard et sans difficulté aucune, suivre partout la pensée, même dans sa course rapide. Que manque-t-il ensuite à la parfaite béatitude du corps? La beauté seulement; or, cette perfection que nous devons avoir, peut se rapporter avec raison à ce que nous tenons du feu. En effet, saint Paul nous dit: «Nous attendons le Sauveur qui transformera notre corps, tout vil et tout abject, et le rendra conforme à son corps glorieux (Ph 3,10),» en nous donnant ce qu'il nous a promis quand il nous a dit «Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Mt 13,43).» Ainsi, Dieu remplira complètement nos âmes quand il leur donnera une science, une justice et une joie parfaite; et sa majesté remplira notre terre tout entière, quand notre corps sera devenu incorruptible, impassible, agile et semblable au corps glorieux de Jésus-Christ. Peut-être bien faut-il voir, dans ces sept propriétés, les sept pains avec lesquels le Sauveur rassasia quatre mille hommes, et dont les morceaux remplirent sept corbeilles que les apôtres remportèrent (Mt 15,38). Car nous nous nourrissons de ces pains quand nous ruminons dans la méditation de la béatitude que nous espérons jusqu'au jour, où dans la joie non plus de l'espérance, mais de la réalité qui nous sera montrée, nous aurons le bonheur de rapporter, en quelque sorte, autant de corbeilles pleines des morceaux de nos sept pains.





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CINQUIÈME SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT.


1. C'est fête aujourd'hui pour nous, et la solennité de ce jour compte parmi les plus grandes solennités. Que dis-je? de quel apôtre, de quel martyr, de quel saint est-ce la fête? Ce n'est pas la fête d'un saint en particulier, mais la fête de tous les saints, car personne de nous n'ignore que cette fête est appelée, et est, en effet, la fête de tous les saints, oui, de tous, non-seulement des saints du ciel, mais encore de ceux de la terre; car il y a plus saints du ciel et les saints du la terre, et même parmi ces derniers, lus uns sont encore sur la terre, tandis que les autres se trouvent déjà dans le ciel. On fait donc en commun la fête de loris ces saints-là, mais ne la fait-on pas tout à fait de la même manière. Après tout, il ne faut pas s'en étonner, puisque la sainteté des uns n'est pas celle des autres, et qu'il y a une différence quelque fois même très grande entre un saint et un saint. Non-seulement, parce qua l'un est plus saint que l'autre, cette différence se rapporte plutôt à la quantité qu'à la qualité, mais sans nous arrêter au plus et au moins, il est certain que les saints sont appelés saints et cela avec vérité, les uns dans un sens et les autres dans un autre. Ainsi, on pourrait peut-être assigner entre les anges et les hommes une différence de sainteté, à laquelle correspondrait une pareille différence de solennité dans la fête. En effet, il ne semble pas qu'on puisse honorer comme des athlètes triomphants ceux qui n'ont jamais combattu, et pourtant, pour mériter un culte différent, ils n'en sont pas moins dignes des plus grands hommages, puisqu'ils sont vos amis, ô mon Dieu, et qu'ils ont toujours été attachés à votre volonté avec autant de félicité que de facilité. Après tout, peut-être pourrait-on croire qu'ils ne sont point sans avoir soutenu des combats. Aussi, quand ils ont résisté à ceux d'entre eux qui ont péché, et que, au lieu de se ranger du parti des impies, chacun d'eux s'est écrié: Pour moi, il m'est bon de rester attaché à Dieu. Ce qu'il faut célébrer en eux, c'est donc la grâce qui les a prévenus des douceurs de la bénédiction; ce qu'il faut honorer, c'est la bonté de Dieu qui les a, je ne dis point, amenés à la pénitence, mais détournés de tout ce qui doit amener la pénitence, qui les a, non point arrachés à la tentation, mais préservés de la tentation.

