Bernard sermons 7096

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QUATRE-VINGT-SEIZIÈME SERMON. Les quatre fontaines du Sauveur et l'eau qu'on doit y puiser.



1. «Vous puiserez de l'eau avec joie aux fontaines du Sauveur (Is 12,3).» A la place du paradis que nous avons perdu, il nous a été donné le Sauveur Jésus-Christ. De même que d'une seule source, dans le paradis, sortaient quatre grands fleuves qui arrosaient le paradis terrestre, ainsi du fond de son coeur, coulent;quatre fontaines où on puise quatre sortes d'eau qui arrosent l'Église dans le monde entier. Ces quatre fontaines ce sont la vérité, la sagesse, la vertu et la charité. On vient donc puiser de l'eau à ces quatre fontaines, mais on en puise une sorte différente à chacune d'elles. En effet, à la fontaine de la vérité on puise l'eau des jugements; à celle de la sagesse, l'eau des conseils; à celle de la vertu, l'eau de la force et à celle de la charité, l'eau des désirs. L'eau des jugements nous fait connaître ce qui est permis, et ce qui ne l'est pas. L'eau du conseil nous fait discerner ce qui est utile de ce qui ne, l'est point. Mais comme les tentations ne manquent point aux élus qui marchent droit dans ces sentiers, car ils sont éprouvés de deux manières, par la terreur qui cherche à les abattre, et par les séductions qui ne cessent de les entraîner, ils ont besoin de se savoir armés de la force de la vertu de Dieu, contre les terreurs, et de la charité d'en haut contre la séduction des désirs, car les bons désirs éteignent les mauvais, comme dit un saint personnage. Nous pouvons encore raisonner ainsi. A quoi bon savoir ce qui est utile, ce que nous enseignent les jugements et les conseils, si nous ne pouvons point le faire? Voilà pourquoi après les eaux des jugements, et des conseils on doit puiser l'eau de la force. De même, en raisonnant comme nous venons de le faire, à quoi bon pouvoir, si la charité n'est point la fin de tout? Aussi, faut-il, après le jugement, après les conseils, après la force, puiser de l'eau à la fontaine des désirs, afin que la vie éternelle soit la fin de tout ce que nous goûtons, disons, faisons ou souffrons.

2. Pour rendre plus clair encore ce que je viens de dire sur les fontaines et sur l'eau qui s'en écoule, il me semble à propos de recourir au témoignage des Écritures, et de relever par des fils d'argent les ressemblances d'or que je vous ai montrées. Et d'abord, il ne me semble douteux pour personne que ces quatre fontaines coulent du sein même de Jésus; mais comment y puise-t-on les eaux dont j'ai parlé, voilà ce qu'il faut montrer. Que David vienne donc à mon aide, et qu'il nous apprenne que les jugements coulent de la fontaine de la. vérité. N'est-ce pas le sentiment qu'il exprimait quand il disait: «Que mon jugement sorte de votre visage (Ps 16,2).» En effet, ce saint homme n'aurait certainement pas appelé sien un jugement qui ne sortirait point du visage de Dieu, c'est-à-dire de la vérité, car il savait bien que les élus de Dieu se règlent sur les jugements de la vérité, comme sur une règle de fer, et comme il se sentait sous leur direction, il disait dans ses chants les plus joyeux: «Les jugements de Dieu sont vrais, et se justifient eux-mêmes; ils sont plus désirables que l'or et les pierres précieuses, et plus doux que le miel même en ses rayons (Ps 18,10).» Si par hasard on a peur de s'en écarter, il faut prêter l'oreille à la voix du Père qui fait entendre ses menaces par la bouche du même Prophète: «S'ils ne marchent point dans mes préceptes, et s'ils ne gardent point mes commandements, je visiterai avec la verge leurs iniquités, et je punirai leurs péchés par des plaies (Ps 88,32).» Ce sont ces mystères du jugement de Dieu, que rapportait le Porte-clef du royaume des cieux, quand il disait: «Il est temps que Dieu commence son jugement par sa propre maison. Et, s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui rejettent l'Évangile de Dieu ()?» Or, ces paroles s'adressent aux élus. Il y a un autre jugement qui se rapporte aux réprouvés, et qui, de même que le premier, coule aussi de la Vérité même. Ainsi, elle dit par la bouche de Paul: «que Dieu condamne selon. la vérité ceux qui font ces actions (Rm 2,2).» Enfin la Vérité même, parlant en même temps de ces deux jugements dit: «Je suis venue en ce monde pour exercer un jugement, c'est-à-dire pour que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jn 9,39).» Et il montre la différence qui leur est propre quand il dit: «ceux-ci iront au supplice éternel, tandis que ceux-là, les justes, iront à la vie éternelle (Mt 25,6).»

