Bernard sermons 708

HUITIÈME SERMON (a). Les divers sentiments ou états dans lesquels l'âme se trouve sous Dieu

708
1. Quand nous donnons à Dieu les noms tantôt de Père, tantôt de Maître et de Seigneur, nous n'avons point en vue une diversité quelconque dans sa nature parfaitement simple et invariable, mais nous parlons d'après les sentiments multiples et variés de notre âme, selon l'état différent de ses progrès ou de ses défaillances. En effet, il y a des âmes qui semblent faire tout ce qu'elles font sous les yeux du père de famille, d'antres sous les regards du Seigneur, quelques-unes sous l'oeil du maître, et quelques autres sous les yeux d'un père, ou même d'un époux, si bien qu'il semblerait qu'il progresse lui-même avec ceux qui marchent en avant, et qu'il change avec ceux qui changent, quand au contraire, selon le mot du Prophète, il change ses créatures et elles sont changés pendant que lui-même il demeure constamment le même et que ses années ne déclinent point (
Ps 101,27). Remarquez d'ailleurs ce que le même psalmiste dit dans un autre endroit, en s'adressant au Seigneur lui-même: «Vous serez saint avec celui qui est saint, innocent avec l'innocent, pur et sincère à l'égard de celui dont la conduite est pure et sincère (Ps 17,26),» mais ce qui est plus étonnant. encore, c'est ce qui suit: «Et à l'égard de celui dont. la conduite n'est pas droite, vous vous conduirez, poursuit-il, avec une sorte de détour.» Et voulant expliquer comment l'immuable par excellence change ainsi et se fait muable à ce point, il continue en ces termes: «Parce que vous sauverez le peuple qui est humble, et vous humilierez les yeux des superbes.»

2. Comme ce n'est pas le côté spirituel qui commence dans l'homme, mais le côté animal, et que le spirituel ne vient que plus tard, il me semble (b) qu'on peut distinguer en lui, avant sa conversion, quatre états différents, l'un est sous nous, les trois autres se trouvent sous le prince de ce monde. L'âme est sous elle-même quand elle ne suit que sa volonté propre au sein d'une liberté funeste. Elle est alors semblable à l'enfant prodigue (Lc 15,2) , qui a reçu la portion qui lui revenait des biens de son père, je veux dire l'intelligence, la mémoire, les dons du corps,

a Dans la bibliothèque des pères, ce sermon est attribué à Guerry, abbé d'Igny; mais dans le manuscrit de Cologne, il ne se trouve point rangé parmi les sermons de cet abbé; et dans tous les autres manuscrits, ainsi que dans toutes les éditions, et dans les Fleurs de saint Bernard, il est compté parmi les sermons de notre saint Docteur.

b L'auteur des Fleurs de saint Bernard rapporte ces paroles dans son livre 4, chapitre 2, et dans son livre X, chapitre XVII.

et tous les autres biens analogues de la nature, pour s'en servir à sa guise, nullement au gré de la volonté de Dieu, et pour vivre sans Dieu au milieu de ce monde. L'homme est donc placé sous sa propre dépendance, lorsque, tout esclave de sa volonté qu'il soit, il n'est plus sous son propre esclavage, mais sous l'esclavage du péché. Mais bientôt après celui qui n'avait fait que se séparer de son père, mais ne s'était pas encore éloigné de lui, s'en va dans une région lointaine, car après avoir reçu la part des biens qui lui revenait, il s'est trouvé n'avoir plus d'autre maître que soi; toutefois, bien qu'il eût quitté son père, il n'était pas encore fort loin de lui, tant qu'il ne s'était point éloigné de sa manière de vivre, et cet état a duré aussi longtemps que, usant de sa liberté, il s'est contenté de faire des choses qui ne laissaient pas d'être permises, bien qu'elles ne fussent point convenables; mais une fois qu'il se fut éloigné de lui-même en prenant la route du péché, alors il partit pour une région lointaine. En effet, il n'est rien de plus loin de celui qui est l'Être souverain par excellence que ce qui n'est, absolument rien du tout, non, il n'y a rien qui soit plus éloigné de Celui de qui, par qui et en qui tout est, que le péché, qui est un néant, an milieu de tout ce qui est.

