Thomas sur Jean 1

Jean 1, 1-2: LE VERBE DIVIN



23. L’intention principale de Jean l'Evangéliste, nous l’avons dit dans le prologue, est de montrer la divinité du Verbe Incarné. D’où la division de son Evangile en deux parties; il expose d’abord la divinité du Christ — c’est le chapitre 1 — puis la manifeste par ce qu’a fait le Christ dans la chair — c’est le reste de l’Evangile.

Dans ce premier chapitre, il commence par affirmer la divinité du Christ [n° 24] et continue en montrant la manière dont cette divinité s’est fait connaître à nous

[n° 179]. Dans son affirmation de la divinité du Christ, l’Evangéliste traite d’abord du Christ en tant que Dieu, puis de l’Incarnation du Verbe [n° 108].

Traitant du Christ en tant que Dieu, il en considère, comme on doit le faire en toute réalité, l’être et l’opé ration ou puissance. Il parle d’abord de l’être du Verbe incarné quant à la nature divine, et c’est l’objet de la présente leçon; il parlera ensuite de sa puissance ou de son opération [n° 68]. Pour faire connaître l’être du Verbe quant à la nature divine il le montre sous quatre aspects: quand était-il? DANS LE PRINCIPE. Où était il? ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Qu’était il? ET LE VERBE ETAIT DIEU. Comment était-il? IL E TAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DiEU. Les deux premiers aspects répondent à la question: existe. t-il? les deux autres à la question: qu’est-il?


DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE

24. Il nous faut commencer par voir ce que signifie DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE. Trois points sont ici à examiner avec soin: le sens du terme VERBE, celui de DANS LE PRINCIPE, et enfin celui de toute la proposition.

LE VERBE

25. Pour avoir l’intelligence du mot "Verbe", il faut savoir que, selon le Philosophe, ce que disent les paroles est signe de ce qui est dans l’esprit, c’est-à-dire de ce qu’il a éprouvé 1. L’Ecriture a coutume de donner aux réalités signifiées le nom des signes, et inversement; ainsi l’Apôtre dit la pierre, c’était le Christ 2 s’ensuit nécessairement que ce qui se trouve à l’intérieur de l’esprit, et que nous faisons connaître par notre verbe [parole] extérieur, est aussi appelé "verbe". Que ce nom de "verbe" convienne en premier lieu à la parole proférée à l’extérieur, ou plutôt à ce que conçoit intérieure ment notre esprit, cela n’a pas d’importance pour le moment. Il est clair cependant que le verbe que la parole signifie et qui se trouve à l’intérieur de l’esprit est antérieur au verbe proféré, puisqu’il en est la cause.

Si donc nous voulons savoir ce qu’est dans notre esprit le verbe intérieur, voyons ce que signifie la parole proférée à l’extérieur.

Dans notre intelligence, il y a trois [éléments]: la puissance intellectuelle elle-même, la forme intentionnelle de la réalité saisie par l’intelligence 3, qui informe cette intelligence en ayant avec elle le même rapport que la forme intentionnelle de la couleur avec l’oeil, et enfin l’opération qui est l’acte d’intelligence. Cependant la parole proférée à l’extérieur ne signifie aucun de ces trois [éléments].

Par exemple, celui qui prononce le nom "pierre" n’exprime pas la substance de l’intelligence — ce n’est pas ce qu’il vise; il n’exprime pas la forme intentionnelle qui est ce par quoi l’intelligence saisit [la réalité] — ce n’est pas non plus ce qu’il veut nommer; enfin, il n’exprime pas davantage l’acte d’intelligence, car celui-ci n’est pas un acte procédant de manière extérieure de celui dont l’intelligence est en acte, mais une action qui demeure en lui-même. On appelle en termes propres "verbe intérieur" ce que forme, par son acte d’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte.