3. Après avoir vu comment les jugements se puisent à la fontaine de la vérité, voyons comment les conseils coulent de la fontaine de la sagesse. Qui doute que l'apôtre Paul ait été sage, quand saint Pierre, son collègue en apostolat, rend témoignage de la sagesse qu'il a reçue (), et que toutes les paroles Ide cet apôtre ne respirent que la sagesse. Qu'il ouvre donc la bouche pour nous donner des conseils, et que par là il nous apprenne ce qui convient à des voyageurs comme nous, à des hommes qui ont hâte d'arriver à la céleste patrie. «Quant aux vierges, dit-il, je n'ai pas reçu de commandements du Seigneur, mais voici le conseil que je leur donne, pour être un ministre fidèle. Je crois donc qu'il est avantageux à l'homme, à cause des nécessités pressantes de cette vie, de demeurer tel (2Co 7,25-26), c'est-à-dire de ne se point marier. S'il avait reçu un commandement au sujet de la virginité, il n'y aurait de permis que ce qui serait prescrit; mais comme il est également permis de se marier ou de ne le point faire, que pouvait-il faire de mieux que de dire: «il est avantageux de rester tel?» Surtout quand les besoins pressants de la vie ont souvent coutume de fondre sur nous, que la rapidité du temps nous conduit rapidement à la mort; et que la figure de ce monde passe vite. Ailleurs, en parlant d'une veuve, il dit: «Mais cependant elle sera plus heureuse, si elle demeure veuve, comme je le lui conseille (2Co 7,40).» Et, de peur qu'on ne croie que c'est de son propre coeur, non point de la fontaine du Sauveur qu'il tire ce conseil, il ajoute: «et je crois que j'ai aussi en cela l'esprit de Dieu.» Mais pourquoi m'arrêter à rapporter quelques exemples quand tout sexe, toute condition trouve des conseils de salut dans ses paroles, pour peu qu'il les y cherche avec soin? Mais si on veut s'assurer dans un mouvement de curiosité, si, véritablement, comme on le dit, les conseils émanent de la sagesse, qu'on lise les livres qui sont attribués à la Sagesse où tout le contexte des discours semble fait pour donner des conseils. Mais si, dans une pensée de prudence et d'utilité, on veut y puiser la vie, nous entendrons la voix de la Sagesse même qui nous y invite en ces termes salutaires: «Si vous voulez la vie, arriver à la vie, observez les commandements (Mt 19,17).» De qui, demandez-vous? Elle vous répond: «Craignez Dieu et observez ses commandements (Qo 12).» Entendez-la vous crier dans un sentiment tout maternel: «Donnez-moi votre coeur (Pr 23,26).» O combien je voudrais, moi aussi, suspendre mon coeur aux paroles de celui dont le coeur bienfaisant fait retentir de si doux conseils de vie! Puissé-je tremper la plume de ma langue dans sa fontaine, pour devenir capable de vous parler d'une manière utile,de ce qui me reste à vous dire des deux autres fontaines, c'est-à-dire de la vertu et de la charité.