3. Or, c'est un juste jugement de la vengeance divine, qu'un étranger prenne pour esclave le fils qui s'est éloigné de son père; aussi voyons-nous dans le récit de l'Évangéliste que, lorsqu'il fut arrivé dans un pays éloigné, le prodigue se mit au service. d'un habitant de la contrée. Or, il rue semble qu'on ne peut entendre autre chose, par là, que quelque esprit malin: en effet, ces esprits méchants, faisant désormais le péché avec une irréparable obstination, ont fini par contracter le sentiment du mal et de l'iniquité, au point de n'être plus dans les régions lointaines du péché, des étrangers et des hôtes qui ne font que passer , mais des citoyens, si je puis m'exprimer ainsi , et des habitants du pays. Mais que faut-il entendre par ces mots, il s'est mis au service d'un habitant de la contrée , sinon que le pauvre enfant, étranger dans le pays, s'est fait esclave de l'un des habitants de la contrée? D'ailleurs la suite du récit évangélique nous montre assez comment il se mit à son service. En effet, nous lisons que a il se mit au service d'un des habitants du pays qui l'envoya à sa maison des champs, pour y garder les pourceaux (Lc 15,15).» Or remarquez bien, mes frères, que c'est, forcé par la faim, qu'il se mit au service d'un des habitants de la contrée, je veux dire du Malin, de même que nous voyons, dans l'histoire, que c'est aussi poussé par la famine, que le peuple d'Israël descendit en Égypte (Gn 46,6). Quelle dangereuse et bien funeste famine que celle qui jette les hommes libres dans une triste servitude, les force à travailler l'argile, et à faire des briques, les réduit à vivre avec les pourceaux. D'où vient qu'un homme si riche d'abord, car il avait reçu tout ce qui lui revenait de l'opulente fortune de son père, soit tombé dans une pareille. détresse? L'Évangéliste nous l'apprend quelques lignes plus haut, de

ce qu'il avait dissipé tout son bien en débauches, avec des femmes de mauvaise vie. «Voilà comment il se trouva lui-même dans l'indigence.»

4. Or qu'est-ce que ces femmes de mauvaise vie? ce sont, comprenez-le ainsi, les concupiscences de la chair; car c'est avec elles qu'il mène une vie de débauches, dans laquelle il dissipe tous les biens de la nature en les faisant servir à la volupté. Après cela, comme je l'ai dit, se font sentir les funestes atteintes du besoin; car, selon les saintes Lettres, l'oeil ne se rassasie point de voir et l'oreille ne se lasse point d'entendre (Qo 1,4). C'est alors qu'il est envoyé paître les pourceaux, je veux dire les sens corporels qui ne trouvent de charme que dans la fange et les immondices, peut-être sont-ce là les pourceaux où sont entrés les esprits malins que le Seigneur avait chassés du corps d'un homme. En effet, une fois chassé de notre raison, je veux dire de notre âme, le péché s'attache encore à nos sens, -à notre corps qui, selon l'Apôtre, par l'esprit se soumet à la loi de Dieu et, par la chair, à celle du péché qui vit dans nos membres (Rm 7,22). Aussi, dans un autre endroit, le même Apôtre dit-il «je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, je veux dire dans ma chair (Rm 7,48).» Mais que faire cependant, quand les esprits immondes, chassés ainsi de l'homme, vont se loger dans les pourceaux? Il n'y a plus d'autre remède que les larmes, il faut courir à la mer dont les eaux abondantes noient en eux la racine vivace du péché. Il est vrai que l'extinction complète n'en semble guère possible qu'à la fin des temps.

