Thomas sur Jean 5

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124. Plus haut [n° 108], l’Evangéliste nous a présenté le Précurseur, le témoin du Verbe incarné; mainte nant il va parler du Verbe incarné Lui-même: de la nécessité de sa venue [l’objet de la présente leçon], de la finalité de cette venue pour nous [n° 142], et enfin du mode de sa venue [n° 165].

La nécessité de la venue du Verbe semble tenir au manque de connaissance de Dieu qui régnait dans le monde. Ainsi, en disant: Si je suis né et si je suis venu dans le monde, c’est pour rendre témoignage à la vérité 1, le Seigneur indique la nécessité de sa venue. Pour expliquer ce manque de connaissance de Dieu, l’Evangéliste montre d’abord qu’il n’est pas imputable à Dieu ni au Verbe, puis il montre qu’il est imputable aux hommes [n° 137] ET LE MONDE NE L’A PAS CONNU.
1. Jean 18, 37.



I

IL ETAIT LA LUM1ERE, LA VRAIE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. IL ETAIT DANS LE MONDE, ET LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI.

Si les hommes ne connaissaient pas Dieu et n’étaient pas illuminés par le Verbe, cela n’était imputable ni à Dieu, ni au Verbe. L’Evangéliste en donne trois raisons. D’abord l’efficacité de la lumière divine: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE [125]; ensuite la présence de cette divine lumière: IL ETAIT DANS LE MONDE [132]; enfin son évidence: ET LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI [136].



£[9] IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE.

Le manque de connaissance de Dieu dans le monde ne provenait donc pas du Verbe, puisqu’Il est efficace. L’Evangéliste montre d’abord en quoi consiste cette efficacité: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE [n° 125]; puis il montre l’efficacité même du Verbe: Il ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE [n° 127].

125. L’efficacité illuminative du Verbe divin provient de ce qu’IL EST LA LUMIERE, LA VRAIE. Com ment le Verbe est LUMIERE et comment Il est LUMIERE DES HOMMES, il est superflu de le répéter à pré sent: nous l’avons suffisamment expliqué plus haut. Nous devons seulement dire ici en quel sens le Verbe est LA LUMIERE, LA VRAIE.

Pour en avoir l’évidence, il faut remarquer que "vrai'", dans l'Ecriture, a trois opposés. Parfois, "vrai" s’oppose à "faux": Rejetant le mensonge, dites la vérité 2 parfois, "vrai" s’oppose à ce qui n’est que figure: La Loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ 3, car la vérité des figures de la Loi a été accomplie par le Christ; enfin, "vrai" s’oppose parfois à ce qui participe, comme il est dit dans la Première épître de Jean: Nous sommes dans son vrai Fils 4, c’est-à-dire Celui qui n’est pas fils par participation.

Or il y eut, avant l’avènement du Verbe dans le monde, une lumière que les philosophes se vantaient de posséder; mais celle-ci était fausse car, comme le dit l’Apôtre, Ils sont devenus vains dans leurs raisonnements, et leur coeur inintelligent s’est obscurci. Se prétendant sages, ils sont devenus insensés 5; et Tout homme devient insensé par sa science 6. Il y eut d’autre part une lumière que les Juifs se glorifiaient de posséder dans les enseignements de la Loi, mais c’était une lumière qui n’était que figure: Ne possédant en effet que l’ombre des biens à venir, non la réalité des choses, la Loi demeure à jamais incapable (...) de rendre parfaits ceux qui s’avancent vers Dieu 7. Enfin, dans les anges et dans les saints brillait aussi une lumière, puisque la grâce leur avait donné une connaissance plus spéciale de Dieu; mais c’était une lumière participée — Sur qui ne resplendit pas sa lumière? 8, ce qui revient à dire tous ceux qui sont lumineux brillent dans la mesure où ils participent à sa lumière, c’est-à-dire celle de Dieu. Le Verbe de Dieu, Lui, n’était pas une lumière fausse, ni en figure, ni participée, mais Il était la vraie lumière, c’est-à-dire qu’Il était LA LUMIERE par son essence, et c’est pourquoi l’Evangéliste dit: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE.
2. Eph 4, 25. Cf. Zach 8, 16.
3. Jean 1, 17.


126. Cette affirmation écarte deux erreurs. D’abord celle de Photin 9, qui s’imaginait que le Verbe avait pris son origine de la Vierge. Afin que personne ne puisse le supposer, l’Evangéliste, parlant de l’Incarnation du Verbe, dit: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE, et cela dès l’éternité, non seulement avant la Vierge, mais avant toute créature.

Ces paroles écartent aussi l’erreur d’Arius et d’Origène 10: le Christ, disaient-ils, n’est pas le vrai Dieu, mais Il l’est seulement par participation.

Si c’était vrai, Il ne serait pas LA LUMIERE, LA VRAIE, comme l’affirme l’Evangéliste — Dieu est lumière non par participation, mais la vraie. Si donc le Verbe ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE, il est manifeste qu’Il est le vrai Dieu. Ainsi est manifeste en quoi consiste l’efficacité du Verbe divin, cause en nous de la connaissance de Dieu.
4. 1 In 5, 20.
5. Ro 1, 21.
6. Jr 10,14.
7. He 10, 1.
8. Jb 25, 3.
9. Cf. ci-dessus n’ 64, note 68.



QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE.

127. Telle est l’efficacité du Verbe, qu’Il ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. Car tout ce qui est [quelque chose] par participation dérive de ce qui est tel par son essence; ainsi tout ce qui est enflammé l’est par participation au feu [qui est feu] par sa nature. Donc, puisque le Verbe est LA VRAIE LUMIERE par son essence, il faut que tout ce qui est lumineux le soit par le Verbe, dans la mesure où il participe de Lui. Il est donc vraiment celui QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE.