4. Comme ces quatre fontaines mêlent si bien leurs goûts que quiconque boit de l'une est invité à boire de l'autre par une ineffable douceur de délectation, il est temps que je passe de la sagesse à la vertu, et que je montre comment on y puise l'eau de la force autant que la vertu même me donnera la force de le faire. Or, de même que plus haut je disais que la vérité a deux jugements, dont l'un nous dit ce qui est permis et l'autre ce qui ne l'est pas, et que la sagesse aussi en a deux; un qui nous apprend ce qui est expédient, et l'autre ce qui ne l'est point, ainsi devons-nous reconnaître ici qu'on peut puiser deux sortes d'eau de force à la fontaine de la vertu, une qui purifie les élus de leurs fautes, et l'autre qui les rafraîchisse dans leurs tourments. Donnons un exemple de l'une et de l'autre. L'évangéliste saint Luc rapporte (Lc 8,43) qu'une femme qui souffrait d'un flux de sang, après avoir dépensé toute sa fortune en médecins, sans pouvoir obtenir sa guérison, s'approcha du Seigneur par derrière, toucha la frange de son vêtement, et aussitôt son flux de sang s'arrêta. Jésus, de son côté, dit: «Qui m'a touché?» Et comme ses disciples lui disaient . «Quand la foule vous presse de tous côtés et vous accable, vous dites: «Qui m'a touché?» Il leur répartit: Quelqu'un m'a touché, car je sens, moi, qu'une vertu est sortie de moi.» Voilà les eaux de force que puisa cette femme à la fontaine de la vertu; elles la purifièrent de son flux de sang dont aucun médecin n'avait pu la guérir. Si vous me faites remarquer que ce témoignage n'a aucun rapport avec le sujet qui nous occupe en ce moment, attendu qu'il ne semble pas que cette femme ait été purifiée de ses fautes, mais seulement d'une maladie corporelle, il faut savoir que c'est la coutume de la vertu de Dieu de guérir le coeur avant le corps. Aussi voyons-nous dans un autre endroit que lorsqu'on lui présenta un paralytique à guérir, ce beau et charitable médecin, voulant commencer par guérir le plus important, je veux dire l'âme avant le corps, lui dit: «Ayez confiance, mon fils, vos péchés vous sont remis (Mt 9,2).» Et ensuite, sa conscience étant guérie, il guérit le corps en disant: «Levez-vous, emportez votre lit et retournez dans votre maison (Mt 9,2).» De même il commença par purifier le coeur de cette femme en y mettant le don de la foi, selon ce qui est écrit . «Fortifiant leur coeur et leur foi (Ac 15,9),» qui lui fit mériter la santé extérieure du corps. C'est ce que le Seigneur même nous fait entendre, quand il dit: «Ma fille, votre foi vous a sauvée; allez en paix (Lc 8,43).» Mais on puise encore à la fontaine de la vertu l'eau de la force dans les tourments, comme le font voir les trois enfants dans la fournaise que la flamme rafraîchit au milieu d'un feu ardent comme celui d'un incendie; c'est ce que prouve encore parfaitement l'admirable martyr Vincent, qui, au milieu des plus cruels tourments, non-seulement les supporta avec constance, mais encore excitait, en ces termes, la fureur de son bourreau:» Lève-toi, et déchaîne contre moi toute la fureur de ta méchanceté, tu verras que, par la vertu de Dieu, je suis plus fort pour souffrir que tu ne saurais l'être pour multiplier mes souffrances.» On pourrait en dire bien davantage sur cette fontaine de vertu, mais je préfère me borner à ce peu de mots, parce que j'aime mieux boire à la fontaine de vertu, que d'écrire sur elle.

5. Le Rédempteur lui-même nous convie à cette fontaine en ces termes: «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive, et des eaux vives couleront de son ventre (Jn 7,37).» L'Évangéliste, poursuivant son récit, nous fait connaître la fontaine où il nous invite à venir. «Il parlait, dit-il, de l'Esprit qu'ils devaient recevoir en croyant en lui (Jn 7,39).» De quel esprit parlait-il, si ce n'est de l'esprit de charité que le monde ne peut recevoir, et que ne reçoivent que ceux qui croient en lui? Allons donc puiser à cette fontaine l'eau des désirs, et divisons-les en deux ruisseaux, afin que de même qu'il y a deux préceptes de la charité, il y ait aussi deux désirs par lesquels ces préceptes soient remplis. En effet, il y a le désir par lequel Dieu est aimé pour lui-même, et celui par lequel le prochain l'est pour l'amour de Dieu. Or, dans le premier précepte il n'y a point de mesure à garder; c'est de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces que Dieu est aimé; mais il y en a une dans le second, puisqu'il est dit: «Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Mt 22,39).» C'est du premier amour que brûlait le Prophète quand il disait: «De même qu'un cerf soupire après les sources d'eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (Ps 41,2).» Et encore: «Mon âme se consume et défaille de désir dans les portiques du Seigneur (Ps 83,3).» C'était le second amour que l'Apôtre témoignait aux Romains quand il leur écrivait en ces termes: «J'ai un grand désir de vous voir, pour vous faire part de quelque grâce spirituelle (Rm 1,11),» et que le Seigneur montrait à ses disciples quand il leur dit dans l'Évangile: «J'ai désiré d'un ardent désir de manger cette Pâque avec vous avant que je souffre (Lc 22,15).»

