Thomas sur Jean 24

24 Jn 3,27-32




[5] Jean répondit en disant: "L’homme ne peut rien recevoir qui ne lui ait été donné du ciel. Vous me rendrez vous-mêmes témoignage, que j’ai dit: Je ne suis pas, moi, le Christ, mais j’ai été envoyé devant Lui. Celui qui a l’épouse est l’époux; mais l’ami de l’époux, qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Cette joie qui est mienne est donc à son comble. Il faut que Lui croisse et que moi je diminue. 31 Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tous. Celui qui est [de la terre est de la terre, et parle de la terre. Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous; et ce qu’Il a vu et entendu, c’est de cela qu’Il témoigne. "

513. Voici maintenant la réponse de Jean à la discussion qui lui avait été rapportée par ses disciples 1. Cette discussion impliquait [de la part des disciples de Jean] deux griefs, l’un portant sur le ministère que le Christ s’était approprié — LE VOILA QUI BAPTISE —, l’autre sur le fait que le Christ conquérait l’opinion et l’estime des hommes: ET TOUS VIENNENT A LUI. Aussi Jean fait-il porter sa réponse sur ces deux points: il commence par répondre au grief concernant le ministère assumé, et répond ensuite au second grief, portant sur la renommée croissante du Christ [n° 522].

Pour répondre au premier grief, il montre d’abord l’origine du ministère du Christ et du sien [n° 514], puis ce qui les distingue [n° 516], et enfin quel est le rôle propre du Christ et quel est le sien dans l’exercice de leurs ministères [n° 522].
1. Cf. n° 506.


I

JEAN REPONDIT EN DISANT: "L’HOMME NE PEUT RIEN RECEVOIR QUI NE LUI AIT ETE DONNE DU CIEL.

VOUS ME RENDEZ VOUS-MEME TEMOI GNAGE QUE J’AI DIT: JE NE SUIS PAS, MOI, LE CHRIST. MAIS J’AI ETE ENVOYE DEVANT LUI. CELUI QUI A L’EPOUSE EST L’EPOUX; MAIS L’AMI DE 27-29] L’EPOUX, QUI SE TIENT LA ET QUI L’ENTEND, EST RAVI DE JOIE A LA VOIX DE L’EPOUX. CETTE JOIE QUI EST MIENNE EST DONC A SON COMBLE. "

514. Dans la réponse de Jean, plusieurs choses sont à remarquer. En premier lieu, alors que ses disciples lui rapportent leur discussion dans une mauvaise intention, et qu’ils méritent pour cela d’être blâmés, Jean cependant ne leur fait pas de vifs reproches, et cela à cause de leur imperfection. Il craignait en effet que, se révoltant devant une réprimande, ils ne se séparent de lui et que, se joignant aux Pharisiens, ils ne tendent publiquement des pièges au Christ. En agissant ainsi, Jean réalise ce qui est dit du Seigneur: Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore 2. En même temps, il faut aussi remarquer qu’au début de sa réponse, Jean n’affirme pas au sujet du Christ des choses difficiles et élevées, mais des choses humbles et simples, et cela à cause de la jalousie de ses disciples. En effet, ce qui dans l’autre nous dépasse, provoque la jalousie; Jean aurait donc entretenu celle de ses disciples s’il avait d’emblée mis sous leurs yeux la transcendance du Christ.
2. Isaïe 42, 3.


£[27] JEAN REPONDIT EN DISANT: "L’HOMME NE PEUT RIEN RECEVOIR QUI NE LUI AIT ETE DONNE DU CIEL. "

515. Jean affirme donc ici quelque chose d’humble, avec l’intention de leur inspirer de la crainte. Le fait que tous accourent vers le Christ, veut-il leur faire comprendre, ne peut venir que de Dieu, car l’homme ne peut rien recevoir, en fait de perfection et de bien, qui ne lui ait été donné du ciel. Si donc vous vous opposez au Christ, c’est à Dieu que vous vous opposez — Si ce dessein ou cette oeuvre est des hommes, elle se détruira; mais si elle est de Dieu, vous ne pourrez la détruire 3. Voilà l’explication que donne Chrysostome, qui applique au Christ l’affirmation de Jean 4.

