Thomas sur Jean 1


AUPRES DE

45. A propos de la préposition auprès de, il faut savoir qu’elle signifie, pour la réalité dont on parle en premier lieu, le fait d’être conjointe à la réalité intro duite indirectement par la préposition. Il en est de même pour la préposition dans, avec cette différence que la préposition dans implique le fait d’être conjoint de l’intérieur, et auprès de le fait l'être conjoint pour ainsi dire de l’extérieur. Ces deux expressions se disent au sujet de Dieu: le Fils est dans le Père et Il est auprès du Père. Le fait d’être conjoint de l’intérieur, pour les Personnes divines, se rapporte à la consubstantialité; le fait d’être conjoint de l’extérieur — qu’on nous permette de parler ainsi, malgré l’impropriété de l’expression "de l’extérieur" quand il s’agit des réalités divines — ne se rapporte qu’à la distinction des Personnes, puisque le Fils ne se distingue du Père que personnellement. Et c’est pourquoi les deux prépositions signifient la consubstantialité dans la nature et la distinction des Personnes: la consubstantialité en tant qu’elles impliquent une certaine conjonction, la distinction des Personnes du fait qu’elles signifient une certaine séparation, comme on l’a dit plus haut 43.

Mais dans désigne principalement la consubstantialité en tant qu’elle implique cette conjonction de l’intérieur, et la distinction des Personnes seulement comme conséquence, toute préposition impliquant un rapport entre deux réalités distinctes. Quant à la préposition auprès de, elle désigne certes la consubstantialité en tant qu’elle implique une certaine conjonction, mais elle désigne plus principalement la distinction des personnes en tant qu’elle implique une conjonction en quelque manière extérieure. Aussi l’Evangéliste, en ce passage, s’est-il servi de préférence de la préposition auprès de pour exprimer la distinction personnelle du Fils à l’égard du Père. Il a dit: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire le Fils auprès du Père comme une personne auprès d’une autre.

46. Cependant il faut savoir que la préposition auprès de implique quatre significations, grâce aux quelles nous repousserons quatre objections.

En effet, cette préposition signifie d’abord, pour celui dont on dit qu’il est auprès de quelque chose, le fait de subsister. En effet on ne peut dire proprement que la blancheur est auprès du corps puisqu’elle ne subsiste pas; mais l’homme étant une réalité subsistante, on dit proprement que l’homme est auprès d’un autre homme. C’est pourquoi on ne peut dire au sens propre qu’une réalité est auprès d’une autre que lorsqu’il s’agit d’une réalité subsistante.

En second lieu, auprès de signifie indirectement l’autorité. En effet, il serait impropre de dire que le roi se trouve auprès du soldat, mais on dira que le soldat se trouve auprès du roi.

En troisième lieu, cette préposition implique une distinction. Il est impropre en effet de dire que quel qu’un se trouve auprès de lui-même, mais un homme est auprès d’un autre.

Enfin, auprès de signifie le fait d’être conjoint et d’être en communion. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est auprès d’un autre, nous suggérons entre les deux le fait d’être en communauté.

Ces conditions impliquées par la signification de la préposition auprès de montrent l’à-propos avec lequel l'Evangéliste a joint l’affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU à la précédente: DANS LE PRIN CIPE ETAIT LE VERBE. En effet, mise à part l’une des trois interprétations de l’affirmation DANS LE PPJN CIPE ETAIT LE VERBE — celle où par "Principe" on entend le Fils —, les deux autres, celle où DANS LE PRINCIPE signifie "avant toutes choses" et celle ou "Principe" est mis pour le Père, donnent lieu chacune à deux objections de la part des hérétiques, soit quatre en tout, auxquelles nous pouvons répondre au moyen de ces quatre conditions impliquées par la préposition
43. Cf. n 44.



AUPRES DE.

47. Voici la première difficulté: Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses; mais avant toutes choses il n’y avait rien; où donc était le Verbe s’Il était avant toutes choses?

Cette objection provient de l’imagination de ceux qui se figurent que tout ce qui existe existe quelque part et dans un lieu. Mais Jean l’exclut en disant AUPRES DE DIEU, expression qui désigne le fait d’être conjoint, selon la dernière des conditions rapportées plus haut. C’est ainsi que l’entend Basile 44: Où donc était le Verbe? L’Evangéliste répond AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire non dans quelque lieu, puisqu’il n’est pas possible de L’enfermer dans des limites, mais AUPRES DU Père qui Lui-même n’est ni contenu dans un lieu, ni circonscrit d’aucune manière.

48. La seconde question des hérétiques est la suivante: Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses. Mais ce qui est avant toutes choses ne procède pas de quelque chose; ce Verbe ne procède donc pas d’un autre.

Cette objection est réfutée par les paroles: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, où l’on entend AUPRES DE selon la deuxième signification, celle qui comporte autorité. Voici alors le sens, selon Hilaire 45: Par qui est le Verbe s’Il est avant toutes choses? L’Evangéliste répond: LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, ce qui revient à dire: bien qu’Il n’ait pas de commencement de durée, le Verbe ne manque cependant pas d’un Auteur; en effet, IL ETAIT AUPRES DE DIEU comme auprès de son Auteur.

49. La troisième question se rapporte à l’autre interprétation, celle où" Principe" s’entend du Père. La voici: Tu dis DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire dans le Père était le Fils. Mais ce qui est dans un autre ne subsiste pas; ainsi la blancheur qui est dans un corps ne subsiste pas par elle-même. Le Verbe n’est donc pas subsistant ni hypostase.

Cette objection se résout par les paroles: LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en prenant AUPRES DE selon la première signification, qui comporte la subsistance dans la réalité dont on parle en premier lieu. C’est pourquoi, selon Chrysostome 46, le sens est le suivant: Le Verbe était DANS LE PRINCIPE, non comme un accident, mais Il était AUPRES DE DIEU, comme subsistant et hypostase.

50. Et voici la dernière question: Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire dans le Père. Or ce qui est dans un autre n’est pas distinct de lui; donc le Fils n’est pas distinct du Père.

Mais cette objection se réfute par l’affirmation: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en donnant à AUPRES DE le sens de sa troisième signification, selon laquelle cette préposition suppose la distinction des Personnes. Le sens devient alors, selon Alcuin et Bède: LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire, Il était DANS le Père par consubstantialité de nature, de telle sorte qu’Il est cependant AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, par la distinction des Personnes.
45. De Trin., 2, eh. 14; PL 10, col. 61.
46. In Ioannem hom., 3; PG 59, col. 43.
44. Homilia in illud" In principio..." 16, 4; PG 31, col. 479 B.


51. Ainsi, cette affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre, selon Basile, le fait, pour le Verbe, d’être conjoint au Père dans la nature; selon Alcuin et Bède, la distinction des Personnes; selon Jean Chrysostome, la subsistance du Verbe dans la nature divine; selon Hilaire, l’autorité de Principe dans le Père à l’égard du Fils.

52. Origène 47 fait remarquer enfin que la parole: LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre que le Fils a toujours été auprès du Père. En. effet, dans l’Ancien Testament on lit, en de nombreux passages, que le Verbe, la Parole du Seigneur, a été adressé à Jérémie ou à un autre, mais on n’y lit pas que le Verbe de Dieu était auprès de Jérémie. En effet, ceux à qui la parole de Dieu est adressée commencent à la recevoir, et donc ils ne l’avaient pas auparavant. C’est pourquoi l’Evangéliste ne dit pas: LE VERBE a paru auprès de Dieu, mais ETAIT AUPRES DE DIEU, parce que, depuis que le Père existait, le Verbe était auprès de Lui.


III


ET LE VERBE ETAIT DIEU.

53. Voici la troisième affirmation de Jean. Elle vient parfaitement dans la suite de son enseignement: en effet, il a dit quand était le Verbe et en qui Il était; il lui restait à s’enquérir de ce qu’Il était, ce à quoi il il répond en disant: ET LE VERBE ETAIT DIEU.

54. Mais, dira-t-on, il faut chercher à propos d’une chose ce qu’elle est, avant de s’enquérir de son lieu et de son temps; il semble donc que Jean ait renversé cet ordre en faisant connaître en premier lieu OU est le Verbe et QUAND Il existe.

