Thomas sur Jean 25


I

"ET SON TEMOIGNAGE, PERSONNE NE LE REÇOIT. "

536. Jean déclare donc" J’affirme que le Christ possède la science certaine et qu’Il dit la vérité. Cependant peu reçoivent son témoignage; mais cela ne diminue en rien son enseignement, parce que cela ne provient pas de Lui mais de ceux qui ne reçoivent pas son témoignage", autrement dit les disciples de Jean qui ne croyaient pas encore et les Pharisiens, qui s’opposaient à l’enseignement du Christ. Voilà pourquoi Jean dit: ET SON TEMOIGNAGE, PERSONNE NE LE REÇOIT.

537. PERSONNE, ici, peut s’entendre en deux sens. PERSONNE peut ici vouloir dire "peu" — si toutefois il en est quelques-uns pour le recevoir. De fait, que quelques-uns le reçoivent, il le montre en ajoutant: CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE... L’Evangéliste s’est déjà exprimé de la même manière en disant plus haut qu’Il est venu chez Lui et que les siens ne l’ont pas reçu 1, parce que peu L’ont reçu. D’autre part, recevoir le témoignage de Dieu, c’est croire en Dieu; mais nul ne peut croire en Dieu par lui-même: on ne le peut que par Dieu — C’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, car c’est un don de Dieu 2. En ce sens Jean veut dire que PERSONNE NE LE REÇOIT par lui-même, que seul le reçoit celui à qui cela est donné par Dieu.

On peut encore donner une autre interprétation. L’Ecriture a coutume de parler d’un seul peuple comme de deux. Parce que, tant que nous sommes en ce monde, les méchants sont mêlés aux bons, l’Ecriture parle du "peuple" tantôt avec l’intention de parler des méchants, tantôt avec l’intention de parler des bons. On trouve cette manière de parler dans Jérémie, qui dit d’abord (au chapitre 26), que tout le peuple et les prêtres cherchaient à le tuer  3— avec ici l’intention de parler des méchants — ‘ pour dire aussitôt après, en parlant cette fois des bons, que tout le peuple cherchait à le libérer 4. De même Jean-Baptiste, portant le regard vers la gauche, c’est-à-dire vers les méchants 5, dit: ET SON TEMOIGNAGE PERSONNE NE LE REÇOIT; puis, se tournant vers la droite, c’est-à-dire vers les bons, il dit: CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE...
1. Jean 1, 11.
2. Eph 2, 8.
3. Jr 26,8.
4. Ibid., 16.
5. Cf. Mt 25, 33. Saint Thomas reprend ici une interprétation de saint Augustin: voir Tract, in b. XIV. 8, BA 71, p. 741.




II

"CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE CERTIFIE QUE DIEU EST VERIDIQUE.

EN EFFET, CELUI QUE DIEU A ENVOYE DIT LES PAROLES DE DIEU; CAR DIEU NE DONNE PAS L’ESPRIT AVEC MESURE. LE PERE AIME LE FILS, ET IL A TOUT REMIS DANS SA MAIN. "

538. Jean montre ici l’exigence de la foi, qui consiste à se soumettre à la vérité divine. Pour cela il commence par affirmer la vérité divine [n° 539], puis parle de l’annonce de cette vérité [n° 540], puis de la capacité de l’annoncer [n° 541], et donne enfin la raison de cette capacité [n° 545].

£[33] CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE CERTIFIE QUE DIEU EST VERIDIQUE.

539. Ce que la foi exige de l’homme, c’est qu’il se soumette à la vérité divine. C’est pourquoi Jean dit que CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE — car, bien que peu le reçoivent, il en est cependant quelques-uns pour le recevoir —, celui-là, quel qu’il soit, CERTIFIE 6, c’est-à-dire doit poser sur son coeur comme un sceau  7 attestant que le Christ est Dieu, et qu’Il EST VERIDIQUE parce qu’Il se dit Lui-même Dieu; s’Il ne l’était pas, Il ne serait pas véridique 8: or il est écrit que Dieu est véridique C’est de ce sceau qu’il est écrit Pose-moi comme un sceau sur ton coeur 9 ; et La solide fondation de Dieu tient debout, munie de ce sceau: le Seigneur connaît ceux qui sont à Lui 10.
6. En latin signavit (parfait ayant le sens d’un présent, soit par suite d’une erreur de traduction de l’hébreu en grec, puis du arec en latin, soit parce que le parfait latin lui-même peut avoir le sens d’un présent accompli: voir A. BLAISE, Manuel du latin chrétien, p. 128; saint Thomas lui-même semble donner à ce parfait un sens d’obligation" signavit, idest signum (. .) ponere debet seu posuit").
7. En latin signum. Cf. ALcuIN, Commentaria in S. bannis Evangelium, II, ch. 6, PL 100, col. 789 A; et JE ScoT E1uG Commentaire sur l’Evangile de Jean, III, x pp. 269-271.
8. Ro 3, 4.
9. Cant 8, 6: Pone me ut signaculum super cor tuum. Saint Paul parle du" sceau (signaculum) de la justice de la foi" (Rm 4,11 cf. Rm 2,19).
10. 2 Tm 2, 19.


