Bernard sermons 7018

DIX-HUITIÈME SERMON. De la joie spirituelle, sur ces paroles de l'Apôtre: «Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, etc.»

7018 (Rm 14,17)


1. Pourquoi nous éloignons-nous de la route, nous qui courons après la joie! Sans doute on se réjouit dans le royaume de Dieu, mais cette joie n'est pas la première. La joie qu'on goûte dans le royaume de Dieu n'a rien de charnel, rien de mondain, ce n'est pas une joie qui à la fin se change en deuil, mais une joie en laquelle la tristesse elle-même finit par se changer, car ce n'est pas la joie de ceux qui se réjouissent quand ils ont mal fait, ni l'allégresse qu'ils ressentent dans les pires choses, mais c'est une joie qu'on ressent dans le Saint-Esprit. D'où vient une pareille joie, sinon de la justice et de la paix de l'âme? Que celles-ci donc s'écoulent comme le miel coule de ses cellules, afin qu'il soit plus facile d'en recueillir la douce liqueur, pendant qu'elle est fluide encore, dans des vases plus solides. Un jour viendra où nous mangerons le miel dans toute sa pureté, alors notre joie sera pleine et entière, et nous nous réjouirons non-seulement dans le Saint-Esprit, mais encore par la vertu du Saint-Esprit. Oui, un jour viendra où nous goûterons une joie spirituelle complète, qui ne prendra plus sa source dans des motifs corporels, ni dans les oeuvres de miséricorde, ni dans les larmes de la pénitence, ni dans la pratique de la justice, ni dans les épreuves de la patience, mais bien plutôt dans la présence du Saint-Esprit, sur qui les anges mêmes brûlent du désir de fixer leurs regards. Sans douté, en attendant, la sagesse me tient lieu de sel, et assaisonne le reste comme si elle n'était pas elle-même un aliment, oui, en attendant, je soupire après ma réfection, car je n'ai pas même le loisir maintenant d'avaler ma salive. En effet, il y a le sage qui trouve aux choses le goût qu'elles ont, quant à celui qui trouve, à la sagesse elle-même, le goût qui lui est propre et qu'elle a en effet, celui-là non-seulement est sage mais de plus il est heureux; car c'est là proprement voir Dieu tel qu'il est, et ce qu'on entend par le fleuve de délices dont le cours réjouit la cité de Dieu, par le torrent de volupté, et l'abondance enivrante de sa maison.

2. Mais à présent, Seigneur, voici que le vin fait défaut; oui le vin manque à ces noces, je veux dire le vin des désirs charnels et des concupiscences mondaines. Il est dit: «Le fiel des dragons, et le venin des aspics dont la morsure est incurable, voilà leur vin à eux (Dt 32,33).» Ah, mes frères, puisse ce vin nous faire constamment défaut, car ce n'est point là de bon vin. Le bon vin ne se récolte pas dans les vignes de l'iniquité, on ne le puise que dans les urnes de la purification. Ce n'est point avec le raisin de Gomorrhe, mais avec l'eau de la Judée qu'il se fait. «Vous avez conservé le bon vin jusqu'à cette heure (Jn 2,10),» disait le maître d'hôtel de l'Évangile. Et, en effet, c'est le meilleur vin qui se trouve réservé jusqu'à présent, je veux parler non pas de celui qui se fait avec de l'eau, mais bien de celui qui s'exprime des grandes grappes de raisin de la terre promise, qu'on est obligé de porter en attendant, dans des voiturés, tant que nous ne connaissons que Jésus-Christ et même que Jésus-Christ crucifié. Est-ce que le vin ne faisait point défaut ainsi à celui qui s'écriait: «Mon âme a refusé toute consolation (Ps 66)?» Mais il semble avoir goûté de l'eau changée en vin quand il ajoute: «Je me suis souvenu du Seigneur, et me suis trouvé dans les délices.» En effet, que n'éprouve-t-on point en la présence de celui dont le seul souvenir est plein de délices? C'est de la même manière que les apôtres ont aussi goûté de l'eau qui avait été changée en vin, quand «on les vit sortir du conseil pleins de joie, parce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus (Ac 5,41).» N'est-ce pas, en effet, du vin qui vient de l'eau, que la joie qui naît des opprobres? C'était l'accomplissement des promesses de la Vérité qui leur avait dit: «Votre tristesse se changera en joie (Jn 16,20),» c'est-à-dire, votre eau se change en vin. Vous vous étonnez que de l'eau devienne du vin? Mais elle devient même du pain, car vous n'avez pas oublié sans doute de manger votre pain, ce pain dont il est dit: «Vous nous pourrirez d'un pain de larmes, et vous nous ferez boire l'eau de nos pleurs avec abondance (Ps 79,6).» Et la table quelle est-elle? Ecoutez, le voici: «Il y avait six urnes de pierres placées là pour les purifications des Juifs (Jn 2,6).» Si vous êtes un vrai Israélite, un Israélite non point selon la chair, mais selon l'esprit, vous serez six ans entiers au service du Seigneur, et la septième année vous serez libre; vous vous purifierez dans six urnes; vous travaillerez pendant six jours, vous serez délivré après six épreuves, et le septième jour le mal n'approchera pas de vous. Non-seulement vous serez délivré dans ces six urnes, mais même vous boirez un vin que vous puiserez en elles, quand vous commencerez, selon le conseil de l'Apôtre, à vous glorifier non pas seulement dans vos espérances, mais même dans vos tribulations (Rm 5,3).

