Thomas sur Jean 28

28 Jn 4,27-33

27 Là-dessus vinrent ses disciples, et ils s’étonnaient de ce qu’Il parlait avec une femme. Aucun pourtant ne dit" Que lui veux-tu?" ou: "Pourquoi parles-tu avec elle?" La femme laissa donc sa cruche et s’en alla à la ville. Et elle dit aux hommes [de la ville]" Venez et voyez un homme qui m’a dit tout ce que j'ai fait. Ne serait-Il pas le Christ?" Ils sortirent donc de la ville, et ils venaient à Lui. Entre temps les disciples Le priaient en disant: "Rabbi, mange. " Mais Il leur dit" Moi, j’ai à manger une nourriture que vous, vous ne connaissez pas. " Les disciples se disaient donc entre eux: "Quelqu’un Lui a-t-il apporté à manger?"

620. Après avoir exposé l’enseignement du Christ mais dans le but de Lui nuire. Cette femme, au contraire, sur l’eau spirituelle, l’Evangéliste traite ici de son effet; parlait en toute simplicité de coeur. il l’expose d’abord [n° 620], puis le manifeste [n° 631].


I

LA-DESSUS VINRENT SES DISCIPLES, ET ILS S’ETONNAIENT DE CE QU’IL PARLAIT AVEC UNE FEMME.

AUCUN POURTANT NE DIT: "QUE LUI VEUX-TU?" OU: "POURQUOI PARLES-TU AVEC ELLE?" LA FEMME LAISSA DONC SA CRUCHE ET S’EN ALLA A LA VILLE. ET ELLE DIT AUX HOMMES [LA VILLE]: "VENEZ ET VOYEZ UN HOMME QUI M’A DIT TOUT CE QUE J’AI FAIT. NE SERAIT-IL PAS LE CHRIST?" ILS SORTIRENT DONC DE LA VILLE, ET ILS VENAIENT A LUI.

L’effet de l’enseignement du Christ est le fruit qu’il produit chez les fidèles; c’est pourquoi l’Evangéliste expose d’abord le fruit produit chez les disciples qui s’étonnent [n° 621], puis chez la femme qui annonce [aux hommes de Samarie] la puissance du Christ [n° 624].



LA-DESSUS VINRENT SES DISCIPLES, ET ILS S’ETONNAIENT DE CE QU’IL PARLAIT AVEC UNE FEMME. AUCUN POURTANT NE DIT: "QUE LUI VEUX-TU?" OU" POURQUOI PARLES-TU AVEC ELLE?"

621. Trois choses nous sont dites ici au sujet des disciples. D’abord leur retour auprès du Christ — LA-DESSUS VINRENT SES DISCIPLES. Comme le dit Chrysostome 1, c’est tout à fait à propos que, après que le Christ se fût manifesté à la femme, les disciples survinrent, afin de montrer que tous les temps sont réglés par la divine Providence — Dieu a fait Lui-même le petit et le grand, et Il prend également soin de tous (...) et [sa Sagesse], dans sa Providence universelle, va au-devant d’eux 2. Pour toute affaire il y a un temps et un moment favorable 3.

622. L’Evangéliste montre ensuite leur étonnement au sujet du Christ: ET ILS S’ETONNAIENT DE CE QU’IL PARLAIT AVEC UNE FEMME. Ils s’étonnaient en bien et ne soupçonnaient aucun mal, comme le dit Augustin 4.

ILS S’ETONNAIENT de deux choses. D’abord de la douceur et de l’humilité surabondantes du Christ ils s’étonnaient de ce que le Seigneur de l’univers daignât parler, et longuement, avec une pauvre femme, nous donnant en cela un exemple d’humilité — Montre-toi accueillant pour la communauté des pauvres 5. D’autre part, ils s’étonnaient de Le voir parler avec une Samaritaine, une étrangère, car ils ignoraient le mystère, à savoir que cette femme était l’image de l’Eglise des Gentils, que cherchait Celui qui est venu chercher et [n° 27] sauver ce qui était perdu 6,
1. Cf. In bannent hom., 33, ch. 2, PG 59, col. 191. Saint Jean Chrysostome dit seulement que" [disciples] arrivèrent à propos, alors que la doctrine était déjà parfaitement transmise", laissant ainsi entendre que Jésus eut pleinement le temps d’achever l’instruction de la Samaritaine.
2. Sg 6,8 Sg 6,17; cf. Si 43,37.
3. Qo 8, 6.
4. Tract, in b. XV, 29, BA 71, pp. 803-805.
5. Sir 4, 7.


623. Enfin l’Evangéliste souligne le respect confiant des disciples pour le Christ, manifesté par leur silence. Nous montrons en effet notre respect confiant pour Dieu quand nous n’avons pas l’audace de discuter ses actes — La gloire de Dieu est de cacher son verbe, et la gloire des rois de scruter la parole 7.Aussi l’Evangéliste dit-il que, malgré leur étonnement, AUCUN POUR TANT NE DIT: "QUE LUI VEUX-TU?" OU: "POUR QUOI PARLES-TU AVEC ELLE?" — Ecoute en silence, et pour ton respect confiant te viendra la faveur divine 8.

Cependant, si les disciples avaient appris à garder leur rang par respect et par crainte filiale envers le Christ, c’était de telle sorte que parfois ils L’interrogeaient avec confiance sur ce qui les regardait, par exemple quand le Christ leur annonçait des vérités les concernant, mais dépassant la capacité de leur intelligence — Jeune homme, parle à peine dans ta propre cause 9 —, mais que parfois ils se gardaient de Le questionner, quand cela ne les regardait pas, ce qui est le cas ici.
6. Luc 19, 10. Scot Erigène pense que les disciples ne s’étonnent pas de voir le Christ parler avec une femme, car cela Lui arrivait très souvent, mais de Le voir parler avec une étrangère, et mie Samaritaine, "car ils ignoraient le mystère de l’Eglise qui devait venir de la Gentilité". Et si les disciples n’osaient pas interroger leur Maître, c’est seulement" dans la crainte d’être réprimandés par Lui s’ils L’interrogeaient de façon inconsidérée, eux qui ne pouvaient pas encore connaître le mystère de l’Eglise future" (Commentaire sur l’Evangile de Jean, IV, viii, p. 323). — Le commentaire de Scot Erigène s’arrête au verset 28; le chapitre V manque intégralement, et il ne reste de la suite qu’un fragment du chapitre VI.
7. Prov 25, 2: "Gloria Dei est celare verbum, et gloria regum investigare sermonem". Sur le sens du mot" verbe", voir n° 25 (vol. I, 2e éd., pp. 81 sq.).
8. Sir 32, 9.
9. Sir 32, 10.