2. Dans les hommes, il y a un autre genre de sainteté qui mérite des honneurs à part; c'est la sainteté de ceux qui sont venus en passant par de grandes afflictions et qui ont lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l'Agneau (Ap 7,14), qui triomphent enfin après bien des luttes et reçoivent la couronne de la victoire dans les cieux, parce qu'ils ont combattu les légitimes combats. Y a-t-il encore une troisième sorte de saints? Oui, mais ils sont cachés. Ce sont, ceux qui militent encore, qui combattent toujours, qui courent dans la carrière et n'ont point encore obtenu le prix. Peut-être semblera-t-il que je m'avance beaucoup en leur donnant le nom de saints, mais j'ai pour moi le mot de l'un d'eux qui n'a pas craint de dire à Dieu: «Gardez mon âme, Seigneur, parce que je suis saint (Ps 86,2).» L'Apôtre, à qui Dieu avait révélé ses secrets, a dit aussi en termes non moins clairs «Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu'il a appelés selon son décret pour être saints (Rm 8,28).» Voilà donc comment le mot saint se trouve différemment employé, et désigne tantôt ceux qui sont consommés dans la sainteté, tantôt ceux qui ne sont encore que prédestinés à la sainteté. Mais cette dernière sainteté est cachée en Dieu, elle est close pour nous, aussi est-ce d'une manière cachée que nous l'honorons. En effet: «L'homme ne sait pas s'il est digne d'amour ou de haine, mais tout est réservé pour l'avenir (Qo 9,1). Que la fête de ces saints se passe donc dans le coeur de Dieu, puisque Dieu sait qui sont ceux qui lui appartiennent et qu'il a choisis dès le principe; qu'elle se passe aussi parmi ces esprits qui tiennent lieu de serviteurs et ministres et qui sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (He 1,14). Quant à nous, il nous est défendu de louer un homme tant qu'il vit. Comment, en effet, pourrions-nous le louer sans crainte de nous tromper, quand il est manifeste que la vie même n'est pas sûre? Le héraut céleste nous crie que «nul n'est couronné qu'il n'ait combattu selon la loi des combats (2Tm 2,5).» Or, entendez de la bouche même du législateur quelle est cette loi des combats. «Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin (Mt 10,22 Mt 24,13).» On ne sait point quel est celui qui persévérera, on ne sait quel est celui qui combattra selon la loi des combats, on ne sait donc pas non plus quel est celui qui devra recevoir la couronne.

3. On doit louer la vertu de ceux dont la victoire est maintenant assurée, voilà ceux qu'il faut exalter dans nos chants de fêtes, et dont on peut, en tonte sécurité, saluer les couronnes avec des transports de joie. Cette nuit, nous chantions aux saints: «Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints (Ps 34,10);» mais ce n'est point à ceux-là que nous nous adressions. Non, ce ne sont pas à ceux qui ont persévéré jusqu'à la fin que nous invitions à la crainte du Seigneur, attendu qu'il est écrit pour eux.: «La crainte n'habite plus dans nos contrées.» C'est bien plutôt à ceux qui doivent se tenir dans la plus grande vigilance, à cause de la multitude des périls qui les menacent, qui n'ont point seulement affaire avec la chair et le sang, mais aussi avec les principautés et les puissances, avec les princes du monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, eu tin avec les esprits de malice répandus dans l'air (Ep 6,12). Évidemment, ceux qui se trouvent dans une pareille mêlée et qui ont à combattre de près comme de loin, ont bien besoin de se tenir sur leurs gardes. Quand il y a pour eux tant de combats au dehors, il ne saurait manquer d'y avoir des craintes au dedans, aussi est-ce avec raison qu'il est dit: «Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints.» D'ailleurs, toute notre béatitude est dans la crainte de Dieu, si nous en croyons l'Écriture qui nous dit: «Heureux l'homme qui est toujours dans la crainte (Pr 28,14),» et si nous écoutons le Psalmiste qui s'écrie: «Bienheureux tous ceux qui craignent le Seigneur et qui marchent dans ses voies (Ps 128,1).» Mais, bien autrement heureux sont ceux en qui la charité parfaite a chassé toute crainte, qui n'ont plus aucune appréhension dans leurs voies, et qui, dans la maison de Dieu où ils sont maintenant reçus, ne connaissent plus que les cantiques de louange, selon ce que dit le Psalmiste quand il s'écrie: «Heureux sont ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Ps 84,5).» Notre félicité donc à nous, et notre fête, en attendant, est dans la crainte de Dieu, tandis que leur fête à eux est tout entière dans les cantiques de louange et dans les chants d'allégresse.