Augustin, lui, l’applique à Jean lui-même 5, et c’est préférable. En ce sens, L’HOMME NE PEUT RIEN RECEVOIR 6 QUI NE LUI AIT ETE DONNE DU CIEL signifie" Vous, vous êtes jaloux pour moi et vous voulez que je sois plus grand que le Christ; mais cela ne m’a pas été donné et je ne veux pas l’usurper — Nul ne s’attribue cet honneur, mais on est appelé par Dieu, comme Aaron 7. Voilà donc manifestée l’origine du ministère du Christ et de celui de Jean] ils viennent du ciel.
3. Ac 5, 38.
4. In loannem hom., 29, ch. 2, PG 59, col. 168.
5. Tract, in b. XIII, 9, BA 71, P. 691.
6. Non potest homo accipere quicquam... Accipere (lambanein) est parfois traduit par" prendre"; mais le nisi datum qui suit (" qui ne lui ait été donné") indique bien que accipere a plutôt ici le sens de" recevoir". C’est ainsi que saint Augustin l’entend (voir loc. cit.), en rapprochant ce verset de Jean 1, 16: "De sa plénitude nous avons tous reçu (nos omnes accepimus)". " Si tous les hommes reçoivent de sa plénitude, c’est qu’Il est la Source et que les autres y boivent" (op. cit., XIII, 8, p. 689; voir aussi la note 3). Voir également XIV, 5, p. 729 (à propos de Jn 3,30): "Que l’homme comprenne où est sa place, qu’il fasse sa confession à Dieu et qu’il écoute ce que dit l’Apôtre à l’homme superbe et orgueilleux qui cherche à s’élever: Qu’as-tu que tu n’aies reçu (quod non accepisti)? Mais si tu as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu n’avais pas reçu? Que l’homme, qui voulait dire sien ce qui n’est pas à lui, comprenne donc qu’il a reçu, et qu’il diminue il lui est bon en effet que Dieu soit glorifié en lui. Qu’il se diminue en lui-même afin de s’accroître en Dieu. " Voir aussi JEAN SCOT ERIGÈNE, Commentaire sur l’Evangile de Jean, III, mx, pp. 253-257" Je suis homme et non pas Dieu, lui est à la fois Dieu et homme. Il est celui auquel j’ai rendu témoignage par ces mots: "De sa plénitude nous avons tous reçu" (Jn 1,16). Je suis donc un homme. Je n’ai rien reçu de moi-même, car je ne possède rien que je puisse recevoir de moi-même. Tout ce que j’ai reçu, c’est de lui que je l’ai reçu. (...) Il y a deux réalités à considérer en l’homme ce qui est "donné" et ce qui est "don". Ce qui est "donné" se réfère à la nature, ce qui est "don" se réfère à la grâce. Et bien que ni l’une ni l’autre de ces réalités ne viennent d’ailleurs que de Dieu — selon le mot de l’Apôtre Qu’as-tu, ô homme, que tu n’aies reçu? (1 Corinthiens 4, 7: quod non accepisti) — cependant, de façon courante, l'Ecriture attribue à la nature, comme appartenant à l’homme lui-même, ce qui est "donné ", mais n’attribue ce qui est "don" qu’à Dieu seul. Dieu, en effet, a donné la nature afin de l’orner par la grâce. Tel est le sens de ces mots Un homme, autrement dit la nature humaine, ne peut rien recevoir en fait de grâce si ce n’est ce qui lui a été donné du ciel. En cet endroit, Jean a dit: "ce qui a été donné ", au lieu de dire "ce qui est don". (...) De quel ciel s’agit-il? Il s’agit du Père. (...) Un homme ne peut rien recevoir, si ce n’est ce qui lui a été donné du ciel, c’est-à-dire du Père, qui est le principe de tous les biens. Et s’il l’a reçu du Père, ce fut d’abord par le Fils, "de la plénitude de qui nous avons tous reçu" (Jn 1,16). "





£[28]" VOUS ME RENDEZ VOUS-MEMES TEMOIGNAGE QUE J’AI DIT: JE NE SUIS PAS, MOI, LE CHRIST, MAIS J’AI ETE ENVOYE DEVANT LUI. "

516. Il s’agit maintenant de ce qui distingue le ministère du Christ de celui de Jean. D’après le témoignage que je Lui ai rendu, dit Jean, vous pouvez savoir quel ministère m’a été confié, et quel ministère a été confié au Christ; car VOUS ME RENDEZ VOUS-MEMES TE MOIGNAGE, c’est-à-dire vous pouvez témoigner, QUE J’AI DIT: JE NE SUIS PAS, MOI, LE CHRIST — Il confessa, il ne nia pas, il confessa: Je ne suis pas le Christ 8. Mais j’ai dit cela, poursuit-il, parce que j'ai été envoyé devant Lui, comme un héraut devant un juge. Ain si, par mon témoignage, vous pouvez savoir quel est mon ministère: précéder le Christ et Lui préparer la voie — Il y eut un homme envoyé de Dieu; son nom était Jean. Il vint comme témoin...9 —, alors que le ministère du Christ est de juger et d’exercer l’autorité.