6. Or, il faut remarquer que le coeur de l'homme est excité et porté à l'amour de Dieu particulièrement par trois affections, ce qui explique comment il lui est ordonné d'aimer de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces. La première de ces affections est douce, la seconde prudente, et la troisième forte. Pierre ressentait la première quand il détournait le Seigneur de mourir; il est évident qu'il éprouvait le doux amour du coeur quand il redoutait la passion pour lui. Aussi lorsqu'il entendit ces paroles: «Arrière Satan, vous ne goûtez pas les choses de Dieu, mais celles de l'homme (Mc 8,33),» il se vit éclairé par ce langage, et, comprenant tout ce que la mort du Christ avait de bon, il se mit à aimer de toute son âme et d'un amour prudent, celui. que d'abord il n'avait aimé que de tout son coeur et d'un amour plein de douceur; mais il ne l'aimait pas encore de toutes ses forces, autrement il ne l'aurait certainement pas renié par la crainte de la mort. Mais après la résurrection et l'ascension, ayant reçu le Saint-Esprit d'en haut, il aima enfin de toutes ses forces celui pour qui il ne craignit point dans la suite de subir l'horrible supplice de la croix. Quant à l'amour du prochain, nous le pratiquons aussi de trois manières, soit en édifiant la charité, là où elle n'existe pas, soit en l'empêchant de périr, soit enfin en ne la laissant pas s'amoindrir là où elle est. Or, quiconque exerce cette charité envers le prochain avec un coeur pur, mérite très-certainement d'obtenir plus tard celle qui n'est autre que Dieu même.



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QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME SERMON. Douceur de la parole et du joug du Christ, qui est dur au dehors, mais très-doux au dedans.



1. «Le lait et le miel sont sous la langue (Ct 4,11).» Il faut qu'il en soit ainsi; car ce qui est dans sa langue sonne durement à nos oreilles. «Les paroles du sage sont comme des aiguillons et comme des clous enfoncés profondément (Qo 12,11).» Il y en a un dont les paroles sont plus douces que l'huile (Ps 65,22), mais jamais l'huile du pécheur ne coulera sur ma tête (Ps 140,15). Mieux vaut que le juste me reprenne et me gourmande, car s'il le fait c'est dans un sentiment de miséricorde, plutôt que cette huile oigne .ma tête, car c'est une huile pleine de dol. C'est encore bien à propos que les paroles de celui qui nous flatte pour nous entraîner, ou qui ne nous conseille que l'iniquité, sont dites plus douces que le miel au lieu de molles, attendu qu'elles ont une douceur moins vraie et moins solide que fardée et déguisée, puisque ses paroles sont des traits aigus (Ps 54,22). Et après cela qu'y a-t-il sous sa langue? Écoutez la parole du Prophète: «Letravail et la douleur (Ps 9,7),» vous dit-il. Or; selon le même Prophète, ce qu'il y a sous la langue de celui qui simule le travail et la peine, dans ses commandements (Ps 93,20), c'est du lait et du miel. Vous vous étonnez que la vérité connaisse la feinte? S'il est permis dé s'en étonner, il ne saurait l'être d'en douter, en voulez-vous une preuve? Lisez l'Évangile: «Il feignit d'aller plus loin (Lc 24,28). «Et pourquoi ne feindrait-il point aux yeux de celui qu'il a fait? Ne tonnait-il pas ce dont nous sommes formés? Il sait que notre limon ne peut supporter le travail, ne souffre point de retard et se brise au choc de l'un et de l'autre. C'est donc par un effet de sa bonté qu'il a pourvu à ce que la piété eût les promesses de la vie présente et de la vie future, et au lieu de nous imposer un travail, l'a simulé dans ses commandements. Mais écoutez comment il se trahit et montre qu'il simule la peine et le travail: «Prenez mon joug sur vous et vous trouverez le repos pour vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger (Mt 11,29).» N'est-ce point un travail simulé, qu'un travail qui n'est pas un travail, mais un repos?