On peut encore comprendre avec Chrysostome 11 : CELUI QUI REÇOIT SON TEMOIGNAGE, celui-là CER TIFIE, c’est-à-dire manifeste, QUE DIEU, le Père, EST VERIDIQUE parce qu’Il a envoyé son Fils qu’Il avait promis d’envoyer. Et l’Evangéliste dit cela pour montrer que ceux qui ne croient pas au Christ nient la vérité du Père. C’est pourquoi il attire aussitôt l’attention sur la vérité divine en disant: " EN EFFET, CELUI QUE DIEU A ENVOYE DIT LES PAROLES DE DIEU".

540. Autrement dit, CELUI QUI REÇOIT SON TE MOIGNAGE CERTIFIE que CELUI dont il reçoit le témoignage, le Christ, QUE DIEU A ENVOYE, DIT LES PAROLES DE DIEU. Voilà pourquoi celui qui croit à Lui croit au Père. Celui qui m’a envoyé est véridique; et moi, ce que j’ai entendu de Lui, je le dis au monde 12. Le Christ ne disait donc que le Père et les paroles du Père, parce qu’Il avait été envoyé par le Père et parce qu’Il est Lui-même le Verbe du Père; et de là vient encore que, quand Il parle de Lui-même, c’est du Père qu’Il parle.

Les paroles DIEU EST VERIDIQUE peuvent aussi se rapporter au Christ. Elles donnent alors à entendre la distinction des personnes. En effet, puisque le Père est le Dieu VERIDIQUE et que le Christ est le Dieu VERIDIQUE, il s’ensuit que le vrai Dieu a envoyé le vrai Dieu, distinct de Lui dans la personne, non dans la nature.
11. In Ioannem hom., 30, ch. 2, PG 59, col. 173
12. Jean 8, 26.



" CAR DIEU NE DONNE PAS L’ESPRIT AVEC MESURE. "

541. Le Christ possède au plus haut degré le pouvoir d’annoncer la vérité parce qu’Il n’a pas reçu l’Esprit AVEC MESURE. Voilà pourquoi Jean dit ici que DIEU NE DONNE PAS L’ESPRIT AVEC MESURE. On pourrait dire en effet que, bien qu’Il ait été envoyé par Dieu, tout ce qu’Il dit ne vient pas de Dieu, mais seulement une partie; car les prophètes eux-mêmes ont parlé tantôt par eux-mêmes, selon leur propre esprit, tantôt en étant mus par l’Esprit de Dieu. On lit par exemple, au second livre de Samuel, que le prophète Nathan, parlant selon son propre esprit, conseilla à David de construire le temple; mais que, par la suite, mû par l’Esprit de Dieu et obéissant à son ordre, il retira ce qu’il avait dit 13. Mais le Baptiste montre qu’il n’en va pas ainsi pour le Christ; car si les prophètes reçoivent l’Esprit de Dieu avec mesure, c’est-à-dire pour certaines choses et non pour toutes, et, de ce fait, ne disent pas à propos de tout LES PAROLES DE DIEU, le Christ, Lui, parce qu’Il a reçu l’Esprit sans mesure et pour toutes choses, DIT en toutes choses LES PAROLES DE DIEU.

542. Mais comment l’Esprit Saint peut-Il être donné à quelqu’un avec mesure, puisqu’Il est immense, comme l’affirme Athanase dans son Symbole: "Immense est le Père, immense le Fils, immense le Saint-Esprit 13a"

A cela je réponds qu’aux hommes l’Esprit Saint est donné avec mesure, non pas quant à son essence et à sa puissance, selon lesquelles Il est infini, mais quant à ses dons qui, eux, sont donnés avec mesure: A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ 14.
13. Voir 2 Sam 7, 3 sq.
13. Symbole de saint Athanase (Quicum que vuit salvus esse), PG 28, col. 1581 sq. Voir VACANT et MANGENOT, Dictionnaire de théologie catholique, I, col. 2179, n° 9. L’origine du Symbole est discutée; il semble qu’il ait été rédigé dans le cercle des écrivains qui se rattachent à Arles et à Lérins, au Ve siècle: certains l’attribuent à saint Vincent de Lérins, d’autres à saint Hilaire d’Arles, d’autres encore à saint Honorat (op. cit, col. 2186).
14. Eph 4, 7.