624. L’Evangéliste expose maintenant le fruit pro duit par l’enseignement du Christ chez la femme celle-ci assume la fonction des Apôtres en portant le message. A travers les paroles et les actes de cette femme on peut saisir l’aspect amoureux de son dévouement [n° 625], le caractère propre de sa prédication [n° 626] et son effet [n° 630].


LA FEMME LAISSA DONC SA CRUCHE ET S’EN ALLA A LA VILLE.

625. L’amour de la femme apparaît de deux manières. D’abord en ce que, dans la grandeur de son dévouement, elle laisse là son eau comme si elle avait oublié ce pour quoi elle était spécialement venue LA FEMME LAISSA DONC SA CRUCHE ET S’EN ALLA A LA VILLE pour annoncer des merveilles au sujet du Christ 10, méprisant son bien-être corporel pour le bien des autres. En cela elle suit l’exemple des Apôtres qui, laissant là leurs filets, suivirent [le Seigneur] 11. Par la CRUCHE il faut entendre la convoitise du monde, avec laquelle les hommes tirent leurs plaisirs du fond ténébreux dont le puits offre l’image, c’est-à-dire d’une vie toute terrestre 12. Ceux donc qui abandonnent les, convoitises du monde pour le Christ laissent là leur cruche — Personne, combattant pour Dieu, ne s’embarrasse des affaires du siècle 13.

Le zèle de la femme apparaît encore dans le grand nombre de ceux auxquels elle porte son message: non pas à un seulement, ni à deux ou trois, mais à la ville entière 14. C’est ce que veut dire l’Evangéliste en disant qu’elle S’EN ALLA A LA VILLE. En cela elle représente le ministère qui fut confié aux Apôtres par le Seigneur Allez, enseignez toutes les nations 15 — Je vous ai établis pour que vous alliez et que vous portiez du fruit 16.

ET ELLE DIT AUX HOMMES £[LA VILLE]: "VENEZ ET VOYEZ UN HOMME QUI M’A DIT TOUT CE QUE J’AI FAIT. NE SERAIT-IL PAS LE CHRIST?"

626. L’Evangéliste indique ici le caractère propre de la prédication de la femme. En premier lieu elle invite à venir voir le Christ, en disant: VENEZ ET VOYEZ UN HOMME. Cette femme avait bien entendu le Christ lui dire "Je suis le Christ"; mais elle n’a pas tout de suite dit aux hommes de venir "au Christ" ou de croire, pour ne pas leur donner occasion de blasphémer. C’est pour cette raison qu’elle a dit d’abord du Christ ce qui était croyable et s’offrait aux yeux de tous, à savoir que c’était UN HOMME — Il s’est fait semblable aux hommes 17. Et elle n’a pas dit non plus "croyez", mais VOYEZ, car elle savait bien que s’ils goûtaient à cette source en Le voyant, ils éprouveraient la même chose qu’elle 18 — Venez, écoutez, vous tous qui craignez Dieu, et je raconterai tout ce qu’Il a fait pour mon âme 19. En cela la Samaritaine n’en imite pas moins l’exemple du véritable prédicateur, qui appelle les hommes non à soi, mais au Christ — Ce n’est pas nous-mêmes que nous prêchons, mais le Christ Jésus notre Seigneur 20.
10. En latin" annuntiare magnalia de Christo. " Cf. Ac 2,
11; Sir 18, 3-5; 2 Mac 3, 34; Ps 70, 19, etc.
11. Mt 4, 20.
12. Cette phrase est empruntée presque littéralement à saint Augustin. Voir De diversis quaest. 83, q. 64, BA 10, p. 229" La cruche peut signifier l’amour de ce monde, c’est-à-dire la convoitise avec laquelle les hommes tirent le plaisir du fond ténébreux (de tenebrosa prof unditate) dont le puits offre l’image, c’est-à-dire d’une vie toute terrestre" (de terrena conversatione, qui s’oppose à l’affirmation de saint Paul: conversatio nostra autem in coelis est, "pour nous, notre vie est dans les cieux" [1, 20]). Voir aussi Tract. in b. XV, 16, BA 71, p. 779: "L’eau au fond du puits figure le plaisir du siècle dans la profondeur des ténèbres (in prof unditate tenebrosa), car c’est de là que les hommes le tirent avec la cruche de leur convoitise. La convoitise les courbe et les abaisse pour qu’ils parviennent au plaisir puisé dans ces bas-fonds... " Scot Erigène reprend cette interprétation en en modifiant un peu les termes: "Selon saint Augustin, le puits profond signifie la délectation des choses corporelles à partir desquelles et dans lesquelles, telle une eau qui s’écoule, surgit la délectation elle-même; le vase qui sert à puiser l’eau symbolise la convoitise de l’âme charnelle qui désire sans cesse se rassasier de la délectation des choses temporelles et corporelles" (Commentaire sur l’Evangile de Jean, IV, iv, p. 299).
13. 2 Tm 2, 4. Le mot" Dieu" ne figurant pas dans le texte grec, on traduit généralement: "Dans le métier des armes, personne ne s’embarrasse des affaires de la vie civile". Mais la Vulgate donne: "Nemo militans Deo", d’où notre traduction.
14. Cf. In loannem hom., 34, ch. 1, col. 193.
15. Mt 28, 19.
16. Jean 15, 16.


627. Elle donne ensuite un signe de la divinité du Christ en disant: IL M’A DIT TOUT CE QUE J’AI FAIT, c’est-à-dire combien elle a eu de maris. C’est en effet une marque de la divinité de manifester ce qui est caché et secret dans les coeurs. Et bien que sa conduite passée n’ait pu que la couvrir de confusion, cette femme n’eut pourtant pas honte de la rappeler; car" une fois que l’âme a été embrasée du feu divin, comme le dit Chrysostome, il ne lui reste plus de regard pour ce qui est de la terre, ni pour la gloire ni pour la honte, mais elle est relative à cette seule flamme qui la possède" 21.

628. Enfin la femme achève sa prédication sur la majesté du Christ: NE SERAIT-IL PAS LE CHRIST? Elle n’a pas osé montrer de manière affirmative que c’était le Christ, de peur de paraître vouloir instruire les autres et que ceux-ci, irrités, ne veuillent pas sortir [n° 28b-[de la ville] pour aller vers Lui. Cependant elle ne l’a pas tu entièrement, mais elle l’a dit sous forme d’interrogation, comme s’en remettant à leur jugement NE SERAIT-IL PAS LE CHRIST? C’est là en effet une manière plus facile de persuader.
17. Phi 2, 7.
18. Cf. In loannem hom., loc. cit.
19. Ps 65, 16.
20. 2 Co 4, 5.
21. Cf. In loannem hom., loc. cit. La version latine que donne saint Thomas diffère de celle de Migne, surtout pour la fin de la phrase; elle est plus proche du texte grec.