Enfin, si l’on est attentif, on remarquera que Jean, dans sa manière de répondre, agit avec prudence: il réfute ceux qui avaient suscité la discussion en s’appuyant sur leurs propres paroles — C’est par ta propre bouche que je te juge 10.

"CELUI QUI A L’EPOUSE EST L’EPOUX; MAIS L’AMI DE L’EPOUX, QUI SE TIENT LA ET QUI L’EN TEND, EST RAVI DE JOIE A LA VOIX DE L’EPOUX. CETTE JOIE QUI EST MIENNE EST DONC A SON COMBLE. "

517. Jean montre ici quel est son rôle propre dans l’exercice de son ministère. Il donne d’abord une comparaison, puis l’applique à ce qu’il veut montrer [n° 521]. La comparaison qu’il donne se rapporte d’abord au Christ, puis à lui-même [n° 519].
7. He 5, 4.
8. Jean 1, 20.
9. Jean 1, 6-7.
10. Luc 9, 22.



"CELUI QUI A L’EPOUSE EST L’EPOUX. "

518. Il faut à ce sujet souligner que, dans les choses humaines, il appartient à l’époux seul de disposer de l’épouse, d’exercer à son égard l’autorité et de l’avoir à lui. Voilà pourquoi Jean dit: CELUI QUI A L’EPOUSE, c’est-à-dire celui à qui il appartient d’avoir l’épouse, EST L’EPOUX. Or cet époux, c’est le Christ — Et lui, comme un époux sortant de sa chambre nuptiale... 11 — ‘ et son épouse est l'Eglise, qui lui est unie par la foi — Je t’épouserai dans la foi 12 La parole de Séphora à Moïse — Tu es pour moi un époux de sang 13 — est une figure de ces noces; et c’est d’elles qu’il est dit dans l’Apocalypse Voici venues les noces de l’Agneau 14. Ainsi, parce que le Christ est l’époux, il Lui appartient d’avoir l’épouse, c’est-à-dire l'Eglise; mais à moi, dit Jean, il m’appartient seulement de me réjouir de ce que l’époux a l’épouse. C’est pourquoi il ajoute:
11. Ps 18, 6.
12. Os 2, 20
13. Ex 4, 25.
14. Ap 19, 7.



"MAIS L’AMI DE L’EPOUX, QUI SE TIENT LA ET QUI L’ENTEND, EST RAVI DE JOIE A LA VOIX DE L’EPOUX. "

519. Plus haut, Jean avait dit qu’il n’était pas digne de délier la courroie de la chaussure de Jésus 15; mais ici, pour faire comprendre la fidélité de son amour pour le Christ, il se nomme son AMI. En effet, pour ce qui concerne son maître, le serviteur n’est pas mû par un sentiment d’amour, mais par un esprit de servitude 16; tandis que l’ami, lui, s’occupe par amour des biens de son ami, et le fait avec fidélité. C’est pourquoi le serviteur fidèle est comme l’ami de son maître: Si tu as un serviteur fidèle, qu’il soit pour toi comme ton âme 17. Et la fidélité du serviteur se manifeste quand il se réjouit du bien de son maître et quand il s’occupe de ses biens non pour lui-même, mais pour son maître. Ainsi, parce que Jean n’a pas gardé pour lui, mais pour l’époux, l’épouse qui lui avait été confiée, il fut serviteur fidèle 18 et AMI DE L’EPOUX. C’est pour faire comprendre cela qu’il se dit L’AMI DE L’EPOUX

C’est ainsi que doivent agir les hommes amis de la vérité, afin de ne pas faire servir à leur propre intérêt et à leur propre gloire l’épouse confiée à leurs soins, mais de la garder avec respect pour l’honneur et la gloire de l’époux; autrement ils ne seraient pas amis de l’époux, mais plutôt adultères. C’est pourquoi Grégoire dit que le serviteur par l’intermédiaire de qui l’époux transmet ses dons est coupable de pensées adultères s’il désire plaire à l’épouse 20. L’Apôtre ne faisait pas cela, lui qui disait Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure 21. Et Jean aussi faisait de même, puisqu’il ne garda pas pour lui l’épouse, c’est-à-dire le peuple croyant, mais le conduisit à l’époux, au Christ 22.
15. Jean 1, 27.
16. Ro 8, 15.
17. Sir 33, 31.
18. Mt 24, 45; 25, 21 et 23.
19. Sur l’ami de l’Epoux, voir aussi n 285 (vol I, 2° éd., pp. 287-288).
20. Regulae pastoralis liber, II, ch. 8, PL 77, col. 42 C.