543. Il faut noter aussi que ce qui est dit ici du Christ, à savoir que DIEU, le Père, ne Lui a pas donné L’ESPRIT AVEC MESURE, peut s’entendre de deux manières: on peut l’entendre du Christ en tant qu’Il est Dieu ou en tant qu’Il est homme. En effet, si l’on donne quelque chose à quelqu’un, c’est pour que celui-ci le possède, qu’il l’ait. Or avoir l’Esprit Saint convient au Christ à la fois en tant que Dieu et en tant qu’homme; c’est donc à ce double titre qu’Il a l’Esprit Saint. Cependant, en tant qu’homme, Il a l’Esprit Saint comme Celui qui Le sanctifie L’Esprit du Seigneur est sur moi par ce que le Seigneur m’a oint 15, c’est-à-dire [oint en moi] l’homme; tandis que, comme Dieu, Il a l’Esprit Saint comme Celui qui seulement Le manifeste, parce qu’Il procède de Lui 16. Celui-là me glorifiera, parce qu’Il recevra de ce qui est à moi, et Il vous l’annoncera 17.

Ainsi, de l’une et l’autre manière, en tant qu’Il est Dieu et en tant qu’Il est homme, le Christ a l’Esprit Saint sans mesure. Car nous disons qu’au Christ en tant que Dieu, DIEU le Père NE DONNE PAS L’ESPRIT AVEC MESURE parce qu’Il Lui donne le pouvoir et la puissance de spirer l’Esprit Saint. Celui-ci étant infini, le Père Le Lui donne infiniment, et Il Le Lui donne comme Il Le possède Lui-même: c’est-à-dire que, comme Il procède du Père, ainsi l’Esprit procède aussi du Fils. Et cela, le Père le donne au Fils par la génération éternelle. De même le Christ, en tant qu’homme, n’a pas eu [Lui] L’ESPRIT AVEC MESURE. Aux hommes, en effet, l’Esprit Saint est donné avec mesure parce que c’est avec mesure que sa grâce leur est donnée; mais le Christ, en tant qu’homme, n’a pas reçu la grâce avec mesure, et donc Il n’a pas reçu l’ESPRIT Saint AVEC MESURE.
15. Isaïe 61, 1.
16. Cf. n° 268 (vol. I, 2 éd., p. 272).
17. Jean 16, 14.


544. Il faut noter ici qu’il y a dans le Christ trois grâces la grâce d’union, la grâce propre à la personne, ou grâce habituelle, et la grâce capitale, qui est une grâce de fécondité. Chacune de ses grâces a été reçue sans mesure par le Christ.