629. Par cette femme, qui est d’une condition très humble, est signifiée la condition des Apôtres qui prêchent. Il est dit en effet: Il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages 22. Aussi les Apôtres eux-mêmes sont-ils appelés" servantes": Elle, la Sagesse divine, c’est-à-dire le Fils de Dieu, a envoyé ses servantes, c’est-à-dire les Apôtres, appeler au sommet de la ville et sur ses remparts: "Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi. (...) Venez, mangez mon pain et buvez le vin que je vous ai mêlé" 23.


ILS SORTIRENT DONC DE LA VILLE, ET ILS VENAIENT A LUI.

630. Voici le fruit de la prédication [de la femme] ILS SORTIRENT DONC DE LA VILLE, où la femme était allée, ET ILS VENAIENT A LUI, c’est-à-dire au Christ; ce qui nous donne à entendre que si nous voulons aller au Christ, il nous faut sortir de la ville, autre ment dit abandonner l’amour de la cupidité charnelle — Sortons donc vers Lui hors du camp en portant son opprobre 24.
22. 1 Corinthiens 1, 26-27.
23. Prov 9, 3.
24. He 13, 13,



II

631. Maintenant va être manifesté l’effet de l’enseignement spirituel du Christ: d’abord par l’enseignement même du Christ aux disciples [n° 631], puis par l’effet qu’il produit dans les autres [n° 656].

ENTRE TEMPS LES DISCIPLES LE PRIAIENT EN 31331 DISANT: "RABBI, MANGE".

MAIS IL LEUR DIT: " MOI, J’AI A MANGER UNE NOURRITURE QUE VOUS NE CONNAISSEZ PAS. " LES DISCIPLES SE DISAIENT DONC ENTRE EUX: "QUELQU’UN LUI A-T-IL APPORTE A MANGER?"

Pour manifester l’effet de l’enseignement du Christ sur les disciples, l’Evangéliste rapporte d’abord l’occasion de la manifestation de ce fruit [chez les disciples] [n° 6321, puis la manifestation proprement dite [n° 633].

£[31] ENTRE TEMPS LES DISCIPLES LE PRIAIENT EN DISANT: "RABBI, MANGE. "

632. L’occasion de cette manifestation est l’insistance avec laquelle les disciples pressent le Christ de manger: ENTRE TEMPS, c’est-à-dire entre le moment où ils trouvent la femme parlant au Christ et Celui-ci s’entretenant avec elle, et le moment de l’arrivée des Samaritains, LES DISCIPLES LE PRIAIENT EN DI SANT: "RABBI, MANGE", jugeant que ce moment était propice au repas, avant que la foule ne se rassemblât autour d’eux. En effet, devant un étranger ils ne préparaient pas de nourriture; c’est pourquoi il est dit ailleurs qu’une telle foule se pressait autour de Lui qu’Il n’avait même pas le temps de manger 25.
25. Cf. Mc 6, 31; 3, 20.


633. L’occasion Lui ayant donc été donnée, le Seigneur manifeste maintenant le fruit de son enseigne ment. Il présente d’abord ce fruit en un langage figuré [n° 634], puis Il souligne la lenteur des disciples à comprendre [n° 636]; enfin Il explique ce qu’Il a dit [n° 638].


MAIS IL LEUR DIT: "MOI, J’AI A MANGER UNE NOURRITURE QUE VOUS, VOUS NE CONNAISSEZ PAS. "

634. Le Christ présente ici le fruit de son enseigne ment spirituel sous la figure d’une nourriture et d’un repas. Il faut à ce propos savoir que, de même qu’on ne peut refaire parfaitement ses forces corporelles si la boisson n’est pas jointe à la nourriture ou inversement, de même, pour refaire ses forces spirituelles, il faut avoir l’une et l’autre: Dieu nourrira [celui qui Le craint] du pain de la vie et de l’intelligence (voilà la nourriture) et Il l’abreuvera de l’eau de la sagesse qui donne le salut 26 (voilà la boisson). Il convenait donc qu’après avoir parlé de la boisson dont avait été abreuvée la Samaritaine, le Seigneur parlât de la nourriture. Et de même que par l’eau il faut entendre la sagesse qui donne le salut, de même par la nourriture il faut entendre l’accomplissement de l’oeuvre du Père 27.

Or cette nourriture que le Christ avait à manger, c’est le salut des hommes 28 qu’Il cherchait; en disant qu’Il a une nourriture à manger, Il montre combien est grand le désir qu’Il a de notre salut. En effet, ce qu’est pour nous le désir de manger quand nous avons faim, le désir de nous sauver l’est pour le Christ — Mes délices sont d’être avec les fils de hommes. C’est pourquoi Il dit: J’AI A MANGER UNE NOURRITURE, c’est-à-dire la conversion des Gentils, QUE VOUS. VOUS NE CONNAISSEZ PAS, parce que les disciples ne pouvaient pas encore prévoir cette conversion.
26. Sir 15, 3.
27. En latin: "per cibum intelligitur operatio bona. " Mais ici l’operatio bona ne peut être que l’accomplissement de l’oeuvre du Père.


635. On peut, avec Origène 29, expliquer ces paroles d’une autre manière. Il en va de la nourriture spirituelle comme de la nourriture corporelle: la même quantité ne suffit pas à tous; pour l’un une plus grande quantité est nécessaire, pour un autre une moindre; et est sain pour l’un ce qui nuira à un autre. Il en va de même pour la nourriture spirituelle on ne doit pas dis penser à tous un enseignement spirituel de même qualité, ni selon la même quantité; on doit tenir compte de la disposition et de la capacité des hommes [qu’on enseigne].Car, comme le dit l’Apôtre Pierre, les enfants nouveaux-nés désirent le lait spirituel 30, tandis que la nourriture solide est celle des parfaits. C’est pourquoi Origène dit que celui qui a une doctrine plus élevée et qui surpasse les autres dans les choses spirituelles peut transmettre cette parole à ceux qui sont faibles et dont l’intelligence manque de force 31. C’est ainsi que parle l’Apôtre: Comme à des petits enfants dans le Christ, c’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide 32. A bien plus forte raison Jésus peut-Il dire en vérité: J’AI A MANGER UNE NOURRITURE QUE VOUS, VOUS NE CONNAISSEZ PAS. J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter [n° 32] maintenant 33.
28. Prov 8, 31. Cf. ci-dessus, n° 568.
29 Sur saint Jean, XIII, § 205-213, SC 222, pp. 145-147.
30. Cf. 1 Pierre 2, 2.
31. Cf Sur saint Jean, XIII, § 217-218, SC 222, p 149.
32. 1 Corinthiens 3, 1.