4. Voilà pourquoi on ne peut louer en toute sécurité que les hommes qui ne vivent plus de leur vie, mais de la vie de Dieu; la vie de l'homme, en effet, est une tentation continuelle. On est doublement en sécurité quand on ne loue que ces hommes-là, si toutefois, à bien considérer les choses, cette double sécurité ne se réduit pas tout simplement à une. En effet, nous ne saurions craindre avec quelque raison de les louer puisqu'il n'y a personne qui mérite plus certainement qu'eux nos louanges, et nous n'avons pas non plus de motifs pour tarder à les glorifier puisqu'ils sont tellement absorbés dans la gloire qu'ils n'ont aucun besoin de nos louanges. Il n'y a plus de place pour la vanité, là où la vérité occupe seule la place entière. Mais, direz-vous, quelle est la gloire des saints? Ils ne se glorifient pas eux-mêmes, car il est écrit: «Que votre éloge ne parle point de votre bouche (Pr 27,2).» Ils ne se louent pas non plus les uns les autres, car ils n'oui d'autre pensée et d'autre penchant que de célébrer les louanges de leur créateur; ils ne peuvent donc trouver le temps de se faire mutuellement des louanges, aussi le Prophète dit-il, comme je vous le rappelais tout à l'heure: «Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles.» Néanmoins, je ne puis admettre que les saints soient dépourvus de gloire, d'autant plus que l'Apôtre dit: «Le moment si court et si rapide des afflictions que nous souffrons en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire (2Co 4,17);» et que le prophète avait dit de son côté: «Visitez-nous par votre assistance salutaire, afin que nous soyions comblés des biens que vous réservez à vos élus, que nous goûtions la joie que vous destinez à votre peuple et que vous soyez loué avec ceux que vous avez choisis pour votre héritage (Ps 105,4).» Or, il dit: «Avec ceux, non point par ceux que vous avez choisis pour votre héritage,» afin de nous donner à entendre qu'ils partageront la gloire avec lui. Mais si ceux de l'héritage louent le Seigneur, qui est-ce qui louera ceux de l'héritage? Ecoutons les réponses de l'Apôtre: «Alors, dit-il, chacun recevra la louange qui lui sera due;» mais de qui la recevra-t-il? «De Dieu (1Co 4,5).» Quelle louange que celle qui vient d'une telle bouche et combien elle est digne d'envie; Quel doux échange de louanges quand il est, en même temps, doux de louer et doux d'être loué.

5. Mais à quoi bon les louanges que nous adressons aux saints, à quoi bon célébrer leur gloire et faire parmi nous leur fête? Pourquoi prodiguer les honneurs de la terre à ceux que, selon la promesse véridique du Fils, le Père céleste honore lui-même? Qu'ont-ils besoin de nos félicitations ? Ils ont tout ce qu'ils peuvent contenir de gloire. C'est vrai, mes bien-aimés, les saints n'ont pas besoin de nos honneurs, et notre dévotion n'ajoute rien à ce qu'ils ont. Mais il y va de notre intérêt, sinon du leur, que nous vénérions leur souvenir. Voulez-vous savoir quel avantage nous avons à leur rendre nos hommages? Je vous avouerai que pour moi, leur mémoire fait naître en moi un violent désir, un triple désir. On dit vulgairement loin des yeux, loin du coeur. Or, mon oeil à moi, c'est ma mémoire, et me rappeler le souvenir des saints, c'est en quelque sorte pour moi, les voir. Voir comment notre lot se trouve dans la terre des vivants, et ce n'est pas un lot médiocre, si toutefois le souvenir, en nous, rie marche point sans la charité; oui voilà, dis-je, comment notre vie se trouve transportée dans les cieux, non point, toutefois, de la même manière que la leur s'y trouve à présent. En effet, ils s'y trouvent en substance et nous n'y sommes qu'en désir; ils y sont effectivement présents, nous ne nous y trouvons que par le souvenir. Quand nous sera-t-il donné de nous réunir aussi à nos pères? De leur être présentés eu personne? Tel est le premier désir que le souvenir des saints fait naître en nous, que dis-je? dont il nous embrase. Quand jouirons-nous de leur société si désirable, quand serons-nous dignes d'être les concitoyens, les conchambristes des esprits bienheureux, d'entrer dans l'assemblée des patriarches, de nous unir aux phalanges des prophètes, au sénat des apôtres, aux innombrables bataillons des martyrs, aux collages des confesseurs, et aux choeurs des vierges, de noirs perdre, en un mot, et de nous réjouir en commun dans la troupe entière des saints?

