Bernard sermons 7081

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QUATRE-VINGT-UNIÈME SERMON: «La louange de Dieu n'est pas belle dans la bouche du pécheur;»

(Qo 15,9)
Non, même celle qui se trouve sur les lèvres du pécheur pénitent ne semble pas belle, parce qu'il éprouve de la confusion an souvenir et à la pensée de ses péchés, et en ressent bien souvent de la componction. Toutefois, la confession sur ses lèvres est utile et fructueuse, bien que les louanges de sa bouche ne soient ni belles ni agréables (Ps 146,4). Mais, lorsque, partant des bienfaits de Dieu il s'adonne à célébrer ses louanges divines, qu'il y trouve ses délices habituelles et fait des progrès dans cet exercice au point que rien ne lui plait davantage, alors la louange de Dieu dans sa bouche est belle il en est de lui comme du cultivateur: quand il répand le fumier sur son champ, il est tout entier couvert de boue et d'immondices; si son travail n'est point beau, du moins il est fructueux; mais, lorsqu'il ramasse les gerbes de la moisson, alors il est aussi beau que doux.





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QUATRE-VINGT-DEUXIÈME SERMON: De la garde diligente du coeur.



1 «Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre coeur, parce qu'il est la source de la vie (Pr 4,23).» Or, le coeur est la source de la vie de deux manières (a): en premier lieu, on croit de coeur pour obtenir la justice (Rm 10,10); le juste vit de la foi (Rm 1,18); et c'est par la foi que le coeur se purifie, ce n'est que des coeurs purs que Dieu est vu, c'est-à-dire connu. Or, la vie éternelle consiste précisément à vous connaître, vous qui êtes seul Dieu, et Jésus que vous avez envoyé (Mt 5,4). En second lieu, le Christ qui habite maintenant dans nos coeurs est notre vie (Jn 17,3). Or, un jour viendra où il se montrera; alors nous apparaîtrons avec lui dans la gloire (Ep 3,17), et celui qui se cache maintenant dans notre coeur, alors passera du coeur au corps, si je puis ainsi parler, lorsqu'il transformera notre corps, tout vil et abject qu'il est, afin de le rendre conforme à son corps glorieux (Ph 3,20). C'est ce qui a fait dire à un autre apôtre «Maintenant, nous sommes les enfants de Dieu, et il n'a pas encore apparu ce que nous serons (1Jn 3,2).»

2. Mais il faut remarquer comment le sage a dit: «appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre coeur (Pr 4,23).» C'est un dicton commun chez les gens du monde, que celui qui garde s,on corps, garde un bon château. Mais pour nous il n'en est pas ainsi, et celui qui garde son corps ne garde que du fumier, selon le mot même de l'Apôtre: «Quiconque sème dans sa chair recueillera de la chair la corruption et la mort, et celui qui sème dans l'esprit recueillera de l'esprit la vie éternelle (Ga 6,8).» C'est comme s'il avait dit, il vaut mieux garder et soigner le château de l'âme, attendu que c'est de lui que vient la vie éternelle. Mais ce château fort, situé dans un pays ennemi, est attaqué de tous côtés, voilà pourquoi il faut le fortifier avec le plus grand soin de toutes parts, en bas, et eu haut, devant et derrière, à droite et à gauche. Ce qui l'attaque par en bas c'est la concupiscence de la chair qui guerroie contre l'âme, car la chair est pleine de désirs contre l'esprit. Par en haut il est menacé par le jugement de Dieu, car il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (He 10,31). Celui qui disait «j'ai toujours craint Dieu comme les flots suspendus au dessus de moi (Jb 31,23), avait gardé son coeur assez bien de ce côté. Par derrière, ce qui l'attaque c'est la délectation mortelle qui naît du souvenir des péchés passés; par devant, ce qui l'attaque c'est la tentation, à gauche l'arrogance et les murmures de nos frères à l'esprit inquiet, et à la droite la dévotion même de nos frères soumis et obéissants, car ces derniers peuvent aussi nous nuire en deux manières si nous n'y prenons garde, soit en nous inspirant de la jalousie pour le bien qu'ils font, soit en nous faisant soupirer après une grâce singulière.

3. Aussi, que la rigueur de la discipline veille contre la chair; le jugement de notre propre confession contre le jugement de Dieu; mais que ce jugement soit double, extérieur pour les fautes extérieures, et caché pour les fautes secrètes. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre: «Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons point jugés de Dieu (1Co 11,31).» Contre la délectation qui naît du souvenir des fautes passées, nous avons la fréquence de la lecture; contre les instances de la tentation, la prière, la supplication constante; contre l'inquiétude de nos frères, la patience et la compassion; contre la ferveur de nos frères soumis et obéissants, nous avons les félicitations et la discrétion, les félicitations éteignent la jalousie, et la discrétion l'envie excessive.

a Tout ce passage se retrouve dans les Fleurs de Saint Bernard, livre VII. chapitre XIV.




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QUATRE-VINGT-TROISIÈME SERMON: «Avez-vous trouvé du miel? N'en mangez pas trop, de peur qu'en ayant pris avec excès vous ne le rejetiez .»