A cette difficulté Origène 48 répond par une distinction: dire que le Verbe de Dieu est auprès d’un homme, ou dire qu’Il est AUPRES DE DIEU, n’a pas le même sens. Il est auprès d’un homme pour le rendre parfait, car le Verbe de Dieu rend l’homme sage et fait de lui un prophète — La Sagesse (...) se répand dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes 49 — ce qui veut dire que le Verbe illumine les prophètes par la lumière de la Sagesse. Mais on ne dit pas que le VERBE EST AUPRES DE DIEU comme s’Il donnait au Père sa perfection et sa splendeur; au contraire, le VERBE EST AUPRES DE DIEU de telle sorte qu’Il reçoit et obtient du Père d’être Dieu; et ainsi, c’est du fait qu’Il EST AUPRES DE DIEU, que le VERBE EST DIEU et c’est pourquoi il était nécessaire de montrer d’abord que le Verbe était DANS le Père et AUPRES du Père avant de dire qu’Il ETAIT DIEU.

55. D’autre part, cette expression LE VERBE ETAIT DIEU répond bien à deux questions qui surgissent des développements précédents. L’une vient du nom "Verbe". La voici: Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE et AUPRES DE DIEU. Mais il est clair que le terme de "verbe", selon l’usage courant, signifie soit un certain mot, soit l’énonciation de ce qui est nécessaire, soit enfin la manifestation des mouvements de la raison; or ces verbes passent et ne subsistent pas, et l’on pourrait donc croire qu’il en est de même pour le Verbe dont parle l’Evangéliste.

Mais cette question est résolue par Hilaire 50 de la manière suivante: ce qui a été dit plus haut exclut l’objection parce que, lorsque l’Evangéliste dit DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, il est manifeste que "verbe", ici, n’est pas pris au sens du langage parlé; en effet le langage n’étant que dans un mouvement, on ne pourrait dire: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE.

De plus, en disant ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, Jean donne à entendre la même idée. En effet la différence est assez claire entre être dans [un sujet] et être vers [un autre]. Notre verbe humain, parce qu’il ne subsiste pas, n’est pas vers nous, mais il est en nous. Au contraire le Verbe de Dieu subsiste et c’est pourquoi Il est vers le Père. Voilà pourquoi l’Evangéliste dit de manière précise LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU 51 et, pour ôter tout prétexte à objection, il dit ensuite le nom et l’être du Verbe: ET LE VERBE ETAIT DIEU.
48. Op. ci § 10, pp. 213-215.
49. Sg 7,27.
47. Sur saint Jean, 2, § 8, p. 213.


56. Une autre difficulté vient de l’expression AUPRES DE DIEU. Puisque AUPRES DE implique distinction [deux réalités], on pourrait croire que LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, comme distinct de Lui en nature. Aussi, pour exclure cette erreur, l’Evangéliste ajoute aussitôt la consubstantialité du Verbe avec le Père: ET LE VERBE ETAIT DIEU, ce qui revient à dire: Il n’est pas distinct de la nature divine, mais le Verbe est Dieu Lui-même.
50. De Trin., 2, ch. 15; PL 10, col. 61. Voir AUGUSTIN, De Haeresi bus, § 11, PL 42, col. 28.
51. Cette interprétation est inspirée du texte grec de saint Jean pros ton theon, littéralement: "vers Dieu".


57. On doit remarquer aussi la manière spéciale dont l’Evangéliste s’exprime. Il dit LE VERBE ETAIT DIEU, utilisant le terme "Dieu" sans aucune adjonction. Il veut montrer par là que le Verbe n’est pas Dieu à la manière dont il est dit dans l’Ecriture que les créatures sont Dieu, mais qu’Il l’est purement et simplement et de manière absolue. En effet, bien que la Sainte Ecriture dise parfois d’une créature qu’elle est Dieu, cette attribution y est toujours soulignée par certaines additions. Ainsi Dieu dit à Moïse J’ai fait de toi le dieu de Pharaon 52 pour indiquer à Moïse qu’il n’était pas Dieu, purement et simplement, comme l’est le Verbe de Dieu, mais qu’il était donné comme dieu au Pharaon pour le punir et libérer les fils d’Israël. De même, Dieu dit: J’ai dit: Vous êtes des dieux 53 par le titre que je vous ai donné, non en réalité; car autre chose est être donné comme dieu et appelé dieu, autre chose être Dieu. Aussi le Verbe est-Il DIEU, sans adjonction, parce qu’Il est Dieu par son essence, et non par participation comme le sont les hommes ou les anges.

58. Il est bon de savoir qu’Origène s’est honteusement trompé au sujet de cette affirmation, et que c’est la manière grecque de s’exprimer qui occasionna son erreur. L’usage en grec, pour signifier une certaine distinction, est de mettre l’article devant le nom. Aussi, dans le texte grec de l’Evangile de Jean, aux passages: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE et LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, les mots qui signifient "Verbe" et" Dieu" sont précédés de l’article, pour signifier la pré émir et la différence du Verbe par rapport aux autres verbes, ainsi que l’autorité de principe du Père dans la divinité. C’est pourquoi, dans le passage suivant LE VERBE ETAIT DIEU, le mot "Dieu" étant sans article dans le grec, Origène 54 en a conclu — et là il blasphème — que le Verbe n’était pas Dieu par essence, bien qu’Il soit essentiellement Verbe, mais seulement par participation. Seul le Père serait Dieu par essence. Ainsi, Origène affirmait le Fils inférieur au Père.
52. Ex 7, 1.
53. Ps 81, 6.


59. Mais cela n’est pas vrai et Jean Chrysostome 55, pour le prouver, s’appuie sur deux textes de l’Apôtre montrant que le Christ est "le grand Dieu". D’abord un passage de l'Epître à Tite: Attendant la bienheureuse espérance et l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus 56. Puis un passage de l’Epître aux Romains: D’eux [les Patriarches] est issu selon la chair le Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement 57. En outre, en de nombreux passages, dans le grec, on n’appose pas l’article au nom "Dieu" quand il désigne le Père. De plus Jean a écrit: Nous sommes dans son vrai Fils, le Christ Jésus: Il est le vrai Dieu et la Vie éternelle 58. Le Christ est donc le vrai Dieu, et non Dieu par participation, et ce qu’Origène a imaginé est manifestement faux.

La raison pour laquelle l'Evangéliste n’a pas mis l’article à ce terme "Dieu", Jean Chrysostome 59 nous la donne. Jean avait déjà deux fois nommé Dieu avec l’article; il n’était pas nécessaire de le mettre une troisième fois, il était sous-entendu.

On peut dire encore — et c’est mieux — qu’ici le terme "Dieu" est attribut et pris formellement. C’est d’ailleurs l’usage de ne pas mettre l’article devant les noms employés comme attributs, puisque l’article indique une distinction. Si au contraire le mot "Dieu" était alors sujet, il serait mis pour n’importe quelle Personne divine: le Père, le Fils ou l’Esprit Saint; et alors, en grec, il serait employé ici sans aucun doute avec l’article.


IV IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.

2
60. Voici maintenant la quatrième affirmation. Jean la pose à cause de la précédente. En effet, de cette proposition: LE VERBE ETAIT DIEU, ceux qui ne pensent pas avec vérité pouvaient tirer deux erreurs. L’une est celle des païens, l’autre celle des Ariens.

Les païens en effet affirment une pluralité et une diversité de dieux. Contre cela le Seigneur dit: Ecoute, Israël!, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu 60. Ils affirment aussi entre les dieux des volontés contraires. C’est ainsi que leurs fables racontent le combat de Jupiter et de Saturne et que les Manichéens imaginent deux principes contraires. Donc, comme Jean avait dit LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU et LE VERBE ETAIT DIEU, les païens pouvaient mettre en avant ces expressions pour soutenir leur erreur en y entendant qu’autre serait le Dieu auprès duquel se trouverait le Verbe, et autre le Verbe lui-même, qui serait d’une volonté différente ou contraire, ce qui s’oppose à l’enseignement de l’Evangile. Pour empêcher cette erreur, Jean dit: IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU. Selon Hilaire cela revient à dire: j’affirme que le Verbe est Dieu, ce qui ne signifie pas qu’Il possède une divinité séparée, mais qu’Il est AUPRES DE DIEU, donc dans l’unique nature en laquelle est Dieu. De même l'Evangéliste a dit: ET LE VERBE ETAIT DIEU, mais pour qu’on ne comprenne pas que le Verbe et le Père auraient des volontés contraires, il ajoute: LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire auprès du Père, non divisé de Lui, non contraire, mais ayant avec Lui unité de nature et accord de volonté. Et cette union se fait par la communion de la nature divine dans les trois Personnes et par le noeud de l’Amour du Père et du Fils.
54. Sur saint Jean, 2, § 17-18, pp. 217-219.
55. In Ioannem hom., 4, PG 59, col. 50.
56. Ti 2, 13. L’édition Marietti donne ici un texte plus développé Si l’article mis devant le nom de Dieu comportait la supériorité du Père sur le Fils, on ne le trouverait jamais devant ce même mot quand il est appliqué à un autre, mais unique ment quand il s’agit du Père et, dans ce cas, toujours. Or il arrive le contraire dans deux textes de l’Apôtre où le Christ est appelé Dieu avec l’article. D’abord dans l’Epître à Tite Attendant la bienheureuse espérance et l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus (
Tt 2,13). Ici, 'Dieu’ est mis pour le Christ et, dans le texte grec, avec l’article donc le Christ est le grand Dieu. L’autre texte est de l’Epître aux Romains: D’eux [Patriarches] est issu selon la chair le Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement (Rm 9,5). Là de même, dans le texte grec, l’article précède le mot Dieu".
57. Ro 9, 5.
58. 1 Jean 5, 20.
59. Loc. cit.
60. Deut 6, 4.