2. Ainsi voilà donc le travail dans la langue et le miel dessous. Qu'y a-t-il dessus? Des choses ineffables qu'il n'est pas donné à l'homme d'articuler (2Co 12,4). Malheureux hommes qui, ne faisant attention qu'à ce qui sonne dans les langues, ne peuvent saisir ni ce qui est caché sous la langue, ni ce qui se trouve dessus. «Cette parole est dure (Jn 6,64),» disent-ils; oui, bien dure, et pourtant c'est une parole de vie. «Celui qui ne prend point sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi (Mt 10,38). Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son Père et sa mère, et même encore son âme, il n'est pas digne de lui (Lc 14,26).» Que se pouvait-il dire de plus dur? Ne vous y trompez pas; il vous semble que c'est un caillou, c'est du pain; cette parole est dure en apparence, elle est pleine de douceur au dedans. Le Seigneur votre Dieu vous éprouve: l'exercice de la foi et la preuve de l'amour est dans cette peine simulée Mais, après tout, supposons que ce soit une pierre, n'avez-vous pas au moins la foi des démons? «Si vous êtes le Fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent des pains (Mt 4,3).», Nous savons tous qui parlait ainsi. Il ne doutait pas celui-là que d'un seul mot, (or, il n'est rien de plus facile que ce qu'on fait d'un mot), celui qu'il croyait être le Fils de Dieu, pouvait faire nie pain d'une pierre. Il est permis d'aller à l'école, même d'un ennemi. Disons aussi au Fils de Dieu: dites que ces pierres deviennent des pains; car celui qui était venu pour le salut non des démons, mais des hommes, réfuta ses ennemis de manière à instruire ses enfants. Il ne dit pas le mot que le tentateur voulait entendre de sa bouche, mais celui qu'il nous importait d'entendre, un mot qui fit de lui qui est notre pierre, notre pain, non point le pain du tentateur.» L'homme, repartit-il, ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4).»

3. Mais que murmures-tu en entendant ces paroles, ô ennemi de la vérité? Tu en conviens toi-même et tu ne peux le nier, le Fils de Dieu, peut dire que ces pierres deviennent des pains. Eh bien donc, quand il parle de la parole de Dieu et dit sans restriction qu'on ne vit que de ses paroles et que toute la vie de mon âme se trouve en de telles paroles, que viens-tu murmurer à mon oreille à propos d'une de ses paroles: «Ce langage est bien dur?» Est-ce que toi qui n'es point le Fils de Dieu, tu prétendrais que les paroles que le Fils de Dieu a dites, et qui sont devenues un aliment de vie, ne sont que des pierres? Ce n'est pas moi qui croirai, comme tu as eu la téméraire audace de le croire toi-même, que tu sois égal à Dieu et qu'un mot de toi fasse que du pain redevienne une pierre. Puisque tu n'es pas le Fils de Dieu, c'est en vain que tu diras que ces pains deviennent des pierres. Ce n'est pas moins en vain que tu nous offres ta pierre pour du pain, un scorpion pour un neuf, un serpent pour un poisson. Et malheur à ceux qui appellent une pierre du pain et du pain une pierre, prenant ainsi la lumière pour les ténèbres et les ténèbres pour la lumière (Is 5,20); qui réputent le joug du Christ dur, et croient qu'il y a des délices cachées sous les ronces. Je ne voudrais point de ces délices, j'aime bien mieux goûter et voir combien le seigneur est doux (Ps 33,8). C'est ce qu'avait eu soin d'éprouver par lui-même non en vain celui qui nous donne ce conseil. Il nous dit enfin: «Que vos paroles me sont douces à la bouche (Ps 118,103)!» et ailleurs: «combien est grande, Seigneur, l'abondance de votre douceur que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent (Ps 30,23)!» Mais où pensez-vous qu'il la cache? sous sa langue, sous la tête de celle qui dit: «Sa main gauche est sous ma tête et sa main droite me tiendra embrassée (Ct 2,6).» Car si la douceur et une douceur abondante, oui grande, très-grande même se trouve dans la promesse de la vie présente, la perfection de cette douceur n'est que dans la promesse de la vie future. Le Psalmiste a dit «vous l'avez rendue pleine et entière pour ceux qui espèrent en vous, à la vue des enfants des hommes (Ps 30,20).» Qu'a-t-il ainsi rendu parfait? Cette parole n'est point dans la langue, mais sur la langue. Aussi si l'oreille n'entend point ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, c'est parce que la bouche ne l'a point articulé. Or cette perfection n'est pas dans le secret, c'est en présence des enfants des hommes. C'est donc avec justesse que l'Apôtre ne la montre pas encore comme atteinte, et ne la répute telle que pour ceux qui ont l'espérance, comme il le dit en ces termes: «Nous ne sommes encore sauvés que par l'espérance (Rm 8,24).»