3. Voilà en effet, les deux sortes de joie qu'on goûte dans le Saint-Esprit, l'une a la pensée des biens de la vie future, l'autre dans le support des maux de la vie présente. II n'y a là rien de charnel, rien de mondain, rien qui sente la vanité, il n'y a que l'esprit de vérité, la sagesse céleste même dont la douceur se fait sentir également dans la pensée des biens futurs, et dans le support des maux présents. L'Apôtre a dit: «Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, oui je vous le répète, réjouissez-vous;» et, nous faisant connaître aussitôt quels sont les motifs de cette double joie, il continue en ces termes: "Que votre modestie soit connue de tous les hommes, le Seigneur est proche (Ph 4,4-5).» Or, que faut-il entendre par cette modestie, sinon la patience et la mansuétude? Réjouissons-nous donc à la pensée des choses que nous espérons, car le Seigneur est proche. Oui, je vous le redis, réjouissons-nous des choses que nous avons à souffrir, pour que notre modestie soit connue de tous, car, selon l'Apôtre: «La tribulation produit la patience, la patience l'épreuve et l'épreuve l'espérance, or cette espérance ne nous trompe point (Rm 5,4).»

4. Mais pour que notre coeur devienne capable de ressentir cette double joie spirituelle, il y a deux choses également nécessaires pour pratiquer la justice et pour conserver la paix, deux choses que la Sainte-Écriture nous recommande avec instance.. Ainsi l'exercice de la justice semble se renfermer tout entier dans le double précepte de ne point faire aux autres ce que nous ne voudrions point que les autres nous fissent, selon la recommandation que l'Apôtre en fait aux Gentils, dans sa lettre, et selon le précepte même du Seigneur qui a dit à ses propres apôtres: «Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent (Mt 7,11 et Lc 6,31).» D'ailleurs, comme nous péchons tous en bien des choses, il est impossible que dans ce lieu et ce temps de scandales, car les anges qui doivent les arracher tous du royaume de Dieu ne sont pas encore venus s'acquitter de leur mission, et nous ne somme pas encore citoyens de l'heureuse cité jusqu'aux conflits de laquelle le Seigneur fait reposer la paix, il est impossible, dis-je, que nous réussissions à conserver ici-bas une paix inaltérable entre nous, si celui à qui il arrive par hasard de blesser son frère ne prend garde de ne pas se laisser aller à des sentiments pleins de hauteur et d'animosité, en même temps que celui qui se sent blessé fait en sorte de ne pas se montrer inexorable.

5. Etudions-nous donc, mes frères, à nous montrer aussi humbles pour donner satisfaction à ceux qui ont quelque chose à nous reprocher, que faciles à pardonner à ceux qui nous ont offensés, attendu que, non-seulement la conservation de la paix entre nous est à ce prix, mais encore parce que, sans cela, nous ne saurions nous rendre Dieu même propice, il ne veut point, en effet, recevoir le présent que lui offre l'homme qui n'a pas commencé par aller se réconcilier avec son frère (Mt 5,24), et il réclame rigoureusement le paiement de la dette qu'il avait d'abord remise à son serviteur quand il voit qu'il ne fait pas grâce lui-même à son compagnon, de ce qu'il lui doit. Mais si nous avons ces trois choses en nous, la justice, la paix et la joie dans le Saint-Esprit, n'en soyons pas pour cela peins d'assurance que le royaume de Dieu est en nous, mais au contraire, travaillons à l'oeuvre de notre salut avec plus de crainte et de tremblement, nous souvenant que nous ne portons encore ce précieux trésor que dans des vases de terre faciles à se briser.