128. Pour bien comprendre cette parole, il faut savoir que l’Ecriture envisage le monde de trois points de vue différents. Parfois elle le regarde en tant que créé: le monde a été fait par Lui 12 D’autres fois elle le voit dans la perfection qu’il atteint par le Christ: Dans le Christ, [Dieu] se réconciliait le monde 13. Parfois enfin elle le considère dans sa perversité: Le monde entier gît au pouvoir du Mauvais 14. Quant à l’illumination, ou au fait d’être illuminé par le Verbe, elle peut s’entendre de deux façons: soit de la lumière de la connaissance naturelle: Elle a été gravée sur nous, la lumière de ton visage, Seigneur 15, Soit de la lumière de la grâce: Lève-toi, sois illuminée, Jérusalem 16.
10. Cf. ci-dessus n° 58, note 54 et n° 61, note 62.
11. 1 Jean 1, 5.
12. Jean 1, 10.
13. 2 Co 5, 19.
14. 1 Jean 5, 19.
15. Ps 4, 7.
16. Isaïe 60, 1.


129. Ces deux distinctions établies, on éclaircira facilement un doute qui peut surgir de ces paroles.

En effet, l’Evangéliste dit du Verbe: IL ILLUMINE TOUT HOMME; cela semble inexact puisque, en ce monde, beaucoup d’hommes sont encore dans les ténèbres. Mais si, nous rappelant les distinctions mention nées, nous regardons le monde du point de vue de sa création, et l’illumination comme la lumière de la raison naturelle, la parole de l’Evangéliste ne contient rien de faux. En effet, si tous les hommes venant en ce monde sensible sont illuminés par la lumière de la raison naturelle, c’est par participation à cette VRAIE LUMIERE dont dérive toute lumière de connaissance naturelle. En disant: VENANT EN CE MONDE, l’Evangéliste utilise une façon de parler; il ne veut pas dire que les hommes auraient vécu un certain temps hors du monde, avant de venir dans le monde, ce qui serait contraire à la pensée de l’Apôtre: Alors que les enfants de Rébecca n’étaient pas encore nés, qu’ils n’avaient fait ni bien ni mal (pour que demeure le dessein de Dieu, dessein de. libre choix, qui dépend non des oeuvres mais de Celui qui appelle), il lui fut dit: "L’aîné sera assujetti au plus jeune, ainsi qu’il est écrit: "J’ai aimé Jacob, mais Esaü, je l’ai haï" 17. Puisque ces enfants n’avaient rien fait avant de naître, il est donc clair que l’âme humaine n’existe pas avant son union avec le corps.

Jean dit aussi VENANT EN CE MONDE pour montrer que c’est en tant qu’ils viennent dans le monde, que les hommes sont illuminés par Dieu, c’est-à-dire en tant qu’ils ont une intelligence provenant d’une cause extrinsèque. Car l’homme est constitué d’une nature double corporelle, c’est-à-dire animale ou sensible, et intellectuelle. Selon sa nature corporelle ou sensible, il est éclairé par la lumière corporelle et sensible, et selon son âme et sa nature intellectuelle, il est éclairé par la lumière intellectuelle et spirituelle. Ainsi l’homme, selon sa nature corporelle, ne VIENT pas dans ce monde, il est de ce monde; [s'il vient en ce monde, c’est comme il a été dit, selon sa nature intellectuelle qui provient d’une cause extrinsèque, c’est-à-dire de Dieu, par la création [ainsi que le rappelle l’Ecclésiaste]: Souviens-toi de ton créateur (...) avant que toute chair retourne à son origine, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a créé 18. Par conséquent, dans l’expression VENANT EN CE MONDE, l’Evangéliste montre que l’illumination concerne ce qui provient d’une [extrinsèque, c’est-à-dire l’intelligence.

130. Mais si l’illumination se comprend de la lumière de la grâce, il y a trois manières d’expliquer ces paroles: Le Verbe ILLUMINE TOUT HOMME.

La première, celle d’Origène 19, nous amène à considérer le monde dans sa perfection, à laquelle l’homme réconcilié avec Dieu est conduit par le Christ. Il est dit alors: le Verbe ILLUMINE TOUT HOMME VENANT, par la foi, EN CE MONDE spirituel, c’est-à-dire l’Eglise, illuminée par la lumière de la grâce.

Chrysostome 20, lui, regarde le monde en tant que créé et montre comment le Verbe, voulant que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité 21, ILLUMINE TOUT HOMME VENANT, c’est-à-dire naissant, EN CE MONDE sensible, autant que cela dépend de Lui, puisque de son côté Il ne fait défaut à personne. Si donc quelqu’un n’est pas illuminé, cela vient de lui, parce qu’il se détourne de la lumière qui l’illumine.

Enfin Augustin 22, dans l’expression ILLUMINE TOUT HOMME, donne au mot TOUT une acception particulière. Le sens n’est pas: Le Verbe ILLUMINE TOUT HOMME en général, mais tout homme qui est illuminé; c’est-à-dire qu’aucun homme n’est illuminé, sinon par le Verbe. Et (toujours selon Augustin 23), le monde étant alors considéré sous l’aspect de sa perversité et de sa déficience, l’Evangéliste, en ajoutant VENANT EN CE MONDE, donne la raison pour laquelle l’homme a besoin d’être illuminé; comme s’il disait: l’homme a besoin d’être illuminé, parce qu’il vient dans ce monde enténébré par sa perversité et ses déficiences, et rempli d’ignorance. A propos du monde spirituel du premier homme avant le péché, il est écrit: Il est venu nous visiter d’en haut, le soleil levant, pour illuminer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort 24.

131. Les mêmes paroles: Le Verbe ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE, renversent l’erreur des Manichéens pour qui les hommes et le monde avaient été créés par un principe contraire, c’est-à-dire le diable. En effet, si l’homme était une créature du diable, à sa venue dans ce monde il ne serait pas illuminé par Dieu ou par le Verbe, puisque le Christ est venu dans ce monde pour détruire les oeuvres du diable 25.
17. Ro 9, 11.
18. Qo 12, 1 et 7.
19. Il s’agit en réalité de Jean Scot Erigène: Homélie sur le Prologue de Jean, 17, PL 122, col. 293 B, trad. p. 285.
20. In Ioannem hom., 8, ch. 1, PG 59, col. 65.
21. 1 Tm2, 4.
22. In Enchiridion, ch. 103, § 27; PL 40, col. 280.
23. Tract, in Jo., 2, 7, BA 71, p. 187.
24. Luc 1, 78-79.