(Pr 25,16)

Il ne semble pas que ce soit s'éloigner du sens que d'entendre en cet endrôitle mot miel dans le sens de la faveur des louanges humaines. Aussi est-ce avec raison qu'il nous est défendu non pas d'y goûter, mais d'en manger avec excès. Il y a des cas, en effet, où on reçoit avec avantage les louanges des hommes, c'est quand on le fait en vue de la charité fraternelle, pour le salut du prochain qui nous écoute d'autant plus volontiers qu'il nous entend louer. Si donc on s'en tient à cet usage modéré, il n'y a aucun inconvénient à manger de ce miel; mais si on dépasse cette mesure, c'est mal, et il ne peut faire que du mal. Or, c'est manger immodérament du miel qu'on a trouvé, que d'en manger au gré de son coeur, et de se laisser enfler par la faveur de la louange humaine, de s'en engraisser et d'en faire ses délices. Voilà ce dont le saint Prophète demande au Seigneur de le préserver, quand il appelle la faveur dont je viens de parler, non point du miel, mais de l'huile, et qu'il dit en termes équivalents: «Que l'huile du pécheur n'engraisse pas ma tête (Ps 140,5).» Voulez-vous savoir quand on rejette le miel qu'on a pris avec excès, qu'on a mangé à satiété et au delà des bornes de la discrétion? Certainement c'est quand on a bu les louanges dont on s'est rassasié sans chercher d'autre fruit que la satisfaction qu'on trouvait aux louanges des hommes. Oui, on rejette avec bien des souffrances le miel qu'on a mangé avec une pernicieuse satisfaction, quand on sèche de jalousie en entendant louer les autres. En effet, l'esprit adonné à la vanité, et gonflé d'orgueil, regarde comme autant de blâmes pour lui-même toutes les louanges qu'il entend décerner aux autres.





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QUATRE-VINGT-QUATRIÈME SERMON.



1. Il y a deux places pour l'âme raisonnable, l'inférieure qu'elle gouverne, et la supérieure où elle repose. L'inférieure, celle qu'elle régit est le corps, et la supérieure celle où elle repose, c'est Dieu. On peut appliquer à l'une et à l'autre ces paroles de l'Écriture: «Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève sur vous, ne quittez point votre place (Qo 10,4),» ni l'inférieure que vous gouvernez ni la supérieure où vous vous reposez. Mais ce que je viens de dire convient à ceux qui ne font encore que commencer et qui sont imparfaits, et à qui l'Apôtre s'adresse quand il dit: «Je vous parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. De même donc que vous avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'injustice, pour commettre l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour la sanctification (Rm 6,19).» L'âme a, en effet, trois devoirs à remplir envers son corps, elle doit lui donner la vie, puis la sensibilité et enfin la direction. Toutefois, si la vie vient à se perdre, ou si les sens se troublent, elle n'a aucune condamnation à encourir pour cela. Mais si elle se laisse vaincre par le tentateur et succombe sous ses efforts, cette défaite lui est imputée à péché. Il lui est donc dit que si l'esprit s'élève sur elle, elle ne doit point quitter sa place, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas, au souffle de la tentation, faire servir ses membres au péché où en faire les armes de l'iniquité.

2. Il faut remarquer ces mots «si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève sur vous.» Or, l'esprit malin ne peut jamais rien contre nous si ce n'est ce pourquoi il est envoyé ou ce qu'il a reçu la permission de nous faire. Aussi, quoique sa volonté soit toujours mauvaise, sa puissance n'est jamais que juste. Sa volonté est mauvaise parce qu'elle ne vient que de lui et demeure en lui; sa puissance au contraire ne vient que de Dieu. Toutefois Dieu ne cesse jamais de régler cette puissance, de peur que par ce qu'il y a de mauvais dans sa volonté, il ne fasse plus de mal que ne l'exigent les fautes de ceux qui sont punis. Mais en voilà assez pour ce qui regarde la place inférieure. Pour ce qui est de la place supérieure, il faut entendre les paroles rapportées plus haut en ce sens que l'âme ne doit pas, au souffle de la tentation, quitter le repos qu'elle goûte en Dieu, mais au contraire de quelque côté que vienne l'épreuve, demeurer constamment et tranquillement unie à Dieu. Ce dernier avis convient aux parfaits qui peuvent dire avec Élie:» Le Seigneur Dieu d'Israël en présence de qui je suis, est vivant (2R 3,14);» ou bien encore avec l'apôtre saint Jean, «nous sommes en ce monde tels que Jésus-Christ y a été (1Jn 4,47).» Oui, cet avis, je le répète convient aux parfaits, à ceux qui dans leur genre de vie imitent déjà en quelque sorte l'état de l'éternité.






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QUATRE-VINGT-CINQUIÈME SERMON: «Si l'arbre tombe au midi ou au Septentrion, en quelque lieu qu'il soit tombé il y restera .»