DIX-NEUVIÈME SERMON. Sur les mêmes paroles de l'Apôtre: «Le royaume de Dieu n'est ni dans le boire ni dans le manger.»

7019 (Rm 14,17)


1. L'Apôtre saint Paul est ordinairement (a) aussi plein de sens que sobre de paroles, c'est ce que savait fort bien le père de l'Église que son éloquence, non moins que les dons de la sagesse, a rendu célèbre, et qui croyait entendre la voix du tonnerre dans chaque mot de saint Paul. En effet, cet apôtre s'exprime avec une telle précision, et sa voix tonnante est si bien inspirée par la force même de l'esprit, qu'on trouve un ordre admirable dans la suite de ses pensées, une plénitude étonnante dans le sens de ses paroles, et un rapport surprenant entre les uns et les autres. «En effet, le royaume de Dieu, dit-il, ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit (Rm 15,17).» Que répondrez-vous, ô vous, hommes de bonne chère et de débauche, qui vous faites un Dieu de votre ventre, et qui ne vivez que pour le ventre, ou même pour ce qui est placé plus bas encore; vous qui, selon le mot de l'apôtre saint Jacques, «nourrissez votre coeur et votre corps dans les excès de la luxure (Jc 5,5)?» Mais écoutez, écoutez encore: «Les mets, dit saint Paul, sont faits pour le ventre, et le ventre est pour les mets; mais un jour, Dieu les détruira l'un et les autres (1Co 6,13)?» Malheur à vous qui reposez sur des lits d'ivoire, et vous livrez à tous les excès de la débauche sur votre couche (Am 6,4); malheur à vous qui mangez le veau gras pris au milieu du troupeau, à vous qui buvez un vin clarifié avec soin, et qui vous parfumez avec des essences de premier choix (cf. Am 6,6). «O enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti dans un corps trop bien nourri? Pourquoi cet amour pour la vanité, quand vous négligez la vertu? L'embonpoint du corps, les délices de la chair, la satiété du ventre, tout cela vous quittera avant la mort, ou du moins, à la mort, vous le quitterez vous-mêmes. Un saint a dit, en effet: «Tous ces biens, à la mort, on ne les emportera point, et votre gloire ne descendra point avec vous dans la tombe (Ps 48,18). On sera placé dans l'enfer comme des brebis qu'on mène à la boucherie, et la mort nous dévorera (Ps 48,15).» Combien il a raison de dire, «comme des brebis,» car une fois durement et rigoureusement dépouillés de la toison des richesses mondaines nous serons jetés tout nus dans les flammes éternelles. «La mort nous dévorera,» nous mourrons sans cesse à la vie, et nous ne vivrons plus que pour la mort. D'un côté, le corps sera la proie des vers, et de l'autre, l'âme sera celle des flammes, jusqu'au jour où réunis l'un et l'autre pour leur commun malheur, ils partageront la peine, et le châtiment des vices qu'ils ont déjà partagés.

a Nicolas de Clairvaux mentionne ce sermon dans sa lettre 24, à l'abbé de Celles comme nous en avons fait la remarque dans la préface de ce volume.