La grâce d’union, qui n’est pas la grâce habituelle, est un don gratuit accordé au Christ pour qu’Il soit Dieu, Fils de Dieu, non par participation, mais par nature, dans la nature humaine, en tant que la nature humaine du Christ elle-même est unie dans la personne au Fils de Dieu. Cette union est dite" grâce" car le Christ l’a reçue sans aucun mérite antérieur. Et parce que être Dieu par nature est infini 18, le Christ a reçu, par cette union même, un don infini. Il n’a donc pas reçu AVEC MESURE l’Esprit, c’est-à-dire le don et la grâce de l’union qui, en tant que gratuite, est attribuée à l’Esprit Saint.
18. " Etre Dieu par nature" traduit l’expression latine naturalis divinitas, littéralement: "la divinité naturelle", expression qui peut surprendre et à laquelle l’édition Marietti substitue natura divina, "la nature divine". Cette expression se trouve également dans le chapitre 225 du Compendium theologiae qui est, à quelques légères variantes près, identique au n° 544 (inhabituellement long) du COMMENTAIRE SUR SAINT JEAN. Intrigués par cette identité de textes et par l’expression naturalis divinitas, nous avons interrogé le P. Léon Reid, responsable de l’établissement du texte critique, qui nous a donné la réponse suivante" Les corrections que nous devons apporter au texte de l’édition Marietti (...) sont commandées par l’analyse critique des variantes des divers témoins par rapport au texte de base, sans aucune référence à quelque autre ouvrage où se rencontreraient des passages parallèles ou même identiques. Dans le cas typique que vous soumettez, où il y a coïncidence de la Lectura [taire sur saint Jean] et du Compendium, la leçon naturalis divinitas est attestée par tous les manuscrits de la Lectura (sauf deux, [qui lisent naturaliser au lieu de naturalis), et aussi par les éditions imprimées les plus anciennes: Venise 1508, Paris 1520, Lyon 1562, Roma (Piana) 1572. La correction de Mariettj natura divina apparaît dans l’édition de Venise 1745 et de Parme 1861, qui notent la variante en bas de page. Les données historiques sur le parallélisme du Compendium et de la Lectura sont trop peu certaines pour qu’on puisse en attendre des éclaircissements, comme en témoignent les divergences des historiens sur la date de composition du Compendium. A ce moment, Réginald de Piperno était déjà "secrétaire" de saint Thomas, et c’est à lui que l’on doit la reportatio de la Lectura. Comme vous le pensez, il est possible qu’il ait simplement emprunté au Compendium pour sa rédaction de la Lectura. Une confrontation des parallèles permettrait tout au plus de renseigner sur le travail de Réginald. S’il est vrai que saint Thomas a révisé les cinq premiers chapitres de la Lectura, on peut présumer qu’il en a approuvé la rédaction. On sait par ailleurs que Réginald a utilisé dans ses Sermones de larges extraits, souvent ad verbum, de la Lectura super loannem; malheureusement, aucun ne provient du commentaire sur le chapitre trois. " — A ces précieuses données historiques, dont nous remercions le P. Reid, ajoutons une précision d’ordre théologique. En parlant de naturalis divinitas, saint Thomas a recours à une formalisation en vue de mieux faire comprendre l’infini propre aux trois personnes divines qui sont, dans leur nature, l’Ipsum Esse subsistens, l’Esse non reçu, donc infini. C’est bien, en effet, l’Ipsum Esse subsistens que signifie le terme divinitas, "ce par quoi Dieu est Dieu (si l’on ose dire !). On comprend encore mieux cette formalisation si l’on se reporte au texte parallèle du Compendium, où saint Thomas emploie à deux reprises l’expression" être Dieu par participation", qui s’oppose à" être Dieu par nature". Voir Compendium theologiae, ch. 225, § 1 (l’identité rigoureuse des textes commence au § 2): "Aux autres saints, en effet, il a été donné d’être des dieux ou des fils de Dieu par participation (...). Mais au Christ, selon sa nature humaine, il a été donné d’être Dieu, Fils de Dieu, non par participation, mais par nature Or être Dieu par nature (naturalis divinitas) est infini... "


On appelle habituelle la grâce selon laquelle l’âme du Christ fut pleine de grâce et de sagesse, comme il a été dit plus haut: nous L’avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité 19. Cette grâce, on peut se demander s’Il ne l’a pas reçue avec mesure. En effet, puisqu’une telle grâce est un don créé, il faut reconnaître qu’elle a une essence finie 20.

Certes, dans son essence, en tant qu’elle est quel que chose de créé, la grâce habituelle du Christ fut finie [reçue donc limitée]; cependant on dit que le Christ l’a reçue sans mesure, pour trois raisons.

D’abord à cause de celui qui reçoit cette grâce. Il est manifeste que la capacité de toute nature est finie; car, même si elle peut recevoir le bien infini en le connaissant, en l’aimant et en jouissant de lui, elle ne le reçoit cependant pas infiniment. Chaque créature a, suivant son espèce et sa nature, une mesure déterminée de capacité; ce qui n’empêche pas que la puissance divine pourrait faire [de cette créature] une autre créature douée d’une plus grande capacité; mais alors cette dernière ne serait plus de même nature selon l’espèce — de même que, si l’on ajoute une unité au nombre trois, il devient alors une autre espèce de nombre. Quand donc il n’est pas donné à une réalité autant de bonté divine qu’en peut recevoir la capacité naturelle de son espèce, il apparaît que le don lui a été fait avec mesure. Quand, au contraire, toute la capacité naturelle est comblée, il ne semble pas que le don lui soit fait avec mesure, parce que, même s’il y a mesure du côté de celui qui reçoit, il n’y a pas mesure du côté de celui qui donne, lequel est prêt à tout donner. Si quelqu’un porte au fleuve un vase, il y trouve à sa disposition de l’eau sans mesure, bien qu’il la reçoive avec mesure à cause des dimensions limitées du vase. Ainsi, bien que la grâce habituelle du Christ soit finie [selon son essence, on dit qu’elle Lui est donnée infiniment, et non avec mesure, parce qu’elle Lui est donnée autant que la nature créée peut la recevoir.
19. Jean 1, 14.
20. Voir Somme théologique, III, q. 7, a. 11.