520. Ainsi, en se disant L’AMI DE L’EPOUX, Jean fait comprendre la fidélité de son amour. Puis il fait comprendre sa constance en disant qu’il SE TIENT LA, ferme dans son amitié et sa fidélité, sans s’élever au-dessus de lui-même — A mon poste de garde je me tiendrai 23. Soyez fermes et inébranlables, vous donnant toujours plus à l’oeuvre du Seigneur 24. Si l’ami demeure constant, il sera comme ton égal 25.

Jean fait comprendre encore son attention en disant: ET QUI L’ENTEND, c’est-à-dire qui considère avec attention la manière dont l’époux est uni à l’épouse. En disant cela il dévoile, selon Chrysostome 26, le mode de ces épousailles. Celles-ci, en effet, sont célébrées dans la foi (comme on l’a dit plus haut); or la foi vient de ce que l’on entend 27 QUI L’ENTEND peut encore vouloir dire qui obéit avec un grand respect, en disposant de l’épouse selon l’ordre de l’époux — Dès le matin il éveille mon oreille pour que je l’écoute comme un maître 28. Voilà qui condamne les mauvais prélats, qui ne disposent pas de l’Eglise 29 conformément aux commandements du Christ.

Enfin Jean fait connaître sa joie spirituelle en disant que L’AMI DE L’EPOUX est RAVI DE JOIE A LA VOIX DE L’EPOUX, c’est-à-dire lorsque celui-ci s’adresse à l’épouse. Il dit qu’il est RAVI DE JOIE [SE REJOUIT DE JOIE] pour montrer la vérité et la perfection de sa joie. En effet, celui qui ne se réjouit pas du bien ne se réjouit pas d’une vraie joie. C’est pourquoi, "si je m’affligeais de ce que le Christ, qui est l’Epoux véritable, évangélise l’épouse, c’est-à-dire l’Eglise, je ne serais pas l’ami de l’époux; mais je ne m’en afflige pas".




"CETTE JOIE QUI EST MIENNE EST DONC A SON COMBLE. "

521. Non, je ne m’en afflige pas, dit Jean; bien au contraire CETTE JOIE QUI EST MIENNE EST A SON COMBLE, puisque je vois ce que j’ai longtemps désiré l’époux s’adressant à l’épouse. Ou encore, CETTE JOIE QUI EST MIENNE EST A SON COMBLE en ce sens qu’elle atteint sa mesure parfaite dès lors que l’épouse est unie à l’époux; car je suis désormais comblé 30 et j’ai accompli mon ministère — Pour moi je me réjouirai dans le Seigneur, et j’exulterai en Dieu mon Sauveur [mon Jésus] 31.
21. 2 Co 11, 2.
22. Cf. n° 302 (vol. I, 2° éd., p. 298).
23. Hab 2, 1.
24. 1 Corinthiens 15, 58.
25. Sir 6, 11.
26. In Ioannem hom., 29, ch. 3, col. 170.
27. Ro 10, 17.
28. Isaïe 50, 4. Le verbe audire, employé dans ce passage d’Isaïe comme en Jean 3, 28 (et Ps 84,9, cf. plus haut, n 453) signifie à la fois entendre et écouter. Saint Augustin, dans son commentaire, joue sur les deux sens du verbe: audiendo audires, "en l’écoutant tu l’entendrais" (Tract. in 10. XIII, 16, pp. 708-709).
29. Les prélats (autrement dit ceux qui exercent une haute charge dans l’Eglise)" disposent" de l’Eglise comme l’ami de l’époux" dispose" de l’épouse selon l’ordre de l’époux. Nous avons gardé le même mot (" disposer") pour traduire le dis ponere latin que saint Thomas emploie volontairement dans les deux cas et qui signifie ici ordonner, organiser, gouverner.
30. Littéralement" j’ai désormais ma grâce", jam habeo gratiam meam. Y a-t-il ici une réminiscence de 3 Jean, 4: Majorem horum non habeo gratiam? Gratia peut traduire à la fois deux mots grecs: chara, qui signifie" joie" (comme en 3Jn 4 selon saint Jérôme; la néo-Vulgate donne gaudium) et charis, qui signifie" grâce", mais peut signifier aussi" reconnaissance" et" récompense". La gratia dont saint Thomas parle ici semble bien être la grâce que Jean-Baptiste reçoit de l’époux. C’est en tout cas ainsi que parle Scot Erigène lorsqu’il fait dire à Jean-Baptiste: "Pour que vous sachiez ce que je suis et quelle grâce j’ai [(qualem gratiam habeo) de cet époux qui a l’épouse, écoutez: L’ami de l’époux... Je ne suis pas l’époux, mais j’ai [de l’époux une grande grâce magnam gratiam sponsi habeo) je suis son ami. (...) Moi, je suis l’ami de l’époux et je me tiens debout en sa grâce (sto in ejus gratia). Je demeure en son amitié, je ne tombe pas. Lui-même me garde pour que je ne tombe pas. Lui-même me donne de ne pas abandonner sa grâce, mais de me tenir toujours debout et de l’écouter... " (Commentaire sur l’Evangile de Jean, III, X, p. 259).
31. Hab 3, 18: et exsultabo in Deo Jesu meo.