2. O homme délicat, c'est au sein des délices et des richesses que tu attends la mort et la confusion; «non, le royaume de Dieu ne consiste point dans le boire et le manger,» non il n'est point dans les vêtements de pourpre et de lin. Il fut un riche à qui rien de tout cela ne manquait, et en un clin d'oeil, il est descendu dans les enfers (Lc 16,10). Mais en quoi donc consiste-t-il? «C'est dans la justice, dans la paix et dans la joie du Saint-Esprit.» Avez-vous entendu, avez-vous remarqué que la joie se trouve placée au dernier rang? Mais vous, fils insensés d'Adam, vous passez d'un bond par dessus la justice et la paix, et vous voulez commencer par la fin, en intervertissant l'ordre des choses. Il n'y a, en effet, personne au monde qui ne veuille goûter la joie. Mais cela ne peut ni durer ni même subsister un seul instant; car, de même «qu'il n'y a point de paix pour les impies (Is 48,22),» ainsi, le Seigneur l'a dit, il ne saurait non plus y avoir de joie pour eux: Non, non, il ne peut y en avoir pour les impies. Il faut d'abord faire la justice, puis rechercher la paix, et la rechercher même avec ardeur, ce n'est qu'après cela qu'on peut trouver la joie, ou plutôt être soi-même trouvé par elle. Voilà comment le coeur des anges a commencé par la justice, quand il demeura ferme dans la vérité, et se sépara de celui qui avait déserté le parti de la vérité. Après cela, ils se sont trouvés affermis dans cette paix qui surpasse tout sentiment, car lorsqu'ils se voient entourés des honneurs les plus grands et les plus variés, il n'y a personne qui murmure, personne qui leur porte envie.

3. Mais toi, ô Jérusalem, loue le Seigneur, célèbre les gloires de ton Dieu, ô Sion, il a affermi les serrures de tes portes, il a béni tes enfants dans ton sein, il a fait régner la paix sur tes frontières. Oui, loue, célèbre le Seigneur, car il a fermé tes portes par des gonds très-solides et des serrures de sûreté, il n'y a pas d'ennemi qui puisse entrer par ces portes, pas un ami qui puisse en sortir. Tes fils sont en toi, comblés de toutes les bénédictions spirituelles dans les cieux avec Jésus-Christ. On ne connaît plus la crainte dans l'intérieur de tes frontières, attendu que le Seigneur y a fait régner la paix, tu n'as plus de tentation à redouter, plus de pensées dont le flot te couvre de confusion, le bourreau, à la peau changeante, est bien loin de tes murs et de tes fils, et celui qui ne change jamais unit et consolide tout par son identité, celui, dis-je, dont toutes les parties sont dans une union parfaite entre elles (Ps 122,3).» C'est pour la troisième fois que tes enfants puisent de l'eau avec joie dans les fontaines du Sauveur et contemplent à l'oeil nu, s'il m'est permis de parler ainsi, l'essence même divine, sans être déçus par aucune image de corps fantastiques. Telle sera la joie qu'on goûtera à la fin, et elle sera sans fin.

4. Que nous sommes malheureux, nous qui avons été expulsés de cet heureux séjour, pour descendre, que dis-je, pour tomber dans la vanité où nous nous trouvons! «Comment les enfants de Sion, dit le Prophète, qui étaient si beaux et couverts de l'or le plus pur, n'ont-ils pas été réputés plus que des vases de terre (Lm 4,2)?» Les enfants de Sion, dit le Prophète, sans doute de la Sion spéculative que Dieu a bâtie pour être vue dans la gloire; les enfants de la Jérusalem d'en haut, qui est notre mère, beaux de l'éclat même de leur dignité et revêtus de l'or pur de l'image de la divinité. Comment se fait-il donc que nous qui étions de leur nombre, nous avons été réputés des cases de terre et que nous avons dégénéré dans ces corps de boue, ces corps fragiles? En effet, mes bien chers frères, les anges exercent la justice sous les yeux de Dieu, ils ont la paix entre eux , et la joie dans leur coeur; ainsi en doit-il être de toi, ô homme, ne cherche pas à ravir ce qui t'est destiné au mépris de la justice que tu dois à Dieu, et de la paix que tu dois au prochain. La justice est une vertu par laquelle on rend à chacun ce qui lui appartient. Or, ce n'est pas une justice, mais beaucoup , mais de nombreuses justices que tu dois à ton créateur. En effet, «le Seigneur est juste, et il aimé les justices (Ps 10,8). Votre justice, Seigneur, est semblable aux plus hautes montagnes (Ps 35,7).» Oui, «semblables aux plus hautes montagnes ,» car il accumule en toi des monceaux de miséricorde.