Or, selon ses deux opérations, l’intelligence forme deux choses. En effet, selon l’opération que l’on appelle la saisie des indivisibles 4, elle forme une définition; et selon l’opération par laquelle elle compose et divise, elle forme une énonciation ou quelque chose de ce genre. Ce qui est ainsi formé et exprimé par l’opération de l’intelligence — soit qu’elle définisse, soit qu’elle compose et divise — est signifié par la parole extérieure. C’est pourquoi, pour Aristote, la définition est le contenu intelligible signifié par le nom. C’est donc ce qui est ainsi exprimé, ainsi formé dans l’esprit, qu’on appelle verbe intérieur. Par rapport à l’intelligence, ce n’est pas ce par quoi l’intelligence saisit, mais ce dans quoi elle saisit, parce qu’elle voit, dans ce qu’elle a formé et exprimé, la nature de la réalité qu’elle saisit. Nous avons donc main tenant le sens de ce mot "verbe".
1. Cf. ARIST0TE, Peri hermeneias, 16 a 3-4" Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. "
2. 1 Corinthiens 10, 4.
3. Comme toute forme, la forme intentionnelle détermine. "Intentionnelle" veut dire qu’elle est relative à une autre forme, et que par conséquent elle n’est jamais première. La détermination de la forme intentionnelle est donc semblable à la forme à laquelle elle est relative, ici la détermination de la réalité existante. Précisons. Cette forme intentionnelle peut se prendre de deux manières soit elle spécifie l’intelligence, et elle est alors le fruit de l’intellect agent illuminant le phantasme, l’image ou forme intentionnelle sensible qui représente la réalité atteinte par nos sens; on la dit alors" forme intentionnelle intelligible — " ou "forme intentionnelle de la réalité saisie par l’intelligence"; soit elle détermine notre acte d’intelligence, rendant présent, au plus intime de notre intelligence, l’objet connu; on la dit alors" forme intentionnelle intelligée", "verbe" ou "concept".
4. A la suite d’Aristote, saint Thomas distingue deux opérations de l’intelligence: la saisie des indivisibles et l’opération qui compose ou divise. Par saisie des indivisibles, saint Thomas entend l’appréhension de l’intelligence. Cette appréhension, qui est la première opération, a un mode d’assimilation: l’intelligence, par elle, "devient" ce qu’elle connaît (son objet) sans le modifier. Au contraire, par sa seconde opération, l’intelligence adhère à ce qui est et discerne ce qui n’est pas. De plus, en s’affrontant à ce qui est, elle juge si ce qu’elle a compris est conforme ou non à ce qui est, et par là, saisit la vérité. Il faut donc distinguer, comme le fait saint Thomas ici, le verbe de la première opération, le verbe simple qui s’achève dans la définition, et celui de la seconde opération qu’il appelle énonciation et qui est un verbe complexe.


D’après ce que nous venons de dire, nous pouvons comprendre deux choses: que le verbe est toujours quelque chose qui procède de l’intelligence quand celle-ci est en acte, et que le verbe est le contenu intelligible et la similitude de la réalité saisie par l’intelligence. Si donc la réalité saisie par l’intelligence et celui qui intellige sont une seule et même réalité, alors le verbe est le contenu intelligible et la similitude de l’intelligence dont il procède. Mais si ce qui est saisi par l’intelligence est autre que celui qui le saisit par son intelligence, alors le verbe n’est pas le contenu intelligible et la similitude de celui qui intellige, mais de la réalité saisie. Ainsi, ce que l’intelligence saisit de la pierre est seulement la similitude de la pierre; mais quand l’intelligence se saisit elle-même, alors le verbe est le conte nu intelligible et la similitude de l’intelligence. Voilà pourquoi Augustin 5 voit dans l’âme une similitude de la Trinité lorsque l’esprit se saisit lui-même, et non lors qu’il saisit d’autres choses.

Il est donc manifeste que l’on doit reconnaître un verbe à toute réalité douée d’intelligence. En effet, l’acte d’intelligence en lui-même implique que l’intelligence, en saisissant, forme quelque chose; or ce qui est ainsi formé est ce qui est appelé un "verbe"; par conséquent, il faut reconnaître un verbe à tout être dont l’intelligence est en acte.