La seconde raison pour laquelle on dit que le Christ a reçu la grâce sans mesure est du côté du don reçu. En effet, toute forme ou tout acte, considéré en lui-même, n’est pas fini [à la manière dont il est limité par le sujet en lequel il est reçu; mais rien n’empêche qu’il soit fini selon son essence, en tant que son acte d’être est reçu dans quelque chose. Est infini selon son essence Celui qui a toute la plénitude de l’acte d’être: mais cela ne convient qu’à Dieu, qui est son être. Supposons maintenant qu’une forme particulière, par exemple la blancheur ou la chaleur, existe sans être [reçue] dans un sujet: elle n’aurait certes pas une essence infinie, puisque son essence serait limitée à un genre ou une espèce; néanmoins elle posséderait toute la plénitude de l’espèce, et donc, considérée en tant qu’espèce, elle serait sans limite ou sans mesure, possédant tout ce qui peut appartenir à cette espèce. Mais si la blancheur ou la chaleur est reçue dans un sujet, elle n’a pas toujours tout ce qui appartient nécessairement et toujours à cette forme considérée en elle-même: elle ne l’a que quand elle est possédée aussi parfaitement qu’elle peut l’être, c’est-à-dire de telle sorte que le mode de possession soit adéquat à la capacité de la réalité possédée. Ainsi, la grâce habituelle du Christ fut certes finie selon son essence, et pourtant on dit qu’elle fut sans limite et sans mesure parce que, tout ce qui pouvait appartenir à la grâce considérée en elle-même 21, le Christ l’a reçu en totalité. Les autres, eux, ne reçoivent pas tout: l’un reçoit de telle manière, l’autre de telle autre: Il y a répartition des grâces 22.
21. En latin: quicquid ad rationem gratiae poterat pertinere. Remarquons ici la précision du texte de saint Thomas. Quand il parle de la grâce qui est finie parce qu’elle est créée, il parle de l'" essence" de la grâce; et quand il veut nous faire comprendre que le Christ reçoit la totalité de la grâce, il parle de la ratio de la grâce. La" raison" (ratio) se distingue ici de l'" essence". Celle-ci signifie la détermination de la réalité selon sa manière d’exister. En ce sens, la grâce du Christ n’est pas infinie, puisqu’elle est créée. Mais ratio signifie la seule détermination de la réalité saisie en elle-même, indépendamment de sa manière d’exister. En ce sens le Christ possède la grâce sans mesure Il reçoit donc tout ce qui appartient à la grâce considérée en elle-même, et c’est pourquoi saint Thomas parle alors de la ratio de la grâce.
22. 1 Corinthiens 12, 4. A propos de cette citation assez surprenante, puisque saint Paul parle des charismes et non de la grâce sanctifiante, n’oublions pas que saint Thomas a présent à la mémoire, sinon devant les yeux, le commentaire de saint Augustin (Tract. in b. XIV, 10). Or saint Augustin, pour montrer qu’aux hommes l’Esprit est donné avec mesure, se sert du passage de la Première Epître aux Corinthiens sur la diversité des charismes, "dons spirituels" manifestant la présence de l’Esprit et son action dans les hommes" A l’un est donné par l’Esprit une parole de sagesse, à l’autre une parole de science etc. " Commentant à son tour les paroles de saint Jean concernant le Christ: "Dieu ne donne pas l’Esprit avec mesure", saint Thomas, en théologien, parle de la grâce sanctifiante, qui est donnée sans mesure au Christ et avec mesure aux hommes; et cependant il garde la citation de saint Paul qui concerne les charismes. Si l’on ne discernait pas, sous la rédaction de saint Thomas, celle de saint Augustin, on pourrait accuser saint Thomas de faire ici et dans le passage parallèle du Compendium theologiae) un usage abusif de l’autorité de saint Paul, car on ne peut pas justifier l’affirmation de la plénitude de grâce sanctifiante du Christ et du caractère partiel de la grâce des membres de son Corps en s’appuyant sur un texte qui regarde immédiatement les charismes.
23. On s’attendrait plutôt à ce que saint Thomas parle ici du Verbe comme principe infini et inépuisable de toute grâce, plutôt que de mentionner l’emanatio creaturarum. Son argumentation serait alors plus précise. Interrogé également sur ce point, le P. Reid nous répond: "Le texte totius emanationis creaturarum paraît en effet un peu bizarre puisqu’il s’agit de la grâce. Il n’est pas impossible que le texte originel ait été gratiarum au lieu de creaturarum; mais pour l’éditeur critique rien n’autorise cette conjecture. On trouve cependant dans le lieu parallèle de la Somme théologique (III, q. 7, a. 11): "la grâce est conférée à l’âme du Christ comme à un certain principe universel de gratification (cuidam universali principio gratificationis) dans la nature humaine". Il m’est difficile d’en dire plus: le silence est encore la meilleure façon pour un ignorant de montrer qu’il n’est pas sot !"
24. Eph 5, 23.