5. En premier lieu, il t'a créé avec les autres êtres, il t'a même distingué d'entre eux, en te créant avec le cachet d'une grande distinction. En effet, quand il a créé le monde, il n'a dit qu'un mot et il a été fait. Mais après cela, sa majesté se sentit enflammée du plus ardent amour pour toi, elle t'a racheté. Est-ce encore d'un mot facile à prononcer? Non certes, mais c'est par un travail de trente-trois ans passés, c'est attaché à la croix, mis à mort et couvert d'opprobres, qu'il a opéré ton salut sur la terre. Ton Dieu, ô homme, s'est fait ton frère, non pas le frère des anges, jamais, en effet, il n'a pris la forme de l'ange, mais il s'est fait de la race d'Abraham. Ce que tu as de commun avec les anges, c'est que tu as été créé, mais ce qui t'en distingue, c'est que tu es son frère. Il a fait plus encore, car il nous a pris par la main pour nous tirer de la voie large et spacieuse qui conduit à la mort et nous placer dans la société et le conseil des saints. Que pouvait-il faire de plus qu'il n'ait pas fait pour toi? Et pourtant une pareille, une si grande multitude de bienfaits de la main d'un bienfaiteur si grand et si généreux, n'a pu attendrir ton coeur de pierre. Ainsi, tout ce que tu es, tout ce que tu peux, tu le dois à celui qui ta créé, qui t'a racheté, qui t'a appelé.

6. Mais après avoir fait la justice, il te reste à faire la paix. Tant que nous vivons dans ce vase de terre, dans cette fragile enveloppe de la nature humaine, nous ne saurions nous trouver tout à fait exempts de scandales; si donc vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous, soyez assez humble pour lui demander pardon, et si c'est vous qui avez quelque chose contre lui, ne faites pas difficulté de lui pardonner, de la sorte, tous les membres du corps vivront en paix. Si nous sommes tout à fait prêts à pratiquer les deux vertus de charité et d'humilité, nous ne pourrons sentir les dissensions. Le Seigneur a dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29): que je suis doux,» cela se rapporte à la charité, car la charité est patiente et bienveillante: «Que je suis humble,» voilà le propre de la parole. Tous ceux qui marcheront sur ses traces trouveront la joie dans le Saint-Esprit. Faut-il que je continue? Ce que je vais vous dire n'est connu que de ceux qui en ont fait l'expérience, il ne l'est point des autres, «car l'homme charnel ne saurait percevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu.» Est-ce qu'il ne nous arrive pas bien souvent dans la prière d'être émus jusqu'au plus profond de nos entrailles, à la seule pensée de la joie qui nous attend dans la Jérusalem d'en haut, qui est notre mère et que des torrents de larmes inondent notre visage? O s'il pouvait en être toujours ainsi! «Si je t'oublie jamais, ô Jérusalem, que ma main droite tombe elle-même dans l'oubli; que ma langue demeure attachée à mon palais, si je ne me souviens plus de toi, si je ne me propose pas Jérusalem comme le principe de ma joie (Ps 26,5);» oui, comme le principe de ma joie, attendu que le terme s'en trouve aussi placé là.

7. Quand donc, ô Seigneur Jésus, quand donc déchirerez-vous le sac qui me sert de vêtement, et m'envelopperez-vous d'un manteau de joie? Ma gloire chantera vos louanges, et je ne serai point dans la tristesse. Le commencement de la joie que nous ressentons ici-bas, n'est qu'une goutte, une gouttelette même, tombée du fleuve de joie dont le cours impétueux réjouit la cité de Dieu. Quand viendra le jour où nous serons plongés plus profondément dans les joies éternelles à la source même de la divinité, où l'eau succédera à l'eau sans interruption et sans mélange? Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant la face du Seigneur? Quand passerai-je dans le tabernacle admirable, jusques à la maison de Dieu? Quand donc enfin verrons-nous de nos yeux ce que nous avons appris de nos oreilles de la cité du Seigneur? Du courage donc, mes frères, tenons à faire fidèlement ces trois heureuses étapes, et n'oublions jamais ce mot: «Mon ami, pourquoi êtes-vous venu (Mt 26,50)?» Car nous ne sommes pas venus pour livrer de nouveau notre Roi à la mort, avec un visage hypocrite, mais pour le servir, lui qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


VINGTIÈME SERMON. Sur ces paroles de Notre-Seigneur: «Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé.»