Or la nature intellectuelle est humaine, angélique et divine. Il y a donc un verbe humain — L’insensé a dit en son coeur: Dieu n’existe pas 6 — ; un verbe angélique, dont le prophète Zacharie a écrit: L’ange qui me parlait me dit... et que manifestent beaucoup d’autres passages [la] de la Sainte Ecriture; enfin le Verbe divin, dont parle la Genèse: Dieu dit: Que la lumière soit 8. Du quel donc de ces verbes l’Evangéliste parle-t-il ici en disant: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE? Il est manifeste qu’il ne parle ni du verbe humain ni du verbe angélique, parce que ces deux verbes ont l’un et l’autre été faits, puisque le verbe ne précède pas celui qui le dit et que l’homme et l’ange ont une cause et un principe. Mais le Verbe dont parle Jean n’a pas été fait, au contraire tout a été fait par Lui. Si donc ce que dit Jean ne se rapporte pas aux deux premiers, il faut nécessairement l’entendre du troisième, c’est-à-dire du Verbe de Dieu.
5. De Trinitate, 9, ch. 5, § 8; trad. et notes par M. Mellet et Th. Camelot, Bibliothèque Augustinienne 16, Desclée De Brouwer, Bruges 1955, pp. 88-91.
6. Ps 13, 1.


26. Or il faut savoir qu’entre le Verbe de Dieu, dont parle ici Jean, et notre verbe, il y a trois différences.

La première, selon Augustin 10, est que notre verbe est en formation avant d’être formé. En effet, il faut un mouvement de la raison pour parvenir à concevoir le contenu intelligible de la pierre, et de même pour toute autre réalité que nous saisissons par l’intelligence, à l’exception des premiers principes: ceux-ci sont connus naturellement et immédiatement, sans aucun processus de la raison. Donc, aussi longtemps que, raisonnant, l’intelligence discursive est jetée de-ci, de-là, la formation n’est pas encore achevée; elle ne sera achevée que lors que l’intelligence aura conçu parfaitement le contenu intelligible lui-même de la réalité; c’est alors seulement qu’elle possède le verbe comme verbe. Voilà pourquoi il y a une cogitation dans notre esprit, c’est-à-dire ce mouvement de recherche, puis un verbe formé dans une parfaite contemplation de la vérité. Ainsi, notre verbe est en puissance avant d’être en acte; mais le Verbe de Dieu est toujours en acte, aussi le nom de "cogitation" ne lui convient-il pas proprement. Augustin dit à ce sujet". Nous parlons du Verbe de Dieu pour éviter le mot de "cogitation", afin qu’on ne croie à rien de mouvant en Dieu" 11. Quant à ce que dit Anselme 12: "Pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que voir intuitivement en "cogitant", cela a été dit improprement.
7. Zach 1, 9.
8. Gn 1, 3.
9. Jean 1, 3.
10. De Trin., 15, ch. 14, § 24, BA 16, p. 491.


27. La seconde différence entre notre verbe et le Verbe divin est que notre verbe est imparfait, alors que le Verbe de Dieu est absolument parfait; en effet, nous ne pouvons exprimer tout ce qui est dans notre esprit par un verbe unique; aussi nous faut-il former de nombreux verbes imparfaits pour exprimer séparément tout ce qui se trouve dans notre connaissance. En Dieu il n’en est pas ainsi: comme Il saisit par l’intelligence et Lui-même et tout ce qu’Il saisit par son essence, dans un seul acte de son intelligence, l’unique Verbe de Dieu exprime tout ce qui est en Dieu, non seulement le Père, mais encore les créatures; autrement il serait imparfait. C’est ce qui fait dire à Augustin 13: "S’il y avait moins dans le Verbe que ne contient la science de Celui qui le prononce, le Verbe serait imparfait. Mais il est manifeste qu’Il est très parfait, donc "Il est unique." Et nous lisons dans le livre de Job: Dieu ne parle qu’une fois, et Il ne répète pas ce qu’Il a dit 14.

28. La troisième différence, c’est que notre verbe n’est pas de même nature que nous, tandis que le Verbe divin est de même nature que Dieu: Il est quelque chose qui subsiste dans la nature divine.