5. Tout ce que je viens de vous dire, c'est, dans ma pensée, pour en venir à vous faire mieux comprendre comment le malin esprit soumet à son joug l'âme qui se trouve placée sous son propre joug à elle, tel que ce fort armé qui entre dans la maison du pauvre et du faible, et se met en possession de son foyer. Or, il me semble que les hommes sont, de trois manières différentes, sous la puissance du prince des ténèbres. D'abord, ils s'y trouvent sans qu'on puisse dire qu'ils veulent ou ne veulent point y être, attendu qu'ils n'ont point encore l'usage de leur volonté. Ils n'en sont pas moins des vases de colère à cause de la faute originelle, tant qu'un plus fort armé n'est pas venu, comme un nouveau Moïse, non pas seulement dans l'eau, mais dans l'eau et le sang par le sacrement du baptême, lier le fort qui les opprime, et s'emparer de tous ses meubles. En second lieu, viennent ceux qui se trouvent sous l'empire du démon, par le fait de leur volonté , après avoir volontairement commis le péché. En troisième lieu, ceux qui s'y trouvent malgré leur volonté, ce sont ceux qui voudraient revenir à résipiscence, mais qui, se trouvant misérablement enchaînés par les liens que crée l'habitude du péché, par un juste jugement de Dieu, se recouvrent de nouvelles souillures à raison même de leurs souillures anciennes. Il me semble que c'est dans ce triste état que se trouvait l'enfant prodigue, oui trop justement appelé prodigue, qui non seulement avait dissipé tous ses biens, mais encore s'était, le malheureux, soumis à une affreuse servitude en se vendant au péché comme il en fait lui-même la remarque en ces termes: «Que de mercenaires, dans la maison de mon père, ont du pain en abondance, et moi je meurs de faim ici (Lc 15,17)!» Ceux qui ont éprouvé quelque chose de pareil n'auront pas de peine, je pense, à reconnaître dans ces paroles la peinture du triste état de leur âme. En effet, quelle âme, dans les liens que crée l'habitude du péché, ne s'estimerait pas heureuse, s'il lui était, donné de vivre comme une de celles qu'elle voit tièdes au milieu du monde, vivre sans péché, bien que ne cherchant point les choses d'en haut, mais uniquement celles d'ici-bas? «Combien de mercenaires, dit-il, dans la maison de mon Père, ont du pain en abondance!» C'est-à-dire, combien sont consolés dans leur innocence, et jouissent du bien de leur propre conscience; «tandis que moi je meurs de faim ici,» c'est-à-dire, je suis tourmenté des insatiables désirs du péché et de l'affection au mal. On peut croire il est vrai que ce n'est pas de la faim du pain et de la soif de l'eau, mais de la faim et de la soif de la parole divine dont le Prophète menaçait la Judée (Am 8,44), qu'il veut parler, quand il se montre dans les tourments de la faim. Ce n'est pas que je veuille dire par-là qu'il en soit effectivement ainsi, mais seulement que tels sont les sentiments du malheureux qui se voit courbé sous le péché. Ceux dont l'intention est mondaine et mercenaire ne se glorifient point du témoignage de leur propre conscience: mais le pécheur dont la componction remplit l'âme, tient pour très-saint celui qu'il voit innocent en quelque chose. «Traitez-moi, dit le prodigue, comme un des serviteurs qui sont à vos gages.

6. Le premier état des âmes qui commencent à être sous Dieu est celui qui ressemble à l'état des mercenaires sous le père de famille. Tels sont les hommes que nous voyons dans le siècle, sans aucun ou tout au plus avec un faible désir des choses éternelles, servir Dieu, en quelque sorte, comme des mercenaires, ne lui demander et ne souhaiter recevoir de sa main que les biens de la terre. Le second état des âmes qui sont sous le Seigneur commence quand, semblable à un esclave, on a peur de la prison, et on craint d'être exposé à quelque peine. Dans cet état, on se convertit, on renonce au monde, on entre dans la vie. Aussi lit-on quelque part: «Le principe de la sagesse est la crainte du Seigneur (Qo 1,16),» et trouvons-nous ces paroles dans un autre Prophète, «Votre crainte nous a fait concevoir et enfanter l'esprit du salut (Is 26,48).» A ce degré succède le troisième qui en est si voisin qu'il se confond presque avec lui, c'est le degré où se trouvent les hommes qui sont encore de petits enfants en Jésus-Christ, ne désirent que le lait, et vivent comme sous un maître et sous un précepteur. C'est à proprement dire l'état des novices; s'il leur est arrivé de commencer à goûter la douceur de la sainte méditation, des larmes, de la psalmodie et des autres choses semblables, ils sont encore comme des enfants qui craignent d'offenser le maître, d'être battus, de se voir privés des petites récompenses par lesquelles ce bienveillant instituteur se plait ordinairement à se les attacher. Ce sont les âmes qui ne perdent jamais de vue la pensée de la présence de Dieu, et qui sont toutes troublées s'il leur arrive de l'oublier, même pendant une heure seulement. Si elles ont peur d'être châtiées, ce n'est pas chez elles l'effet d'une crainte servile, mais d'une crainte filiale, de la crainte des enfants qui redoutent le fouet, c'est peur de la férule du maître, ce sont des âmes enfin qui craignent que Dieu ne se fâche contre elles, et qui appréhendent de s'écarter de la voie des justes. Elles ont peur de perdre la grâce de la dévotion, de voir tous les exercices spirituels leur devenir pénibles; l'ennui les accable et le fouet, si je puis parler ainsi, sévit sur elles par l'amertume de leurs pensées. Car, tels sont les châtiments que Dieu dispense à ses petits enfants; il est plus facile de les connaître par expérience que par la parole des autres. C'est ce qui fait dire au Seigneur par la bouche d'un Prophète: «Si, ses enfants abandonnent ma loi, etc., je visiterai leurs iniquités, la verge à la main, et je les châtierai de leurs péchés (Ps 88,31).»