61. Quant aux Ariens 62, ils affirment que le Fils est moindre que le Père, à cause de ces paroles de Jésus: Le Père est plus grand que moi 63. Ils disent en effet que le Père est plus grand que le Fils par l’éternité et par la divinité de sa nature 64.
61. De Trin., 2, ch. 16; PL 10, col. 62.
62. Arius, prêtre d’Alexandrie vers 315, "non seulement subordonnait dans sa nature le Fils au Père, mais avec une rigueur toute dialectique, lui refusait la nature divine et les attributs divins, notamment l’éternité et la génération divine. Ses maximes principales étaient celles-ci: "Il y eut un temps où le Logos n’était pas" et "il a été tiré du néant". Le Logos est pour lui une création du Père; il est tiré du néant comme la première et la plus noble des créatures, afin de servir d’instrument lors de la création des autres êtres; en effet, d’après la conception stoïco-philonienne, le Dieu absolument transcendant ne peut pas entrer directement en relation avec le monde matériel. Le Logos est susceptible de changement et de développement, étranger au Père par sa nature, uni à lui seulement par la volonté, élevé à la condition de Fils de Dieu en prévision de ses mérites par une grâce particulière. Aussi peut-il être appelé Dieu avec l’Eglise; toutefois il ne l’est pas en vérité, mais seulement au sens impropre ou moral." Arius fut condamné dans un grand concile d’environ cent évêques égyptiens réuni à Alexandrie en 318 (voir C. BIHLMEYER et H. TUCHLE, Histoire de l’Eglise, 20 édition, Mulhouse 1969, t. 1, pp. 225-226).


62. Cette erreur se réfute ainsi: Il y a, propres au "grand Dieu", deux attributs qu’Arius ne donne qu’au Père: ce sont l’éternité et la toute-puissance. Par conséquent, quiconque possède ces deux attributs est "le grand Dieu" et aucun n’est plus grand. Or l’Evangéliste les donne au Verbe; le Verbe est donc "le grand Dieu" et Il n’est donc pas moindre que le Père. En effet, Jean affirme l’éternité du Verbe par ces paroles: IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, Lui, le Verbe, de toute éternité et non pas seulement au commence ment des créatures comme Arius pouvait le comprendre du fait qu’il est dit: AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE. D’autre part l’Evangéliste [attribue] la toute-puissance au Verbe par les paroles suivantes: Tout a été fait par Lui 65.

63. Origène 66 explique cette affirmation d’une manière assez belle. Pour lui, elle ne dit rien d’autre que les trois précédentes. En effet nous avons coutume, lors que nous avons suffisamment traité d’une matière et que nous passons à une autre, de résumer au terme, en guise de conclusion, ce qui a été dit, avant de passer à autre chose. C’est pourquoi, après avoir exposé la vérité sur l’être du Fils, l’Evangéliste, qui va mainte nant faire connaître sa puissance, rassemble dans cette unique affirmation, comme en un résumé servant de conclusion, ce qu’il avait dit dans les trois premières. Ainsi quand il dit: IL, Jean reprend la troisième; avec ETAIT DANS LE PRINCIPE, il reprend la première; enfin, avec AUPRES DE DIEU, il rappelle la seconde, afin que l’on comprenne, non pas qu’il y avait un Verbe qui était dans le Principe et un autre qui était Dieu, mais que ce VERBE qui était Dieu, ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.
63. Jean 14, 28.
64. Voir la réfutation de saint Jean Chrysostome: In. ïoannem hom., 4, PG 59, col. 47.
65. Jean 1, 3.
66 Sur saint Jean, 2, § 34, p. 231.



CONCLUSION

64. Une réflexion judicieuse sur ces quatre affirmations montrera donc clairement qu’elles renversent toutes les erreurs des hérétiques et des philosophes.

Certains hérétiques, comme Ebion et Cérinthe 67, prétendirent que le Christ n’avait pas existé avant la Vierge Marie. Le disant pur homme, ils soutinrent qu’Il avait tiré d’elle le principe de sa durée, et que ce n’est qu’ensuite qu’Il avait mérité la divinité par ses bonnes actions Photin et Paul de Samosate 68 les suivirent sur ce point.

Ces erreurs sont réfutées par l’Evangéliste quand il dit: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire avant toutes choses et dans le Père de toute éternité. Il n’a donc pas tiré son origine de la Vierge Marie.

Quant à Sabellius 69, il admettait bien que Dieu qui a pris la chair n’a pas tiré son origine de la Vierge Marie, mais qu’Il a existé de toute éternité; cependant il disait que la Personne du Père, qui est de toute éternité, n’est pas autre que celle du Fils qui a pris la chair de la Vierge Marie. Pour lui, le Père et le Fils étaient le même; ainsi il défigurait la Trinité des Personnes divines. Contre cette erreur l'Evangéliste a dit: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, le Fils auprès du Père, comme une Personne auprès d’une autre.

Eunome 70, par contre, nie toute ressemblance entre le Père et le Fils; mais la suite de l’Evangile le réfute par ces mots: ET LE VERBE ETAIT DIEU. Si en effet le Verbe est auprès de Dieu, c’est-à-dire du Père, et si le Verbe est Dieu, c’est-à-dire si le Fils est Dieu, le Fils est donc semblable au Père.

Arius 71 enfin disait le Fils moindre que le Père, comme on l’a vu; l’Evangéliste exclut cela en ajoutant ces mots: IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, que nous avons expliqués tout à l’heure.
67. Cf. ci-dessus n° 10, note 29.
68. Photin, évêque de Sirmium, professait que" le Christ n’est qu’un homme, né d’une manière miraculeuse, pourvu d’une force divine et adopté par Dieu comme Fils à cause de ses miracles et de ses vertus. Après avoir été condamné à plusieurs reprises, Photin fut déposé par le synode de Sirmium en 351, puis exilé. L’hérésie se maintint après sa mort (376); elle trouva même de nouveaux représentants chez les Bonosiens jusqu’au Vile siècle, bien que l’instigateur de cette secte, Bonose, évêque de Sardique à la fin du IVe siècle et au début du V0 siècle, se fût contenté d’abord de nier la virginité de Marie" (cf. Histoire de l’Eglise, op. cit., p. 239).
Paul de Samosate, évêque d’Antioche dans la seconde moitié du III° siècle, "partant de la stricte unité en Dieu, dans sa nature et sa personne, déclarait Jésus un pur homme, né de la Vierge Marie, dans lequel le Logos impersonnel ou la Sagesse de Dieu, qui avait déjà exercé son activité à un moindre degré chez Moïse et les prophètes, avait habité "comme dans un temple". L’union du Sauveur avec Dieu n’est, pour Paul de Samosate, qu’une union volontaire et non pas substantielle. Une première délibération des évêques à son sujet (264) demeura sans résultat; lors d’un second grand synode à Antioche, en 268, le savant prêtre Maichion le convainquit d’hérésie; il fut excommunié" (op. cit., pp. 150-151).
69. Sabellius, qui semble être originaire de Libye au début du III° siècle mais enseignait à Rome, "admettait trois révélations de Dieu, comme Père dans la création et la remise de la Loi, comme Fils dans la rédemption, comme Saint-Esprit dans l’oeuvre de la sanctification. Comme il appelait ces manières de se révéler des prosopa (= masques des acteurs ou rôles ou personnages), il est compréhensible qu’il ait trompé bien des gens sur la nature propre de sa doctrine et qu’il lui ait gagné un certain nombre d’adhérents. On appelle ordinairement cette hérésie, qui a persisté longtemps, le sabellianisme" (op. cit., pp. 153-154).
70. Eunome, évêque de Cyzique mort en 390, fut avec Aèce le chef d’une fraction extrême de l’Arianisme, qui identifiait" l’essence divine avec la notion d’inengendré évidemment propre au Père." Il en "résultait que le Fils, loin de lui être consubstantiel ou même semblable, apparaissait totale ment différent (en grec: anomoios) d’où l’appellation d’anoméisme". (in J. DANIIELOU et H. MARROU, Nouvelle histoire de l’Eglise, 1, pp. 301-302; Le Seuil, Paris 1963).