7020 (Lc 14,11)


1. Si nous considérons les choses avec attention, nous remarquerons qu'il y a quatre degrés pour les hommes, c'est, d'abord la souveraine félicité du ciel après laquelle nous, soupirons; puis la demi-félicité du paradis terrestre dont: nous sommes déchus; en troisième lieu la demi-misère de ce monde qui. cause nos gémissements, et enfin le comble de la misère de l'enfer que nous redoutons avec raison. Pour résumer ma pensée, je dirai que ces quatre degrés sont la vie, l'ombre de la vie, l'ombre de la mort et la mort. Voilà pourquoi, ne nous trouvant ni au premier, ni au dernier degré, nous craignons de descendre et , nous désirons monter d'autant plus inquiets que nous nous voyons beaucoup plus près du dernier degré que du premier. Or, voilà qu'on nous dit; «Quiconque s'élève sera abaissé (Lc 18,14).» Que signifie cette espèce de chassé croisé entre l'abaissement et l'élévation? N'est-ce donc point assez, Seigneur, de nous avoir abaissés dans la ,vérité pour que vous demandiez encore que l'homme s'abaisse lui-même? Mais d'ailleurs encore faut-il qu'il y ait possibilité de s'abaisser; mais quand on est tombé aussi bas qu'il est, on n'a plus le courage de tenter de remonter, et lorsqu'on est abaissé à ce point, c'est-en vain qu'on peut espérer se relever, jamais; car vous nous avez abaissés, Seigneur, dans le lieu le l'affliction, et la mort nous a recouverts de son ombre. Notre vie est même bien près de l'enfer, comment pourrions .nous descendre davantage? Quel bien pouvons-nous espérer si nous descendons dans la corruption.? car il n'y a plus bas que nous que l'irréparable corruption. Après l'ombre de la mort, sort, il ne reste plus que la mort même; et après le séjour de l'affliction, je ne vois plus que celui de la mort.

2. Le Seigneur a dit: «Quiconque s'abaisse sera élevé.» S'il avait dit: quiconque aura été abaissé sera élevé, je m'en serais réjoui, car il:n'est que trop certain que je suis abaissé et beaucoup même. Mais comme il dit: «Quiconque s'abaisse sera élevé,» je me trouve on ne peut plus embarrasse, non pas que j'ignore ce que je préfère, mais parce que je ne sais pas, ce que je dois faire. Je désire m'élever, c'est même une nécessité pour moi de le faire, car je ne saurais trouver ici bas la cité permanente et il ne serait pas bon pour moi de demeurer là où je suis, quand même cela me serait permis. D'un autre côté, descendre encore, c'est la mort. Je suis déjà arrivé au plus bas possible; je n'ai plus au dessous de moi que le dernier degré, je veux dire l'enfer, si je m'abaisse davantage je ne puis plus espérer remonter jamais, et pourtant si je ne m'abaisse point, il faut renoncer atout espoir de m'élever, car «celui qui s'abaisse sera élevé,» et celui-là seul le sera. Si je le fais, je suis mort, si je ne le fais pas; je renonce à m'élever, et n'en suis pas moins mort. Mais si nous voyons là une difficulté, considérons ce qui précède.

3. Il est dit: «Quiconque s'élève sera abaissé.» Or, comment celui que la Vérité même abaisse pourra-t-il s'élever? Je ne dis pas où, mais comment pourra-t-il s'élever, attendu que ce n'est pas la place qui lui manque pour cela, mais la force. Non, dis-je, ce qui manque à l'homme ce n'est pas la place pour s'élever, mais ce qui lui fait complètement défaut, c'est le pouvoir de le faire. Sa volonté est grande, mais sa volonté est nulle, en effet, que nous le voulions ou non, ce cri: «Vous m'avez abaissé dans votre vérité (),» est le cri d'Adam, le cri du genre humain tout entier. Or, quiconque est humilié dans la vérité l'est bien en vérité, et ne peut plus avoir qu'une fausse élévation. Mais une fausse élévation n'est point une élévation. Remercions le Seigneur de ce qu'il n'a pas dit: Quiconque s'élève sera élevé, en effet, quels efforts ne ferions-nous point pour nous élever en vain, si nous croyions qu'il en est ainsi, puisque la certitude même que nous ne saurions nous élever de cette manière ne nous ôte point l'envie de nous élever? Et peut-être est-ce à cause de cela que le Seigneur a dit: «Quiconque s'élève sera abaissé,» en parlant, non point du résultat, qui est nul, mais de l'intention qui est insensée.