7. Dans ces commencements de la vie religieuse qui sont comme l'enfance de l'âge, la crainte du Seigneur et la férule du maître se succèdent tour à tour, en sorte que ceux qui ont ces commencements à coeur, se croient tantôt dans un état et tantôt dans un autre; de là vient que, s'adressant à l'Église encore nouvelle, il se donne en même temps ces deux noms, en disant: «Vous m'appelez maître et Seigneur, vous faites bien, car je suis l'un et l'autre (Jn 13,13).» Que nos novices reconnaissent ici leur place, et qu'ils aient surtout à coeur de se maintenir de préférence à toute autre; car, avant tout, ce qui leur est nécessaire, c'est la crainte qui leur fasse effacer leurs iniquités passées et les mette en garde contre le péché pour l'avenir. L'Écriture dit, en effet, que «la crainte du Seigneur chasse le péché (Qo 1,27),» soit qu'on l'ait déjà laissé pénétrer dans son âme, soit qu'il tente d'y entrer; oui, elle chasse l'un par la pénitence, et l'autre par la résistance.Mais comme la voie qui conduit à la vie est étroite et difficile, il vous faut, mes petits enfants, un précepteur et un père nourricier qui institue et conduise votre enfance en Jésus-Christ, qui vous réchauffe dans son sein, semble jouer avec vous, et vous prodigue ses caresses et ses consolations, de peur que la faiblesse de l'âgé ne vous fasse périr. Voilà pourquoi je vous dis, non ce n'est pas moi, mais c'est le prince et le pasteur de l'Église qui vous le dit: «Désirez, comme des enfants qui ne font que de naître, le lait pur de la raison (),» non point pour vous en contenter à tout jamais, mais pour qu'il vous fasse croître pour le salut. Un autre auteur sacré exprime ailleurs la même pensée d'une manière plus claire encore en disant: «Réjouissez-vous tous, vous qui pleurez sur elle,» sur Jérusalem, car c'est de cette ville qu'il parlait, «sucez le lait, et abreuvez-vous aux mamelles de ses consolations; afin que lorsque vous serez sevrés de son lait, vous vous asseyiez à la table du festin qui sera dressée devant vous, à votre entrée dans sa gloire (Is 56,11).»

8. Ce dernier état est celui du fils déjà robuste qui vit sous l'autorité paternelle; il ne se nourrit plus de lait, mais d'aliments solides, et il a oublié le passé, le temps plein d'amertume on son oeil était encore celui de l'esclave; il n'a même plus un regard pour le présent, et, négligeant les petites consolations qu'on prodigue aux petits enfants, il va de l'avant., tend sans cesse vers la palme de sa vocation céleste, vers le port de la félicité future, et vit dans l'espérance du bonheur, dans l'attente de la gloire de son grand Dieu. Il s'est défait, de tort ce qui tenait de l'enfant, et ne tient plus aux consolations de cet âge qui sont douces, j'en conviens, mais qui ne sauraient durer toujours. Comme il est arrivé à l'état d'homme parfait, il faut qu'il soit tout entier aux choses de son père, qu'il soupire après son héritage, et qu'il ne songe plus qu'à cela dans ses méditations. Verrez-vous un mercenaire dans celui qui aspire après l'héritage de son père, qui l'attend et l'appelle de tous ses voeux, quand le Prophète nous assure que l'héritage est la récompense non du mercenaire, mais du Fils? Car, selon lui, «après le sommeil qu'il aura donné à ses bien-aimés, ils verront naître des enfants qui seront un héritage, et ainsi le fruit de leurs entrailles sert, la récompense de leurs travaux (Ps 126,4).»