65. Le texte évangélique repousse encore toutes les opinions fausses des philosophes. En effet certains des philosophes les plus anciens, les" Physiciens", affirmaient que le monde n’a pas son origine dans une Intelligence, qu’il n’est pas le résultat d’une Idée, mais du hasard. En conséquence ils ne mettaient au principe, comme cause des réalités, ni Idée, ni h mais seule ment une matière indéterminée: des atomes pour Démocrite ou, pour d’autres, des principes matériels de ce genre. Contre ces philosophes on lit dans l’Evangile: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, de qui, et non du hasard, les choses ont reçu leur principe.

Quant à Platon, il a fait des Idées de toutes les choses réalisées des Etres séparés, subsistant dans leurs propres n et par la participation desquels les réalités matérielles existaient. Pour lui, par exemple, c’est par "l’Idée" d’homme, "Idée" séparée qu’il appelait" l’Homme-en-soi", que les hommes étaient. Aussi, pour éviter que l’Idée par laquelle toutes choses ont été faites, tu ne la comprennes comme une Idée séparée de Dieu, comme le soutenait Platon, l’Evangéliste a ajouté: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.

D’autres Platoniciens, comme le rapporte Jean Chrysostome, imaginaient un Dieu Père, suréminent et premier, et plaçaient au-dessous de Lui une Intelligence dans laquelle ils disaient qu’étaient les Similitudes et les Idées de toutes les choses. Pour empêcher donc une [1-2)telle interprétation, selon laquelle le Verbe serait auprès du Père mais en dessous de Lui, et moindre que Lui, l’Evangéliste a ajouté: ET LE VERBE ETAIT DIEU.

Quant à Aristote, il a bien placé en Dieu les Idées de toutes les choses et affirmé qu’en Dieu l’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte et ce qui est saisi par l’intelligence ne font qu’un. Cependant il a dit que le monde était coéternel à Dieu. Contre cette opinion nous avons la parole de l’Evangéliste: IL, c’est-à-dire le Verbe, ETAIT AUPRES DE DIEU, de telle sorte que ce IL n’exclut pas une autre Personne mais une autre nature coéternelle.

66. Remarquons encore dans ces affirmations de Jean une différence entre cet Evangéliste et les autres: il commence son Evangile d’une manière plus élevée. En effet, ils ont annoncé le Christ Fils de Dieu, né dans le temps: Comme Jésus était né à Bethléem... 72. Jean, lui, affirme qu’Il a existé de toute éternité: DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE 73. Les autres rapportent son apparition subite parmi les hommes: Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser s’en aller ton serviteur en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. Mais Jean dit qu’Il a toujours été auprès du Père: ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Les autres l’appellent homme: Les foules glorifièrent Dieu qui avait donné un tel pouvoir aux hommes 75. Mais Jean affirme que Jésus est Dieu: ET LE VERBE ETAIT DIEU. Les autres ont dit qu’Il avait vécu au milieu des hommes: Tandis que les disciples se trouvaient en Galilée, Jésus leur dit... 76. Mais Jean affirme qu’Il a toujours été auprès du Père: IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.

67. Remarquons enfin que l’Evangéliste répète à dessein quatre fois ce verbe ETAIT pour montrer que le Verbe de Dieu transcende tous les temps, présent, passé et futur, autrement dit qu’Il est au-delà du temps, passé, présent ou futur, comme le dit la Glose sur ce passage.
72. Mt 2, 1.
73. Cf. ORIGÈNE, 1, § 21, p. 69; et SAINT JEAN CHRYSOSTOME, In Ioannem hom., 3; PG 59, col. 44.
74. Luc 2, 29-32.
75. Mt 9, 8.
71. Cf. ci-dessus, note 62.




Jean 1, 3-4: LE VERBE DIVIN ET LA CREATION



68. Après nous avoir parlé de l’être et de la nature du Verbe divin, autant qu’il est possible de les exprimer, l'Evangéliste poursuit en montrant sa puissance et son opération: sa puissance d’abord à l’égard de tout ce qui vient à l’être [c'est l’objet de cette leçon], puis spécialement à l’égard des hommes [ce sera l’objet de la suivante: n° 95].

Sur la puissance du Verbe à l’égard de tout ce qui vient à l’être, Jean se sert de trois propositions que nous ne ponctuons pas pour le moment puisqu’il faudra les séparer selon les diverses manières de les comprendre.


I




TOUT A ETE FAIT PAR LUI

69. L’Evangéliste introduit cette première affirmation pour montrer trois choses au sujet du Verbe de Dieu.

En premier lieu, selon Chrysostome In Ioanneni hom., 5, ch. 3, PG 59, col. 56, l’égalité du Verbe avec le Père. Comme nous l’avons dit plus haut Mt 17, 22, Jean avait exclu l’erreur d’Arius en montrant la coéternité du Fils et du Père, par ces paroles: IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU. Il exclut ici la même erreur, mais cette fois en montrant la toute-puissance du Fils, en disant: TOUT A ETE FAIT PAR LUI. En effet, être le principe de tout ce qui a été fait, c’est le propre du Dieu grand et tout-puissant. Tout ce que le Seigneur a voulu, Il l’a fait au ciel et sur la terre 3. Donc le Verbe, par qui tout a été fait, est "le grand Dieu", égal au Père.

70. En second lieu, selon Hilaire 4, l’affirmation de l’Evangéliste montre la coéternité du Verbe avec le Père. En effet, parce que Jean a dit précédemment AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE, on pourrait dire qu’Il a été au commencement des créatures et que cependant il y a eu un temps, avant les créatures, où le Verbe n’était pas. C’est pour exclure cette interprétation que l’Evangéliste a dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI. Si tout [été fait par le Verbe], le temps aussi a été fait par lui. D’où l’argument: si tout temps a été fait par Lui, aucun temps n’a été avant Lui, et Lui-même n’a pas été dans un temps ni n’a commencé d’être dans un siècle; Il a donc été, de toute éternité, coéternel au Père.

71. En troisième lieu, selon Augustin 5, l’affirmation de l’Evangéliste montre la consubstantialité du Verbe avec le Père. En effet, si TOUT A ETE FAIT par le Verbe, on ne peut dire que le Verbe Lui-même ait été fait: car s’Il a été fait, il faut qu’Il ait été fait par un Verbe, puisque TOUT A ETE FAIT par le Verbe. Il faut donc qu’il y ait un autre Verbe, par lequel le Verbe dont nous parlons, ait été fait. Mais ce Verbe-là, par qui celui ci a été fait, je dis qu’Il est le Fils unique de Dieu par qui TOUT A ETE FAIT; or si ce Verbe, par qui TOUT

A ETE FAIT, n’a pas été fait, Il n’est pas une créature; et s’Il n’est pas une créature, il est nécessaire de dire qu’Il est de la même substance que le Père, puisque toute substance, excepté l’essence divine, a été faite. En effet, une substance qui n’est pas une créature, est Dieu. Donc le Verbe par qui TOUT A ETE FAIT est consubstantiel au Père, puisqu’Il n’a pas été fait et n’est pas une créature.
3. Ps 134, 6.
4. De Trin., 2, ch. 17, PL 10, col. 62.
5. De Trin., 1, ch. 6, § 9; BA 15, p. 109.


72. Par l’affirmation de l'Evangéliste: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, nous connaissons donc l’égalité du Verbe avec le Père, selon Chrysostome; sa coéternité, selon Hilaire; et sa consubstantialité, selon Augustin.