6. Le souvenir de chacun d'eux, comme autant d'étincelles, ou plutôt comme autant de torches ardentes, allume les coeurs dévots et leur inspire une soif dévorante de les voir et de les embrasser, tellement qu'il n'est, pas rare qu'ils se croient déjà au milieu d'eux, et qu'ils entrent dans l'assemblée entière des saints, où ils s'élancent de toute l'ardeur et de toutes les forces de leur coeur, tantôt vers les uns et tantôt vers les autres. D'ailleurs quelles ne seraient pas notre négligence et notre paresse, notre lâcheté même, de ne point nous élancer, comme un trait qu'on décoche, de ce monde par de fréquents soupirs, et avec toute la ferveur de la charité, vers ces heureux bataillons? Malheur à nous à cause du péché, que l'Apôtre reprochait aux gentils, quand il les reprenait parce qu'ils étaient sans affection (Rm 1,31). L'Église des premiers-nés nous attend, et nous négligeons de l'aller rejoindre; les saints nous appellent, et nous n'en tenons aucun compte. Réveillons-nous enfin, mes frères, ressuscitons avec le Christ, cherchons, goûtons les choses d'en haut. Désirons ceux qui Dons désirent, courons vers ceux qui nous attendent, que nos coeurs tendent par leurs voeux, vers ceux qui les appellent. Dans là vie que nous partageons ensemble ici-bas maintenant, il n'y a ni sécurité, ni perfection, ni repos, et pourtant combien ne nous est-il pas doux et bon d'habiter en commun avec nos frères? En effet nous arrive-t-il quelque chose de fâcheux, soit dans le corps, soit dans l'âme, il nous est plus facile de le supporter dans la société de nos frères, avec qui nous n'avons en Dieu qu'un coeur et qu'une âme. Combien plus douce, plus délicieuse et plus heureuse est l'union, que nul soupçon ne trouble, que nulle dissension n'altère, qui nous réunira par les liens indissolubles de la charité parfaite? Et qui fera que nous ne serons plus qu'un dans le Père et dans le Fils, comme le Père et le Fils ne forment qu'un aussi.

7. Mais ce n'est pas seulement la société, c'est aussi la félicité des saints que nous devons désirer, il faut que leur gloire soit pour nous l'objet des plus ardents désirs, aussi bien que leur présence. Il n'y a pas de danger à craindre dans cette ambition-là, et la prétention d'atteindre à leur bonheur n'a rien de périlleux pour nous. Car si nous disons: «Ce n'est pas à nous, Seigneur, non ce n'est pas à nous, mais à votre nom que vous devez donner la gloire (Ps 115,1),» c'est le cri qu'il nous convient de pousser maintenant, car ions sommes encore aux jours où les anges eux-mêmes disent: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté (Lc 2,14);» et dans lequel le Seigneur aussi dit à Madeleine: «Ne me touchez point, car je ne suis pas encore retourné à mon Père (Jn 20,17).» C'est le Verbe de gloire qui parle ainsi; or le Fils sage est la gloire de son père. La gloire disait donc: Ne me touchez point, ne me recherchez pas encore, fuyez plutôt la gloire, et preniez garde de ne me point toucher jusqu'à ce que nous soyons retournés à mon Père, où toute glorification est pleine de sécurité. C'est là que mou âme sera louée dans le Seigneur, que les âmes douces l'entendent et se réjouissent Ne vous semble-t-il pas que celle qui dans le Cantique des cantiques s'écrie: «Fuyez, mon bien aimé, éloignez-vous (Ct 8,14),» lui a entendu dire: «ne me touchez point, parce que je ne suis pas encore remonté vers mon Père?» Voilà pourquoi dans l'hymne de ce jour, nous chantons aussi ces paroles: «Donnez la paix à vos serviteurs, et que vos serviteurs vous rendent la gloire dans tous les siècles des siècles,» selon la pensée de l'ange.