II

IL FAUT QUE LUI CROiSSE ET QUE MOI JE DIMINUE. CELUI QUI VIENT D’EN HAUT EST AU-DESSUS DE TOUS. CELUI QUI EST ISSU DE LA TERRE EST DE LA TERRE, ET PARLE DE LA TERRE. CELUI QUI VIENT DU CIEL EST AU-DESSUS DE TOUS; ET CE QU’IL A VU ET ENTENDU, C’EST DE CELA QU’IL TEMOIGNE.

522. Jean met maintenant fin à la discussion en répondant au grief concernant la renommée croissante du Christ. Pour cela il montre d’abord qu’il convenait que cette renommée croisse [n° 523], puis il en donne la raison [n° 525].

£[3, 30]"IL FAUT QUE LUI CROISSE ET QUE MOI JE DIMINUE. "

523. Voici ce que dit Jean" Vous dites, vous que tous accourent vers le Christ, et qu’ainsi Il grandit en considération et en popularité; mais moi je dis qu’il n’y a rien à redire à cela, car IL FAUT QUE LUI CROISSE, non en Lui-même, mais par rapport aux autres, en ce sens que sa puissance doit se faire connaître d’eux de plus en plus; mais il faut QUE MOI JE DIMINUE en considération et en popularité; car ce n’est pas à moi que sont dus l’honneur et la considération, comme si je tenais la première place, mais au Christ. C’est pour quoi sa venue met fin aux marques de considération qui m’étaient données, et les fait croître à son égard, comme la venue du prince met fin à la fonction de son envoyé — Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel sera aboli 32. De même que dans le ciel l’éclat de l’étoile du matin précède le lever du soleil, mais que la venue du soleil met fin à son éclat, ainsi Jean a précédé le Christ, et c’est pourquoi on le compare à l’étoile du matin — Fais-tu lever en son temps l’étoile du matin? 33

Que le Christ doive croître et Jean diminuer, cela est signifié aussi dans la naissance et la mort de Jean. Dans sa naissance, car il naquit à l’époque où les jours commencent à décroître, tandis que la naissance du Christ eut lieu le huitième jour des calendes de janvier, au moment où les jours commencent à croître. Et dans sa mort, car Jean mourut diminué par la décapitation, tandis que le Christ mourut grandi par l’élévation sur la croix 34.
32. 1 Corinthiens 13, 10.
33. Jb 38, 52.
34. Tout ce passage est emprunté à saint Augustin: Tract. fl 10. XIV, 5, BA 71, p. 729; voir aussi De diversis quaestionibus 83, q. 58, 1, BA 10, pp. 169-171; et Sermones X ex cod. Cassinen. recens editi (Frangipane), sermo 8, PL 46, col. 995; voir également SCOT ERIGÈNE, Commentaire sur l’Evangile de Jean, III, x, pp. 261-263.


524. Au sens moral 35, il doit en être ainsi de chacun de nous: IL FAUT QUE LUI, le Christ, CROISSE en toi, c’est-à-dire qu’il faut que tu progresses dans la connaissance et l’amour du Christ. En effet, plus tu deviens capable de Le percevoir 36 par la connaissance et l’amour, plus le Christ grandit en toi; comme, à celui qui voit de mieux en mieux une même et unique lumière, il semble que cette lumière grandit 37.