LES DISCIPLES SE DISAIENT DONC ENTRE EUX: " QUELQU’UN LUI A-T-IL APPORTE A MANGER?"

636. La lenteur de l’intelligence des disciples se révèle ici au fait que, ce que le Seigneur a dit de la nourriture spirituelle, ils l’entendaient d’une nourriture corporelle; car ils étaient encore sans intelligence 34. Voilà pourquoi ils SE DISAIENT ENTRE EUX: "QUELQU’UN LUI A-T-IL APPORTE A MANGER?"

Il ne faut donc pas s’étonner que la femme, une Samaritaine, n’ait pas compris l’eau spirituelle; car voilà que les disciples, des Juifs, ne comprennent pas la nourriture spirituelle.

Le fait qu’ils se disent entre eux QUELQU’UN LUI A-T-IL APPORTE A MANGER? nous indique que le Christ avait coutume d’accepter la nourriture que d’autres Lui offraient. Et pourtant Il n’a pas besoin de nos biens — J’ai dit au Seigneur: Tu es mon Dieu, tu n’as pas besoin de mes biens 35 — et Celui qui donne la nourriture à toute chair 36 n’a pas besoin de la nourriture des hommes.

637. Pourquoi alors le Christ demandait-Il de la nourriture aux autres et l’acceptait-Il d’eux? Il le faisait pour deux raisons. D’abord pour permettre à ceux qui la Lui donnaient et la Lui apportaient d’acquérir ainsi un mérite. Ensuite, pour donner à ceux qui vaquent aux choses spirituelles l’exemple de ne pas rougir de la pauvreté, et pour qu’ils ne trouvent pas pénible d’être nourris par les autres. Il appartient en effet à ceux qui enseignent d’avoir leur subsistance assurée par d’autres, pour qu’ils puissent, n’ayant souci de rien, donner tous leurs soins au ministère de la parole, comme le dit Chrysostome 37. La Glose 38 dit la même chose en commentant ces paroles de l’Ecriture: Que les anciens qui exercent bien la présidence soient regardés comme dignes d’un double honneur, surtout ceux qui peinent à la parole et à l’enseignement 39.
33. Jean 16, 12.
34. Mt 15, 16.
33. Ps 15, 2.
36. Ps 135, 25.




Jean 4, 34-38: LA MOISSON SPIRITUELLE

29 Jn 4,34-38




Jésus leur dit: "Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son oeuvre. Ne dites-vous pas, vous: Encore quatre mois et vient la moisson? Voici que je vous dis: Levez les yeux et voyez les campagnes: elles sont déjà blanches pour la moisson. Et celui qui moissonne reçoit un salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, afin que se réjouissent ensemble celui qui sème et celui qui mois sonne. Car en cela se vérifie la parole: Autre est celui qui sème, autre celui qui moissonne. Moi, je vous ai envoyés moissonner ce pour quoi vous, vous n’avez pas peiné; d’autres ont peiné, et vous, vous êtes entrés dans leurs labeurs. "

638. Après avoir montré la lenteur des disciples à comprendre le langage figuré du Seigneur [n° 633-636], l’Evangéliste nous Le montre ici donnant l’explication de ce langage figuré [n° 639], puis prenant une comparaison [n° 644]


I

JESUS LEUR DIT: "MA NOURRITURE EST DE FAIRE LA VOLONTE DE CELUI QUI M’A ENVOYE ET D’ACCOMPLIR SON OEUVRE. "

639. De même que, plus haut, le Seigneur a expliqué à la femme ce qu’Il lui avait dit en figure à propos de l’eau, ainsi Il explique maintenant aux Apôtres ce qu’Il leur a dit en figure à propos de la nourriture. Cependant il le fait cette fois de manière tout autre aux Apôtres, plus capables de comprendre, Il donne aussitôt, sans circonlocutions, son explication; alors que la femme, moins capable, Il la conduit par beaucoup de paroles à la connaissance de la vérité.

640. Ce que le Christ dit ici aux Apôtres s’explique facilement. En effet, puisque la nourriture corporelle est ce qui sustente l’homme et le rend parfait, on considérera comme nourriture spirituelle de l’âme et de la créature douée d’intelligence ce qui les sustente et les rend parfaites. Or leur perfection consiste à être unies à leur fin et à suivre une règle supérieure — ce que David, qui l’avait bien compris, exprimait ainsi: Il est bon pour moi d’adhérer à Dieu 1.C’est pourquoi il convenait au Christ, en tant qu’homme, de dire que sa NOURRITURE était de FAIRE LA VOLONTE de Dieu ET D’ACCOMPLIR SON OEUVRE.
37. Voir In Epistolam ad Galatas commentarius, ch. 2, PG 61, col. 675-676. En fait, saint Jean Chrysosotome voit surtout la dépendance, du point de vue matériel, des prédicateurs à l’égard de leurs bienfaiteurs: elle favorise chez les premiers l’exercice de l’humilité et chez les seconds l’exercice de la charité.
38. PIERRE LOMBARD, In Epistolam I ad Timothaeum (Glossa), eh. 5, PL 192, col. 354 C-D.
39. 1 Tm 5, 17.


641. Ces deux expressions: FAIRE LA VOLONTE de Dieu et ACCOMPLIR SON OEUVRE, peuvent être comprises comme signifiant la même chose, la seconde étant cependant l’explicitation de la première. Elles peuvent aussi être comprises comme signifiant deux choses différentes.

Si on les comprend comme n’en signifiant qu’une, le sens est alors le suivant: MA NOURRITURE, autre ment dit ma force et mon soutien, EST DE FAIRE LA VOLONTE DE CELUI QUI M’A ENVOYE — J’ai voulu, mon Dieu, faire ta volonté, et ta loi est au fond de mon coeur 2 Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé 3.Mais comme" faire la volonté" de quelqu’un peut s’entendre de deux manières — soit qu’on le fasse vouloir, soit qu’on accomplisse par des oeuvres ce que l’on sait qu’il veut —, le Seigneur, expliquant ce qu’est FAIRE LA VOLONTE de Celui qui L’a envoyé, dit que c’est ACCOMPLIR SON OEUVRE, c’est-à-dire mener à bien les oeuvres dont je sais qu’Il les veut — Tant qu’il fait jour, il me faut travailler aux oeuvres de Celui qui m’a envoyé 4.