132. Ainsi donc, l’efficacité du Verbe divin prouve que le manque de connaissance divine chez les hommes ne provient pas du Verbe Lui-même, qui, puisqu’IL EST LA LUMIERE, LA VRAIE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE, est capable de les illuminer tous.

[l0a] IL ETAIT DANS LE MONDE

Pour qu’on ne croie pas que ce manque vient de l’éloignement ou de l’absence de la véritable lumière, l’Evangéliste ajoute: IL ETAIT DANS LE MONDE — Dieu n’est pas loin de chacun de nous, car c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être 26. En d’autres termes le Verbe divin est efficace et présent dans ce monde pour illuminer.

133. Mais, remarquons-le, on peut être dans le monde de trois façons. Soit comme contenu en lui, à la manière d’un objet localisé dans un lieu; [ainsi le Seigneur dira des Apôtres]: Eux sont dans le monde 27. Soit comme partie dans le tout, puisque toute partie du monde est dans le monde même si elle n’y est pas comme dans un lieu; ainsi les substances spirituelles, bien qu’elles ne soient pas localisées dans le monde, en font néanmoins partie: Dieu a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment.

Mais LA VRAIE LUMIERE n’était dans le monde ni de l’une ni de l’autre manière, puisqu’elle n’est ni susceptible d’être localisée, ni partie de l’univers. Au con traire, s’il est permis de parler ainsi, c’est tout l’univers, d’une certaine façon, qui en est partie, lui qui ne participe que partiellement à sa bonté. IL ETAIT donc DANS LE MONDE d’une troisième manière, comme sa cause [efficiente] et conservatrice — Est-ce que le ciel et la terre, moi, je ne les remplis pas? 29.

Cependant il en va autrement du Verbe de Dieu, agent et cause de toutes choses, et des autres agents. Ceux-ci en effet agissent de l’extérieur, et puisque de fait ils n’agissent qu’en mouvant et modifiant de quelque façon ce qui est extrinsèque à la réalité, ils n’opèrent que comme des [agents] extrinsèques. Mais Dieu opère en toutes les réalités comme agissant de l’intérieur, par ce qu’Il agit en créant. Or créer, c’est donner l’acte d’être à la réalité créée; et puisque l’acte d’être est ce qu’il y a de plus intime en chaque réalité, Dieu, qui en opérant donne l’acte d’être, opère dans les réalités comme agissant de l’intérieur. IL ETAIT donc DANS LE MONDE, comme donnant au monde l’acte d’être.

134. On dit communément que Dieu est en toutes réalités par son essence, sa présence et sa puissance. Pour le comprendre, il faut savoir que quelqu’un est dit être par sa puissance en tous ceux qui sont soumis à sa puissance: comme le roi est dit être par sa puissance dans tout le royaume qui lui est soumis, sans toute fois y être par sa présence ni par son essence. Par sa présence, quelqu’un est dit être en toutes les réalités qui sont sous son regard, comme le roi est dit être par sa présence dans sa demeure. Mais quelqu’un est dit être par son essence dans les réalités en lesquelles est sa substance: comme le roi est [dans sa propre individualité] en un seul lieu déterminé.

Nous disons que Dieu est partout dans le monde par sa puissance, car toutes choses sont soumises à son pouvoir — Si je monte au ciel, tu y es (...) si je prends mes ailes dès l’aurore et que j’aille habiter aux confins de la mer, là encore ta main me conduira et ta droite me saisira 30. Dieu est aussi partout par sa présence, car tout ce qui est dans le monde est nu et découvert à ses yeux 31. Enfin Dieu est partout par son essence, car son essence est ce qu’il y a de plus intime en toutes les réalités en effet, chaque agent, en tant qu’il agit, doit nécessairement être conjoint à son effet de façon immédiate, puisque le moteur et ce qui est mû doivent être simultanés. Or Dieu crée et conserve toutes choses selon l’acte d’être de chaque réalité. Et puisque l’acte d’être est ce qu’il y a de plus intime en chaque réalité, il est manifeste que Dieu est dans toutes les réalités par son essence, par laquelle Il les crée.
25. 1 Jean 3, 8.
26. Ac 17, 27-28.
27. Jean 17, 11.
28. Ps 145, 6.
29. Jr 23,24.
30. Ps 138, 8.
31. He 4, 13.


135. Remarquons-le, l’Evangéliste emploie à dessein le mot ETAIT lorsqu’il dit Le Verbe ETAJT DANS LE MONDE, pour montrer que dès le commencement de la création Il avait toujours été dans le monde, causant et conservant toutes choses; car si Dieu retirait un seul instant des réalités créées sa puissance, elles seraient toutes réduites au néant et cesseraient d’exister. Origène 32 emploie à ce sujet une heureuse comparaison: il y a, dit-il, le même rapport entre la parole sensible et notre verbe, qu’entre toute la création et le Verbe divin.

Comme notre parole est l’effet du verbe conçu dans notre esprit, ainsi toute la création est l’effet du Verbe conçu dans l’esprit divin: Dieu a dit et tout a été créé. Aussi, comme nous voyons notre parole sensible s’arrêter aussitôt que notre verbe fait défaut, de même, si la vertu du Verbe divin était soustraite aux réalités, toutes disparaîtraient à l’instant même; car Dieu sou tient tout par la puissance de son Verbe.
32. Ne s’agirait-il pas plutôt, comme précédemment (au n° 130), de Jean Scot Erigène? En tout cas, celui-ci reprend, à propos du verset de saint Jean que commente ici saint Thomas, la comparaison attribuée par ce dernier à Origène" De même (...) que, si l’on cesse de parler, la voix cesse d’être et s’évanouit, de même si le Père des cieux cessait de prononcer son Verbe, l’effet du Verbe, à savoir l’univers créé, ne subsisterait pas" (Homélie sur le Prologue de Jn 18, [122, col. 293 C), SC 151, p. 289). Voir aussi (également de Jean Scot Erigène) Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, SC 180, p. 143.