Du même coup, les hommes qui progressent ainsi diminuent dans l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes; car plus on progresse dans la connaissance de la grandeur de Dieu, moins on a de considération pour la petitesse humaine. C’est pourquoi, au livre des Proverbes, aussi tôt après l’annonce Vision qu’a racontée l’homme avec qui est Dieu, on lit: "Je suis le plus insensé des hommes, et la sagesse des hommes n’est pas avec moi" 38. Et au livre de Job: Mon oreille avait entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil te voit; c’est pourquoi je m’accuse moi-même, et je fais pénitence dans la poussière et la cendre 39.
35. Voir vol. I (2e éd.), Préface, p. 32.
36. " Percevoir" doit être entendu ici au sens fort du percipere latin; il n’a pas simplement le sens de" saisir par les sens", mais exprime une connaissance pénétrante et certaine au niveau de l’esprit (et non des sens). Dans un passage dont saint Thomas s’inspire ici, saint Augustin employait le verbe capere (saisir). En lui préférant percipere (per-capere), saint Thomas souligne la pénétration, la profondeur et la certitude de cette connaissance.
37. Voir SAINT AUGUSTIN, op. cit., pp. 729-731.
38. Prov 30, 1-2.
39. Jb 42, 5-6.



"CELUI QUI VIENT D’EN HAUT EST AU-DESSUS DE TOUS.

CELUI QUI EST [DE LA TERRE EST DE LA TERRE, ET PARLE DE LA TERRE. CELUI QUI VIENT DU CIEL EST AU-DESSUS DE TOUS; ET CE QU’IL A VU ET ENTENDU, C’EST DE CELA QU’IL TEMOIGNE. "

525, Jean donne ici la raison de ce qu’il a dit précédemment: IL FAUT QUE LUI CROISSE ET QUE MOI JE DIMINUE; et cela de deux points de vue: du point de vue de l’origine [n° 526] et du point de vue de l’enseignement [n° 530].

526. Toute réalité, pour être parfaite, doit parvenir au terme qui lui est dû en raison de son origine. Par exemple, celui qui est né d’un roi doit grandir jusqu’à ce qu’il puisse devenir roi. Or le Christ a une origine transcendante et éternelle; il faut donc que, par la manifestation de sa puissance, Il grandisse devant les autres jusqu’à ce que l’on reconnaisse qu’Il est AU-DESSUS DE TOUS. Voilà pourquoi Jean dit CELUI QUI VIENT D’EN HAUT, en parlant du Christ selon sa divinité — Personne n’est monté au ciel, si ce n’est Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel 40. Vous, vous êtes d’en bas; moi je suis d’en haut 41.

527. On peut dire aussi que le Christ VIENT D’EN HAUT selon la nature humaine, en ce sens qu’Il vient de ce qu’il y a de plus élevé dans cette nature, en l’assumant dans ce qu’elle a de plus élevé en chacun de ses états 42.
40. Jean 3, 13.
41. Jean 8, 23.
42. Nous lisons ici, avec l’édition Marietti, in quolibet statu (au lieu de in primo statu, comme on le lit dans certains mAriuscrits).
43. Ex 12, 5.


On peut en effet distinguer trois états de la nature humaine. Le premier état est celui d’avant le péché; de celui-là le Christ a pris la pureté, en assumant une chair non souillée par la contagion de la faute originelle — Ce sera un agneau sans tache, mâle, âgé d’un an 43. Le second état de la nature humaine est celui d’après le péché; de celui-là le Christ a pris la capacité de souffrir et de mourir, en assumant une chair semblable à celle du péché du point de vue de la peine, et non pas le péché lui-même comme faute: Dieu, en envoyant son Fils dans une chair semblable à celle du péché, a condamné le péché dans la chair... 44. Enfin, le troisième état de la nature humaine est celui de la résurrection et de la gloire; et de celui-là le Christ a pris l’impossibilité de pécher et l’épanouissement plénier de l’âme 45.

528. Mais il faut se garder ici d’une erreur. Certains, en effet, soutiennent qu’il serait demeuré en Adam, matériellement, quelque chose de non souillé par la tache originelle, qui aurait été transmis pur à ses descendants, jusqu’à la bienheureuse Vierge; et que c’est de cela que le corps du Christ aurait été formé. Une telle affirmation est hérétique; car tout ce qui a existé matériellement en Adam a été souillé par la tache du péché originel; et la matière à partir de laquelle a été formé le corps du Christ fut purifiée par la puissance de l’Esprit Saint sanctifiant la bienheureuse Vierge.