Si maintenant on entend ces deux expressions comme signifiant deux choses différentes, il faut savoir que le Christ a accompli les deux en ce monde. Il a d’abord enseigné la vérité, en invitant et appelant à la foi; et en cela Il a accompli la volonté de son Père Telle est la volonté de mon Père, qui m’a envoyé, que quiconque voit le Fils et croit en Lui ait la vie éternelle 5.Ensuite, II a achevé la vérité elle-même en nous ouvrant par sa Passion la porte de la vie, nous donnant ainsi le pouvoir de parvenir à la vérité achevée — J’ai achevé l’oeuvre que tu m’as donnée à faire 6. En ce sens, le Christ dit MA NOURRITURE EST DE FAIRE LA VOLONTE DE CE LUI QUI M’A ENVOYE en appelant les hommes à la foi, ET D’ACCOMPLIR SON OEUVRE en les conduisant à la perfection.
1. Ps 72, 28.
2 Ps 39, 9. Saint Thomas modifie le temps du verbe facere (faire), ce qui lui permet de ponctuer différemment le verset.
3. Jean 6, 38.
4. n 9, 4.


642. On peut, d’après Origène 7, donner une autre interprétation. Tout homme qui agit bien doit diriger son intention vers deux fins: l’honneur de Dieu et le bien du prochain; car, comme le dit l’Apôtre, La fin du précepte, c’est la charité 8, qui comprend l’amour de Dieu et du prochain. Ainsi, quand nous faisons quelque chose pour Dieu, la fin du précepte est Dieu; et quand nous agissons pour le bien du prochain, la fin du précepte est le pro chain. Selon cette interprétation, le Christ affirme donc MA NOURRITURE EST DE FAIRE LA VOLONTE de Dieu, c’est de diriger son intention et de la régler sur ce qui est en vue de la gloire de Dieu, ET D’ACCOMPLIR SON OEUVRE, c’est de faire ce qui concourt au bien et à la perfection de l’homme.

643. Mais on peut objecter que les oeuvres de Dieu sont parfaites 9, et qu’il ne convient donc pas de dire qu’on "accomplit" 10 l’oeuvre de Dieu. A cela je réponds que parmi toutes les autres créatures inférieures, l’homme est l’oeuvre spéciale de Dieu, parce qu’il a été fait à son image et à sa ressemblance 11; et qu’à l’origine cette oeuvre fut certainement parfaite, car Dieu a fait l’homme droit, comme dit l’Ecclésiaste 12. Mais ensuite, à cause du péché, l’homme perdit cette perfection et s’écarta de cette rectitude. Aussi, afin que cette oeuvre de Dieu fût parfaite, était-il nécessaire de la réparer: ce qui fut fait par le Christ — En effet, comme par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été constituée pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera constituée juste 13. Ainsi le Christ dit-Il que sa nourriture est D’ACCOMPLIR L’OEUVRE de Celui qui L’a envoyé, c’est-à-dire de conduire l’homme à sa perfection 14.
5. Jean 6, 40.
6. Jean 17, 4.
7. Nous n’avons pas trouvé cette référence. Il se pourrait qu’elle vise plutôt l’objection qui suit et sa solution (no 643).
8. lTm 1, 5.
9. Deut 32, 4.
10. " Accomplir" est à prendre ici au sens de" achever", "parfaire" (en latin perficere, dont perfectus est le participe passé).
11. Gn 1, 26.
12. Qo 7, 30.
13. Ro 5, 19.
14. Cf. ORIGÈNE, XIII, § 236-242 et 246, SC 222, pp. 159-163.



II

"NE DITES-VOUS PAS, VOUS: ENCORE QUATRE MOIS ET VIENT LA MOISSON?

VOICI QUE JE VOUS DIS: LEVEZ LES YEUX ET VOYEZ LES CAMPA GNES: ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON. ET CELUI QUI MOISSONNE REÇOIT UN SALAIRE ET AMASSE DU FRUIT POUR LA VIE ETERNELLE, AFIN QUE SE REJOUISSENT ENSEMBLE CELUI QUI SEME ET CELUI QUI MOISSONNE. CAR EN CELA SE VERIFIE LA PAROLE: AUTRE EST CE LUI QUI SEME, AUTRE CELUI QUI MOISSONNE. MOI, JE VOUS AI ENVOYES MOISSONNER CE POUR QUOI VOUS, VOUS N’AVEZ PAS PEINE; D’AUTRES ONT PEINE, ET VOUS, VOUS ETES ENTRES DANS LEURS LABEURS. "

644. Le Seigneur emploie ici une image. Remarquons à ce sujet qu’Il demanda à boire à la femme en disant: Donne-moi à boire, et que c’est à l’occasion de cette demande qu’Il introduisit l’image de l’eau. Ici, au contraire, ce sont les disciples qui exhortent le Seigneur à manger; mais, de la même façon, le Seigneur saisit cette occasion d’introduire l’image de la nourriture spirituelle; car par l’image de la nourriture et celle de la boisson le même mystère est signifié. Ainsi, à certains (comme la femme), Dieu demande à boire, tandis que d’autres Lui offrent à boire. Mais nul n’offre à Dieu de la nourriture si Dieu le premier ne lui en fait la demande. En effet, nous offrons à Dieu une nourriture spirituelle quand nous sollicitons de Lui notre salut, c’est-à-dire quand nous demandons: Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel 15. Ce salut, nous ne pouvons pas l’obtenir par nous-mêmes; [nous ne pouvons l’obtenir que] si Dieu nous a devancés par la grâce prévenante — Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons 16. C’est donc Dieu qui demande le premier, Lui qui, par la grâce prévenante, nous fait demander.

Dans cette comparaison qu’Il prend, le Seigneur parle d’abord de la moisson [n° 645], puis des moissonneurs [n° 650]. A propos de la moisson, Il commence par donner la comparaison de la moisson visible [n° 645], puis Il parle de la moisson spirituelle [n° 646].
15. Mt 6, 10.
16. Lam 5, 21.