136. Il est donc manifeste que le manque de con naissance de Dieu chez l’homme ne vient pas de l’absence du Verbe, puisqu’IL ETAIT DANS LE MONDE.


ET LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI.

Cette ignorance ne vient pas non plus de l’invisibilité du Verbe ou du fait qu’Il se cache, puisqu’Il a produit une oeuvre en laquelle sa similitude resplendit de façon évidente: le monde — La grandeur et la beauté des créatures font par analogie connaître leur créateur 35; et: Les [perfections] invisibles de Dieu (...) sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses oeuvres, ainsi que sa puissance éternelle et sa divinité 36. Voilà pourquoi l’Evangéliste ajoute aussitôt: ET LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI, pour montrer que dans le monde, LA LUMIERE elle-même a été manifestée. De même que l’oeuvre manifeste l’art de l’artiste, la forme de l’oeuvre d’art n’étant autre que la similitude de l’idée qui est dans l’esprit de l’artiste, ainsi le monde entier n’est autre qu’une certaine représentation de la sagesse divine conçue dans l’esprit du Père — Dieu en effet a répandu sa sagesse sur toutes ses oeuvres 37.

Il est ainsi manifeste que le manque de connaissance divine ne vient pas du Verbe. En effet, étant LA VRAIE LUMIERE, Il est efficace; Il est présent parce qu’IL ETAIT DANS LE MONDE; et Il est évident puis que LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI.
33. Ps 148, 5.
34. He 1, 3.
35. Sg 13,5.
36. Ro 1, 20.


137. En disant cela, l’Evangéliste montre d’où provient ce manque de connaissance de Dieu: ce manque ne vient pas du Verbe mais du MONDE qui NE L’A PAS CONNU. Il dit: LE MONDE NE L’A PAS CONNU, "Lui", de façon personnelle, parce que plus haut il avait dit que le Verbe était non seulement LUMIERE DES HOMMES, mais Dieu: c’est pourquoi en disant" Lui", il entend Dieu. Jean emploie ici le mot "monde" pour l’homme, car les anges L’ont connu par leur intelligence, les éléments L’ont connu en Lui obéissant, mais LE MONDE, c’est-à-dire l’homme, habitant du monde 38, NE L’A PAS CONNU.

138. Nous pouvons attribuer ce manque de connaissance de Dieu à la nature de l’homme ou bien à sa faute.

A sa nature car, en dépit de tous les secours susdits donnés à l’homme pour l’amener à la connaissance de Dieu, la raison humaine cependant défaille dans cette connaissance: Chacun Le considère de loin. Oui, Dieu est grand, Il surpasse notre science 39. Et si quelques-uns L’ont connu, ce n’est pas en tant qu’ils furent dans le monde, mais au contraire en tant qu’ils furent au delà du monde et tels que le monde n’était pas digne d’eux 40, C’est pourquoi, s’ils perçurent dans leur esprit quelque chose d’éternel, ce fut en tant qu’ils n’étaient pas de ce monde.

Mais si on attribue à la faute de l’homme son man que de connaissance divine, les paroles: LE MONDE NE L’A PAS CONNU expriment la raison pour laquelle Dieu n’est pas connu. Dans ce cas le monde est pris pour l’homme qui aime le monde de manière désordonnée. Autrement dit, LE MONDE NE L’A PAS CONNU parce que les hommes aiment le monde; et l’amour du monde, dit Augustin 41, détourne au plus haut degré de la connaissance de Dieu, car l’amour du monde rend ennemi de Dieu 42, Or celui qui n’aime pas Dieu ne peut pas Le connaître: L’homme charnel n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu 43.
37. Sir 1, 10.
38. Voir SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., 2, 11, BA 71, p. 195.
39. Jb 36, 25-26.
40. He 11, 38.
41. Loc. cit.
42. Ja 4, 4.
43. 1 Corinthiens 2, 14.


139. Ainsi se trouve résolue la vaine question des païens: si c’est depuis peu de temps que le Fils de Dieu s’est fait connaître au monde pour le salut des hommes, il semble qu’avant ce temps Il ait méprisé la nature humaine. Il faut leur répondre: Dieu n’a pas méprisé la nature humaine; Il fut toujours dans le monde et, pour ce qui est de Lui, Il est connaissable par tous. Si quelques-uns ne L’ont pas connu, ce fut de leur faute, parce qu’ils aimaient le monde.




 ET LE MONDE NE L’A PAS CONNU.

140. II faut remarquer encore que l’Evangéliste parle ici de l’Incarnation du Verbe afin de montrer que c’est le même Verbe qui est incarné, qui était au commence ment auprès de Dieu, qui est Dieu.

Il reprend ici ce qu’il avait dit auparavant au sujet du Verbe Le Verbe était la lumière des hommes; ici il dit: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE. Plus haut il avait dit: tout a été fait par Lui; ici il dit ET LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI. Plus haut il avait affirmé: sans Lui rien n’a été fait, c’est-à-dire, selon une interprétation, toutes choses sont conservées par Lui; ici il dit: IL ETAIT DANS LE MONDE, créant et conservant toutes choses. Là il avait affirmé Et les ténèbres ne l’ont pas étreinte; ici: ET LE MON DE NE L’A PAS CONNU. Tout ce qui est dit à la suite de ce verset: IL ETAIT LA LUMIERE, LA VRAIE, est donc comme une explicitation des versets précédents.

141. Tout ce qui précède nous permet de découvrir trois motifs pour lesquels Dieu a voulu s’incarner.

Le premier est la perversité de la nature humaine, que sa propre malice avait plongée dans les ténèbres des vices et de l’ignorance. C’est pourquoi l’Evangéliste avait dit de la lumière: Les ténèbres ne l’ont pas étreinte. Dieu est donc venu dans la chair pour que les ténèbres puissent saisir la lumière, c’est-à-dire parvenir à sa connaissance: Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière 44.