73. Il faut ici prendre garde à trois erreurs. En premier lieu, l’erreur de Valentin. Ces paroles de l’Evangéliste: TOUT A ETE FAIT PAR LE VERBE, furent comprises par Valentin comme si le Verbe avait été pour le Créateur la cause pour laquelle Il aurait créé le monde, de telle sorte que tout serait dit fait par le Verbe, comme si le fait que le Créateur de ce monde visible ait créé ce monde, venait du Verbe. Il semble du reste que cela revienne à l’opinion de ceux qui affirmaient que Dieu a fait le monde pour une cause qui lui est extérieure; ce qui contredit l’Ecriture: LE SEIGNEUR A FAIT TOUTES CHOSES POUR LUI-MEME 6. Mais [ce que dit Valentin ici] est faux. En effet, comme le dit Origène, si le Verbe avait été pour le Créateur une cause lui donnant matière à créer le monde, l'Evangéliste n’aurait pas dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, mais à l’inverse: "Tout a été fait par le Créateur à cause du Verbe. "
6. Prov 16, 4.
7. Sur saint Jean, 2, § 75, p. 257.


74. Il faut, en second lieu, éviter l’erreur d’Origène 7 qui, en lisant TOUT A ETE FAIT PAR LUI, comprend que l’Esprit aussi est du nombre de toutes ces réalités faites par le Verbe, d’où il suit, et c’est ce que dit aussi Origène, que l’Esprit Saint est Lui-même une créature. Cela est hérétique. L’Esprit Saint, en effet, a la même gloire, la même substance et la même dignité que le Père et le Fils: De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit; et: Ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe et l’Eprit Saint, et ces trois sont un 8. Donc, lorsque l’Evangéliste dit TOUT A ETE FAIT PAR LUI, par ce mot TOUT, il ne faut pas comprendre: TOUT absolument A ETE FAIT PAR LUI, mais seulement ce qui appartient au genre des créatures, des réalités faites. C’est comme si Jean disait: TOUT ce qui a été fait A ETE FAIT PAR LUI. Autrement, si on comprend "tout" d’une manière absolue, le Père aussi aurait été fait par Lui, ce qui est faux. Donc, ni le Père, ni ce, qui est consubstantiel au Père, n’a été fait par le Verbe.

75. Il faut encore éviter une autre erreur du même Origène 9. Tout, a-t-il prétendu, a été fait PAR le Verbe, à la façon dont une chose est faite par quelqu’un de supérieur au moyen d’un autre qui lui est inférieur, comme si le Fils par qui TOUT A ETE FAIT était inférieur au Père, et son instrument. Mais cela est faux et n’est même pas cohérent, parce que dans l’Ecriture nous lisons, non seulement que certaines choses ont été faites par le Fils, mais encore par le Père. L’Apôtre dit en effet [en parlant du Père]: Dieu est fidèle, par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils 10. Si donc nous avons été appelés par le Père à la communion de son Fils et si celui par qui quelque chose est fait a un agent qui lui est supérieur, le Père aussi aura donc quelqu’un qui lui sera supérieur. Or cela est faux. Donc il est faux que le Fils par qui TOUT A ETE FAIT soit moindre que le Père.
8. Mt 28, 19 et 1 Jean 5, 7.
9. Sur saint Jean, 2, § 72, pp. 251-253.
10. 1 Corinthiens 1, 9.


76. Pour rendre cette vérité plus manifeste, il faut savoir ceci: quand on dit que "quelque chose est fait par quelqu’un", la préposition par implique indirecte ment une causalité qui a rapport à l’opération, mais de diverses manières. En effet, puisque l’opération, selon notre manière de la saisir, est intermédiaire entre celui qui opère et ce qui est opéré — par exemple, lorsque je dis: le bâtisseur bâtit par la hache, l’opération est regardée comme intermédiaire entre celui qui opère et ce qui est opéré —, l’opération peut être considérée de deux manières: soit comme provenant de celui qui opère, soit comme se terminant à ce qui est opéré. La préposition par signifie donc la cause de l’opération tantôt en tant qu’elle provient de celui qui opère, tan tôt en tant qu’elle se termine à ce qui est opéré.

La préposition par signifie la cause de l’opération en tant qu’elle provient de celui qui opère, quand ce qui est ainsi désigné par cette proposition est, pour celui qui opère, cause efficiente ou cause formelle qu’il opère. Cause formelle: par exemple, puisque le feu chauffe par la chaleur, la chaleur est cause formelle du feu, en ce sens qu’elle est ce par quoi le feu chauffe. Cause motrice, ou efficiente: par exemple, si je dis que le bailli opère par le roi, le roi est pour le bailli cause efficiente de son action. C’est ainsi que Valentin a compris TOUT A ETE FAIT PAR LUI, comme si le Verbe était pour le Créateur cause de l’action par laquelle Il crée toutes choses.

La préposition par désigne la causalité de l’opération en tant qu’elle se termine à son effet, quand ce qui est signifié par la causalité elle-même n’est pas cause pour l’opérant de son opération, mais cause de l’opération en tant qu’elle se termine à l’effet. Par exemple, lorsque je dis: "le menuisier fait le banc par la hache", celle-ci n’est pas cause, pour le menuisier, qu’il opère, mais elle est plutôt cause de ce que le banc est fait par l’ouvrier.

Donc, lorsque Jean dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, si la préposition PAR indique la cause efficiente qui meut le Père à opérer, il faut dire que le Père ne fait rien PAR le Fils, mais qu’Il fait tout par Lui-même, comme nous l’avons dit. Si au contraire la préposition PAR indique la cause formelle, alors, puisqu’Il opère par sa sagesse, qui est son essence, le Père opère par sa sagesse comme Il opère par son essence; et puisque la sagesse et la puissance du Père sont attribuées au Fils — l’Ecriture dit en effet que le Christ est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu 11— nous disons par mode d’appropriation que le Père fait toutes choses PAR le Fils, c’est-à-dire par sa sagesse. C’est la raison pour laquelle, à propos du texte: C’est de Dieu, par Lui et en Lui que sont toutes choses 12, Augustin dit que "De qui sont toutes choses", "par qui sont toutes choses" et "en qui sont toutes choses" sont appropriés aux trois Personnes, c’est-à-dire respectivement au Père, au Fils et à l’Esprit 13. Cependant, si la pré position PAR désigne la causalité du côté de ce qui est opéré, alors, lorsque nous disons que le Père fait tout le Fils, nous ne disons pas cela du Verbe par appropriation, mais au sens propre, car si le Verbe est cause des créatures, Il le tient d’un autre, c’est-à-dire du Père de qui Il reçoit l’être. Il ne s’ensuit pas pour autant que le Fils soit l’instrument du Père, bien que tout ce qui est mû par un autre pour faire quelque chose ait, d’une façon générale, ce qu’il faut pour être comme un instrument. En effet, dire que quelqu’un agit par une puissance reçue d’un autre peut se comprendre de deux façons. On peut entendre par là que la puissance de celui qui reçoit est absolument la même que la puissance de celui qui donne; et de cette manière celui qui opère par la puissance reçue d’un autre n’est pas inférieur, mais égal à celui dont il la reçoit. Donc, parce que le Père donne au Fils la puissance même qu’Il possède et par laquelle le Fils agit, quand nous disons que le Père agit PAR le Fils, il ne faut pas pour cela en conclure que le Fils soit inférieur au Père, ni qu’Il soit son instrument — comme l’est celui qui reçoit d’un autre, non la même puissance, mais une puissance autre et causée. Ainsi, il est donc évident que l’Esprit Saint n’a pas été fait, que le Fils n’est pas pour le Créateur cause qu’Il opère, et qu’Il n’est du Père ni le ministre ni l’instrument, comme le disait Origène 14
11. 1 Corinthiens 1, 24.
12. Ro 11, 36.
13. Cf. De Trin., 6, ch. 10, n° 12, BA 15, p. 501; Contra Maximin., 2, ch. 23, n" 4, PL 42, col. 800.


77. A bien considérer les paroles citées précédemment: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, il apparaît avec évidence que l’Evangéliste s’est exprimé dans les termes les plus propres. En effet, quiconque fait une chose doit la concevoir d’abord dans sa sagesse. Car jamais quelqu’un ne ferait quelque chose si ne préexistait une conception actuelle de sa sagesse qui soit forme et idée de la réalité faite; par exemple, la forme du coffre préconçue dans l’esprit de l’artiste est l’idée du coffre qui sera réalisé 15, Ainsi donc Dieu ne fait rien, si ce n’est par ce que conçoit son intelligence et qui est la Sagesse conçue de toute éternité, c’est-à-dire le Verbe de Dieu et Fils de Dieu; c’est pourquoi il lui est impossible de faire quelque chose si ce n’est par son Fils. C’est ce qui fait dire à Augustin 16 que le Verbe est "l’Idée contenant parfaitement ce que sont les êtres vivants". Ainsi tout ce que le Père fait, A ETE FAIT PAR LUI.
14. Sur saint Jean, 2, § 104, p. 275.
15. Voir Tract, in Johannis Evangelium, 1, 17; trad. M. -F. Berrouard, Homélies sur l’Evangile de saint Jean, Bibliothèque Augustinienne vol. 71, Desclée De Brouwer 1969, pp. 163-165. Nous renverrons à cette traduction sous l’abréviation Tract. tn Jo.
16. De Trin., 6, 10, n° 11, BA 15, p. 497.