Enfin, la troisième raison pour laquelle on dit que le Christ a reçu la grâce sans mesure relève de la cause même de la grâce. Car dans la cause est contenu d’une certaine manière l’effet. On dira donc, de celui (quel qu’il soit) en qui se trouve une cause ayant une puissance infinie de produire un effet, qu’il possède cet effet sans mesure et en quelque sorte infiniment. Par exemple, si quelqu’un possédait une source capable de jaillir infiniment, on dirait qu’il possède l’eau sans me sure et infiniment. De même l’âme du Christ possède une grâce infinie et sans mesure, parce qu’elle est unie au Verbe qui est le principe infini et inépuisable de toute l’émanation des créatures 23.

De ce qui vient d’être dit il ressort clairement que la grâce du Christ, qu’on appelle" capitale" parce que le Christ est la tête de l’Eglise 24, est elle aussi infinie dans sa fécondité [notre égard]. En effet, du [seul fait] qu’Il possède la grâce, Il la répand. Et donc, parce qu’Il a reçu sans mesure les dons de l’Esprit, Il possède sans mesure la puissance de les répandre, de sorte que la grâce du Christ suffit non seulement au salut de quelques hommes, mais à celui des hommes du monde entier: Il est Lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier 25 — on pourrait même ajouter: et de plusieurs mondes, s’ils existaient.


"LE PERE AIME LE FILS, ET IL A TOUT REMIS DANS SA MAIN. "

545. Le Christ possède aussi la capacité qui convient pour annoncer la vérité divine, parce que tout est en sa puissance. Voilà pourquoi Jean dit: LE PERE AIME LE FILS, ET IL A TOUT REMIS DANS SA MAIN, ce qui peut se rapporter au Christ en tant qu’homme et au Christ en tant que Dieu, mais de deux manières différentes.

Si ces paroles se rapportent au Christ selon sa nature divine, alors AIME n’exprime pas [une relation de] principe 26, mais [de] Signe; car nous ne pouvons pas dire que le Père donne tout au Fils parce qu’Il L’aime, et cela pour deux raisons. D’abord parce que aimer est un acte de la volonté, alors que donner au Fils sa nature, c’est L’engendrer; si donc c’était par sa volonté que le Père donnait au Fils sa nature, c’est la volonté du Père qui serait le principe de la génération du Fils, et par conséquent le Père engendrerait le Fils par sa volonté et non par sa nature — ce que prétend l’hérésie arien ne. En second lieu, parce que l’amour du Père pour le Fils est l’Esprit Saint. Si donc la raison pour laquelle le Père a TOUT REMIS entre les mains du Fils était son amour pour Lui, le Saint-Esprit serait principe de la génération du Fils — ce qui n’est pas conforme [à la foi].Il faut donc dire que AIME inclut seulement [relation de] signe; autrement dit l’amour parfait dont le Père aime le Fils est [signifié] par 27 y le fait que le Père a TOUT REMIS DANS SA MAIN, c’est-à-dire tout ce que Lui, le Père, possède — Tout m’a été remis par mon Père 28. Sachant que le Père avait tout remis dans ses mains... 29
25. 1 Jean 2, 2.
26. En latin li DILIGIT non designat principium, sed signum, que l’on peut interpréter de la manière suivante AIME n’exprime pas une relation de principe à principié, mais de signifié à signifiant, en ce sens que le fait que le Père ait tout remis entre les mains du Fils signifie pour nous que le Père L’aime.


Mais si ces paroles se rapportent au Christ en tant qu’homme, AIME est comme leur principe. On veut dire alors que le Père a TOUT REMIS entre les mains du Fils, c’est-à-dire tout ce qui est au ciel et sur la terre 30: Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre Dieu (...) a établi [Fils] héritier de toutes choses 31. Et pour quelle raison le Père a-t-Il TOUT REMIS au Fils? parce qu’Il L’aime. C’est pourquoi Jean dit: LE PERE AIME LE FILS, car c’est bien l’amour du Père qui est la raison de la création de toute créature Tu aimes tout ce qui est, et tu ne hais rien de ce que tu as fait 32. L’Ecriture nous parle de cet amour du Père pour le Fils: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis ma complaisance 33. Dieu le Père (...) nous a transférés dans le Royaume du Fils de son amour 34, c’est-à-dire de son Fils bien-aimé.
27. En latin: est signum quod; mais nous croyons devoir interpréter comme précédemment.
28. Mt 11, 27.
29. Jean 13, 3.
30. Mt 20, 18.
31. 11e 1, 2.
32. Sg 11,25.
33. Mt 3, 17.
34. Col 1, 13.