(Qo 11,4)
La douce et chaude température du Midi a coutume d'être prise en bonne part dans le style de l'Écriture. Le Septentrion au contraire est toujours pris dans le mauvais sens. Or, un Prophète a vu les hommes comme les arbres (Jr 1,14), mais l'arbre qu'on coupe meurt et il reste là où il sera tombé (Mc 8,24), ainsi Dieu vous jugera là où il vous aura trouvé! car, je le répète, l'arbre demeurera sans changement et sans retour là où il sera tombé. Qu'il voie donc bien de quel côté il veut tomber avant qu'il tombe, car une fois tombé, il ne pourra ni se relever ni même se retourner. Mais si vous voulez savoir de quel côté il tombera, regardez à ses branches: soyez sûr que le côté où elles sont plus nombreuses et plus lourdes. est aussi celui où il tombera si on le coupe alors. Or, nos branches ce sont nos désirs; elles s'étendent au Midi si nos désirs sont spirituels, et vers le Septentrion s'ils sont charnels. C'est le milieu du corps qui indique de quel côté elles l'emportent, car celles qui l'emportent font pencher le corps de leur côté. Notre corps se trouve placé entre l'esprit qu'il doit servir, et les désirs de la chair ou les puissances des ténèbres, qui guerroient contre l'âme comme le serait une vache entre le paysan et le voleur: si le voleur ne réussit point à l'entraîner avec lui malgré ses menaces et ses efforts, le paysan remporte la victoire; de même, quelque fureur que déploie l'esprit malin, quelque torture que nous fassent endurer les désirs mauvais, si notre âme conserve en son pouvoir le vase de son corps, il faut croire qu'elle a vaincu et empêché, selon le mot de l'Apôtre, a que le péché ne règne dans notre corps mortel (Rm 6,12).» Mais de même que nous avons fait servir nos membres à l'iniquité pour l'iniquité, ainsi devons-nous les faire servir à la justice pour la sanctification.





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QUATRE-VINGT-SIXIÈME SERMON.



1. Vous avez fait toutes choses avec poids, nombre et mesure (Sg 11,21).» C'est en cela même que les choses créées diffèrent de l'essence divine. En effet, ce sont les créatures qui sont faites avec poids, nombre et mesure; le Créateur n'a rien de semblable. Le poids se trouve dans la dignité de la chose; une chose est donc faite avec poids, attendu qu'on peut la comparer avec une autre chose du même genre, et la trouver ou plus grande, ou plus petite, ou égale. Le poids se trouve dans les choses dont la valeur peut être estimée. Quant à la mesure, elle se trouve dans le temps et l'espace. Si nous réservons l'espace aux corps, le temps, non l'espace, sera la mesure des êtres incorporels. En effet, l'âme n'occupe point un espace corporel, et notre corps que nous voyons n'est pas le lieu de l'âme. Car, comment serait-elle enfermée dans le corps quand elle en vivifie l'extérieur aussi bien que l'intérieur. Elle est tout aussi bien sur la peau du corps que dans le fond de nos entrailles.

2. Mais par suite de son affection charnelle et dé son habitude des corps, l'âme tombe dans une telle erreur„ qu'elle ne peut plus se voir elle-même en pensée autrement que corporelle, car là où est son trésor, là aussi est son coeur (Mt 6,22). Elle sent son amour. En effet, recouverte et comme enduite d'affections terrestres, elle ne peut plus contempler son propre visage. Elle est tombée au fond du bourbier et ne se voit plus telle qu'elle est; elle pense que cette image de boue qu'elle porte est sa propre forme, mais il en est tout autrement, et il faut mesurer l'âme d'une autre manière quant au lieu. En effet, le lieu de tout être est ce qui borne sa substance. Or la substance de l'âme est dans la raison, dans la mémoire, dans le conseil, dans le jugement et dans les autres facultés semblables, qui toutes sont enfermées dans leurs propres bornes. Tout esprit, sauf Dieu, est donc fait avec nombre, poids et mesure, attendu que la raison, la mémoire et les autres facultés de son esprit ont leur mesure. Tout a été fait avec nombre, soit quant à la composition de ses parties, tels sont les corps, soit quant à leur variété et. à leur mutabilité, tels sont les êtres incorporels. Il n'y a que Dieu en qui ne se trouve ni nombre, ni poids, ni mesure. Dieu est unique et ne saurait être comparé à aucun autre être de son espèce. Il est unique, dis-je, et seul au dessus de toute estimation possible: il est éternel aussi et immense, indivisible et invariable.







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QUATRE-VINGT-SEPTIÈME SERMON. Le baiser de l'Epoux ou la grâce de la contemplation.



1. «Qu'il me donne un baiser de sa bouche (Ct 1,4). Il y a trois sortes de baisers: le baiser des pieds, le baiser des mains et le baiser de la bouche. Le Seigneur a deux pieds. ce sont la miséricorde et la vérité. Or Dieu imprime ses deux pieds dans le coeur de ceux qui se convertissent, et tout pécheur qui se convertit sincèrement embrasse ces deux pieds; car s'il ne recevait que la miséricorde sans la vérité, il tomberait dans la présomption; de même s'il recevait la vérité sans la miséricorde, il périrait inévitablement de désespoir. Mais pour être sauvé, il se jette humblement à ces deux pieds du Seigneur en même temps, afin de condamner ses péchés par la vérité, et d'espérer le pardon par la miséricorde, et voilà le premier baiser. Le second baiser a lieu dès que nous nous levons pour les bonnes oeuvres. Nous baisons en effet la main du Seigneur quand nous lui offrons de bonnes oeuvres ou quand nous recevons de lui des dons de vertus. Quant au troisième baiser, il a lieu quand, après avoir fini de verser les larmes de la pénitence et reçu la grâce des vertus, l'âme, animée de célestes désirs, aspire avec toute les impatiences de l'amour et se voit introduite dans les joies secrètes de sa chambre intérieure. Alors elle chante de la voix du coeur entrecoupée par de doux soupirs: «Seigneur, je rechercherai votre visage (Ps 62,8). «Son désir est si ardent, qu'il lui rend son époux présent, tant elle l'aime, tant elle le désire, tant elle soupire après lui. Ainsi le premier baiser se donne dans la rémission des péchés et s'appelle le baiser de propitiation. Le second a lieu dans les dons des vertus et s'appelle le baiser des présents. Le troisième se donne dans la contemplation des choses célestes, et s'appelle le baiser de la contemplation.