8. En effet, comme la vie de l'homme est une tentation sur la terre, c'est avec raison que nous devons rechercher ici-bas, non la gloire, mais la paix: la paix avec Dieu, la paix avec le prochain, la paix avec nous-mêmes. «O Dieu sauveur des hommes, pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et dans un état où je me suis à charge à moi-même (Jb 7,20)?» Assurément, il n'est pas de lutte plus voisine de moi, c'est une sédition tout à fait intérieure, une guerre non civile mais domestique, que la lutte des désirs de l'esprit contre la chair, et de la chair contre l'esprit. D'où vient-elle, sinon de ce que vous m'avez mis en opposition avec vous, Seigneur? Car, pour vous, vous êtes la vraie liberté, la vie, la gloire, la suffisance, la béatitude; et moi, au contraire, je ne suis que pauvreté et misère, qu'un être misérable, confus et profondément humilié, mort par le péché, vendu au péché. D'ailleurs, ô vous Seigneur, qui êtes la sainte et parfaite volupté, le repos des esprits bienheureux, vous m'avez, dès le commencement, mis en opposition avec l'Eden, la volupté, (car c'est le sens du mot Èden), dans la peine et le travail. Cependant vous dites: «convertissez-vous à moi de tout votre coeur ().» Il faut évidemment que nous nous soyons détournés pour que vous nous exhortiez à nous convertir, il faut que nous soyons en opposition avec vous pour que vous nous invitiez à la conversion. Mais comment nous convertirons-nous? «Dans le jeûne et les larmes,» nous répondez-vous. O merveilles, est-ce que vous êtes dans les jeûnes; les larmes sont-elles votre séjour, habitez-vous dans les gémissements? Non, non, tout cela est bien loin de vous, et vous, vous êtes infiniment loin de tout cela. Votre règne est dans Jérusalem que vous rassasiez de froment, où il n'y a ni cri, ni douleur, mais où l'ont n'entend, au contraire, que des actions de grâces et des chants de louange. «Que les justes, dit le Psalmiste, soient comme dans un festin, qu'ils se réjouissent en la présence de Dieu, et qu'ils soient dans des transports de joie (Ps 68,4).» Continent donc nous convertirons-nous dans le jeûne, les gémissements et les larmes? Est-ce que le juste doit le trouver dans les transports de joie et d'allégresse, tandis que celui qui n'est pas encore juste ne le trouvera que dans les pleurs et lés soupirs? C'est précisément cela; mais par juste, il faut entendre celui qui déjà a mérité de jouir de la présence de Dieu, non pas celui qui vit encore de la foi. Quant à ces mots du Seigneur: «Je suis avec lui dans la tribulation (Ps 91,15),» ils se rapportent à celui qui marche encore par la foi, non point à celui qui déjà est arrivé devant la face de Dieu; l'un et l'autre juste n'ont bien qu'un même chef, mais ce chef ne se montre pas de la même manière à tous ses membres. Pour les uns, c'est un chef couronné d'épines, incliné sur la croix, afin qu'ils apprennent à s'humilier comme lui; et, comme lui, à souffrir les épines de la componction. Pour les autres, c'est un chef glorieux, pour qu'ils soient couverts de gloire par lui, qu'ils lui deviennent semblables en toutes choses, et surtout glorieux, en le voyant tel qu'il est.

9. Le second désir que la commémoration des saints allume en nous est donc que Jésus-Christ, qui est notre vie, nous apparaisse comme il leur apparaît, et que, à notre tour, nous apparaissions aussi avec titi dans la gloire. (Col 3,4). Car, en attendant qu'il en soit ainsi, ce n'est pas comme il est, mais tel qu'il s'est fait pour nous, que notre chef nous apparaît, c'est-à-dire non pas couronné de gloire mais d'épines, des épines de nos péchés, auxquelles l'Écriture fait allusion quand elle nous dit: «Sortez, filles die Sion et venez voir le roi Salomon sous le diadème dont sa mère l'a couronné (Ct 3,11).» O roi! ô diadème! La Synagogue, agissant, non point en mère, mais en marâtre, a placé une couronne d'épines sur la tète de notre roi. Il y aurait de la honte, pour les membres placés sous un tel chef, à rechercher la gloire quand il se montre à eux couvert d'ignominie, sans éclat, sans beauté, sans rien qui y ressemble. Sans doute c'est bien un Salomon, c'est-à-dire un roi pacifique pour le présent, non pas un roi béatifique ou glorifique, et il rappelle bien l'éloge que les anges firent de lui quand ils dirent a Paix à la terre et gloire aux cieux (Lc 2,14).» Il y aurait de quoi rougir, sous un chef couronné d'épines, à se montrer un membre délicat, surtout quand la pourpre même dont on le revêt n'est point placée sur ses épaules pour lui faire honneur, mais par pure dérision. Et pourtant, on peut voir en bien. des endroits ce jour de fête célébré par bien des gens avec des sentiments d'ambition et dans la bonne chère. Est-ce là célébrer ce jour, ne devrais-je pas dire plutôt que c'est le déshonorer? Mais ceux qui le passent ainsi rendront compte de leur conduite; c'est leur fête, tuais ce n'est point celle des saints. Un jour viendra où on n'annoncera plus la mort de Jésus-Christ, et où nous saurons que nous aussi nous sommes morts et que notre vie est cachée avec lui (Col 3,3). Il apparaîtra comme un chef glorieux, et ses membres, glorifiés avec lui, brilleront avec éclat, le jour où il transformera notre corps, tout vil et tout abject qu'il soit, et le rendra conforme à sa tête glorieuse qui n'est autre que lui (Ph 3,21). Que tous nos désirs et toute notre ambition elle le peut sans crainte, soient d'obtenir cette gloire, si nous ne voulons point nous entendre dire: «Vous ne recherchez que la gloire que vous vous prodiguez les uns aux autres, et vous, ne recherchez point la gloire qui ne vient que de Dieu (Jn 5,44).»