En effet, le contenu intelligible saisi par l’intelligence, et que celle-ci forme à partir d’une réalité, ne possède qu’un être intelligible, dans notre esprit. Or l’acte d’intelligence de l’esprit n’est pas identique à la nature de l’esprit, parce que l’esprit n’est pas son opération. C’est pourquoi le verbe que forme notre intelligence n’appartient pas à l’essence de notre esprit, mais lui est accidentel. Au contraire, en Dieu, l’acte d’intelligence et l’être sont identiques et c’est pourquoi le Verbe de l’intelligence divine n’est pas accidentel mais appartient à sa nature; c’est pourquoi il faut qu’Il soit subsistant, car tout ce qui est dans la nature de Dieu est Dieu. C’est pour cela que Jean Damascène 15 dit que "le Verbe substantiel est Dieu et un être ayant une hypostase, tandis que les autres verbes, les nôtres, sont des qualités de l’âme."
11. Ibid., eh. 16, § 25, BA 16, p. 497.
12. Monologion, eh. 63, PL 158, col. 208.
13. De Trin., 15, ch. 14, § 23, BA 16, p. 489.
14. Jb 33, 14.


29. D’après ce qui précède, il faut donc affirmer que le mot VERBE, à proprement parler, est toujours pris dans un sens personnel quand il s’agit de Dieu, puisqu’Il ne comporte rien d’autre que ce qui est exprimé par celui dont l’intelligence est en acte.

Il faut dire aussi que le Verbe, en Dieu, est la similitude de Celui dont Il procède; qu’Il est coéternel à Celui dont Il procède, puisqu’Il n’a pas été en formation avant d’être formé mais est toujours en acte; qu’Il est égal au Père, puisqu’Il est parfait et exprime tout l’être du Père; qu’Il est coessentiel et consubstantiel au Père, puisqu’Il subsiste dans sa nature.

De plus, on appelle fils l’être qui, en quelque nature que ce soit, procède d’un autre dont il possède la similitude et la nature. Or le Verbe divin procède du Père dans la similitude de sa nature; Il est donc appelé Fils", et sa production est une génération.

Voilà maintenant élucidé notre premier point: ce que signifie VERBE.
15. De Fide orth., eh. 13; PG 94, col. 857.


30. Cependant certaines questions se posent à ce sujet. Ainsi Jean Chrysostome 16 se demande pourquoi Jean l'Evangéliste, sans s’occuper du Père, a commencé aussitôt par le Fils: DANS LE PRINCIPE E TAIT LE VERBE.

A cette interrogation on peut répondre de deux manières. D’abord, c’est que le Père était connu de tous dans l’Ancien Testament — bien que ce ne fût pas comme Père mais comme Dieu — tandis que le Fils était inconnu; et donc, dans le Nouveau Testament, où il s’agit de la connaissance du Verbe, Jean a commencé par le Fils. On peut dire aussi que c’est parce que le Fils nous conduit à la connaissance du Père: Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés 17. Ainsi, voulant mener les fidèles à la connaissance du Père, Jean, à juste titre, commence par le Fils, ajoutant aussitôt au sujet du Père: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.

31. Jean Chrysostome cette autre question 18 puisque le Verbe procède du Père comme un Fils, ainsi que nous l’avons dit, pourquoi Jean parle-t-il du VERBE et non du "Fils"?

Ici encore, deux réponses sont possibles. D’abord, "fils" veut dire engendré et, en entendant parler de génération d’un fils, nous pourrions penser à la génération que nous connaissons, c’est-à-dire la génération matérielle et soumise au changement. Voilà pourquoi Jean ne dit pas "Fils" mais VERBE — terme qui est essentiellement lié à un processus intellectuel — pour qu’on ne comprenne pas cette génération comme matérielle et soumise au changement. Donc, en montrant que le Fils a été produit par Dieu sans qu’il y ait eu aucun changement, l’Evangéliste supprime par l’emploi du mot "Verbe" toute interprétation pernicieuse.

On peut répondre encore que Jean voulait traiter du Verbe en tant qu’Il était venu pour manifester le Père; or le nom de" Verbe" exprime davantage la manifestation comme telle que celui de "Fils"; c’est pourquoi il s’est servi plutôt du nom de "Verbe".
16. In Ioannem hom., 2, 4; PG 59, col. 33.
17. Jean 17, 6.
18. Op. cit., col. 34.