529. Ainsi le Christ vient d’en haut selon la divinité et selon la nature humaine, et Il est au-dessus de tous par l’éminence de son rang — Il est élevé au-dessus de toutes les nations, le Seigneur, et sa gloire est au-dessus des cieux 46 — ainsi que par son autorité et sa puissance: Le Père de la gloire (...) L’a établi chef sur toute l’Eglise 47.
44. Ro 8, 3.
45. Littéralement: la jouissance de l’âme (fruitio animae), c’est-à-dire ici la jouissance que l’âme a de Dieu. Sur la fruitio (expression qui vient de saint Augustin), voir Somme théologique, I-II, q. 11.
46 Ps 112, 4.
47. Eph 1, 17 et 22.


530. C’est ensuite du point de vue de l’enseignement que Jean donne la raison de ce qu’il avait dit précédemment IL FAUT QUE LUI CROISSE ET QUE MOI JE DIMINUE [525]. Pour cela il montre d’abord quel est le mode de l’enseignement du Christ, et sa profondeur, puis la diversité des réactions certains reçoivent cet enseignement, d’autres ne le reçoivent pas [n° 535].

Pour faire ressortir quel est le mode de l’enseigne ment du Christ, Jean expose d’abord la condition de son propre enseignement [n° 531], puis celle de l’enseignement du Christ [n° 533].

531. C’est principalement à son langage que l’on connaît l’homme — Ton langage te fait reconnaître 48. La bouche parle de l’abondance du coeur 49. Voilà pour quoi ce qui constitue l’enseignement d’un homme se découvre à partir de la condition de cet homme, et celle-ci à partir de ce qui caractérise son origine.

Pour connaître ce qui constitue l’enseignement de Jean, il faut donc considérer en premier lieu ce qui caractérise l’origine de Jean. Lui-même nous la dit il EST [ISSU] DE LA TERRE, non seulement matérielle ment, mais aussi selon la cause efficiente, puisque son corps fut formé par une puissance créée, comme pour tous ceux qui habitent des maisons de boue, et qui ont un fondement de terre 50. Il faut ensuite considérer la condition de Jean, qui est terrestre; lui-même la manifeste en disant que CELUI QUI EST [DE LA TER RE est DE LA TERRE, c’est-à-dire terrestre. Et c’est pourquoi, en troisième lieu, il décrit son enseignement comme terrestre en disant qu’il PARLE DE LA TERRE, c’est-à-dire des choses terrestres C’est de la terre que tu parleras, et de la poussière que sera entendue ta parole 51.

532. Mais comment parle-t-il DE LA TERRE, celui qui fut rempli de l’Esprit Saint dès le sein de sa mère 52?

A cela on peut répondre, avec Chrysostome 53, que si Jean dit qu’il parle des choses terrestres, c’est en comparaison de l’enseignement du Christ. Autrement dit, les choses dont il parle sont petites et humbles, susceptibles d’être saisies par une nature terrestre, comparativement à [Ce que peut dire] Celui en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu 54. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées 55.

Ou bien l’on peut répondre avec Augustin 56, et c’est même préférable; qu’en tout homme il faut distinguer ce qu’il possède de lui-même et ce qu’il tient d’un autre. Or Jean, et de même tout homme comme tel, n’a par lui-même que d’être DE LA TERRE; et donc, pour ce qui est de lui, il ne peut parler que DE LA TERRE, et s’il dit des choses divines, il le tient d’une illumination de Dieu — Ton coeur est en proie à des imaginations (...) à moins qu’elles ne te soient envoyées par le Très-Haut dans une vision, n’y abandonne pas ton coeur 57. C’est pourquoi l’Apôtre dit: Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi 58. Et Jésus Lui-même: Ce n’est pas vous qui parlerez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous 59. Ainsi, pour ce qui est de lui, Jean est DE LA TERRE et PARLE DE LA TERRE. S’il y eut en lui quel que chose de divin, il faut l’attribuer non à celui qui reçoit, mais à celui qui illumine.
48. Mt 26, 73.
49. Mt 12, 34.
50. Jb 4, 19.
51. Isaïe 29, 4.
52. Luc 1, 15; cf. 1, 41-44.
53. In loannem hom., 30, ch. 1, col. 171.
54. Col 2, 3.
55. Isaïe 55, 8-9.
56. Tract. in b. XIV, 6, BA 71, pp. 731-733.
57. Sir 34, 6.
58. 1 Corinthiens 15, 10.
59. Mt 10, 20.