"NE DITES-VOUS PAS, VOUS: ENCORE QUATRE MOIS ET VIENT LA MOISSON? VOICI QUE JE VOUS DIS LEVEZ LES YEUX ET VOYEZ LES CAMPAGNES: ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON. "

645. Les paroles ENCORE QUATRE MOIS ET VIENT LA MOISSON nous laissent entendre que le Christ quitta la Judée aussitôt après l’emprisonnement de Jean, comme le dit Matthieu, qu’Il traversa la Samarie et que cela eut lieu pendant l’hiver, comme l’emprisonnement de Jean. Cela explique pourquoi il ne restait que quatre mois jusqu’à la moisson, celle-ci se faisant, dans cette région, plus tôt qu’ailleurs. Voici donc ce que dit le Christ: NE DITES-VOUS PAS, VOUS, en parlant de la moisson visible (physique): ENCORE QUA TRE MOIS à passer, ET VIENT LA MOISSON, c’est-à-dire le temps de récolter la moisson? Mais VOICI QUE JE VOUS DIS, en parlant de la moisson spirituelle

LEVEZ LES YEUX ET VOYEZ LES CAMPAGNES ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON.

646. Notons ici qu’on appelle "temps des moissons" le moment où l’on récolte les fruits et que, par conséquent, toute récolte de fruits peut être regardée comme" le temps des moissons". Or il y a deux temps pour la récolte des fruits. Rien n’empêche en effet, dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre physique, que ce qui est fruit par rapport à ce qui précède soit aussi semence par rapport à ce qui suit. Ainsi les oeuvres bonnes, comme la foi et autres choses du même ordre, sont les fruits de l’enseignement spirituel, et elles sont pour tant les semences de la vie éternelle, puisque par elles on parvient à la vie éternelle. C’est ainsi que la Sagesse dit: Mes fleurs, par rapport aux fruits qui viendront après elles, sont des fruits de gloire et de noblesse 17, par rapport à ce qui précède.

D’après cela il y a donc une moisson spirituelle qui est la récolte des fruits éternels, c’est-à-dire le rassemble ment des fidèles dans la vie éternelle — La moisson, c’est la fin du monde 18 — ; mais ce n’est pas d’elle qu’il est question ici. Une autre a lieu dans la vie présente, et on peut la voir de deux manières: soit comme cette récolte des fruits qu’est la conversion des fidèles qui doivent être rassemblés dans l’Eglise, soit comme la con naissance même de la vérité, par laquelle on récolte dans son âme les fruits de la vérité. Selon les divers commentaires, il s’agit ici de l’une ou de l’autre.

647. Augustin 19 et Chrysostome 20 s’en tiennent à la première manière de comprendre la moisson spirituelle de la vie présente, et interprètent les paroles du Christ de la façon suivante VOUS DITES, VOUS, que ce n’est pas encore le moment de la moisson visible; mais il n’en va pas de même de la moisson spirituelle. Bien au contraire, VOICI QUE JE VOUS DIS: LEVEZ LES YEUX, c’est-à-dire considérez des yeux de votre esprit, ou même regardez des yeux du corps, ET VOYEZ LES CAMPAGNES ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON, toute la campagne étant remplie de Samaritains qui venaient vers le Christ. L’expression SONT BLANCHES est métaphorique. Lorsqu’en effet les blés ont blanchi, c’est signe qu’ils sont prêts pour la moisson. Par là le Seigneur n’a voulu signifier rien d’autre que ceci: les hommes étaient prêts pour le salut et prêts à recevoir sa parole. C’est pourquoi Il dit: VOYEZ LES CAMPAGNES ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON, car non seulement les Juifs, mais encore les Gentils sont prêts pour la foi — La moisson est abondante 21.

Comme les moissons blanchissent à cause de la présence du soleil qui durant l’été est plus ardent, ainsi les hommes étaient préparés au salut par la venue du Soleil de justice, le Christ, ainsi que par sa prédication et sa puissance. C’est de ce Soleil qu’il est dit: Pour vous qui craignez mon nom se lèvera le Soleil de justice, avec la guérison dans ses ailes 22. Et c’est pour cela que l’Ecriture appelle "temps de la plénitude" le temps de sa venue — Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils 23.
17. Sir 24, 23.
18. Mt 13, 39.
19. Tract. in b. XV, 32, BA 71, pp. 807. 811.
20. Cf. In loannem hom., 34, ch. 2, PG 59, col. 194. L’allusion aux Juifs prêts pour la foi est de saint Augustin.


648. Origène 24, lui, interprète de la seconde manière la moisson spirituelle de la vie présente: comme la récolte des fruits de la vérité dans l’âme. On récolte dans cette moisson, dit-il, autant de fruits de vérité que l’on connaît de vérités. Et Origène veut que l’on comprenne comme une parabole l’ensemble de ces paroles: NE DITES-VOUS PAS, VOUS: ENCORE QUATRE MOIS ET VIENT LA MOISSON? VOICI QUE JE VOUS DIS: LEVEZ LES YEUX ET VOYEZ LES CAMPAGNES: ELLES SONT DEJA BLANCHES POUR LA MOISSON.

En ce sens le Seigneur, par ces mots, expose, pour ensuite l’écarter, une opinion fausse qu’avaient certains.

Certains en effet défendaient cette opinion, que l’homme ne peut posséder la vérité sur aucune réalité. De là provient l’hérésie des Académiciens, pour qui rien ne peut être tenu pour certain en cette vie — J’ai tout tenté, dit l’Ecclésiaste, pour acquérir la sagesse. J’ai dit: Je deviendrai sage; mais elle s’est retirée bien loin de moi, beaucoup plus loin qu’elle n’était 25 C’est donc à cette opinion que le Seigneur fait allusion en disant: NE DITES-VOUS PAS, VOUS: ENCORE QUATRE MOIS ET VIENT LA MOISSON — autrement dit: toute la vie présente, durant laquelle l’homme est asservi aux quatre éléments 26, doit prendre fin pour qu’après elle la récolte de la vérité ait lieu dans l’autre vie 27. Mais le Seigneur écarte ensuite cette opinion en disant: Il n’en est pas ainsi; au contraire VOICI QUE JE VOUS DIS: LEVEZ LES YEUX. Cette dernière expression s’emploie habituellement dans la Sainte Ecriture chaque fois qu’il est demandé de considérer quelque chose de subtil et d’élevé 28. Levez vos yeux vers les hauteurs et voyez: Qui a créé ces choses? 29. En effet, si les yeux ne s’élèvent pas au-dessus des réalités terrestres et de la concupiscence charnelle, ils ne sont pas capables de connaître les fruits spirituels; car tantôt, détournés de la considération des réalités divines, ils s’abaissent vers les choses terrestres — Ils ont résolu de tenir leurs yeux baissés vers la terre 30 —, tantôt ils sont aveuglés par la concupiscence -Ils détournèrent leurs yeux pour ne pas voir le ciel, et ne pas se souvenir des jugements de Dieu 31.
21. Mt 9, 37.
22. Mal 4, 2.
23. Ga 4, 4.
24. Voir , XIII, § 262-263, 267 et 270, pp. 173-177.
25. Qo 7, 24-25.
26. Cf. Ga 4, 3.
27. Cf. ORIGÈNE, op. cit., XIII, § 262-263, p. 173.
28. Ibid., § 274-278, pp. 179-181.
29. Isaïe 40, 26.
30. Ps 16, 11.
31. Dan 13, 9.