78. Il faut remarquer, selon Chrysostome 17, que tout ce que Moïse énumère en de nombreuses paroles sur la production des réalités par Dieu, en disant: Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut (...) Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux (...) Que les eaux s’amassent en une seule masse... 18, l'Evangéliste, allant bien au-delà, l’embrasse dans cette parole: TOUT A ETE FAIT PAR LUI. La raison en est que Moïse, voulant enseigner l’émanation des créatures à partir de Dieu, les énumère une à une. Mais Jean, se hâtant vers un sujet plus élevé, veut dans ce livre nous mener spécialement à la connaissance du Créateur Lui-même.



II

[3b] SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT.

79. L énonce ici sa seconde affirmation [concernant la puissance du Verbe].Certains, comme le dit Augustin 19, l’ont mal comprise. En effet, à cause de la construction utilisée ici par Jean, plaçant le mot RIEN [NIHIL] en fin de phrase [IPSO FACTUM EST NIHIL], ils ont cru que le mot RIEN était pris affirmativement, comme si RIEN était quelque chose qui aurait été fait sans le Verbe. Aussi ont-ils prétendu que l’Evangéliste avait mis ce membre de phrase pour exclure quelque chose qui n’aurait donc pas été fait par le Verbe. De sorte que, d’après eux, l’Evangéliste, après avoir dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, ajoute: SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, comme pour dire: "en affirmant que TOUTES CHOSES ONT ETE FAITES PAR LUI, je veux cependant dire que sans Lui quelque chose a été fait, à savoir le RIEN lui-même."

80. De là proviennent trois hérésies. D’abord celle de Valentin 20 qui, selon Origène 21 admet plusieurs principes et affirme que de ces principes procèdent trente siècles. Valentin soutient en effet qu’il y a deux premiers principes: l’Abîme, qu’il appelle Dieu le Père, et le Silence. De ces deux principes procédèrent dix siècles. De l’Abîme et du Silence viennent deux autres principes: l’Intelligence et la Vérité, d’où procédèrent huit siècles. Et de l’Intelligence et de la Vérité viennent encore deux autres principes: le Verbe et la Vie, d’où procédèrent douze siècles, ce qui fait donc en tout trente. Or, du Verbe et de la Vie procédèrent, d’après lui, l’homme-Christ et l'Eglise. Ainsi donc, selon Valentin, il s’est écoulé de nombreux siècles avant que le Verbe soit "dit". Voilà pourquoi il explique: Comme l'Evangéliste avait affirmé TOUT A ETE FAIT PAR LUI, pour qu’on ne comprît pas que les siècles précédents auraient été faits par le Verbe, il ajoute ET SANS LUI [LE] RIEN A ETE FAIT, c’est-à-dire tous les siècles qui préexistent et ce qui les a remplis. L’Evangéliste les nomme RIEN, parce qu’ils dépassent notre raison et que notre intelligence ne peut saisir ce qu’ils sont.
17. In Ioannem hom., 5, eh. 1, PG 59, col. 53.
18. Gn 1, 3-9.
19. De Natura boni contra Manichaeos, ch. 25, PL 42, col. 559.
20. Valentin est un théologien et un mystique, originaire d’Egypte, venu à Rome vers les années 140. Sa doctrine propre, difficile à déterminer, se rattache au gnosticisme archaïque des Séthiens. C’est une doctrine" très cohérente dans ses grandes lignes et c’est le génie de Valentin d’avoir été l’auteur de cette conception. Par lui la gnose séthienne, qui n’était qu’une des formes du gnosticisme judéo-chrétien, est devenue une puissante synthèse. Les éléments essentiels sont ceux-ci: transcendance absolue du Père et de sa pensée (ennoia), production du plérôme des éons, au nombre de trente, dont le dernier est Sophia; recherche du Père par Sophia; ce désir devient le principe du monde d’en bas où des éléments spirituels sont emprisonnés; envoi du Seigneur qui apporte la gnose grâce à laquelle les spirituels sont sauvés" (cf. J. DANIÉL0u et H. MARROU, Nouvelle Histoire de l’Eglise, Seuil, Paris 1963, t. 1P 130).
21. Voir Sur saint Jean, 2, § 155, p. 309. Voir aussi SAINT IRÉNÉE, Adversus Haereses I, 11, 1, éd. A. Rousseau et L. Doutreleau, coli. Sources chrétiennes 264, Le Cerf 1979, pp. 167-171. Voir aussi I, 1, 1, pp. 29 ss.


81. Le fait de donner au mot RIEN, dans le texte de Jean, un sens positif, a engendré une seconde erreur celle des Manichéens 22, qui admettaient deux principes contraires, un pour les réalités corruptibles et un autre pour les incorruptibles. Ils disaient donc que, après avoir dit TOUT A ETE FAIT PAR LUI, Jean, pour que l’on ne risque pas de comprendre que le Verbe serait cause des réalités corruptibles — lesquelles [eux] proviennent d’un principe contraire — a ajouté ET SANS [LE] LUI RIEN, c’est-à-dire les réalités corruptibles, A ETE FAIT, comme pour dire: Tout ce qui retourne au néant a été fait sans Lui.

82. Une troisième erreur est commise par ceux qui prétendent que RIEN désigne le diable, selon cette parole: Ils habitent dans la tente de leur compagnon, qui n’est pas 23. Ils affirment donc que TOUT A ETE FAIT par le Verbe, excepté le diable. C’est pourquoi, d’après eux, Jean a ajouté: SANS LUI A ETE FAIT [LE] RIEN, c’est-à-dire le diable.

83. En fait ces trois erreurs proviennent d’une même source, à savoir que toutes trois prennent le mot RIEN affirmativement; mais cela même les exclut toutes trois, puisqu’ici le mot RIEN n’a pas un sens affirmatif, mais seulement négatif. SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT signifie alors: je dis que TOUT A ETE FAIT PAR LUI de telle sorte que SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT.

84. On objectera peut-être que, puisque cela pouvait se comprendre du seul fait qu’il avait dit TOUT A. ETE FAIT PAR LUI, cette fin de phrase négative n’était pas nécessaire: il y a donc une raison spéciale qui légitime cette addition. Selon de nombreux Pères, il y a de multiples manières de comprendre cette addition. En effet, selon Chrysostome 24, l’Evangéliste, qui avait dit TOUT A ETE FAIT PAR LUI, ajoute SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT pour que celui qui lit l’Ancien Testament et n’y voit énumérées par Moïse [le récit de la création] que des réalités visibles, ne croie pas que celles-ci seulement ont été faites par le Verbe. Voilà pourquoi l’Evangéliste, après avoir affirmé TOUT A ETE FAIT PAR LUI, à savoir tout ce que Moïse énumère, ajoute ET SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, pour dire: RIEN de ce qui est, que ce soit visible ou spirituel, N’A ETE FAIT SANS LE VERBE. L’Apôtre parle de la même manière: Toutes choses, dit-il, ont été créées dans le Christ, au ciel et sur la terre, les visibles et les invisibles 25; l’Apôtre fait ici mention spéciale des réalités invisibles, parce que Moïse ne les avait pas explicitement nommées, en raison de la faiblesse et de la grossièreté de l’intelligence des Juifs à qui il transmettait la doctrine.