4. Que de gens voyons-nous humiliés sans être humbles; frappés sans en ressentir de la douleur; l'objet des soins mêmes du Seigneur, mais qui ne trouvent point la santé dans ces soins? Ce sont tous ceux qui pensent trouver des délices sous les ronces (a), qui ne veulent point voir les péchés qu'ils commettent, le pas glissant où ils chancellent, les ténèbres qui les aveuglent, les filets au milieu desquels ils naissent, le séjour d'affliction où ils habitent, le corps de mort qu'ils traînent avec eux, le joug pesant qu'ils portent, la conscience plus pesante encore qu'ils cachent, et la très-lourde sentence qui les attend. Tel était celui à qui saint Jean, dans son Apocalypse, reçoit l'ordre d'écrire en ces termes: «Vous dites: Je suis riche, je suis comblé de biens, et je n'ai besoin de rien; et vous ne voyez pas que vous êtes malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu (Ap 3,17).» D'ailleurs, il ne faut,pas s'étonner que l'élévation des hommes soit si vaine et si mensongère puisqu'ils ne sont eux-mêmes que mensonge et que vanité. La vérité les humilie, la vanité les élève; ils aiment mieux les ténèbres que la lumière, ils embrassent la vanité qui les exalte, et recherchent le mensonge, tandis qu'ils repoussent la vérité qui les humilie, de tous leurs voeux, de toute l'énergie possible, par toute sorte de dissimulations et de frivoles efforts.

5. Avons-nous réussi à quelque chose? Oui, car il me semble que nous avons trouvé comment l'homme peut s'humilier. C'est, vous dirai-je, en s'attachant à la vérité qui l'humilie, et unissant ses efforts aux siens avec tous les sentiments de la plus vive piété, au lieu de

a On retrouve cette manière de parler dans l'imitation de Jésus-Christ, livre 3, chapitre XX vers la fin. On la reverra aussi plus loin, dans le sermon XXVIII.

fermer les yeux à la lumière. Aussi me mettrai-je désormais le plus en garde qu'il me sera possible, contre la dureté du coeur; je sentirai ma douleur et pleurerai sur elle, de peur que, si mes blessures étaient insensibles, elles ne fussent en même temps incurables. Je serai donc comme un homme qui voit sa pauvreté sous la verge indignée du Seigneur, pour que mon ante ne partage point le sort de ceux dont la Vérité a dit: «Je les ai frappés et ils n'ont pas même senti de douleur (Jr 5,3),» et ailleurs: «J'ai pris soin de Babylone, mais elle n'a point recouvré la santé (Jr 51,9).» Sans doute, c'est un moyen violent de guérir que l'abaissement; mais l'orgueil est un mal bien plus violent encore; plaise à Dieu qu'il soit si bien soigné qu'il finisse par céder aux soins dont il aura été l'objet. Je me mettrai donc d'accord avec mon ennemi,je prendrai parti pour mon juge, je me laisserai percer enfin par l'aiguillon du remède pour ne pas être percé deux fois. Voilà, je crois, le sens de ces paroles du Seigneur. «Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaisse sera élevé.» C'est comme s'il avait dit: «Quiconque regimbera contre l'aiguillon en sera piqué deux fois; au contraire, on épargnera celui qui en souffrira volontiers les atteintes, et donnera lieu de se calmer, à la colère de Dieu.


VINGT-ET-UNIÈME SERMON (a). Sur ces paroles de la sagesse: «Le Seigneur a conduit le juste par des voies étroites, etc.»

7021 (Sg 10,10)


1. Il y a le juste qui s'accuse lui-même le premier, dès qu'il ouvre la bouche (Pr 18,17), celui qui vit de la foi (Rm 1,17), et le juste enfin qui ne connaît point la crainte (Pr 28,1). Le premier est bon, il s'approche de la carrière, le second est meilleur, il court dans la carrière , et le troisième est très-bon , il approche déjà du terme de la carrière. Mais ici, commençons par le premier qui s'offre à nous, c'est celui que le Seigneur, non un autre, a conduit; car il n'y a que le Seigneur qui puisse retirer des voies de l'iniquité pour conduire et garder dans celles de la vérité, «dans les voies droites (Sg 10,10)» est-il dit. Les voies du Seigneur sont droites et belles, elles sont pleines et planes. Elles sont droites et sans erreur, parce qu'elles conduisent à la vie; elles sont belles et sang souillure, parce qu'elles enseignent la pureté; elles sont pleines d'une foule de voyageurs, parce que le monde entier se trouve pris maintenant dans les filets du Christ; elles sont planes et sans obstacle, parce qu'elles sont pleines de douceur. En effet, le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. «Il lui montre le royaume de Dieu (Mt 11,30).» Le royaume