Le second motif de l’Incarnation est l’insuffisance du témoignage des prophètes: Les prophètes en effet étaient venus, mais ils ne pouvaient éclairer suffisamment les hommes, car [il pouvait dire de chacun d’eux comme] de Jean lui-même: IL N’ETAIT PAS LA LUMIERE. C’est pourquoi il était nécessaire qu’après la prédiction des prophètes, après la venue de Jean, LA LUMIERE elle-même vînt et livrât au monde la connaissance d’elle-même; c’est ce que dit l’Apôtre: Après avoir à bien des reprises et de bien des manières parlé jadis à nos Pères par les prophètes, Dieu, en ces temps qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils 45 et Pierre: Ainsi nous tenons d’autant plus ferme la parole prophétique à laquelle vous faites bien de prêter attention (...) jusqu’à ce que le jour vienne à poindre et que l’étoile du matin se lève dans vos coeurs 46.

Le troisième motif de l’Incarnation est la déficience des créatures. En effet les créatures n’étaient pas suffisantes pour conduire à la connaissance du Créateur

LE MONDE A ETE FAIT PAR LUI, ET LE MONDE NE L’A PAS CONNU. Il était donc nécessaire que le Créateur Lui-même vînt dans le monde par la chair et qu’Il se fît connaître par Lui-même: Puisqu’en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants 47.
45. He 1, 1.
46. 2 Pe 1, 19.
47. 1 Corinthiens 1, 21.
44. Isaïe 9, 1.




Jean I, 11-13: LE FRUIT DE LA VENUE DU VERBE DANS LE MONDE

6 (Jn 1,1-13)


142. Après avoir montré la nécessité de l’Incarnation du Verbe, l’Evangéliste manifeste sa finalité 1 pour les hommes.

Il fait connaître en premier lieu la venue de la lumière: IL EST VENU CHEZ LUI [n° 143]; puis la rencontre des hommes avec cette lumière: ET LES SIENS NE L’ONT PAS REÇU; MAIS A TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU [n° 145]; enfin le fruit de sa venue: IL A DONNE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM, QUI NE SONT PAS NES DU SANG, NI D’UN VOULOIR DE CHAIR, NI D’UN VOULOIR D’HOMME, MAIS DE DIEU [n° 148]. IL EST VENU CHEZ LUI

143. Selon Jean, cette lumière qui était présente au monde et évidente ou manifeste par ses effets n’était pourtant pas connue [du monde].Aussi le Verbe est-Il VENU CHEZ LUI pour se faire connaître. La parole de l'Evangéliste ne doit pas être comprise d’un mouvement local: car venir signifierait alors cesser d’être où l’on était auparavant pour commencer d’être où l’on n’était pas. Pour éviter cette interprétation, l’Evangéliste dit IL EST VENU CHEZ LUI, c’est-à-dire dans ce qui était sien, qu’Il a fait Lui-même, là où Il était déjà — Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde 2.L’expression CHEZ LUI signifie pour certains la Judée, qui était sienne d’une manière spéciale — Dieu est connu en Judée 3, et: La vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël 4. Mais il vaut mieux dire que CHEZ LUI signifie le monde créé par Lui — Au Seigneur, la terre et tout ce qu’elle renferme 5.

144. Cependant, s’Il était déjà dans le monde, comment a-t-Il pu y venir?

II faut répondre que venir dans un lieu peut s’entendre de deux manières: ou bien de quelqu’un qui va en un lieu où Il ne se trouvait en aucune façon auparavant, ou bien de quelqu’un qui va en un lieu où d’une certaine manière Il était déjà, mais où il commence d’être d’une manière nouvelle. Tel le roi qui, déjà présent par sa puissance dans quelque cité de son royaume, y vient ensuite en personne; on dit qu’il vient là où il était déjà. Là où il était seulement par sa puissance, il est venu par sa substance. Ainsi le Fils de Dieu est venu dans le monde, et pourtant Il était dans le monde. A la vérité, Il y était par son essence, sa puissance et sa présence, mais Il y est venu en assumant la chair; Il y était invisiblement, Il est venu pour y être visiblement.
1. Dans le latin: utilitatem. Rappelons que saint Thomas, à la suite d’Aristote, définit l’utile comme "le bien ordonné à une fin" (Somme théol., I-II, q. 7, a. 2, ad 1; cf. I, q. 5, a. 6, C.; Commentaire de l’Ethique à Nicoma que, leç. 6, n’ 81; II Sent., dist. 21, q. 1, a. 3, c.).
2. Jean 16, 28.
3. Ps 75, 2.
4. Isaïe 5, 7.
5. Ps 23, 1.




II

ET LES SIENS NE L’ONT PAS REÇU. MAIS A TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU…

[llb] ET LES SIENS NE L’ONT PAS REÇU.

145. L’Evangéliste parle ici de la rencontre des hommes avec le Verbe: ceux-ci se comportèrent de différentes manières à l’égard de Celui qui venait, car certains Le reçurent, d’autres non, et c’étaient LES SIENS; c’est pourquoi il dit: ET LES SIENS NE L’ONT PAS REÇU. LES SIENS, ce sont tous les hommes parce qu’ils ont été formés par Lui — Le Seigneur forma l’homme de la poussière du sol 6.Sachez-le, le Seigneur est Dieu et c’est Lui qui nous a faits 7, et qu’ils ont été faits à son image — Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance 8.

Cependant il est préférable de dire: LES SIENS, c’est-à-dire les Juifs, NE L’ONT PAS REÇU, par la foi, en croyant en Lui et en L’honorant — Je suis venu au nom de mon Père et vous ne m’avez pas reçu 9. J’honore mon Père et vous, vous me déshonorez 10. Les Juifs sont SIENS en vérité, car Il les a choisis pour son propre peuple — Le Seigneur t’a choisi comme nation qui soit bien à Lui 11. Ils sont SIENS parce qu’ils sont ses parents selon la chair 12 et parce qu’ils ont été élevés par ses bienfaits — Mes fils, je vous ai nourris et exaltés 13 Mais bien qu’ils fussent SIENS, c’est-à-dire Juifs, ils ne L’ont pas reçu.
6. Gn 2, 7.
7. Ps 99, 3.
8. Gn 1, 26.
9. Jean 5, 43.
10. Jean 8, 49.
11. Deut 26, 18.