9. Toutefois, il se trouve encore un degré plus élevé, un sentiment plus digne que celui-là; c'est lorsque le coeur est purifié, l'âme ne désire de Dieu et ne lui demande pas autre chose que Dieu lui-même. Elle a appris, en effet, par une expérience fréquemment répète que le Seigneur est bon à ceux qui espèrent en lui, à l'âme qui le cherche; si bien que c'est du fond de son être et dans toute la vérité de soi coeur qu'elle s'écrie avec le Psalmiste: «Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, et que désirai-je de vous sur la terre? Ma chair et mon coeur sont tombés en défaillance, ô Seigneur, Dieu de mon coeur, et mon partage pour l'éternité (Ps 72,25).» Ce n'est plus son avantage personnel, ce n'est pas sa propre félicité, ni sa propre gloire, ni rien de semblable que cherche l'âme, qui en est arrivée à ce point, comme si elle s'aimait encore elle-même; mais elle tend tout entière devant Dieu, elle n'a plus qu'un seul et unique, mais parfait désir, c'est que le Roi la fasse entrer dans sa tente, qu'elle puisse s'attacher à lui et jouir de lui, en sorte que, n'ayant plus de voile qui lui couvre le visage, autant du moins que cela est possible, elle contemple la gloire de son céleste époux, et se trouve transformée en la même image, en avançant de clarté en clarté, comme par l'illumination de l'esprit du Seigneur (2Co 3,48); et mérite, en conséquence, de s'entendre adresser ces paroles: «Vous êtes toute belle, ô mon amie (Ct 4,7);» et de répondre avec confiance: «Mon bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui (Ct 2,16).» Voilà le très doux et très agréable entretien que l'épouse, au sein de sa gloire, a avec son époux.


NEUVIÈME SERMON. Sur ces paroles de l'Apôtre: «Ce qu'il y a d'invisible en Dieu, etc., et sur celles-ci du Psalmiste: «J'écouterai le Seigneur, mon Dieu, me dire au dedans de moi, etc.»

709 (Rm 1,20)
(Ps 84,8)

1. L'Apôtre nous assure que «ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent (Rm 1,20).» Le monde sensible est une sorte de, livre ouvert à tous les yeux, et attaché par une sorte de chaîne, selon l'usage, et tous ceux qui le veulent peuvent y lire la sagesse de Dieu. Mais un jour viendra où le ciel se fermera comme un livre, parce que personne n'aura plus besoin d'y lire, attendu que «Tous les hommes seront alors instruits de Dieu lui-même (Jn 6,45),» et alors de même que la créature du ciel, celle de la terre verra Dieu non plus en énigme, et dans un miroir; mais face à face et contemplera sans voile sa sagesse en soi-même. Mais, en attendant, l'âme de l'homme a besoin de la créature comme d'un véhicule qui la porte jusqu'à la connaissance du créateur. Pour les anges, au contraire, qui sont dans un état plus heureux et plus parfait, c'est dans le Créateur qu'ils connaissent les créatures. Il me semble que c'est à cet état excellent que se vit ravie, au moins pendant quelque temps, cette âme bienheureuse (a) qui vit l'univers entier réuni sous un seul rayon de soleil; c'est à ce miracle que notre saint père le pape Grégoire a fait allusion dans le livre de ses dialogues, en disant: «Quand on voit le Créateur, toute créature semble bien petite (S. Greg. lib. 2, dial. cap. 35).» Heureuses donc les âmes qui se rassasient de la fine fleur du froment, et qui n'ont point besoin de sucer le miel qui s'écoule du flanc des rochers, ni de manger l'huile qu'on recueille dans les endroits pierreux (Dt 33,13); et qui ne recherchent point les choses invisibles de Dieu en les regardant par les choses visibles, comme par des fentes et des crevasses, mais qui les contemplent sans voile telles qu'elles sont en elles-mêmes. Mais comme je vous l'ai déjà dit, c'est l'heureux partage des anges, non point le lot de la fragilité humaine.

2. Cherchons donc, par les choses créées, à comprendre les choses invisibles de Dieu. Si l'âme les comprend par la vue des autres créatures, elle les verra bien mieux et les comprendra bien davantage en considérant la créature qui a été faite à l'image du Créateur, je veux dire, en se considérant elle-même, car de toutes les créatures qui sont

a Il s'agit ici de saint Benoît, que saint Bernard croit avoir eu le bonheur de contempler Dieu face à face, pendant quelques courts instants, sans le secours» du char des créatures,» et par conséquent en lui-même, et dans sa lumière divine, selon l'expression de saint Grégoire. Toutefois, saint Bernard dit dans son sermon trente et unième, sur le Cantique des cantiques, n. 2, que «ni sage, ni saint, ni prophète ne peuvent, ou plutôt n'ont pu le voir tel qu'il est, darse leur corps mortel.»