2. Or il faut savoir qu'il y a deux sortes de contemplations. Il y en a qui montent, qui sont ravis, et d'autres qui tombent et descendent. Les uns montent comme il est écrit: «Ayant connu Dieu, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ils ne lui ont point rendu grâces (Rm 1,24).» Or, ils n'ont point rendu grâces parce qu'ils ont attribué à leurs forces et à leur génie ce que Dieu leur a révélé. Aussi son t-ils tombés «et ils se sont évanouis dans leurs vains raisonnements, et leur coeur insensé a été rempli de ténèbres,.ils sont devenus fous en s'attribuant le nom de sages. (Rm 1,24).» Au contraire, les élus sont ravis comme saint Paul et ceux qui lui ressemblent. Mais ils descendent aussi pour découvrir dans leurs discours aux petits ce qu'ils ont vu dans leur ravissement, et le leur découvrir de manière à se faire comprendre d'eux. Paul est ravi quand il dit: «Soit que nous soyons emportés comme hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu que nous le sommes (2Co 5,13);» mais il descend quand il dit. «Soit que nous nous tempérions, c'est pour vous (2Co 5,13).» C'est par ce dernier genre de contemplation que l'âme parfaite désire être ravie dans les plus chastes embrassements de son époux quand elle s'écrie: «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Ct 1,1).» C'est comme si elle disait, je ne saurais par mes propres forces, ni par mon industrie, ni par mes propres mérites, m'élever jusqu'à contempler la joie de mon Seigneur; mais pour lui, «qu'il me baise d'un baiser de sa bouche,» c'est-à-dire qu'il me le fasse donner par sa grâce: qu'il ne me baise point par sa doctrine, ni par sa nature, mais «qu'il me donne,» par sa grâce, «un baiser de sa bouche.» Elle exprime admirablement bien la grâce de celui qui opère son opération et le mode dont il opère; car lorsqu'elle dit «qu'il me baise,» c'est la grâce de l'opérateur; et quand elle ajoute «d'un baiser,» c'est l'opération même, je veux dire la contemplation; et lorsqu'elle continue, en disant «de sa bouche,» elle exprime en termes évidents le mode dont il opère, c'est-à-dire la manière dont se fait la contemplation, car par la bouche on entend la parole.

3. La contemplation se fait par l'abaissement du Verbe de Dieu vers la nature humaine, avec le secours de la grâce et par l'élévation de la nature humaine vers le Verbe, avec l'aide de l'amour de Dieu. Il ne doit point sembler absurde que nous fassions ces distinctions dans la contemplation du Verbe de Dieu, puisque, selon l'Évangile, son incarnation s'est faite de la même manière. En effet, pour l'incarnation, la grâce précède, car, si l'Ange salue la Sainte Vierge, c'est en ces termes: «Je vous salue, pleine de grâce (Lc 1,28).» Puis, il ajoute de qui est cette grâce et combien elle est grande, en disant: «Le Seigneur est avec vous.» Enfin, il en, indique l'opération par ces mots: «Le Fruit de votre ventre est béni.» Ce fruit, en effet, ô Marie, c'est l'incarnation du Verbe. Quant à là manière dont s'opère cette merveille, l'Ange vous l'apprend en disant: «L'Esprit-Saint surviendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ( Lc 1,35).» C'est dans ces oeuvres du Verbe, tant celles que nous trouvons dans l'Évangile que celles que nous avons exposées dans le Cantique des cantiques, qu'il est manifeste que l'incarnation s'est faite par la seule abondance de la grâce de Dieu, et que la contemplation ne peut provenir que de la grâce de Dieu, jamais de la volonté de l'homme.