Chrysostome 26 indique encore une autre raison. A la lecture, dans les autres Evangiles, des nombreux signes et miracles accomplis par le Christ — par exemple: les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris 27 —, on aurait pu croire, en effet, que ces paroles de l'Evangéliste: TOUT A ETE FAIT PAR LUI devaient s’entendre seulement des miracles rapportés dans les autres Evangiles, et que rien d’autre n’avait été fait par le Verbe. Pour que personne ne fasse cette supposition, l’Evangéliste affirme ensuite: ET SANS LUI, RIEN N’A ETE FAIT, comme pour dire: Non seulement ce que contiennent les Evangiles en fait d’actes du Christ, A ETE FAIT PAR LUI, mais RIEN de ce qui a été fait N’A ETE FAIT SANS LUI. Ainsi, selon Chrysostome 24, l’Evangéliste introduit ce petit membre de phrase pour montrer que la causalité du Verbe est totale; et ces paroles, ainsi, complètent les précédentes: TOUT A ETE FAIT PAR LUI.
23. Jb 18, 15.
24. In Ioannem hom., 5, ch. 1, PG 59, col. 53 et 56.
25. Col 1, 16. Les Manichéens constituent une secte d’origine païenne mais qui, ayant fait des emprunts au christianisme, se présenta comme une religion hérétique. Son fondateur, Mani, né en Perse en 216 et mis à mort en 277, combina" des éléments de judaïsme et de christianisme hérétique (dans le sens du gnosticisme) avec un fond d’idées mazdéennes (dualistes) et extrême-orientales (en particulier bouddhistes). Le trait principal en est un dualisme métaphysique radical, supposant un principe bon, spirituel et lumineux, dans une lutte sans fin avec un principe mauvais, matériel et obscur." L’église manichéenne est partagée en parfaits, les ascètes, qui constituent seuls à proprement parler l’Eglise, et en imparfaits, qui sont les auditeurs ou catéchumènes (cf. L. Bou Dictionnaire théologique, Desclée, Tournai 1963, art. Manichéisme, p. 412).


85. Selon Hilaire 28, l’Evangéliste introduit ce membre de phrase SANS LUI, RIEN N’A ETE FAIT, pour montrer que le Verbe tient sa puissance créatrice d’un autre. En effet, Jean ayant dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, on pourrait comprendre que le Père est exclu de toute causalité. L’Evangéliste ajoute donc ET SANS LUI, RIEN N’A ETE FAIT, pour dire: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, de telle sorte, cependant, que le Père a tout fait avec Lui. Les paroles SANS LUI ne signifient en effet pas autre chose que: "Il n’était pas seul". Le sens est donc le suivant: Le Verbe n’est pas le seul PAR QUI TOUT A ETE FAIT, mais Il est l’autre SANS qui RIEN N’A ETE FAIT, autrement dit: SANS LUI, coopérant avec un autre, à savoir le Père, RIEN N’A ETE FAIT: J’étais avec Lui, réglant toutes choses 29.
26. Op. cit., col. 57.
27. Mt 11, 5.
28. De Trin., 2, eh. 18, PL 10, col. 62.


86. Dans une homélie attribuée à Origène 30, on trouve une autre explication assez belle. Nous y lisons que là où en grec il y a khoris, nous avons SANS. Or le grec khoris équivaut à "en dehors" ou "hors de". Le sens des paroles de Jean est donc: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, de telle sorte qu’en dehors de Lui RIEN N’A ETE FAIT. L’Evangéliste s’exprime ainsi pour mon trer que la conservation des réalités dans l’être a lieu par Lui 31. Certaines réalités, en effet, n’ont besoin d’un agent que pour leur devenir, puisqu’elles peuvent subsister, après avoir été faites, sans l’influx de cet agent: la maison, par exemple, n’a besoin de l’artisan que pour son devenir, mais elle persiste dans son être sans l’in fluence de l’artisan. Donc, pour qu’on ne croie pas que l’action du Verbe sur toutes choses se limite à leur devenir, sans s’étendre à leur conservation dans l’être, Jean a ajouté: ET SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, c’est-à-dire: Rien n’a été fait en dehors de Lui, car Il embrasse toutes choses, en les conservant dans l’être.
29. Prov 8, 30.
30. Il s’agit en réalité de Jean Scot Erigène: Homélie sur le Prologue de Jean, 8, PL 122, coI. 288 A, trad. Ed. Jeauneau, SC n° 151, P. 241.
31. " Le Père soutient toutes choses par la puissance de son Verbe" (He 1,3).
32. Tract, in Jo., 1, 13, pp. 153 ss.
33. Sur saint Jean, 2, § 92-96, pp. 269-271.


87. D’autre part, Augustin 32, Origène 33 et plusieurs autres, quand ils expliquent ce verset, entendent par RIEN le péché. En effet, lorsque Jean dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, on pourrait comprendre que le péché et le mal ont été faits par le Verbe. C’est pour quoi il a ajouté. ET [qui n’est] RIEN, c’est-à-dire le péché, A ETE FAIT SANS LUI. Parce que ce n’est pas le défaut qui provient de l’art, mais la forme. Les défauts, en effet, ne sont pas causés par l’art, ils échappent à l’efficacité de l’art, par exemple du fait d’un man que de disposition de la matière, ou autre chose de ce genre. Et c’est pourquoi, du Verbe, qui est l’Idée contenant parfaitement ce que sont les vivants, ne pro vient rien de désordonné ni aucun mal ou péché, qui sont non-être selon cette parole de l’Apôtre: "Nous savons que l’idole n’est rien dans le monde 34". En effet l’idole, en tant qu’elle est péché et mal, n’a pas été faite par le Verbe, bien que la forme de l’idole, en tant qu’elle est une certaine forme, soit par le Verbe.

88. Ainsi l’Evangéliste ajoute les paroles: SANS [LE VERBE] RIEN N’A ETE FAIT, pour montrer: la causalité universelle du Verbe, selon Chrysostome; l’uni té d’opération avec le Père, selon Hilaire; la puissance du Verbe dans la conservation des créatures, selon Origène; et enfin, selon Augustin, la pureté de sa causalité, parce qu’Il est cause de ce qui est bon, de telle sorte qu’Il n’est pas cause du péché.


III

CE QUI A ETE FAIT EN LUI ETAIT VIE. [4a]

89. L’Evangéliste avance ici une troisième affirmation, où il faut éviter la fausse interprétation des Manichéens 35; ces paroles, en effet, les avaient amenés à affirmer que tout ce qui existe vit: par exemple une pierre, du bois, un homme et toute autre réalité existant dans le monde. Et ils ponctuaient ainsi: CE QUI A ETE FAIT EN LUI — ETAIT VIE. Or il n’y a de vie que dans ce qui vit; et donc tout CE QUI A ETE FAIT EN LUI, vit. Ils prétendent aussi que dire EN LUI est la même chose que dire PAR LUI, puisque l’Ecriture emploie souvent EN LUI avec le sens de PAR LUI, comme dans ce texte: En lui, c’est-à-dire par Lui, toutes choses ont été créées 36. Mais l’expérience même montre que cette interprétation est fausse.

90. On peut cependant, sans commettre d’erreur, expliquer l’affirmation de Jean de bien des manières. L’homélie attribuée à Origène 37 lui donne le sens suivant: CE QUI A ETE FAIT EN LUI, c’est-à-dire par Lui, ETAIT VIE, non pas en soi-même, mais dans sa cause. Car toutes les réalités causées ont ceci de commun que les effets produits par la nature ou par l’intelligence sont dans leur cause, non pas selon leur être propre, mais selon le mode d’être de leur cause en tant que cause. Ainsi, les effets produits sur la terre sont dans le soleil comme dans leur cause, non selon leur être propre, mais selon le mode d’être du soleil comme cause. Donc, puisque la cause de tous les effets produits par Dieu est une Vie et une Idée contenant parfaitement ce que sont les vivants, tout CE QUI A ETE FAIT EN LUI, c’est-à-dire par Lui, ETAIT VIE dans sa cause, à savoir en Dieu même.
35. Cf. ci-dessus n" 81, note 22.
36. Col 1, 16.
37. JEAN SCOT ERIGÈNE, Homélie sur le Prologue de Jean, 9. P. L. 122, col. 288 B, trad. (SC 151), p. 243.


91. Augustin 38, lui, lit ces paroles de Jean en les ponctuant ainsi CE QUI A ETE FAIT EN LUI ETAIT VIE. En effet, on peut considérer les réalités de deux manières: selon qu’elles existent en elles-mêmes et selon qu’elles existent dans le Verbe. Si on les considère selon qu’elles existent en elles-mêmes, alors, toutes les réalités ne sont pas vie, ni même vivantes; certaines manquent de vie et d’autres vivent. Par exemple, la terre, les métaux ont été faits, mais ils ne sont pas vie, ni ne vivent; les animaux, les hommes ont été faits, mais en eux-mêmes ils ne sont pas vie, ils vivent seulement.