32. La troisième question est d’Augustin 19. Dans le grec, là où le latin porte verbum, il y a logos.Ce mot grec correspond en latin à ratio [contenu intelligible] et à verbum [verbe].Pourquoi donc les traducteurs ont-ils choisi verbum et non ratio, puisque ratio signifie quelque chose d’intrinsèque aussi bien que verbum?

Voici la réponse. Il faut dire que ratio, au sens propre, signifie le concept de l’esprit en tant qu’il est dans l’esprit, même si quelque chose est produit par lui à l’extérieur; au contraire verbum comporte un rapport avec l’extérieur. En disant logos, l’Evangéliste ne voulait pas seulement indiquer le rapport et l’existence du Fils dans le Père, mais encore la puissance opératrice du Fils par laquelle Lui-même fit toutes choses. C’est pour cela que les anciens ont traduit par verbum, mot qui comporte ce rapport à l’extérieur, de préférence à ratio, qui suggère seulement le concept de l’esprit.

33. La quatrième question est d’Origène 20. La voici en d’assez nombreux passages, l’Ecriture, parlant du Verbe de Dieu, ne dit pas simplement Verbe, mais ajoute de Dieu, en disant: Verbe de Dieu ou du Seigneur. Ainsi elle dit: Le Verbe de Dieu est source de sagesse dans les hauteurs 21 et encore: Et son Nom est: Verbe de Dieu 22.Pourquoi, alors, parlant ici du Verbe de Dieu, l'Evangéliste n’a-t-il pas dit: DANS LE PRINCIPE ETAIT le "Verbe de Dieu", mais seulement LE VERBE?

II faut répondre ainsi: bien qu’il y ait beaucoup de vérités participées, il n’y a cependant qu’une Vérité absolue qui est vérité par son essence: c’est l'Etre divin lui-même. C’est par cette vérité que tout vrai est vrai. De même, il y a une seule Sagesse absolue, élevée au-dessus de tous, la Sagesse divine, et tous les sages sont sages en participant à cette Sagesse. Et encore, il y a un seul Verbe absolu, et quand on dit que tous ceux qui s’expriment possèdent un verbe, c’est en participant au Verbe absolu qu’ils ont ce verbe. Le Verbe absolu est le Verbe divin qui par Lui-même est le Verbe élevé au-dessus de tous les verbes.

Pour signifier cette suréminence du Verbe divin, Jean nous en parle en Le nommant "le Verbe" sans aucune addition. Et parce que l’usage chez les Grecs, quand ils veulent désigner une réalité séparée et élevée, dans l’être, au-dessus de toutes les autres, est de mettre l’article devant le nom qui signifie cette réalité (les Platoniciens, voulant désigner les substances séparées, par exemple le Bien-en-soi, l’Homme-en-soi, les nommaient avec l’article), l’Evangéliste, voulant faire comprendre la transcendance et l’excellence de ce Verbe par-dessus toutes choses, écrivit le mot Logos avec l’article.
19. De diversis quaest., 63, BA 10, Desclée De Brouwer 1952, p. 212.
20 Sur saint Jean, 2, § 37; cou. Sources chrétiennes 120 (Le Cerf, Paris 1966), p. 233.
21. Sir 1, 5.
22. Ap 19, 13.
23. Op. cit., 1, § 90-118, pp. 106-123.



DANS LE PRINCIPE

34. Il faut maintenant examiner le sens de l’expression: DANS LE PRINCIPE.

Origène 23 fait remarquer que le terme "principe" a de nombreux sens. En effet le principe introduit un certain ordre dans les autres et donc, partout où il y a ordre, il y a aussi principe. C’est le cas dans la quantité, où l’on parle alors de commencement du parcours et de la longueur, par exemple de la ligne. On trouve aussi un ordre dans le temps, et alors on parle de commence ment du temps ou de la durée. On trouve un ordre dans l’enseignement, et là il faut même distinguer deux ordres différents: selon la nature et par rapport à nous 24. Dans ces deux cas il y a principe. Alors qu’avec le temps, dit l’Epître aux Hébreux, vous devriez être devenus des maîtres, vous avez encore besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments de la Parole de Dieu 25. Ainsi, dans l’enseignement de la doctrine chrétienne, le commencement et le principe de notre sagesse selon l’ordre de nature est le Christ en tant que Sagesse et Verbe de Dieu, c’est-à-dire en tant qu’Il est Dieu. Cependant, par rapport à nous, le principe est le Christ en tant que Verbe fait chair, c’est-à-dire dans son Incarnation. Enfin il y a un ordre dans la production d’une réalité. Là, le principe se prend ou bien du côté de ce qui est fait, et ainsi les fondations sont appelées le principe de la maison; ou bien du côté de celui qui fait, et alors il y a trois principes: celui de l’intention, qui est la fin qui meut celui qui agit; l’idée, qui est la forme dans l’esprit de l’artisan, et [la source] de l’exécution, qui est la puissance à l’oeuvre.

DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE

Entre ces différentes acceptions du terme "principe", il faut maintenant chercher celle qu’il a ici.
24. Saint Thomas applique ici à la connaissance, et donc à l’enseignement, la distinction de l’ordre de nature, ou de perfection, et de l’ordre génétique, de l’imparfait au parfait (voir par exemple I-II, q. 62, a. 4), distinction à laquelle correspond, au niveau pratique, celle de l’ordre d’intention et de l’ordre d’exécution (voir par exemple I-II, q. 1, a. 4).




D’abord, "principe" s’entend de la Personne du Fils qui est le principe des créatures en tant que puissance créatrice, et par mode de sagesse, laquelle est l’Idée [Dieu] des choses qui sont faites. C’est pour quoi l’Apôtre dit: Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu et le Seigneur, parlant de Lui-même, déclare: Je suis le Principe, moi qui vous parle 27.

Si l’on entend" principe" en ce sens, l’expression: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE revient à dire: "Dans le Fils était le Verbe". Le sens est alors: le Verbe est principe; on s’exprime alors de la même manière que quand, on dit que la vie est en Dieu, cette vie qui cependant n’est autre que Dieu même. Cette explication est celle d’Origène 28.

Selon Jean Chrysostome 29, l’Evangéliste dit ici DANS LE PRINCIPE pour montrer dès le début de son livre la dignité du Verbe en affirmant qu’Il est le Principe; en effet, de l’avis de tous, le Principe est au sommet de la dignité.
25. He 5, 12.


36. Ensuite, on peut considérer que le mot "principe" désigne la Personne du Père parce qu’Il est le Principe, non seulement des créatures, mais encore du Fils. C’est le sens de [la parole adressée au Messie] Avec toi est le Principe au jour de ta force 30. Selon cette acception, DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE équivaut à: Dans le Père était le Fils. C’est l’interprétation d’Augustin 31 et aussi d’Origène 32.

Or on dit que le Fils est dans le Père parce qu’Il est de la même essence que le Père. En effet, puisque le Fils est sa propre essence, partout où est l’essence du Fils, là se trouve le Fils; et puisque l’essence du Fils se trouve dans le Père par leur consubstantialité, il convient que le Fils soit dans le Père, comme Il l’affirme lui-même: Je suis dans le Père et le Père est en moi 33.

37. Enfin le terme "principe" peut être pris au sens de début de la durée. Notre expression signifie alors: "Au commencement était le Verbe", c’est-à-dire le Verbe existait avant toutes choses, comme l’expose Augustin 34, et cela indique, comme le disent Basile 35 et Hilaire 36, l’éternité du Verbe. En effet, dire "Au commencement était le Verbe", c’est montrer que, quel que soit le commencement de durée que l’on considère (qu’il s’agisse du temps des réalités corporelles, du siècle des réalités éternelles, de l’âge du monde entier, ou de n’importe quel commencement de durée imaginé), à ce commencement le Verbe préexistait déjà. Hilaire écrit 37: "Traversez les temps, remontez le cours des siècles, ôtez tous les âges. Mettez ce que vous voudrez comme commencement de vos imaginations: le Verbe existait déjà, et c’est de Lui qu’était tiré ce commencement. La Sainte Ecriture l’enseigne: Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant de faire quoi que ce soit, dès l’origine 38. Or ce qui est avant le commencement de la durée est éternel.