sous la voûte du ciel, il n'y en a pas de plus rapprochée de Dieu que l'âme de l'homme, et c'est avec raison que le Prophète a dit. «Bien heureux l'homme qui attend de vous, ô mon Dieu, le secours dont il a besoin, et qui médite dans son coeur des moyens de s'élever jusqu'à vous.» Un peu plus loin, il ajoute: «On s'avancera de vertu en vertu, et. on verra le Dieu des dieux dans la céleste Sion (Ps 83,6).» Aussi vous exhortons-nous sans cesse, mes frères, à vous engager dans les voies de votre coeur, et à posséder votre âme dans vos mains, afin de pouvoir entendre le langage que le Seigneur Dieu vous tient, «car ce sera un langage de paix (Ps 84,9).» Mais à qui parle-t-il de paix? «c'est évidemment à son peuple et à ses saints.» Or, quel est son peuple, et qui sont ses saints? Ceux qui rentrent dans leur coeur. Aussi le Psalmiste poursuit-il: «il tiendra ce langage aussi à cent. qui rentrent dans leur coeur.»

3. Pour moi, je trouve qu'il est question dans ces paroles de trois sortes d'hommes, les seuls à qui Dieu fasse entendre un langage de paix, de même qu'un autre prophète n'a prévu que tais hommes qui doivent être sauvés, savoir: Noé, Daniel et Job (Ez 14,14). L'ordre dans lequel ils sont cités D'est point régulier, je le veux bien, mais à eux trois ils expriment les trois ordres qui se rencontrent parmi les hommes, l'ordre des continents, celui des prélats, et celui des gens mariés. Encore faut-il, pour ce qui est des continents, qu'ils se détournent des désirs de la chair vers ceux du coeur, c'est-à-dire vers les désirs de l'Esprit. Voilà ce qui a fait appeler Daniel «un homme de désirs (Da 10,11),» par l'ange qui la, adressa la parole; quant aux prélats, il faut qu'ils aient à coeur d'être utiles, bien plutôt que d'être les premiers, attendu que ce qu'il leur faut par-dessus tout c'est la sainteté; voilà pourquoi le Psalmiste les appelle tout particulièrement «saints (Ps 84,9).» Les gens mariés doivent de leur côté ne point transgresser les commandements de Dieu pour mériter d'être appelés le peuple du Seigneur, les brebis de son bercail.

4. Je vais plus loin, chez nous-mêmes, car c'est nous qui nous touchons de plus près. Ou distingue ordinairement aussi trois ordres; ainsi le peuple, parmi nous, ce sont les frères que leurs emplois appliquent aux soins extérieurs, aux choses qu'on pourrait appeler populaires. Ceux qui rentrent en eux-mêmes, ce sont les religieux claustraux, que nul emploi ne réclame au dehors, et qui, libres de leur temps, et peuvent voir combien le Seigneur est doux: les uns et les autres sont comme les deux pignons de l'édifice sur lequel le Seigneur fait entendre un langage de paix, attendu qu'ils tendent tous deux au même but, bien que par une voie différente. Le psaltérion accompagné de la guitare est fort agréable, et les sons de l'une ne sont pas moins beaux que ceux de l'autre, quoique ceux de la guitare soient graves et ceux du psaltérion aigus. Toutefois , il n'en est pas moins vrai que la part dont Marie a fait choix est la meilleure, bien qu'il puisse arriver que l'humble genre de vie de Marthe ne soit pas d'un moindre mérite que celle de sa soeur aux yeux de Dieu. Marie est louée de son choix afin de nous apprendre que, pour ce qui nous concerne, c'est celui-là que nous devons faire aussi, mais si on nous impose la part de Marthe, il faut l'accepter avec patience.

5. Les paroles suivantes: «il parlera de paix sur les saints,» concernent les prélats qui doivent réunir les deux genres de vie, de Marthe et de Marie. C'est à eux qu'il appartient de veiller et de travailler à réunir entre elles les deux murailles de l'édifice religieux, qui ont chacune leur direction, attendu qu'ils sont établis pour être les vicaires de Jésus-Christ qui est la pierre angulaire. On ne peut nier que leur part soit plus dangereuse que les deux autres. Toutefois s'ils administrent bien ce leur sera un degré de plus vers le bien, et ils recevront une abondance et une mesure de paix plus grande et plus complète, en sorte qu'on pourra dire d'eux, avec raison: «Le Seigneur parle de paix sur les saints (Is 61,6).» Y a-t-il un doute dans vos âmes sur ceux que le Prophète veut désigner par ce mot, ses saints? S'il en est ainsi, écoutez encore Isaïe, il vous dira: «c'est vous, ministres de notre Dieu qui serez appelés les saints du Seigneur.» Je m'étais proposé de vous montrer par un exemple comment, par la considération d'elle-même, l'âme de l'homme peut s'élever à l'intelligence des choses de l'esprit, mais je suis contraint de remettre ce développement à un autre jour et à un autre sermon.