4. or, il faut remarquer que la contemplation, suivant les divers états des temps, est de trois sortes. D'abord, c'est une nourriture, puis une boisson, et enfin une ivresse. Aussi, dans les versets suivants, l'Époux invite-t-il ses amis en ces termes: «Mangez, mes amis, buvez et enivrez-vous, mes bien-aimés (Ct 5,1).» Ils commencent par manger, c'est ce qu'ils font tant qu'ils vivent dans la chair; mais, lorsqu'ils ont dépouillé le vêtement de leur corps et qu'ils sont transportés dans le ciel, alors on dit qu'ils boivent ce qu'ils mangeaient d'abord, parce qu'ils contemplent en face et sans peine ce qu'ils avaient d'abord cru seulement par la foi, alors qu'ils étaient encore en exil loin du Seigneur, dans leurs corps, et qu'ils ne mangeaient leur pain qu'à la sueur de leur front. C'est ainsi que nous prenons plus facilement ce que nous buvons que ce que nous mangeons, car, s'il faut se donner quelque peine pour manger, il n'y en a qu'une bien légère à prendre pour boire. Quand les saints se trouvent dans cet état, ils peuvent boire, mais ils ne sauraient encore s'enivrer, car ils sont, en quelque sorte, retardés sur la voie de la parfaite contemplation de Dieu jusqu'à la fin du siècle présent, où ils espèrent la résurrection de leur corps. Mais, quand elle se sera faite, le corps adhérera si bien à Pâme et l'âme à Dieu, qu'il n'y aura plus rien alors qui puisse la tirer de l'enivrement intérieur de la contemplation de Dieu. Ceux qui mangent comme ils y sont invités parla première invitation, sont les amis, c'est-à-dire ceux qui sont chers; à la seconde invitation, ils boivent; alors ils sont plus chers; ils s'enivrent à la troisième, alors ils sont très-chers.

5. «Car vos mamelles sont meilleures que le vin (Ct 1,1).» L'Épouse a donc deux mamelles: l'une est la mémoire de la félicitation, et l'autre celle de la compassion. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre: quand il réchauffait les petits enfants sur ses deux mamelles: «Soyez dans la joie avec ceux qui se réjouissent, et pleurez avec ceux qui pleurent (Rm 12,15),» Le vin est pris ici pour les désirs du siècle dont il est écrit: «Leur vin est le fiel des dragons et le venin mortel des aspics (Dt 32,33).»

6. «Elles exhalent l'odeur des parfums les plus précieux (Ct 1,2).» Par ces mots l'Époux fait entendre que, s'il y a des parfums qui sont bons, il y en a qui sont meilleurs, et il en est de très-bonsqui l'emportent sur tous les autres. On peut donc dire qu'il y a trois sortes de parfums. Le premier est celui qui découle du souvenir de nos péchés, quand nous en ressentons de la componction et que nous en demandons le pardon. Ce parfum-là est bon, car Dieu ne méprise point un coeur contrit et humilié (Ps 50,19). Or, ce parfum est celui qu'on répand sur les pieds du Seigneur, où il reçoit sa récompense, je veux dire la rémission des péchés, quand le Seigneur dit: «Beaucoup de péchés lui ont été remis, parce qu'elle a beaucoup aimé (Lc 7,47).» Le second découle du souvenir des bienfaits de Dieu, et celui-là se répand justement sur la tête, car les vertus ne peuvent se rapporter qu'à Dieu de qui elles viennent. Ce parfum est déjà plus cher que le premier, aussi est-il écrit de lui: «Pourquoi faire cette perte de parfum? On aurait pu le vendre plus de trois cents deniers et en donner le prix aux pauvres (Mt 26,6)?» Mais le Seigneur en approuve la perte quand il dit: «Laissez-la. Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme? vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais pour moi, vous ne m'aurez pas toujours (Mt 26,10).» Non-seulementil approuve, mais il récompense l'effusion de ce parfum en disant: «Je vous le dis, en vérité: partout où sera prêché cet évangile dans le monde entier, on racontera à la louange de cette femme ce qu'elle vient de faire (Mt 26,13).» Le troisième parfum est composé d'aromates précieuses, comme il est dit à propos des saintes femmes, que «elles achetèrent des aromates pour venir embaumer Jésus (Mc 16,1).» Mais ce troisième parfum ne se répand ni ne se perd, le Seigneur n'a pas voulu qu'on le répandît sur son corps mort, mais qu'on le réservât pour son corps vivant, je veux dire pour sa sainte Église, à qui les saintes femmes, qui étaient venues à son tombeau avec des parfums, sont envoyées annoncer sa résurrection, Ainsi le premier parfum est celui de la componction, et se consume sur le feu de la contrition; le second est celui de la dévotion et se brûle sur le feu de l'amour, le troisième est le parfum de la piété, on ne le brûle point, mais on le conserve tout entier.



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QUATRE-VINGT-HUITIÈME SERMON. Du bon usage des dons de Dieu.



1. Comme il y a en Jésus-Christ deux choses, l'une inconnue, c'est sa génération divine dont il est écrit: «Qui est-ce qui racontera sa génération (Is 53,8)?» et l'autre connue, c'est sa génération ou son oeuvre humaine, de même, dans le Saint-Esprit, il y a une chose qui est cachée à nos esprits, c'est à savoir, comment il procède du Père et du Fils, puisqu'il est égal et co-éternel au Père et au Fils, et il y en a une autre qui est claire pour nous, parce qu'il nous en a instruits lui-même, c'est la manière dont il opère sa grâce en nous. En effet , il y a deux opérations du Saint-Esprit; car il opère en nous tantôt pour nous, tantôt pour notre prochain. Ainsi c'est pour nous, c'est-à-dire, pour notre bien, qu'il opère en nous d'abord la componction en consumant nos péchés, puis la dévotion en versant l'huile sur nos blessures et en les guérissant; troisièmement qu'il crée l'intelligence comme s'il nous affermissait et nous fortifiait, en nous donnant du pain; en quatrième lieu, il semble nous enivrer de son vin quand il multiplie et augmente tous les biens dont je viens de parler, en répandant l'amour par dessus. Les autres dons, je veux dire les conseils de la sagesse, et autres grâces semblables, nous sont données pour le bien des autres. Voilà pourquoi l'Apôtre, en parlant de la distribution des dons du Saint-Esprit, ne dit pas simplement: «Aux uns est donnée» la sagesse, aux autres la science, mais, «le langage de la science, le langage de la sagesse,» pour nous montrer que ces dons nous sont donnés pour les autres, c'est-à-dire pour l'édification des autres.