MAIS A TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU...

146. Il n’en manqua cependant pas pour Le recevoir; aussi l’Evangéliste ajoute-t-il: MAIS A TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU. L’emploi de l’expression TOUS CEUX montre que l’accomplissement de la pro messe fut plus grand que la promesse elle-même: celle-ci ne s’adressait qu’aux SIENS, c’est-à-dire aux Juifs — Le Seigneur seul est notre législateur, le Seigneur est notre roi; c’est Lui qui nous sauvera 14; l’accomplisse ment, lui, concerna non seulement les SIENS, mais TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU, c’est-à-dire tous ceux qui croient en Lui [selon l’enseignement de saint Paul]: Je l’affirme en effet, le Christ Jésus s’est fait ministre de la circoncision pour montrer la véracité de Dieu en accomplissant les promesses faites à nos pères tandis que les païens glorifient Dieu à cause de sa miséricorde 15, car Dieu les accueille miséricordieusement.

147. Si Jean a dit: TOUS CEUX, c’est pour montrer que Dieu donne indifféremment sa grâce à tous ceux qui reçoivent le Christ — La grâce de l’Esprit Saint s’est répandue aussi sur les païens 16. Le Seigneur la donne non seulement aux hommes mais aux femmes également — Il n’y a plus ni Juif ni Grec; il n’y a ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme; vous n’êtes tous qu’un dans le Christ Jésus 17.
12. Ro 9, 3.
13. Isaïe 1, 2.
14. Isaïe 33, 22.
15. Ro 15, 8-9.
16. Ac 10, 45.
17. Ga 3, 28.




III



... IL A DONNE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM, QUI NE SONT PAS NES DU SANG, NI D’UN VOULOIR DE CHAIR, NI D’UN VOULOIR D’HOMME, MAIS DE DIEU.

148. L’Evangéliste rapporte le fruit de la venue du Verbe et en expose d’abord la magnificence [n° 149] puis il montre à qui Il donne ce fruit: A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM [n° 157]; enfin comment Il leur a donné ce fruit: QUI NE SONT PAS NES DU SANG, NI D’UN VOULOIR DE CHAIR, NI D’UN VOULOIR D’HOMME, MAIS DE DIEU [n° 160].

[12bJ... IL A DONNE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU

149. Le fruit de la venue du Fils de Dieu est grand car, par elle, les hommes deviennent fils de Dieu — Dieu envoya son Fils, né d’une femme (...) pour faire de nous ses fils adoptifs 18. Ne convenait-il pas que nous qui sommes fils de Dieu par le fait que nous sommes rendus semblables au Fils, nous soyons transformés par ce même Fils?

150. Pour comprendre ces paroles de Jean, il faut savoir que les hommes sont triplement fils de Dieu, par une triple assimilation à Dieu.

Par le don de la grâce. Quiconque a la grâce sanctifiante est fait fils de Dieu — Car vous n’avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d’adoption filiale qui nous fait crier Abba, Père 19; Parce que vous êtes enfants de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père 20.

Par la perfection de nos oeuvres. Celui qui accomplit les oeuvres de la justice est fils de Dieu: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin de vous montrer les fils de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les méchants et les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes 21.

Par l’acquisition de la gloire à la fois dans l’âme par la lumière de gloire — Lorsqu’il apparaîtra, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu’Il est et dans le corps — Le Seigneur Jésus-Christ transformera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire avec cette force qu’Il a de pouvoir se soumettre même l’univers entier 23. C’est bien ce que dit Paul: Nous attendons l’adoption des enfants de Dieu, la rédemption de nos corps 24.

151. Si donc nous considérons que le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU se rapporte à la perfection des oeuvres ou à l’acquisition de la gloire, le texte de Jean IL LEUR A DONNE POUVOIR n’offre aucune difficulté; on l’entend alors de la puissance de la grâce par laquelle l’homme qui la possède peut accomplir les oeuvres de la perfection et acquérir la gloire, car la grâce de Dieu, c’est la vie éternelle 25. Selon cette interprétation, on dit IL A DONNE, à ceux qui L’ont reçu, le POUVOIR, c’est-à-dire le don de la grâce, DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, en accomplissant le bien et en acquérant la gloire.
19. Ro 8, 15.
20. Ga 4, 6.
21. Mt 5, 44.
22. 1 Jean 3, 2.
23. Phi 3, 21.
24. Ro 8, 23.
25. Ro 6, 23.
18. Ga 4, 4-5.


152. Mais si nous entendons le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU du don même de la grâce, ce que dit l'Evangéliste devient équivoque, car il n’est pas en notre pouvoir de DEVENIR ENFANTS DE DIEU, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de posséder la grâce. IL LEUR A DONNE POUVOIR peut s’entendre alors soit du pouvoir de la nature, et cela ne semble pas être vrai parce que le don de la grâce est au-dessus de notre nature; soit du pouvoir de la grâce, et alors avoir la grâce serait avoir le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, et ainsi le Verbe ne leur aurait pas donné le pouvoir de DEVENIR ENFANTS DE DIEU, mais d’être enfants de Dieu.

153. Voici la réponse à cette difficulté: quand Il accorde sa grâce pour la justification, Dieu requiert de l’homme adulte son consentement par le mouvement de son libre arbitre. C’est pourquoi, parce qu’il est au pouvoir de l’homme de donner ou de refuser son consentement, Dieu lui A DONNE POUVOIR de devenir enfant de Dieu.

Dieu a donné aux hommes ce pouvoir de recevoir sa grâce de deux manières. En premier lieu Il les prépare à cette grâce et la leur propose. En effet, de celui qui compose un livre et en présente la lecture à un homme, on dit qu’il donne à l’homme le pouvoir de lire ce livre. De même le Christ, par qui la grâce nous a été communiquée 26, et qui a opéré le salut au milieu de la terre 27, nous A DONNE POUVOIR DE DEVENIR EN FANTS DE DIEU par la réception de la grâce.