649. Le Christ dit donc: LEVEZ LES YEUX ET VOYEZ LES CAMPAGNES: ELLES SONT DEJA BLAN CHES POUR LA MOISSON, c’est-à-dire ordonnées de telle manière qu’on peut à partir d’elles connaître la vérité. Car par les CAMPAGNES il faut entendre particulièrement tout ce à partir de quoi on peut atteindre la vérité, et spécialement deux choses. D’une part, ce sont les Ecritures — Vous scrutez les Ecritures (...) et ce sont elles qui me rendent témoignage 32. Ces CAMPAGNES, si elles étaient déjà dans l’Ancien Testament, n’y étaient cependant pas BLANCHES POUR LA MOISSON, car les hommes ne pouvaient en tirer un fruit spirituel avant que vînt le Christ, qui les fit blanchir en ouvrant l’intelligence des hommes — Il ouvrit leur intelligence pour qu’ils comprennent les Ecritures 33. D’autre part, les moissons sont aussi les créatures, d’où l’on récolte le fruit de la vérité, car les [perfections] invisibles [de Dieu] sont rendues visibles à l’intelligence par ses oeuvres 34. Pourtant les Gentils, qui s’adonnaient à la connaissance des créatures, en recueillaient des fruits d’erreur plutôt que de vérité — ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur 35. Voilà pourquoi ces CAMPAGNES n’étaient pas encore blanches; mais quand vint le Christ, elles devinrent BLANCHES POUR LA MOISSON.

650. Le Christ parle ensuite des moissonneurs. A ce propos II fait d’abord mention de leur récompense [n° 651], puis cite un proverbe [n° 652]; enfin Il explique ce proverbe et l’applique à son propos [n° 653].


£[36]" ET CELUI QUI MOISSONNE REÇOIT UN SALAIRE ET AMASSE DU FRUIT POUR LA VIE ETERNELLE, AFIN QUE SE REJOUISSENT ENSEMBLE CELUI QUI SEME ET CELUI QUI MOISSONNE. "

651. A propos de la récompense des moissonneurs 36, une remarque s’impose: plus haut, le Seigneur, expliquant ce qu’Il avait dit de l’eau spirituelle, précisa ce qui différencie celle-ci de l’eau physique, à savoir que celui qui boira de l’eau physique aura encore soif, tandis que celui qui boira de l’eau spirituelle n’aura plus jamais soif. De même, expliquant ici ce qu’Il dit de la moisson, Il montre en quoi sont dissemblables la moisson visible (physique) et la moisson spirituelle; et Il mentionne là trois choses.

En premier lieu, considérant la ressemblance de l’une et l’autre moisson, Il affirme que CELUI QUI MOISSONNE, tant dans la moisson visible que dans la moisson spirituelle, REÇOIT UN SALAIRE. Or, moisson ne spirituellement celui qui rassemble les fidèles dans l'Eglise ou celui qui recueille les fruits de la vérité dans son âme; et tous deux reçoivent un salaire — Chacun recevra son propre salaire selon son labeur 37.

Puis Il précise deux autres choses, qui regardent cette fois la dissemblance des deux moissons. La première est que le fruit recueilli par le moissonneur de la moisson visible appartient à la vie corruptible, tandis que le fruit recueilli par le moissonneur de la moisson spirituelle appartient à la vie éternelle. C’est pourquoi le Christ dit: celui qui moissonne spirituellement AMAS SE DU FRUIT POUR LA VIE ETERNELLE: du fruit, c’est-à-dire soit les fidèles qui parviennent à la vie éternelle 38 — Vous avez pour fruit la sanctification et pour fin la vie éternelle — soit la connaissance et la communication de là vérité, par lesquelles l’homme acquiert la vie éternelle — Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle 39.

La seconde chose que souligne le Christ en considérant la dissemblance des deux moissons est que, dans la moisson visible (physique), on regarde comme un malheur le fait que l’un sème et qu’un autre moissonne, si bien que le semeur s’attriste de ce qu’un autre récolte, tandis que dans les semailles spirituelles, il en va autre ment: CELUI QUI SEME ET CELUI QUI MOISSONNE SE REJOUISSENT ENSEMBLE.
32. Jean 5, 39.
33. Le 24, 45.
34. Ro 1, 20.
35. Ro 1, 25.
36. Dans ce paragraphe, saint Thomas s’inspire assez largement de saint Jean Chrysostome cf. In loannem hom., 34, ch. 2, col. 195-196.
37. 1 Corinthiens 3, 8.
38. Ro 6, 22.
39. Sir 24, 31


Selon Chrysostome 40 et Augustin 41, ceux qui sèment la semence spirituelle sont les pères de l’Ancien Testa ment et les prophètes, car, comme il est dit, la semence, c’est la parole de Dieu 42 que Moïse et les prophètes ont semée en Judée; mais ce furent les Apôtres qui moissonnèrent, car ce vers quoi les premiers faisaient tendre leur effort — amener les hommes au Christ —, ils ne purent l’accomplir, tandis que les Apôtres le firent. Ainsi les uns et les autres, Apôtres et prophètes, SE REJOUISSENT ENSEMBLE de la conversion des fidèles dans l’unique demeure de la gloire — On y trouvera l’allégresse et la joie, l’action de grâces et la voix de la louange 43.

Par là se trouve réfutée l’hérésie des Manichéens condamnant les pères de l’Ancien Testament, puisque, comme le dit ici le Seigneur, ils se réjouiront avec les Apôtres.

D’après Origène 44, d’autre part, on dit que "sèment" dans n’importe quelle discipline ceux qui communiquent les principes de cette discipline, quels qu’ils soient, et que" moissonnent", ceux qui, à partir de ces principes, progressent plus avant; et cela à bien plus forte raison dans la discipline qui est la science de toutes les sciences. Les prophètes sont les semeurs, parce qu’ils ont communiqué beaucoup de vérités sur Dieu, et les moissonneurs sont les Apôtres, eux qui, par leur prédication et leur enseignement, révélèrent aux hommes ce que les prophètes ne leur avaient pas manifesté — Le mystère du Christ (...), en d’autres générations, n’a pas été porté à la connaissance des fils des hommes comme il ci été révélé maintenant à ses saints Apôtres et prophètes dans l’Esprit 45.
40. Cf. In loannem hom., loc. cit.: ceux qui jettent la semence, ce sont les prophètes. Selon saint Augustin, ce sont aussi les pères de l’Ancien Testament.
41. Tract, in b. XV, 32, pp. 809-811.
42. Luc 8, 11.
43. Isaïe 51, 3.
44. Sur saint Jean, XIII, § 302-305, pp. 197-201.