2. Or, dans ces oeuvres, il y a deux dangers à éviter; premièrement celui de donner au prochain les grâces qui nous sont données pour nous, le second de réserver pour nous les dons que nous avons reçus pour les autres; car si nous retenons seulement pour nous ce que nous avons reçu pour le bien des autres, nous n'avons point de charité, et c'est à nous que s'adressent ces paroles: «Si la sagesse demeure cachée et le trésor enfoui, à quoi serviront-ils l'un et l'autre (Si 20,32)?» De même encore, si nous voulons faire servir les dons de Dieu à nous faire remarquer des hommes, au lieu de chercher à plaire à Dieu dans le fond de notre coeur, nous perdons l'humilité, et nous méritons d'entendre ces reproches: «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu (1Co 4,7)?» Voilà comment nous courons le danger, d'un côté de perdre l'humilité, de l'autre la charité. Or, qui peut se sauver sans humilité et sans charité? Par conséquent le bon ordre de nos progrès demande que nous commencions par nous bien remplir des premières sortes de dons, je veux dire de la componction et des autres, puis, si le Saint-Esprit nous a fait la grâce de nous combler des autres dons, je veux parler de la sagesse et de la science, c'est afin que nous ayons soin d'en faire part au prochain. Ainsi donc nous obtiendrons le don du Saint-Esprit qu'on appelle le discernement des esprits, en ne réservant pour nous que ceux qui ne nous sont donnés que pour nous, et si nous faisons profiter le prochain en même temps que nous, de ceux qui nous sont donnés dans l'intérêt des autres.


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QUATRE-VINGT-NEUVIÈME SERMON. Du baiser que l'Épouse désire, ou du Saint-Esprit.



1. «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche Ct 1,1).» Par la bouche du Père on entend le Fils: «Or, personne ne tonnait le Fils si ce n'est le Père, et personne ne tonnait le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler (Mt 11,27).» Mais quel que soit celui à qui la double révélation du Père et du Fils soit faite, elle ne saurait l'être que par le Saint-Esprit. Voilà pourquoi lorsque Pierre eut dit au Seigneur: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant,» il reçut de lui cette réponse: «Vous êtes bien heureux Simon Barjona,» c'est-à-dire fils de la colombe, selon les interprètes, «car ce n'est ni la chair ni le sang qui vous l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux (Mt 16,17).» De même l'Apôtre, après avoir dit: «L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu (1Co 2,10),» et le reste, ajoute aussitôt: «Mais Dieu nous l'a révélé par son esprit.» Il semble donc que l'Épouse des Cantiques avait la grâce du Saint Esprit qui lui faisait connaître que le Fils est égal au Père. Elle ne dit point: «Qu'il me baise de sa bouche; il n'y a que le Fils qui puisse parler ainsi, une créature quelle qu'elle soit ne pouvait le faire, attendu qu'il n'en est pas qui soit égale au Père; mais elle dit, a d'un baiser de sa bouche.» Or, le baiser est commun à celui qui le donne, et à celui qui le reçoit; si donc le Père et le Fils se donnent un baiser, quel peut être ce baiser sinon le Saint-Esprit même?

2. C'est donc ce baiser que l'Épouse. brûle de recevoir quand elle dit: «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche:» et c'est le baiser qu'elle reçut, en effet, s'il faut en croire saint Paul qui dit: «Vous êtes des enfants, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'esprit de son Fils qui vous fait crier; mon Père, mon Père (Ga 4,6).» C'est le baiser que promettait aussi le Sauveur lui-même quand il exhortait ses disciples à persévérer dans la prière, et leur disait: «Si donc vous autres, tout méchants que vous êtes vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses aussi,» c'est-à-dire, le bon Esprit, à ceux qui les lui demandent (Mt 7,11)?» Par l'impression de ce baiser, l'âme raisonnable reçoit de son époux le Verbe de Dieu, la connaissance et l'amour de la vérité qui sont comme les deux lèvres que la vertu et la sagesse de Dieu impriment sur sa bouche, car la sagesse donne la connaissance, et la vertu l'amour. L'âme a de même aussi deux lèvres avec lesquelles elle baise son époux, ce sont la raison et la volonté. Le propre de la raison est de percevoir la sagesse et celui de la volonté est de percevoir la vertu. Si la seule raison perçoit la connaissance de la sagesse sans que la volonté ait l'amour de la vertu, le baiser n'est pas complet, de même si la volonté seule reçoit l'amour sans que la raison reçoive la connaissance, ce n'est encore qu'un demi «baiser» mais le baiser est plein et parfait, quand la sagesse éclaire la raison et la vertu touche la volonté.