154. En second lieu, parce que cela ne suffit pas — puisque pour être mû à recevoir la grâce, le libre arbitre a encore besoin du secours de la grâce divine, non certes de la grâce habituelle, mais d’une motion actuelle 28 — Dieu donne ce pouvoir en mouvant le libre arbitre de l’homme à consentir à recevoir la grâce, suivant cette parole: Convertis-nous à toi, Seigneur, en mouvant notre volonté à t’aimer, et nous serons convertis 29. Et cette motion est appelée appel intérieur, celui dont parle l’Apôtre Ceux qu’Il a appelés, en incitant intérieurement leur volonté à consentir à la grâce, Il les a justifiés, en répandant en eux la grâce 30.
26. Jean 1, 17.
27. Ps 73, 12.


155. Cependant, par cette grâce, l’homme a le pou voir de se conserver dans la filiation divine; on peut donc dire alors: IL LEUR A DONNE, c’est-à-dire à ceux qui Le reçoivent, le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, à savoir la grâce qui leur donne le pouvoir de se conserver dans la filiation divine — Quiconque est né de Dieu ne pèche pas, mais la génération de Dieu, par laquelle nous sommes régénérés en fils de Dieu, LE PROTEGE 31.

156. Ainsi, par la grâce sanctifiante, par la perfection des oeuvres et par l’acquisition de la gloire, le Verbe a donné A CEUX QUI L’ONT REÇU le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, en les préparant à recevoir la grâce, en les poussant à [y consentir] et en la leur conservant.
28. Saint Thomas rappelle ici la distinction entre la grâce habituelle et la grâce actuelle, qui est une motion que Dieu exerce sur nous pour que nous répondions à son appel. La grâce habituelle est l’attraction même du Père sur nous comme cause finale (cf. 6, leç. 5, n° 946: "l’attraction du Père est souverainement efficace"). C’est pourquoi la grâce habituelle, si elle se distingue de la grâce actuelle, ne peut s’en séparer, et elle ne peut s’exercer que sous la motion même de cette grâce actuelle est celle qui, par la charité, est orientée vers le salut, vers notre béatitude. La charité apporte à la foi un ordre vers la fin ultime, et c’est cet ordre (ordre" dynamique", dirait-on aujourd’hui) qui est la" formation" même de la foi, permettant au croyant d’exercer la foi en vue de sa béatitude. Au contraire, la foi séparée de la charité (foi" informe"), si elle demeure bien une adhésion surnaturelle à la Vérité, ne peut plus orienter le croyant vers cette Vérité comme vers son bien propre. Cette distinction de la foi" formée" et de la foi" informe" a été reprise par le Concile de Trente, mais sous des termes différents on parle seule ment de foi" vive" et de foi" morte", c’est-à-dire sans les oeuvres (voir Denziger, n° 800. 838; 32e éd. 1963, n° 1531-1578). La nécessité de cette distinction provient du fait que l’homme-pécheur qui perd la charité ne perd pas nécessairement la foi. Pour perdre la foi, il faut pécher explici tement contre elle.
29. Lam 5, 21.
30. Ro 8, 30.
31. 1 Jean 5, 18.




(1, 12b] A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM

157. En disant cela l’Evangéliste montre à qui est accordé le fruit de la venue du Verbe. Ces paroles peu vent être comprises comme une explication de ce qui a été dit plus haut, ou bien comme apportant une restriction.

Comme une explication: pour expliciter le sens de TOUS CEUX QUI L’ONT REÇU, pour montrer ce que c’est que Le recevoir, Jean ajoute A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM; comme s’il disait: recevoir le Christ, c’est croire en Lui, car le Christ habite dans vos coeurs par la foi 32. Ceux-là donc L’ONT REÇU, qui CROIENT EN SON NOM.

158. Comme apportant une restriction: selon Origène 33, les paroles A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM doivent s’entendre comme restreignant les précédentes TOUS CEUX QUI LE REÇOIVENT. Beaucoup en effet se disant chrétiens reçoivent le Christ, mais sans devenir pour autant fils de Dieu, parce qu’ils ne croient pas vraiment en son nom, enseignant à son sujet de faux dogmes, c’est-à-dire soustrayant quelque chose soit à sa divinité soit à son humanité — Tout esprit qui divise le Christ n’est pas de Dieu 34. Aussi l’Evangéliste précise-t-il: IL LEUR A DONNE, c’est-à-dire à ceux qui L’ont reçu par la foi, le POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, à ceux-là cependant QUI CROIENT EN SON NOM, c’est-à-dire qui gardent intègre le nom du Christ, ne retranchant rien à sa divinité ni à son humanité.

159. On peut aussi rapporter ces paroles à la formation de la foi 35; elles signifient alors: A CEUX QUI CROIENT EN SON NOM, c’est-à-dire qui font des oeuvres de salut, grâce à leur foi informée par la charité, le Verbe A DONNE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU. Ceux qui n’ont qu’une foi informe ne croient pas en son nom, parce qu’ils ne travaillent pas en vue du salut. Cependant la première interprétation est plus appropriée.
32. Eph 3, 17.
33. Il s’agit en réalité de Jean Scot Erigène: Homélie sur le Prologue de Jean, 20, PL 122, col. 294. 295, trad. pp. 299-303.
34. 1 Jean 4, 3.
35. Saint Thomas distingue foi" formée" et foi" informe" (cf. II-II, q. 4, a. 4; De veritate, q. 14, a. 7, c). La foi" formée"



QUI NE SONT PAS NES DU SANG, NI D’UN VOULOIR DE CHAIR, NI D’UN VOULOIR D’HOMME, MAIS DE DIEU.