"CELUI QUI VIENT DU CIEL EST AU-DESSUS DE TOUS; ET CE QU’IL A VU ET ENTENDU, C’EST DE CELA QU’IL TEMOIGNE. "

533. Jean montre ici ce qui constitue l’enseignement du Christ, en trois points. Il commence par dire ce qui caractérise l’origine du Christ: elle est céleste, Il VIENT DU CIEL. En effet, si le corps du Christ a été, matériellement, tiré de la terre, il est cependant venu du ciel dans son principe efficient, en ce sens qu’il a été formé par la puissance divine. Le Christ vient aussi du ciel en ce sens que c’est la personne éternelle et incréée du Fils de Dieu qui vient du ciel en assumant la chair: Personne n’est monté au ciel, si ce n’est Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel 60.

Jean montre ensuite la dignité de la condition du Christ, qui est souverainement élevée: Il EST AU-DESSUS DE TOUS, affirmation qui a été commentée plus haut [n° 529].

Enfin Jean conclut en affirmant la dignité de l’enseignement du Christ, qui est absolument sûr, car CE QU’IL A VU ET ENTENDU, C’EST DE CELA QU’IL TEMOIGNE. En effet le Christ, en tant que Dieu, est la Vérité même; mais en tant qu’homme Il est témoin de la Vérité: Si je suis né et si je suis venu dans le monde, c’est pour rendre témoignage à la Vérité 61. Voilà pourquoi Il se rend témoignage à Lui-même [ce que Lui reprocheront les Pharisiens]: Tu te rends témoignage à toi-même 62 ; mais ce dont Il témoigne est certain, parce qu’Il témoigne de ce qu’Il a vu auprès de son Père — Pour moi, ce que j’ai vu auprès de mon Père, je le dis — et de ce qu’Il a entendu — Et moi, ce que j’ai entendu de Lui, je le dis 63 au monde 64. A leur tour les Apôtres diront: Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons 65.
60. Jean 3, 13.
61. Jean 18, 37.
62. Jean 7, 13.
63. Jean 8, 38.
64. Jean 8, 26.


534. Notons ici qu’on ne connaît pas une réalité de la même manière par la vue et par l’ouïe. Par la vue, en effet, on connaît la réalité par la réalité même que l’on voit; tandis que par l’ouïe on ne connaît pas la réalité par la voix même que l’on entend, mais par l’intelligence de celui qui parle. Parce que le Seigneur possède la science qu’Il reçoit de son Père, on parle de CE QU’IL A VU en tant qu’Il procède de l’essence du Père, et de CE QU’IL A ENTENDU en tant qu’Il procède, comme Verbe, de l’intelligence du Père. Dans les réalités intelligentes, autre est l’être, autre le connaître; et, à cause de cela, elles reçoivent leur connaissance autrement de la vue et de l’ouïe. Mais en Dieu le Père, l’être et le connaître sont identiques; et c’est pourquoi, dans le Fils, voir et entendre sont identiques. De même encore, ce n’est pas l’essence même de la réalité en elle-même qui est [en celui qui voit, mais une similitude de cette réalité; et en celui qui entend n’est pas [sent] ce que conçoit "celui qui parle", mais un signe de ce concept; et, à cause de cela, celui qui voit n’est pas l’essence même de la réalité en elle-même, et celui qui entend n’est pas le verbe, ou ce que conçoit, celui qui parle. Mais dans le Fils est l’essence même du Père, reçue par génération, et le Fils est Lui-même le Verbe [du Père]; voir et entendre sont donc en Lui identiques 66.

Jean conclut donc de là: "Puisque l’enseignement du Christ est plus élevé et plus certain que le mien, il faut écouter le Christ plus que moi."
65. 1 Jean 1, 13.
66. Cf. ci-dessous, n° 797 et SAINT AUGUSTIN, Tract. in la. XVIII, 9 et 10 pp. 145-147 et 151; voir aussi XX, 4, XXII, 14 et
XXIII, 8, pp. 237-239, 347. 349 et 377.




Jean 3, 32b-36: L’EFFET DE L’ENSEIGNEMENT DU CHRIST

25 Jn 3,32-36




32b "Et son témoignage, personne ne le reçoit. Celui qui reçoit son témoignage certifie que Dieu est véridique. En effet, Celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu; car Dieu ne donne pas l’Esprit avec mesure. Le Père aime le Fils, et Il a tout remis dans sa main. Celui qui croit en le Fils a la vie éternelle; celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. "

535. Plus haut, Jean-Baptiste a attiré l’attention de ses disciples sur l’enseignement du Christ [n° 530]; il parle maintenant de la foi qu’il faut avoir en cet enseignement, en montrant d’abord la rareté des croyants, c’est-à-dire de ceux qui reçoivent le témoignage [n° 536], puis le devoir de croire [n° 538], et enfin la récompense de la foi [n° 546].



Thomas sur Jean 24