Cependant, si on considère les réalités en tant qu’elles sont dans le Verbe, non seulement elles sont vivantes, mais encore elles sont VIE. Car les idées qui existent de manière spirituelle dans la Sagesse de Dieu et par lesquelles les réalités ont été faites par le Verbe, sont vie; de même que le coffre fait par l’artisan, en lui-même certes, ne vit pas et n’est pas vie, tandis que l’idée du coffre qui a précédé dans l’esprit de l’artisan vit, d’une certaine manière, en tant qu’elle a un être intelligible dans l’esprit de l’artisan; et cependant elle n’est pas vie, parce que l’acte d’intelligence de l’artisan n’est pas son essence, ni son être. Au contraire, en Dieu, l’acte d’intelligence est sa vie et son essence; c’est n’est pas son essence, ni son être. Au contraire, en Dieu, non seulement vit, mais est la vie elle-même, puisque tout ce qui est en Dieu est son essence. Par suite, la créature en Dieu est l’essence créatrice. Si donc on considère les réalités selon qu’elles sont dans le Verbe, elles sont VIE 39.

92. Origène 40, dans son Commentaire sur Jean, lit autrement les paroles de l’Evangéliste; il les ponctue ainsi: CE QUI A ETE FAIT EN LUI — ETAIT VIE. Il faut remarquer ici que certaines choses sont dites du Fils de Dieu considéré en Lui-même: quand, par exemple, on Le dit Dieu tout-puissant et autres choses semblables; mais que d’autres sont dites de Lui par rapport à nous: quand, par exemple, on Le dit Sauveur et Rédempteur; enfin d’autres Lui conviennent de l’une et l’autre façon: quand, par exemple, on Le dit Sagesse et Justice. Or, dans tout ce qui se dit du Fils considéré en Lui-même et d’une façon absolue, on ne dit pas qu’Il a été fait; ainsi on n’affirme pas: le Fils a été fait Dieu, ou tout-puissant. Mais dans tout ce qui se dit de Lui par rapport à nous, ou de l’une et l’autre manière, on peut ajouter le terme fait; ainsi Paul écrit: Lui, le Christ Jésus, a été fait pour nous, de par Dieu, sages se, justification, sanctification et rédemption 41. Ainsi, bien qu’Il ait toujours été en Lui-même Sagesse et Justice, on peut cependant dire que, d’une nouvelle manière, Il a été fait pour nous Justice et Sagesse. D’après ce que nous venons de dire, Origène 42 explique ainsi les paroles de l’Evangéliste: Le Verbe, bien qu’il soit vie en Lui-même, a été fait cependant vie pour nous, du fait qu’Il nous a vivifiés, conformément à ces paroles: De même que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ 43. C’est pourquoi l’Evangéliste dit: Ce Verbe qui pour nous a été fait vie, ETAIT LA VIE en Lui-même, précisément afin qu’un jour Il devînt vie pour nous. Aussi ajoute-t-il tout de suite: Et la vie était la lumière des hommes.
38. Tract. in J 1, 17, BA 71, pp. 163. 165.
39. On trouve cette interprétation chez Hilaire (De Trin. 1Ch 9, PL 10, col 31 et 63), Ambroise et Gaudeutius de Brescja (Tract. XIX; PL 20, col. 987), Clément d’Alexandrie (Pédag. 1Ch 6, § 27, 1; 2, eh. 9, § 79, 3; SC 70, p. 160; SC 108, p. 158), et Origène (2Ch 19, § 132, P. 295).
40Sur saint Jean, 2, ch. 16, § 114, pp. 283-285.
41. 1 Corinthiens 1, 30.
42. Op. cit., 3, § 128, SC 120, p. 293


93. Quant à Hilaire 44, il ponctue ce passage ainsi ET SANS LUI RIEN N’A ET. E FAIT, QUI N’AIT ETE FAIT EN LUI, pour dire ensuite IL ETAIT LA VIE. Comme il le dit en effet, les paroles SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT pourraient susciter le doute suivant outre ce qui a été fait par le Verbe, peut-être certaines choses n’ont pas été faites PAR Lui, bien qu’elles n’aient pas été faites SANS Lui; mais pour ces choses, Il s’est associé à Celui qui les a faites. Jean aurait alors ajouté ET SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, pour corriger les paroles précédentes: TOUTES CHOSES ONT ETE FAITES PAR LUI. Pour écarter cette ambiguïté, l’Evangéliste, après avoir dit: TOUT A ETE FAIT PAR LUI, ajoute donc: ET SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, qui cependant N’AIT ETE FAIT EN LUI, c’est-à-dire par Lui; et la raison en est qu’Il ETAIT LA VIE.

Il est manifeste en effet, d’après cette interprétation, que Jean dit: TOUT A ETE FAIT PAR [LE VERBE], en tant que le Verbe procédant du Père est Dieu. Supposons qu’un père ait un fils qui ne soit pas parfaite ment capable d’agir en homme, mais le devienne peu à peu; il est clair que le père fera bien des choses, non par son fils lui-même, mais pas non plus sans lui. Donc, parce que le Fils de Dieu a de toute éternité, du fait qu’Il est Fils, la vie parfaite, la même que le Père — Comme le Père a la vie en Lui-même, ainsi Il a donné au Fils d’avoir la vie en Lui-même 45— on ne peut dire que Dieu le Père, bien qu’Il n’ait rien fait sans le Fils, ait cependant fait quelque chose sans que ce soit PAR Lui, parce qu’IL ETAIT LA VIE. En effet, dans la réalité vivante, il peut arriver qu’une vie imparfaite précède la vie parfaite; mais pour [celui qui est] la vie par soi et d’une manière absolue, il n’y a en aucune manière une vie imparfaite antérieure. Donc, parce que le Verbe est la vie par soi, la vie en Lui ne fut jamais imparfaite, mais toujours parfaite. C’est pourquoi RIEN N’A ETE FAIT SANS LUI, qui n’ait ETE FAIT EN LUI, c’est-à-dire par Lui.
43. 1 Corinthiens 15, 22.
44. De Trin., 2, eh. 20; PL 10, col. 63 B.
45. Jean 5, 26.


94. Chrysostome 46, lui, lit ce texte d’une autre manière et le ponctue ainsi: ET SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT DE CE QUI A ETE FAIT. En effet, quelqu’un pour rait croire que l’Esprit Saint a été fait par le Verbe. C’est pourquoi, voulant exclure cela, l’Evangéliste, après les paroles SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT, ajoute celles-ci: DE CE QUI A ETE FAIT, car l’Esprit Saint n’est pas quelque chose qui ait été fait. Vient ensuite EN LUI ETAIT LA VIE. Jean ajoute ces paroles pour deux raisons.

D’abord pour montrer qu’après la production de toutes réalités, il n’y a aucune déficience d’influence ou de causalité; et cela non seulement à l’égard des réalités déjà produites, mais encore à l’égard de celles qui doivent être produites. Cela revient à dire EN LUI ETAIT LA VIE, une vie par laquelle non seulement Il a pu produire toutes choses, mais encore une vie 47 qui a, pour produire de façon continue les réalités, un flux sans déficience et une causalité que n’affaiblit aucun changement, comme une source vive dont le flux continu ne baisse pas; tandis que l’eau recueillie et non vive [d'une citerne] insuffisamment alimentée, baisse et vient à manquer. Voilà pourquoi il est écrit En toi est la source de la vie 48.

De plus, Jean dit: [LE VERBE] ETAIT LA VIE, pour montrer que le gouvernement des réalités se fait par le Verbe. En effet, par ces paroles, il fait voir que le Verbe n’a pas produit les réalités par une nécessité de nature, mais par la volonté et l’intelligence, et qu’Il gouverne les réalités qu’Il a produites. [On lit en effet dans l’Epître aux Hébreux]: La parole de Dieu est vivante 49.

Et parce que chez les Grecs l’autorité de Chrysostome dans ses commentaires est telle que, là où il a expliqué un passage de l'Ecriture sainte, ils n’admettent aucune autre explication que la sienne, dans aucun livre grec on ne trouve ce texte ponctué d’une autre manière que la sienne, c’est-à-dire: SANS LUI RIEN N’A ETE FAIT DE CE QUI A ETE FAIT.
46. In Ioannem hom., 5, eh. 2; PG 59, coL 55-56.
47. Nous suivons ici le texte de l'éditio Marietti, en lisant quae habet et non quod habet.
48. Ps 35, 10.
49. He 4, 12.




Jean 1, 5: LE VERBE DIVIN ET LES HOMMES

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Thomas sur Jean 1