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QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME SERMON. Des Fils de la paix en qui Dieu habite.

«Il a choisi la paix pour sa place (Ps 35,3).» Il y a une paix feinte, telle est celle de Judas. Il y en a une qui est contre l'ordre, comme celle d'Adam et d'Ève. Ni l'une ni l'autre n'est le lieu où le Seigneur habite. Il n'y a que la paix chrétienne, celle que le Seigneur laisse et donne à ses disciples qui soit le lieu du Seigneur. Elle est offerte au monde entier par les saints prédicateurs, mais il y en a qui la repoussent comme il s'en trouve qui la reçoivent. Pour nous, secouant la poussière de nos pieds sur ceux qui n'aiment point la paix, nous nous réfugions auprès de celui qui l'aime. Or, les uns reçoivent la paix, les autres la retiennent et d'autres encore la font. On peut les désigner chacun par un nom différent, et appeler les uns, lés pacifiés, les autres les patients et les troisièmes les pacifiques, chacun recevant le nom qui convient à l'état de paix où il se trouve. Les pacifiés possèdent parla paix la terre de leurs corps, parce qu'ils sont doux (Mt 5,4). Les patients possèdent leur âme, c'est à eux que s'adressent ces paroles: «Vous posséderez vos âmes dans votre patience (Lc 21,19)» Quant aux pacifiques, non-seulement ils possèdent leur âme, mais ils possèdent aussi celle des autres en qui ils font régner la paix. Aussi est-ce à juste titre qu'on les appelle enfants de Dieu. Ainsi on appelle pacifiés ceux qui reçoivent la paix, c'est d'eux qu'il est écrit: «S'il se trouve là un enfant de la paix, votre paix se reposera sur lui (Lc 10,6).» Mais comme ils sont faibles et agités par les scandales, ils perdent vite la paix qu'ils ont reçue. Les patients sont ceux qui retiennent la paix qu'ils ont reçue et ne la perdent sous le coup d'aucune injustice. C'est à ceux-là comme étant plus justes qu'il est dit: «Aimez la paix et la sainteté sans laquelle on ne voit point Dieu (He 12,14).» Les pacifiques sont ceux qui font régner la paix non-seulementen eux, mais dans les autres et qui, de plus, aiment même ceux qui veulent les priver de la paix, selon ce qui est écrit: «J'étais pacifique avec ceux mêmes qui haïssent la paix (Ps 119,6).» Voilà ceux que Dieu aime comme ses enfants, ce sont comme les pierres vivantes dont la Sagesse construit un temple, et pour qu'ils ne puissent se détacher de cet édifice, quelque effort qui soit tenté pour cela, avec l'aide de Dieu qui en a fait son habitation, ils se sont taillés carrément à l'instar des pierres, de quatre manières différentes, par dessus, par dessous, à droite et à gauche. Pardessus en soumettant avec autant de sagesse que d'humilité leur volonté à celle de Dieu; par dessous en conduisant la chair selon les règles de la tempérance; à droite en embrassant avec justice les bons, et à gauche en souffrant les méchants avec force et courage.





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QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME SERMON (a). Il y a quatre sortes d'hommes qui vont au ciel.