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QUATRE-VINGT-DIXIÈME SERMON. Les trois parfums de la componction, de la dévotion et de la piété.



1. Dieu a deux pieds qui sont la miséricorde et le jugement, c'est s avec ces deux pieds qu'il se promène continuellement dans les âmes spirituelles, en s'élançant comme un géant qui va parcourir sa voie; si toutefois il y en a dont il puisse dire avec raison: «J'habiterai en elles, je me promènerai en elles.» Or, l'âme pécheresse commence par arroser ces deux pieds de son premier parfum qui est le parfum de la componction. Ensuite Marie qui était pécheresse, répandit un parfum e sur les pieds de Jésus; or, n'allez pas croire que ce fut un parfum de peu de prix car il est dit que «toute la maison fut embaumée de son odeur.» Quoi d'étonnant à celà quand on voit que les cieux mêmes sent remplis de la bonne odeur de semblables parfums, au dire de la vérité même, qui nous apprend que «il y aura de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence (Lc 15,10)?» Mais quelque précieux que semble ce parfum, toutefois comparé à un autre qu'on appelle le parfum de la dévotion, et qui se compose du souvenir des bienfaits de Dieu, et qu'on répand sur la tête du Seigneur, on comprend qu'il est vil et de vil prix. Du premier il est écrit: «Seigneur, vous ne mépriserez point un coeur contrit et humilié (Ps 50,19),» et du second: «Uri sacrifice de louange m'honorera, (Ps 49,23).» Avec celui-ci on parfume la tête, quand on rend grâce à Dieu de ses dons; car la tête du Christ c'est Dieu (1Co 11,31). C'est donc la divinité qui est touchée dans le Christ toutes les fois que nous rappelons ses bienfaits à sa gloire. Mais au contraire c'est moins à la divinité qu'à l'humanité qu'il faut penser, quand nous nous rappelons, non ses dons, mais nos propres péchés.

2. En effet, lorsqu'il s'est incarné, nous savons qu'il a pris les deux pieds dont je viens de parler, c'est-à-dire la miséricorde, pour que le pécheur, qui ne pouvait s'élever jusqu'à la tête, c'est-à-dire jusqu'à sa divinité, pût arriver du moins jusqu'à ses pieds, je veux dire jusqu'à son humanité. Si ce n'était point à l'homme qu'il s'est uni par l'incarnation que se rapportât le pied que j'ai appelé la miséricorde, Paul n'aurait pas dit, en parlant du Sauveur: «Il a éprouvé comme nous toutes sortes de tentations hormis le péché, pour devenir miséricordieux (He 4,15).» Et si le jugement n'avait point aussi rapport à l'homme, l'Homme-Dieu n'aurait pas dit, en parlant de lui-même: «Et il lui a donné le pouvoir de juger parce qu'il est le Fils de l'homme (Jn 5,27).» Aussi le pécheur s'approche-t-il, sans hésiter, des pieds de l'homme de douleur qui tonnait sa faiblesse, et s'écrie-t-il avec confiance: «Et maintenant nous nous approchons avec confiance du trône de la grâce, car nous n'avons point un pontife qui ne sache point compatir à nos faiblesses (He 4,15-16).» C'est donc aux pieds du Seigneur que se jette la pécheresse, et c'est de sa tête que s'approche le juste pour les arroser de parfums. Mais le parfum de la tête est d'un prix d'autant plus grand en comparaison de celui qui est destiné aux pieds, que les matières dont il se compose sont plus précieuses elles-mêmes que celles qui entrent dans la composition du second. En effet, ces dernières se trouvent sans peine et sans fatigue dans notre propre pays, puisque nous sommes tous pécheurs; les premières, au contraire, sont beaucoup plus difficiles à se procurer et viennent de bien plus loin puisque nous les tirons du paradis de Dieu. «En effet, toute grâce excellente et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières (Jc 1,17).» Enfin où trouver un parfum plus exquis que celui que les apôtres ne purent voir répandre sans murmurer et sans dire: «Pourquoi cette perte? On aurait pu le vendre et en donner le prix aux pauvres. (Mt 26,8)?»