DIXIÈME SERMON. La vie et les cinq sens de l'âme.

7010
1. Notre négligence, mes chers frères, est bien grande (a) et bien inexcusable; en effet, nous nous abandonnons aux pensées oiseuses, et nous perdons le temps, quand nous n'aurions ni à nous élever dans les unes, ni à passer les mers pour trouver de bonnes et salutaires pensées. Car, comme dit Moïse, la parole de Dieu est tout près de nous, elle se trouve dans notre bouche et dans notre coeur (
Dt 30,14); nous pouvons trouver eu nous-mêmes une mine inépuisable, une vraie pépinière de bonnes et utiles pensées. D'ailleurs, si notre âme est si peu instruite et si négligente qu'elle se trouve hors d'état de scruter son intérieur, elle peut du moins porter ses yeux sur les actes extérieurs et visibles, et là, pour peu qu'elle regarde avec attention, elle trouvera la sagesse. En effet., considère, ô mon âme, car il est écrit, «donnez au sage une occasion, et il deviendra plus sage encore (Pr 9,9),» considère, dis-je, ô mon âme, tout ce que tu fais pour ton corps, et tu verras que c'est toi qui lui donnes la vie et la force sensitive. Quant à la vie, tu la lui donnes égale dans tout sort être: en effet, l'oeil ne vit pas d'une vie différente de celle du doigt, mais pour la force sensitive,

a Ce passage est reproduit parmi les sentences de saint Bernard au livre VII,2, des Fleurs de ce Père, chapitre X.

il n'en est pas de même. Et toi, ô mon âme, fais en sorte que ton âme à toi, que ton âme, dis je, qui n'est autre que lieu, te prodigue les mômes biens. On ne saurait dire que l'âme est vivante quand elle ne connaît pas la vérité, au fond elle est véritablement morte; de même que celle qui n'l plus la charité en soi, est privée de toute force sensitive. Ainsi, la vie de l'âme c'est la vérité, et sa force sensitive, la charité. Il ne faut pas s'étonner s'il arrive parfois que l'âme des impies ait la connaissance de la vérité, bien qu'elle manque de charité, car on voit quelquefois le corps avoir encore la vie, tout en étant privé de la sensibilité, comme les arbres et les autres êtres semblables qui sont doués de la force vitale, mais non point de la force animale, d'une âme, en un mot. Oui, il en est de môme de l'âme des méchants, qui ont la connaissance de la vérité, par leur raison naturelle, et se trouvent parfois aidés de la grâce, mais ne reçoivent point d'elle la vie. Mais dans ceux qui ont reçu de l'âme spirituelle la connaissance de la vérité et la charité, non pas par un moyen extérieur quelconque, mais par leur âme à elles, si je puis parler ainsi, par cette âme avec laquelle elles ne font plus qu'un seul et même esprit, lorsqu'elles adhèrent à elle, dans ceux-là, dis-je, se trouve la connaissance indivise de la vérité, selon ce que j'ai dit de la vie du corps, car elle embrasse à la fois dans sa connaissance les moindres comme les plus grandes choses.