10. Il est bien certain que pour espérer cette gloire et pour pouvoir aspirer à une pareille félicité, nous devons désirer ardemment le cours des suffrages des saints, afin d'obtenir, au moins par leur intercession, ce que nous ne pouvons espérer de nos propres forces. Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous du moins qui êtes mes amis (Jb 19,21). Vous connaissez nos périls, vous savez de quelle boue nous avons été formés, vous n'ignorez point notre ignorance, non plus que, les ruses de nos ennemis; vous connaissez les assauts qu'ils nous livrent et notre fragilité. Car c'est à vous, qui avez passé par les mêmes tentations que moi, que je m'adresse, à vous, dis-je, qui avez vaincu dans les mêmes combats, et qui avez échappé aux mêmes pièges, à vous, dis-je, qui, dans le pâtir, avez appris à compatir. J'ose espérer aussi que les anges eux-mêmes ne dédaigneront point de visiter des êtres de leur espèce, d'autant plus qu'il est écrit: «Vous prendrez soin de ceux de votre famille et vous ne pécherez point (Jb 5,24).» Au reste, si je crois qu'il m'est permis de présumer beaucoup d'eux à cause de notre ressemblance avec eux qui sont des êtres spirituels et raisonnables, je crois pourtant que je dois avoir une plus grande confiance encore dans ceux qui ont été les compagnons de ma vie d'homme sur la terre; ils ne peuvent manquer de ressentir une compassion plus charitable encore et plus spéciale pour ceux qui sont les os de leurs os et la chair de leur chair.

11. Enfin, en quittant ce monde pour retourner vers leur Père, ils nous ont laissé des gages précieux. En effet, leurs corps reposent en paix au milieu de nous, tandis que leurs noms doivent vivre jusqu'à la fin des siècles, parce que leur gloire n'est pas descendue avec eux dans la tombe. Loin, bien loin de vous, âmes saintes, la cruauté. de l'échanson du roi d'Égypte qui, une fois rétabli dans son poste, n'eut rien de plus pressé que d'oublier le saint jeune homme Joseph qui était resté en prison (Gn 40,14). Ils n'étaient pas l'un et l'autre les membres d'un seul et même corps, et il ne pouvait y avoir aucun rapport entre le fidèle et l'infidèle, aucune alliance entre un Israélite et un Égyptien, non plus qu'entre la lumière et les ténèbres. Le mot Égypte signifie ténèbres, de même que le nom d'Israël veut dire qui voit Dieu; aussi la lumière était-elle partout où Israël se trouvait. Notre Jésus ne put pas oublier ainsi le larron crucifié avec lui; il lui tint la parole qu'il lui avait donnée et le fit entrer dans son royaume le jour même où ils avaient souffert ensemble. Et nous aussi, si nous n'étions pas les membres du même chef que les saints, à quel titre leur adresserions-nous aujourd'hui des voeux si solennels et les féliciterions-nous avec tant d'enthousiasme? Celui qui a dit: «Si l'un des membres est dans la gloire, tous les autres membres participent à sa joie;» a dit aussi: «si l'un d'eux souffre quelque chose tous les autres souffrent avec lui (1Co 12,26).» Telle est donc l'union qui existe entre eux et nous que, si nous nous réjouissions avec eux, eux, de leur côté, compatissent à nos souffrances; que si, par nos pieuses méditations, nous régnons en eux, eux, de leur côté, par leur pieuse intervention, combattent pour nous. Nous ne saurions douter de leur pieuse sollicitude à notre égard, d'autant moins qu'ils ne peuvent être consommés dans la félicité sans nous, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, et nous attendent jusqu'au jour où nous recevrons aussi notre récompense, au dernier grand jour de fête, où tous les membres concourront en même temps à faire un homme parfait avec leur chef glorieux, et où Jésus-Christ, notre Seigneur qui est béni par dessus tout, digne de louange et glorieux dans les siècles des siècles, sera loué avec ceux qui lui auront été attribués en héritage. Ainsi-soit-il.






Bernard sermons 6028