III

"CELUI QUI CROIT EN LE FILS A LA VIE ETERNELLE; CELUI QUI REFUSE DE CROIRE AU FILS NE VERRA PAS LA VIE, MAIS LA COLERE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. "

546. Par ces paroles le Baptiste montre quel est le fruit de la foi, et cela en exposant d’abord la récompense de la foi [n° 547], puis le châtiment de l’infidélité [rejet de la foi] [n° 548].

CELUI QUI CROIT EN LE FILS A LA VIE ETERNELLE

547. La récompense de la foi est inestimable: c’est la vie éternelle. Jean le dit ici, et ce qui précède le montre. Si le Père A TOUT REMIS au Fils, c’est-à-dire s’Il Lui a donné tout ce qu’Il a, et s’Il a la vie éternelle, Il a donc donné aussi au Fils d’être la vie éternelle Com me le Père a la vie en Lui-même, ainsi a-t-Il donné au Fils d’avoir la vie en Lui-même 35, ce qui convient au Christ en tant qu’Il est le vrai Fils de Dieu par nature — Afin que nous soyons en son vrai Fils, Jésus-Christ. C’est Lui le véritable Dieu et la vie éternelle 36. Celui qui croit en Lui a ce vers quoi il tend, c’est-à-dire le Fils Lui-même en qui il croit. Et parce qu’Il est Lui-même la vie éternelle, celui qui croit en Lui a la vie éternelle Mes brebis écoutent ma voix (...) et moi je leur donne la vie éternelle 37.
35. Jean 5, 26.
36. 1 Jean 5, 20.
37. Jean 10, 27-28.



" CELUI QUI REFUSE DE CROIRE AU FILS NE VERRA PAS LA VIE, MAIS LA COLERE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. "

548. Le châtiment de l’infidélité est intolérable, tant en ce qui concerne la peine du dam, qu’en ce qui regarde la peine du sens 38.

Il est intolérable en ce qui concerne la peine du dam, parce qu’on est privé de la vie. C’est pourquoi Jean dit: CELUI QUI REFUSE DE CROIRE AU FILS NE VERRA PAS LA VIE. Il ne dit pas: "n’aura pas", mais NE VER RA PAS, parce que la vie éternelle consiste dans la vision de la vraie vie — La vie éternelle, c’est qu’ils te connais sent, toi le seul vrai Dieu, et Celui que tu as envoyé, Jésus-Christ 39. Cette vision et cette connaissance, ceux qui refusent de croire ne l’auront pas: l’impie, dit le livre de Job, ne voit pas couler les ruisseaux [d’huile], les torrents de miel et de laitage 40, c’est-à-dire la vie éternelle. Et Jean dit NE VERRA PAS, parce que voir la vie elle-même est la récompense propre de la foi formée 41.

Le châtiment de l’infidélité [du rejet de la foi] est également intolérable en ce qui concerne la peine du sens, parce qu’on est lourdement puni. C’est pourquoi Jean dit: LA COLERE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. L’Ecriture, en effet, parle de la" colère" de Dieu pour exprimer la peine dont Il punit les méchants. Par conséquent, dire LA COLERE DE DIEU le Père DEMEURE SUR LUI, c’est dire: il ressentira la peine infligée par Dieu le Père. Et bien que le Père ait remis au Fils tout jugement 42, le Baptiste attribue cependant cela au Père, dans le dessein d’amener par là les Juifs à croire au Fils. Et de ce jugement il est dit qu’il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant 43. S’il dit que la colère de Dieu DEMEURE sur ceux qui refusent de croire, c’est parce que cette peine qu’ils devront subir ne cessera jamais, et parce que tous ceux qui naissent en cette vie mortelle ont sur eux la colère de Dieu que porta le premier Adam — Nous étions par nature, c’est-à-dire par notre naissance, fils de colère 44. Or, de cette colère, nous ne sommes délivrés que par la foi au Christ; c’est pourquoi ceux qui ne croient pas en le Christ, Fils de Dieu, LA COLERE DE DIEU DEMEURE sur eux.
38. En péchant contre Dieu, l’homme ne se détourne pas seulement de sa fin ultime il s’attache volontairement à des réalités créées comme si elles étaient sa fin. C’est pourquoi" au péché commis contre Dieu est due non seulement la peine du dam [qui est la privation de la vision de Dieu, fin ultime de l’homme], mais encore la peine du sens [provenant des réalités créées en lesquelles le pécheur a mis sa fin]. La peine du sens répond en effet à la faute en tant que celle-ci consiste à se tourner de façon désordonnée vers un bien sujet au changement, comme la peine du dam répond à la faute en tant qu’elle consiste à se détourner du bien immuable. Or la créature raisonnable, avant tout l’âme humaine, pèche en se tournant vers les réalités corporelles d’une manière désordonnée. Il est donc juste qu’une peine lui soit infligée par le moyen des réalités corporelles" (Contra Gentiles, IV, ch. 90, p. 429).
39. Jean 17, 3.
40. Jb 20, 17.
41. Cf. ci-dessus, n° 485, note 26.
42. Jean 5, 22.
43. He 10, 31.
44. Eph 2, 3.