Il y a quatre sortes d'hommes qui vont au ciel. Les uns le prennent de force et les autres l'achètent, ceux-ci le volent et ceux-là y sont menés de force. Ceux qui le prennent ce sont ceux qui ont tout quitté et qui se sont mis à la suite de Jésus-Christ. C'est d'eux qu'il est dit: «Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Mt 5,3).» Ceux qui viennent au second rang, ce sont ceux qui moissonnent dans la chair, tandis qu'on a semé pour eux dans l'esprit, c'est à eux que le Seigneur s'adresse dans l'Evangile quand il dit: «Faites-vous des amis avec l'argent de l'iniquité, afin que lorsque vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels (Lc 16,9).» On les appelle marchands, parce qu'ils donnent, dans les biens temporels qu'ils possèdent, afin d'en recevoir dans la vie future, des biens éternels qu'ils ne peuvent mériter que par eux. Il faut, en effet, que ceux qui doivent être examinés au jugement dernier soient des amis du juge ou qu'ils aient des amis qui intercèdent pour eux. Ainsi la première place dans la béatitude appartient à ceux qui intercèdent, et la seconde à ceux pour qui ils intercèdent. Il y en a qui font, sans qu'on les voie, des bonnes oeuvres qui leur méritent le ciel; toutefois, on dit qu'ils volent le ciel, parce que, fuyant la gloire qui vient des hommes, ils se contentent du témoignage de Dieu. Ils sont représentés dans l'Évangile par la femme qui était malade d'une perte de sang et qui pensait en elle-même et se disait: «Si je touche la frange de son vêtement, je serai sauvée (Lc 8,43).» En parlant ainsi, elle s'approchait de Jésus sans qu'on la remarquât, le touchait et était guérie. Ceux qui sont menés de force au ciel, ce sont, par exemple, les pauvres qui sont pauvres malgré eux, ceux que Dieu purifie ici-bas, dans la grâce, par le jeu de la pauvreté pour n'avoir point à les punir un jour dans les flammes du jugement. C'est d'eux qu'il est écrit «Contraignez-les d'entrer, afin que ma maison soit remplie (Lc 14,23).» Il y en a beaucoup qui sont forcés, et ils le sont de diverses manières et sous le coup de diverses afflictions. Par une admirable providence de Dieu en souffrant sinon de bon gré, du moins avec patience des peines temporelles, ils méritent la vie éternelle.

a V. Les Fleurs de saint Bernard, livre 9, chapitre XVI.



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CENTIÈME SERMON. Différence entre le peuple et un prélat.

Il doit y avoir la même distance entre un évêque et son peuple, qu'entre un pasteur et son troupeau. L'un se tient haut et debout, l'autre courbe la tête et se penche vers la terre. C'est comme dit un poète: «Tandis que les autres êtres animés sont penchés et ne regardent que la terre, l'homme a reçu du ciel un front levé (Ovid.metamorph. I).» L'un régit et l'autre est régi; l'un paît et l'autre en fait paître; en sorte qu'on peut distinguer l'un de l'autre à la forme et à la manière d'être. L'un tient à la main une verge pour frapper, ou plutôt pour conduire et ramener la brebis. Mais, que signifie la verge que le pasteur tient à la main, sinon qu'il faut une discipline dans l'action, et qu'un supérieur doit instruire ses inférieurs moins de la voix que de l'exemple. Des disciples rougiraient, en effet, d'être orgueilleux si leurs maîtres leur donnaient l'exemple de l'humilité. Aussi est-il écrit du Seigneur: «Tout ce que Jésus a enseigné il a commencé par le faire (Ac 1,4).» Il tient aussi un bâton, mais c'est pour frapper le loup; ainsi, sa verge est pour la brebis et le bâton pour le loup. Ce qui veut dire qu'il faut reprendre avec plus de douceur les doux et les obéissants, et plus durement ceux qui ont le coeur dur et qui sont méchants, et même, s'il en est besoin, on doit les frapper d'anathème. Le pasteur tient un chien en laisse, c'est-à-dire, il retient son zèle dans les bornes de la discrétion, pour n'être point du nombre de ceux dont il est écrit: «Ils ont du zèle pour Dieu, mais c'est un zèle qui n'est pas selon la science (Rm 10,2). «Enfin, tout bon pasteur a du pain dans sac besace, c'est-à-dire, il a la parole de Dieu dans la mémoire.



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CENT-UNIÈME SERMON. Il y a quatre manières d'aimer.

Il y a deux amours, le charnel et le spirituel, d'où il suit qu'il y a quatre manières d'aimer. En effet; si on peut aimer la chair d'un amour charnel et l'esprit d'un pareil amour, on peut également aimer la chair et aimer l'esprit d'un amour spirituel. Or, il y a dans ces quatre sortes d'amour une succession, un progrès des choses inférieures aux supérieures. En effet, pour que les hommes qui ne savaient aimer que la chair, et ne l'aimer que d'un amour charnel, s'avançassent au point d'aimer Dieu même d'un amour spirituel, Dieu s'est fait chair, et soit en parlant, soit en vivant avec les hommes, il a commencé par se faire aimer d'eux d'un amour charnel. Mais lorsqu'il voulut donner sa vie pour ses amis, ils aimaient déjà son esprit, mais ce n'était encore que d'un amour charnel. Aussi, Pierre lui répondit-il, quand il leur parlait de sa passion: «Ah! Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera point (Mt 16,22).» Mais lorsque ses disciples surent que sa passion était le mystère de la rédemption, ils se mirent à aimer sa chair dans sa passion d'un amour spirituel. Quand il ressuscite et monte au ciel, ils aiment son esprit d'un amour spirituel, et, la joie dans l'âme, il s'écrient: «Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas maintenant de cette sorte (2Co 5,16).» Il en est de même de nous, nous aimons notre chair d'un amour charnel quand nous aimons et satisfaisons ses désirs. Nous aimons notre esprit charnellement aussi, quand nous le brisons dans la prière, avec larmes, soupirs et gémissements. Nous aimons notre chair d'un amour spirituel, quand après l'avoir soumise à l'esprit, nous l'exerçons spirituellement dans le bien et veillons avec discernement à sa conservation. Nous aimons notre esprit spirituellement, lorsque nous faisons passer par un mouvement de charité nos goûts spirituels même après l'intérêt du prochain.