38. Ainsi, selon la première interprétation, est affirmée la causalité du Verbe; selon la seconde, sa consubstantialité avec le Père; selon la troisième, sa coéternité.
26. 1 Corinthiens 1, 24.
27. In 8, 25.
28. Op. cit., 1, § 116, SC 120, p. 123.
29. In Ioannem hom., 2, 3; PG 59, col. 33.
30. Ps 109, 3.
31. De Trin., 6, ch. 2. § 3; BA 15, p. 473.
32. Comm. sur saint Jean, 1, § 102, p. 113.
33. Jean 14, 10.
34. De Trin., 6, ch. 2, § 3.
35. Homilia in illud" In principio... ", 16, 1; PG 31, col. 474 C.
36. De Trinitate 2, eh. 13; PL 10, col. 60 B.
37. Ibid.
38. Prov. 8, 22.


39. Dans cette expression: LE VERBE ETAIT, il faut remarquer que le temps imparfait du verbe semble convenir au plus haut point pour signifier les réalités éternelles, si nous sommes attentifs au mode des réalités qui sont dans le temps. En effet, par le futur on ne dit pas encore que la réalité est en acte; par le présent au contraire, on dit qu’elle est en acte, mais on n’indique pas qu’elle a été. Quant au passé, il indique que quelque chose a existé et est désormais terminé et a cessé d’être, tandis que l’imparfait indique que quelque chose a été et n’est pas encore terminé ni n’a cessé d’être, mais demeure encore. Aussi, toutes les fois qu’il s’agit d’une réalité éternelle, Jean dit était; s’il parle d’une réalité temporelle, il dit, comme on le verra plus loin, a été, ou fut.

Cependant le temps présent en tant que tel convient par excellence pour désigner l’éternité, parce qu’il indique que la réalité est en acte, ce qui convient toujours aux réalités éternelles. Voilà pourquoi le Seigneur a dit: Je suis celui qui suis 39, et Augustin remarque que seul est véritablement celui dont l’être ne connaît ni passé ni futur 40.

40. Il importe aussi de considérer que, d’après la Glose, ce verbe "était" n’est pas pris ici pour signifier le mouvement temporel à la manière des autres verbes, mais pour affirmer l’existence de la réalité, et c’est pourquoi on l’appelle "verbe substantif".

41. On peut se demander pourtant comment le Verbe, engendré par le Père, peut lui être coéternel. En effet, chez les hommes, le fils engendré par un père vient après lui. A cela il faut répondre qu’il y a trois raisons pour lesquelles le principe qui est à l’origine d’une réalité se trouve antérieur à celle-ci par la durée.

En premier lieu, lorsque le principe précède dans le temps l’action par laquelle il produit la réalité dont il est le principe; par exemple, un homme ne se met pas à écrire dès qu’il existe et c’est pourquoi il est antérieur à son écriture.

Ensuite, lorsque l’action comporte une succession. Alors, même si l’action commence à exister avec l’agent, son terme est cependant postérieur à l’agent. Ainsi, dès que du feu est produit ici-bas, il commence à s’élever. Cependant le feu existe avant d’être élevé parce que le mouvement par lequel il s’élève est mesuré par un certain temps.

Le troisième cas est celui où la volonté du principe détermine le début de la durée de ce qui est issu du principe. Il en va ainsi de la créature: le commencement de sa durée est déterminé par la volonté de Dieu; aussi Dieu est-Il antérieur à la créature.

Or aucun de ces cas ne se trouve réalisé dans la génération du Verbe divin. D’abord l’existence en Dieu n’a pu précéder la génération de son Verbe; car, cette génération n’étant rien d’autre qu’une conception intellectuelle, il s’ensuivrait que Dieu aurait eu son intelligence en puissance avant de l’avoir en acte, ce qui est impossible. De même, il n’est pas possible que la génération du Verbe implique une succession, car le Verbe divin aurait été d’abord informe avant d’être formé, comme cela arrive en nous qui formons nos verbes par un mouvement de la raison; or cela est faux, comme on l’a dit. Enfin on ne peut dire que le Père aurait par un acte de volonté fixé un commencement de durée à son Fils, car le Père n’engendre pas son Fils par ia volonté comme le pensent les Ariens, mais par sa nature. En effet Dieu le Père conçoit le Verbe en se saisissant naturellement Lui-même par son intelligence, et c’est pourquoi Dieu le Père n’a pas existé avant le Fils.