CHAPITRE IV: La vie spirituelle étendue aux nations

Jean 4, 1-9: LA SAMARITAINE ET LE PUIT

26 Jn 4,1-9


1 Quand donc Jésus connut que les Pharisiens avaient entendu dire qu’Il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean 2 (pourtant ce n’était pas Jésus qui baptisait, mais ses disciples), Il quitta la Judée et s’en alla de nouveau en Galilée. Or il Lui fallait passer par la Samarie. Il vient donc dans une ville de Samarie nommée Sichar, près du domaine que Jacob donna à son fils Joseph. 6 était la source de Jacob. Jésus, donc, fatigué de la route, était assis à même la source. C’était environ la sixième heure. Vient une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit: "Donne-moi à boire. " 8 Ses disciples en effet étaient partis pour la ville afin d’y acheter des vivres. Cette femme samaritaine Lui dit donc: "Comment! toi qui es juif, tu me demandes à boire, à moi qui suis une femme samaritaine?" Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains.



549. Après avoir exposé l’enseignement du Christ sur la régénération spirituelle, et montré que le Christ avait communiqué cette grâce aux Juifs [n° 423], l’Evangéliste va montrer maintenant comment cette grâce même est venue par le Christ jusqu’aux nations païennes 1. Or la grâce salvatrice du Christ a été communiquée aux nations de deux manières: par l’enseignement et par les miracles. Les Onze, rapporte Marc, étant partis, prêchèrent partout — voilà l’enseignement —, le Seigneur oeuvrant avec eux et confirmant leur parole par les signes qui l’accompagnaient 2 — voilà les miracles.
1. En latin: gentes. Comme dans la Vulgate, ce terme désigne les nations autres que le peuple d’Israël (donc les nations païennes). Dans la suite de la leçon, où il est employé plusieurs fois, nous le traduirons simplement par" nations". Saint Thomas, du reste, emploie une fois (au n° 573) le terme nationes. Il emploie aussi une fois (au n’ 567) gentiles, que nous avons traduit par "Gentils" pour marquer la différence de termes. Gentes, en effet, traduit dans la Vulgate le grec ethnè et désigne tantôt les nations, sans nuance péjorative, tantôt les païens, les Gentils; tandis que le mot gentiles, s’il traduit également ethnè, le traduit plutôt au sens péjoratif du terme; et il traduit aussi hellènes, les Grecs (ou les peuples utilisant la langue grecque) au sens de" non-Juifs", "païens". Saint Thomas emploie aussi (par exemple au n° 557) le terme gentilitas, que nous avons traduit par" gentilité" et qui désigne l’ensemble des nations (païennes). — Dans sa Somme contre les Gentils (dont le titre, du reste, n’est probablement pas de lui), saint Thomas emploie le terme gentiles exclusivement pour désigner les païens de l’Antiquité; dans la Somme théologique, il l’emploie parfois pour désigner les païens en général, qu’il appelle assez rarement pagani, se conformant en cela à l’ancien usage de la langue latine chrétienne. C’est seulement au IVe siècle, en effet, que gentilis a été remplacé par le terme vulgaire de pagArius. Saint Augustin atteste l’équivalence des deux termes dans la Lettre 184 voir à ce sujet A. GAUTHIER, Introduction historique au Contra Gentiles, pp. 73-74. Voir également E. FORCELLINI, Totius latinitatis lexicon, III, aux articles gens et gentilis, pp. 200-201, et A. BLAISE, Le vocabulaire latin des principaux thèmes liturgiques, aux mêmes articles, p. 55.


L’Evangéliste montre donc d’abord comment la conversion des nations va s’opérer par l’enseignement [n° 549], puis comment elle va s’opérer par des miracles [n° 664].

Avant de montrer la première manière dont va s’opérer cette conversion, il commence par donner quelques préambules à l’enseignement [n° 549], puis expose l’enseignement lui-même et son effet [n° 575].

Ces préambules sont au nombre de trois: l’un con cerne celui qui enseigne [n° 549], le second ce qui a été l’occasion de l’enseignement [n° 561], et le troisième la personne qui l’écoute [n° 566].

Thomas sur Jean 25