2. Quant à l'amour, si on y regarde de près, il se peut qu'on en trouve autant de sortes ou de variétés qu'il y a de sens. En effet, il y a l'amour pieux, qui se rapporte à nos parents; l'amour agréable, que nous ressentons pour nos amis; l'amour juste, que nous devons à tous les hommes; l'amour violent, pour nos ennemis, et l'amour saint et dévot pour Dieu. En étudiant chacun de ces amours avec attention, on trouve que s'ils out tous quelque chose de commun, ils ont en même temps des points où ils diffèrent complètement entre eux. Ainsi, si vous avez quelque goût et quelque plaisir à ces sortes de considérations, il vous semblera peut-être qu'on peut trouver un certain rapport entre le premier de, ces amours, je veux parler de notre amour pour nos parents, et le sens du toucher qui ne perçoit que les objets les plus proches de nous, ceux qui touchent à notre corps; cet amour, en effet, ne se rapporte qu'à ceux qui nous touchent de prés par la chair. Cette comparaison ne perd rien de sa force de ce que le sens du toucher est le seul qui soit répandu par tout le corps, car cet amour est si naturel aussi à toute chair, que tous les êtres vivants, les brutes mêmes, aiment leurs petits et en sont aimés. L'amour de nos amis a une grande analogie avec le goût à cause de sa douceur; le goût, en effet, est le sens qui importe le plus à la vie de l'homme, aussi ne vois-je point comment on peut dire que c'est vivre que de ne pas aimer, dans cette vie commune, ceux au milieu de qui on la passe. Pour ce qui est de l'amour des hommes eu général, il a quelque rapport avec le sens de l'odorat, en ce que ce sens perçoit les choses placées à une certaine distance, et que, s'il n'est pas sans quelque jouissance corporelle, elle est, pourtant d'autant plus délicate, qu'elle est plus répandue. Quant à l'ouïe, c'est un sens qui perçoit les choses plus éloignées encore que celles qui frappent l'odorat. Or, parmi les hommes, il n'en est pas de plus loin les uns des autres que celui qui n'aime point ne l'est de celui qui l'aime. D'ailleurs, s'il se rencontre quelque jouissance corporelle dans les autres sens, et s'il semble qu'elles se rapportent plus particulièrement à la chair, l'ouïe est presque tout entière étrangère à la chair, et parait n'avoir de rapport qu'avec ce genre de jouissance, qui consiste tout entière dans l'obéissance; or, il est de toute évidence que cette vertu se rapporte à l'ouïe, puisque pour toutes les autres jouissances, nous avons vu quelles ont la chair pour occasion.

3. La vue est celui de nos sens qui a le plus de ressemblance avec l'amour de Dieu, car il l'emporte sur tous les autres et il est d'une nature unique, il est d'une plus grande sensibilité et perçoit les objets de plus loin. L'odorat et l'ouïe semblent aussi percevoir les choses éloignées, mais on croit qu'ils ne les perçoivent qu'en attirant à eux l'air qui les leur rend sensibles; or, il n'en est pas ainsi de fa vue, elle semble plutôt se faire au dehors et aller elle-même à la rencontre des objets éloignés. Ainsi en est-il dans nos affections. On peut dire, en quelque sorte, que nous attirons à nous le prochain quand nous l'aimons comme nous-mêmes; nous attirons également ainsi nos ennemis, quand nous les aimons pour qu'ils soient comme nous, c'est-à-dire pour qu'ils deviennent nos amis; mais pour ce qui est de Dieu, si nous l'aimons, comme il le mérite, de toutes nos forces, de toute notre âme et de tout notre coeur, c'est plutôt nous qui allons à lui et qui nous hâtons de toutes nos forces vers ce Dieu qui est placé au-dessus de nous d'une manière ineffable.

4. Il est manifeste que, de nos sens corporels, la vue est celui qui l'emporte sur tous , et que l'ouïe se place avant les trois autres quant à l'odorat, s'il ne vient pas avant le goût et le toucher, au point de vue de l'utilité, au moins leur est-il supérieur en élévation, de même que le goût semble avoir le pas sur le toucher; c'est, d'ailleurs, ce que nous montre la disposition même de nos membres. Ainsi, les yeux sont placés au haut de la tète, les oreilles et le nez sont évidemment plus bas; il en est de môme du nez par rapport aux oreilles et du palais par rapport au nez; enfin, les mains et le reste du corps, où le tact est répandu, se trouvent placés au dessous du palais, cela est manifeste. Or, c'est de la même manière que nous pourrons, dans les sens de l'âme, remarquer que les uns sont plus dignes que les autres, et, comme cette remarque vous est facile à faire, je passe les détails pour abréger. Je laisse aussi à votre application le soin de vous faire remarquer, que de même que les membres du corps s'affaissent dès que l'âme cesse de les animer, ainsi les affections dont j'ai parlé plus haut, et que j'ai présentées comme les membres de l'âme, ne peuvent que s'affaisser aussi, si l'âme de notre âme, qui est Dieu, cesse de les animer, c'est à dire, ou bien nous n'aimerons pas de tout notre coeur ce que nous devons aimer de la sorte, ou bien nous ne l'aimerons point de la manière et dans la mesure où nous le devons. En effet, il y en a qui aiment leurs parents d'une manière charnelle, et ne louent le Seigneur que lorsqu'il leur fait du bien. Mais un pareil amour ne mérite pas le nom d'amour, ou bien, si c'est encore de l'amour, c'est un amour caduc, un amour qui tombe à terre.



Bernard sermons 708