160. En disant cela l’Evangéliste montre de quelle manière ce fruit si magnifique est accordé aux hommes. Il vient de dire que le fruit de la venue de la lumière est le POUVOIR donné aux hommes DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU. Or on dit de quelqu’un qu’il est fils du fait qu’il naît. Mais afin qu’on ne pense pas que les enfants de Dieu naissent par une génération naturelle, l’Evangéliste dit: QUI NE SONT PAS NES DU SANG. Il faut remarquer ici que la génération charnelle implique une double cause, à savoir la cause matérielle et celle qui pousse à l’acte. Or la cause matérielle de la génération est le sang et c’est pourquoi il dit: QUI NE SONT PAS NES DU SANG. Bien que le mot "sang" en latin n’ait pas de pluriel, parce qu’en grec il en a un le traducteur latin a négligé la grammaire pour enseigner parfaitement la vérité. Aussi n’a-t-il pas dit: "Nés du sang", comme les latins, mais: "Nés des sangs". Par cette expression il faut entendre tout ce qui est engendré du sang et concourt comme matière à la génération charnelle. Or la semence, d’après Aristote, est le superflu de la nourriture du sang 36. Aussi, semence de l’homme ou menstrues de la femme, l’Evangéliste les désigne par le SANG. La cause sous la motion de laquelle s’accomplit l’acte charnel est la volonté de ceux qui s’unissent, c’est-à-dire l’homme et la femme; car, bien que l’acte de la fonction génératrice en tant que tel ne soit pas soumis à la volonté, du moins les préambules lui sont-ils soumis. Aussi Jean dit-il QUI NE SONT PAS NES D’UN VOULOIR DE CHAIR, c’est-à-dire de la femme, NI D’UN VOULOIR D’HOMME, comme cause efficiente, MAIS DE DIEU — comme s’il disait: ils sont devenus enfants de Dieu d’une manière non pas charnelle mais spirituelle.

D’après Augustin 37 la chair, ici, désigne la femme car, de même que la chair obéit à l’esprit, de même la femme doit obéir à l’homme — Celle-ci est os de mes os et chair de ma chair, dit Adam en parlant d’Eve 38. Et selon la remarque d’Augustin 39, de même que les riches ses d’une maison sont réduites à rien là où la femme commande et où le mari obéit, de même c’est la ruine pour l’homme en qui la chair domine l’esprit; aussi l’Apôtre dit-il: Nous ne sommes pas débiteurs envers la chair pour vivre selon la chair 40. Et au sujet de la génération charnelle, nous lisons: J’ai été fait chair dans le sein de ma mère 41.
36. Voir ARISTOTE, De la génération des animaux, 1, 18, 724 b
37. Tract in J 2, 14, BA 71, p. 201.
38. Gn 2, 23.
39. Op. cit., p. 203.
40. Ro 8, 12.
41. Sg 7,1.


161. Ou bien nous pouvons dire que ce qui pousse l’homme à la génération charnelle est double: d’une part, du côté de l’appétit spirituel, la volonté; d’autre part, du côté sensible, la concupiscence. Pour désigner la cause matérielle, Jean dit: NON DU SANG; et pour désigner la cause efficiente, du côté de la concupiscence, il dit: NI D’UN VOULOIR DE CHAIR. Certes c’est d’une manière impropre qu’il parle de volonté à propos de la concupiscence de la chair, mais c’est bien en ce sens qu’il est écrit: La chair convoite contre l’esprit et l’es prit contre la chair; en effet, ils sont opposés l’un à l’autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez 42. La volonté s’entend ici de la volonté de la chair, qui est la concupiscence, et de la volonté de l’esprit. Et pour l’appétit spirituel, l’Evangéliste dit: NI D’UN VOULOIR D’HOMME. Ainsi, la génération des enfants de Dieu n’est point charnelle, mais spirituelle, parce qu’ils sont nés de Dieu — Tout ce qui est né de Dieu est vainqueur du monde 43.

162. Il faut remarquer que la préposition latine a (par) indique toujours la cause qui meut, tandis que la préposition de indique toujours la cause matérielle et efficiente, et même la cause consubstantielle. Nous disons en effet que l’artisan fabrique un couteau de ferro, avec du fer, et que le père engendre son fils de seipso, de lui-même, car quelque chose de lui concourt d’une certaine manière à la génération du fils. Quant à la préposition ex (de), on l’utilise dans un sens plus général; elle désigne la cause matérielle et efficiente, mais non la cause consubstantielle.
42. Ga 5, 17.
43. 1 In 5, 4.


Or seul le Verbe est le Fils de Dieu, de la substance du Père; bien plus Il est une seule substance avec le Père, tandis que les autres, les hommes justes, sont fils de Dieu sans toutefois être de sa substance. L’Evangéliste, pour cette raison, se sert de la préposition ex pour dire de ces derniers qu’ils sont nés de Dieu, ex Deo; mais, du Fils selon la nature, on dit d’une manière uni que qu’Il est né de Dieu le Père, de Deo Patre.

163. Remarquons enfin que d’après la dernière explication sur la génération charnelle, nous pouvons reconnaître une autre différence entre cette génération et la génération spirituelle.

En effet celle-là, parce qu’elle vient du sang, est charnelle; et celle-ci, parce qu’elle ne vient pas du sang, est spirituelle — Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit 44. Parce qu’elle vient d’un vouloir de chair, c’est-à-dire de la concupiscence, la génération charnelle est impure et engendre des enfants pécheurs — Jadis (...) nous étions par nature enfants de colère 45. Au contraire, celle qui vient d’un vouloir d’homme, c’est-à-dire de l’esprit, est pure et fait des fils de lumière 46.

De plus, selon la première explication, la génération charnelle, parce qu’elle vient d’une volonté d’homme, engendre des enfants d’homme; tandis que la génération spirituelle, parce qu’elle vient de Dieu, engendre des enfants de Dieu.

164. Si nous voulons rapporter au baptême, par lequel nous sommes régénérés en enfants de Dieu, les paroles: IL LEUR A DONNE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU, nous pouvons voir en elles l’ordre requis pour le baptême. Pour celui-ci, en effet, est exigée en premier lieu la foi au Christ; aussi les catéchumènes doivent-ils être d’abord instruits de la foi, afin de croire EN SON NOM et d’être ensuite régénérés par le baptême, [par lequel ils naissent] non certes DU SANG, d’une manière charnelle, MAIS DE DIEU, d’une manière spirituelle.
44. Jean 3, 6.
45. Eph 2, 3.
46. Jean 12, 36.




Jean I, 14: LA VENUE DU VERBE DANS LA CHAIR

7
Thomas sur Jean 5