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CENT-DEUXIÈME SERMON. Manière de revenir à Dieu.



1. Pour revenir à Dieu, il y a une manière tout opposée à celle dont le premier homme est tombé. En effet, placé dans le paradis terrestre, Adam commença par perdre Dieu de vue. Saint Augustin nous atteste, en effet, que ce n'est pas le tentateur qui aurait pu chasser Adam du paradis, si d'abord son âme n'avait commencé par s'élever (August. l. XIV, de civit. Dei, c. 13); car il est écrit avec bien de la vérité: «L'esprit s'élève avant la chute (Pr 16,18).» Ensuite il perdit la justice quand il obéit plutôt à la voix de son épouse qu'à celle de Dieu. En effet, la justice est une vertu qui rend à chacun ce qui lui appartient. En troisième lieu il perdit le jugement, quand, étant repris après sa faute, il semble la faire retomber indirectement sur son auteur en la rejetant sur sa femme; car il dit: «La femme que vous m'avez donnée pour compagne m'a présenté de ce fruit, et j'en ai mangé (Gn 3,12).»Il faut donc que l'homme, maintenant en exil, revienne à Dieu par les mêmes degrés qui ont conduit le premier homme à la porte du paradis terrestre. En premier lieu donc, il faut faire le jugement; en second lieu, exercer la justice; et enfin pratiquer la circonspection. Or, le jugement pour nous, c'est de nous juger, et de nous accuser nous-mêmes; la' justice est pour le prochain, et la circonspection se rapporte à Dieu.

2. Le Prophète Michée nous fait connaître cette voie pour retourner à Dieu quand il nous dit: «ô homme, je vous dirai ce qui vous est utile, et ce que le Seigneur demande de vous. C'est que vous agissiez selon la justice, que vous aimiez la miséricorde, et que vous marchiez en la présence du Seigneur avec une vigilance pleine d'une crainte respectueuse (Mi 6,8).» C'est la voie que nous enseigne aussi le Christ, s'il faut en croire saint Paul quand il nous dit: «La grâce de Dieu notre Sauveur a paru à tous les hommes, et elle nous a appris que, renonçant à l'impiété et aux passions mondaines, nous devons vivre dans le siècle présent avec tempérance, avec justice et avec piété (Tt 2,11).» Et d'abord «avec tempérance» cela se rapporte à nous, «avec justice,» c'est pour le prochain, «et avec piété,» voilà pour Dieu. Et même il nous parle du regard vers Dieu quand il nous dit: «Étant toujours dans l'attente de la béatitude que nous espérons et de l'avènement glorieux du grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ (Tt 2,13).» Dans plusieurs autres endroits des saintes Écritures, on peut encore trouver, si on le cherche, cette ordre de voie et cette institution de vie; tel est celui-ci par exemple: «Heureux l'homme qui demeure appliqué à la sagesse, qui s'exerce à pratiquer la justice, et qui pense en lui-même à l'oeil de Dieu qui voit toutes choses (Si 14,22).» C'est que, en effet, celui qui se juge lui-même maintenant pour échapper au jugement éternel de Dieu, est fixé dans la sagesse et véritablement sage. L'Apôtre dit, en effet: «Si nous nous jugeons nous-mêmes nous ne serons pas jugés (1Co 11,31).» Il est sage non pas de la sagesse de ce monde, mais de la sagesse du monde invisible et qui fait par une admirable opération de Dieu, que les élus et ceux qui, en ce monde, sont broyés sous les coups et comme écrasés, soient plus tard placés, sans que le. marteau retentisse, dans le palais du vrai Salomon.





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