a Certains auteurs attribuent ce sermon à Nicolas de Clairvaux qui l'aurait composé pour l'octave de la fête de saint André. Mais comme nous ne le trouvons point parmi les dix-neuf sermons que ce religieux a envoyés à Henri, comte de Troies, nous avons mieux aimé l'attribuer à saint Bernard.

de Dieu s'accorde, se promet, se montre et se possède. Il s'accorde dans la prédestination, il se promet dans la vocation, il se montre dans la justification et se possède dans la glorification. Voilà pourquoi le Seigneur s'écrie; «Venez les bénis de mon père, possédez le royaume de Dieu (Mt 25,34).» L'Apôtre dit, en effet: «Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il a justifiés il les a aussi glorifiés (Rm 8,30),». La prédestination est l'oeuvre de la grâce, la vocation, celle de la puissance, l'allégresse se retrouve dans la justification, et la gloire, dans la glorification.

2. «Et il lui a donné la science des saints.» Or la science des saints c'est d'être crucifiés dans le temps pour être heureux dans l'éternité. La science des méchants est l'opposée de celle des saints. Il y a aussi la science du monde, qui enseigne la vanité, et la science de la chair qui apprend la volupté. L'une est comme notre père, et l'autre comme notre aère. En effet, de Même qu'une mère ne souhaite à son fils que calme et que repris, et éloigné toute peine de lui, ainsi une chair bien engraissée, bien développée, regimbe et ne peut souffrir qu'on la touche même du bout du doigt. Et comme un père veut que son fils aille çà et là pour apprendre ce qui deviendra pour lui un libyen de devenir illustre, ainsi le monde vent-il que les hommes s'adonnent à une foule de travaux, pour se procurer un sujet d'orgueil, d'enflure et de vanité, qui concourent parfaitement ensemble. Il y a deux filles, comme deux rejetons de la volonté propre que je compare à des sangsues avides, ce sont la vanité et la volupté qui crient sans cessé: Apporte, apporte. Elles ne se rassasient jamais, jamais elles ne disent: c'est assez . Si on arrive un jour à les briser complètement en soi, ce n'est pas sans raison qu'on s'appropriera cette parole du Psalmiste: «Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur m'a pris sous sa protection (Ps 26,16).»

3. «Il l'a honoré, dans ses travaux,» Et nous, est-ce que nous ne sommes point aussi honorés dans nos travaux, quand nous faisons concourir tout ce que nous faisons au lien de l'unité, en sorte qu'on ne trouve pas en nous deux poids et deux mesures , attendu que l'un et l'autre sont abominables aux yeux de Dieu. Est-ce que ce néant, cette absence de toute beauté, ces diminutifs de vêtement (a) que nous portons, ne sont point en honneur, et l'objet de la vénération des princes mêmes de ne monde? Malheur à nous, si nous nous réjouissons en autre chose qu'en Jésus-Christ et par Jésus-Christ! Malheur à nous si nous ne lui offrons le spectacle que d'une pauvreté sur laquelle on peut spéculer! Et il lui en a fait (de sa science), recueillir de grands fruits,» soit ici-bas dans la persévérance, qui fait que la justice ne l'abandonnera jamais jusqu'à la fin, soit là-haut dans la gloire, qui sera pour lui le sujet d'une éternelle allégresse. Mais dans l'un et dans l'autre cas, les fruits que le juste recueille, soit qu'il vienne ici-bas plein de jours, soit qu'il se lève là-haut dans la plénitude des jours, il est rempli des deux côtés, ici de grâce, là-haut de gloire, attendu que le Seigneur lui donnera la grâce et la gloire. Ainsi soit-il.

Saint Bernard veut parler ici d'un vêtement des plus humbles que portaient les Cisterciens, et qui n'en était que plus vénérable aux yeux mêmes des princes de la terre. Voir la préface placée en tête du tome second des oeuvres de Saint Bernard, de Mabillon. n. 45.



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