Il en va semblablement du feu. Aussitôt qu’il existe le feu a une lumière dont procède — non pas successivement mais immédiatement, non pas par une vo1ont mais naturellement — un éclat ou une splendeur; et donc aussitôt qu’il y a feu, il y a splendeur et c’est pour quoi, si le feu était éternel, sa splendeur lui serait coéternelle. C’est pour cette raison que le Fils est appelé, dans l’Epître aux Hébreux, splendeur du Père: Lui qui est la splendeur de sa gloire 41. Mais dans cette similitude manque la connaturalité et c’est pourquoi nous appelons le Verbe Fils, bien que pour nos fils à nous manque la coéternité. Nous ne pouvons en effet parvenir à la connaissance des réalités divines qu’au moyen de nombreuses similitudes avec les réalités sensibles, parce qu’une seule ne peut suffire. Le livre du Concile d’Ephèse le dit: "Que le Fils coexiste toujours avec le Père, le mot "splendeur" doit te l’indiquer; le nom de "Verbe" est là pour montrer l’absence de changement dans sa naissance; quant au nom de "Fils", il est là pour faire saisir la consubstantialité" 42.
39. Ex 3, 14.
40. De Trin., 5, ch. 2, § 3, BA 15, p. 429.
41. He 1, 3.


42. Nous donnons donc au Fils des noms divers pour exprimer de manières diverses sa perfection, perfection qu’un seul nom ne peut traduire. Nous le nommons Fils pour montrer sa connaturalité avec le Père, Image pour montrer qu’Il Lui est absolument semblable, Splendeur pour montrer sa coéternité, Verbe pour montrer sa génération immatérielle.


II




ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU [lb]

43. Dans cette seconde affirmation du texte de Jean, il nous faut d’abord chercher le sens des deux mots que l’Evangéliste n’avait pas employés dans la première affirmation: DIEU et AUPRES DE. Nous avons déjà précisé ce qu’est le VERBE de Dieu et ce qu’est le PRINCIPE; poursuivons avec soin en cherchant les significations de DIEU et de AUPRES DE afin de mieux expliquer cette affirmation de Jean.

DIEU

44. Il faut savoir que le nom DIEU signifie la divinité, mais dans un sujet et une réalité concrète; quant au nom déité, il signifie la divinité abstraitement et d’une manière absolue, et c’est pourquoi il ne peut être employé — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — pour désigner une Personne divine, mais seulement la nature divine. Au contraire le nom "Dieu" — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — peut être employé pour désigner n’importe quelle Personne divine, de même que nous utilisons le mot "homme" pour désigner un sujet de l’humanité. Aussi, partout o le sens de la phrase, ou le prédicat, exigent que le nom "Dieu" s’entende d’une Personne, alors certainement il désigne une Personne, comme lorsque nous disons:

"Dieu engendre Dieu". Ainsi, quand l’Evangéliste dit ici AUPRES DE DIEU, parce que auprès de est une préposition signifiant la distinction du Verbe Lui-même, qui cependant ne doit pas être distingué de la nature du Père AUPRES DE qui Il est, mais de la première Personne seulement par relation d’origine, il faut que DIEU ici désigne la Personne du Père. L’Evangéliste donc, lorsqu’il dit DIEU, signifie la Personne du Père.
42. Saint Thomas cite ici, presque textuellement, ies Actes du Concile d’Ephèse. Le passage cité est extrait d’une homélie de Théodote, évêque d’Ancyre. Ami personnel de Nestorius, il sut faire passer la vérité de la foi avant son amitié pour le patriarche et se prononça contre lui lors de la première session du Concile, le 22 juin 431. L’homélie que cite saint Thomas, Sur la naissance du Christ, avait vraisemblablement été d’abord prononcée à Ancyre; mais les Actes du Concile attestent qu’elle fut lue à Ephèse, en présence de saint Cyrille. Voir Acta conciliorum oecumenicorum, éd. Schwartz Walter de Gruyter Berlin, 1927), I, 1, 1, p. 77; Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. Mansi, Florence 1761 (et H. Welter, Paris 1901), col. 210; PG 77, col. 1375-1378.



Thomas sur Jean 1