3. Et maintenant quand on voit par hasard quelques âmes vaquer à Dieu et demeurer sans cesse dans un saint repos, dans l'action de grâces et dans les délices de la divine dévotion, avec tant de grâce et de piété, qu'on peut croire qu'elles répandent des parfums sur la tête du Christ, il ne manque pas de gens pour dire: à quoi bon cette perte, et pour se plaindre avec raison, selon eux, que ceux qui pourraient rendre de si grands services aux autres, demeurent dans un repos qui ne profite qu'à eux. Ils ne parlent point ainsi par envie de leur sainteté, mais dans l'intérêt de la charité. Après tout, Dieu même qui est charité épargne bien souvent ces âmes qu'il voit adonnées avec délices aux goûts spirituels, surtout quand il voit que, par leur pusillanimité et leur faiblesse, ce sont encore des femmes sans force, et qu'elles ne sont point arrivées à l'état d'homme parfait. Or, celui qui lit dans le fond du coeur discerne beaucoup mieux cela que les hommes qui ne voient que la figure et ne jugent que sur les apparences, ne faisant point réflexion qu'il n'est pas également facile de se livrer au repos de la dévotion et de travailler utilement, de pratiquer l'humble soumission, et d'occuper utilement la première place; de se laisser conduire sans se plaindre et de conduire les autres sans pécher, d'obéir de plein gré et de commander avec discernement; de savoir enfin être bon parmi les bons, et bon encore au milieu des méchants; bien plus, d'être pacifique avec les enfants de la paix, et de se montrer pacifique encore avec ceux qui ont la paix en horreur. Jésus connaissant donc qui sont ceux qui sont propres ou impropres à se mêler du soin des autres, répond avec amour pour ces âmes délicates qu'il sait incapables, à cause de leur extrême délicatesse, de se charger de la conduite des affaires à ceux qui pensent le contraire et qui, à cause de cela, leur reprochent leur repos comme stérile par un zèle qui n'est pas bon, ni selon la science: «Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme?» Car s'il est vrai, comme je dois le reconnaître, que ce que vous voudriez la pousser à faire, est meilleur que ce qu'elle fait, néanmoins ce qu'elle fait à mon sujet est bien. Laissez-la donc, en attendant, faire le bien qu'elle peut. Je sais moi qu'elle n'est encore qu'une simple femme; mais quand, par un changement de la droite du Très-Haut, de femme elle sera devenue homme, ce qui ne pourra m'échapper quand ce sera, attendu que c'est par moi que ce sera, et parce que je la maintiendrai dans cet état qu'elle y demeurera, alors l'iniquité de l'homme sera préférable au bien d'une femme (Si 42,44). Voilà le mieux que j'attends d'elle. Je ne regarde point comme une perte l'effusion de ce parfum qui prouve la dévotion de cette femme, et qui est une figure de ma sépulture. A cela s'ajoute que son parfum répand bien loin son odeur. Aussi partout où cet Évangile sera prêché, on racontera à sa gloire faction qu'elle a faite (Mt 26,13).

4. Venons-en maintenant au quatrième parfum. Certainement, si on compare les deux premiers entre eux, on ne peut douter que le second ne soit meilleur que le premier, et bien plus exquis. Mais, ce qui paraîtra bien extraordinaire, c'est qu'on puisse en trouver un troisième qui soit préférable aux deux premiers, tel que le délicieux parfum dont l'Épouse des cantiques se flatte que son sein exhale l'odeur. Or, le meilleur suppose quelque chose de plus que ce qui est simplement meilleur, de même que ce qui est meilleur suppose le bon, pour que l'expression soit juste. Mais l'excellence du second parfum qui parfume la tête s'est trouvée si grande, que c'est à peine s'il se trouve une somme d'argent, je ne dis pas préférable, mais seulement égale à la valeur de ce parfum. Et pourtant je ne puis croire que l'Épouse ait menti, car elle n'a pas moins que la Vérité même pour époux: dont elle reproduit les propres paroles et qui, non-seulement ne veut point tromper, mais encore ne saurait se tromper lui-même. S'il en était autrement, ce serait en vain qu'elle désirerait et soupirerait après le bonheur des embrassements de la Vérité, si elle-même mentait à la vérité. Quel rapport peut-il y avoir, en effet, entre le mensonge et la vérité? Que dis-je.? la vérité ne perd-elle point tous ceux qui profèrent des paroles de mensonge (Ps 5,7)?

5 Peut-être bien, si nous cherchons dans l'Évangile, trouverons-nous quelque figure de cette âme. Il est dit, en effet, que «Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et Salomé, achetèrent des aromates pour venir embaumer le corps de Jésus (Mc 16,1).» Voyez-vous déjà, dès les premières lignes du chapitre, de quel prix doit être ce parfum matériel, puisqu'il ne suffit pas d'une ou deux femmes pour acheter les aromates qui le composent? Il y eut une femme gui apporta le premier parfum, une seconde femme apporta le second; mais, pour acheter le troisième, et pour le préparer, il n'en faut pas moins de trois, afin d'acheter ensemble ce que chacune d'elles n'aurait pu faire à part, et de venir ensuite embaumer le corps de Jésus, «ou pour venir embaumer,» je ne dis point les pieds ou la tête, mais «Jésus,» c'est-à-dire son corps tout entier. Mais remarquez que le Sauveur ne voulut pas permettre qu'un si précieux parfum fût perdu. Les saintes femmes n'ayant point trouvé son corps, le remportèrent et reçurent l'ordre de réserver pour son corps vivant, le parfum qu'elles avaient préparé pour son corps mort. C'est ce qu'elles firent quand elles prirent soin de verser leur baume dans les coeurs attristés des apôtres qui sont certainement les membres, mais les membres vivants du Christ, en leur annonçant la joyeuse nouvelle de sa résurrection. Si le Sauveur n'avait pas aimé ces membres-là beaucoup plus que le corps qui fut crucifié, il n'aurait point laissé attacher celui-ci à la croix pour celui-là. D'où je conclus que le dernier parfum l'emporte sur les deux premiers, puisque Jésus-Christ a voulu le réserver pour son corps vivant, je veux dire pour son Église à qui il est porté en effet, et pour le rachat duquel il a voulu souffrir la mort.






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