"CAR EN CELA SE VERIFIE LA PAROLE AUTRE EST CELUI QUI SEME, AUTRE CELUI QUI MOISSONNE. "

652. Par ces paroles, où Il cite un proverbe, le Christ veut dire: EN CELA, c’est-à-dire en ce fait, SE VERIFIE LA PAROLE, autrement dit se réalise un pro verbe qui était familier aux Juifs: "L’un sème et un autre moissonne." Il semble que ce proverbe ait pour origine un passage du Lévitique: Vous sèmerez en vain votre semence, qui sera dévorée par vos ennemis 46. A partir de cela les Juifs prirent l’habitude de citer un proverbe de ce genre lorsque quelqu’un avait peiné dans une affaire et qu’un autre en jouissait. Voilà donc ce que dit le Seigneur: "Là où les prophètes ont semé et peiné, vous, vous moissonnez et vous vous réjouissez; le proverbe se vérifie."

Interprétant d’une autre manière, on peut lire: EN CELA SE VERIFIE LA PAROLE, c’est-à-dire celle que je vous dis, qu’AUTRE EST CELUI QUI SEME, AUTRE CELUI QUI MOISSONNE; car vous, vous moissonnez les fruits du labeur des prophètes. Cependant, si les Apôtres et les prophètes diffèrent dans leurs labeurs, ils ne diffèrent pas dans la foi au Christ, car les uns et les autres eurent cette foi et l’enseignèrent — Mais maintenant, sans la Loi, a été manifestée la justice de Dieu, à laquelle rendent témoignage la Loi et les prophètes 47 —, mais ils diffèrent dans leur manière de vivre leur foi; car les prophètes vivaient assujettis aux cérémonies léga les, dont les chrétiens et les Apôtres sont affranchis — Lors que nous étions enfants, nous étions asservis aux éléments du monde; mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la Loi, pour racheter ceux qui étaient sous la Loi, pour que nous recevions l’adoption filiale 48.

Bien qu’ils aient peiné dans leurs travaux en des temps différents, les Apôtres et les prophètes jouiront néanmoins de la même joie et recevront le même salaire LA VIE ETERNELLE, AFIN QUE SE REJOUISSENT ENSEMBLE CELUI QUI SEME ET CELUI QUI MOISSONNE. Cela fut préfiguré lors de la Transfiguration du Christ où, manifestant sa gloire, Il eut auprès de Lui à la fois les pères de l’Ancien Testament, Moïse et Elie, et ceux du Nouveau, Pierre, Jacques et Jean, donnant ainsi à entendre que dans cette gloire à venir les justes du Nouveau et de l’Ancien Testaments SE REJOUISSENT ENSEMBLE 49.
45. Eph 3, 5.
46. Lev 26, 16.



"MOI, JE VOUS AI ENVOYE S MOISSONNER CE POUR QUOI VOUS, VOUS N’AVEZ PAS PEINE; D’AUTRES ONT PEINE, ET VOUS, VOUS ETES ENTRES DANS LEURS LABEURS. "

653. Le Seigneur applique ensuite le proverbe à son propos. Pour cela, Il montre d’abord que les Apôtres sont des moissonneurs [n° 654], et ensuite qu’autres sont ceux qui ont peiné [n° 655].

654. Il montre que les Apôtres sont des moissonneurs en disant ceci: "Je dis qu’AUTRE EST CELUI QUI MOISSONNE, car vous, vous êtes les moissonneurs, et AUTRE CELUI QUI SEME, parce que MOI, JE VOUS AI ENVOYES MOISSONNER CE POUR QUOI VOUS, VOUS N’AVEZ PAS PEINE." Il ne dit pas "Je vous enverrai", mais: "JE VOUS AI ENVOYES", car Il les envoya par deux fois. Une première fois, avant sa Passion, Il les envoya vers les Juifs seulement, en leur disant Ne prenez pas le chemin des nations et n’entrez pas dans les villes des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël 50; et clans cette mission les Apôtres furent ENVOYES MOISSONNER là où ils n’avaient PAS PEINE, pour convertir les Juifs auprès de qui avaient peiné les prophètes. Mais après sa Résurrection, Il les envoya de nouveau, cette fois aux Gentils, en leur disant: Allez dans le monde entier prêcher l’Evangile à toute créature 51. Dans cette mission, ils furent envoyés de nouveau, mais cette fois pour semer; c’est pourquoi l’Apôtre disait: J’ai pris soin de prêcher l’Evangile là où n’avait pas été prononcé le nom du Christ, pour ne pas bâtir sur le fondement d’autrui, mais selon qu’il est écrit ceux à qui on ne l’avait pas annoncé verront, et ceux qui n’en avaient pas entendu parler comprendront 52. C’est donc en référence à la première mission que le Christ dit ici: JE VOUS AI ENVOYES. Ainsi les Apôtres sont les moissonneurs, mais les autres, les prophètes, sont les semeurs.
47. Ro 3, 21.
48. Ga 4, 3-5.
49. Cf. ORIGÈNE, op. cit., § 310, p. 203.


655. C’est pour cela qu’Il ajoute: D’AUTRES ONT PEINE, en semant les principes de l’enseignement du Christ, ET VOUS, VOUS ETES ENTRES DANS LEURS LABEURS pour en recueillir les fruits — Le fruit des bons labeurs est plein de gloire 53. Les prophètes ont en effet travaillé pour amener les hommes au Christ — Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi; car C est de moi qu’il a écrit. Et si vous ne croyez pas ses écrits, comment croirez-vous mes paroles? 54 — mais ils n ont pas moissonné eux-mêmes les fruits. Aussi Isaïe disait-il: C’est en vain que j’ai peiné, et sans cause; et c’est vainement que j’ai consumé ma force 55.
50. Mt 10, 5.
51. Mc 16, 15.
52. Ro 15, 20-21 et Isaïe 52, 15.
53. Sg 3,15
54. hi 5, 46-47.    1. Cf nc 631
55. Isaïe 49, 4.





Thomas sur Jean 28