Thomas sur Jean 43

43 Jn 6,32-40

JÉSUS LEUR DIT DONC: "AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS, CE N’EST PAS MOÏSE QUI VOUS A DONNÉ LE PAIN DU CIEL, MAIS C’EST MON PÈRE QUI VOUS DONNE LE VRAI PAIN DU CIEL. CAR LE VRAI PAIN [DE DIEU] EST CELUI QUI DESCEND DU CIEL ET DONNE LA VIE AU MONDE. "

906. Après avoir relevé l’interrogation des Juifs, on donne la réponse du Christ où est d’abord montrée [n° 907], puis prouvée [n° 910], l’origine de la nourriture spirituelle.

907. Au sujet de l’origine de la nourriture spirituelle, sachons que les Juifs, face au Christ, avaient souligné deux aspects de l’origine de la nourriture corporelle dont leurs pères avaient usé: que Moïse en fut le donateur, et le ciel le lieu d’où elle leur vint. A cause de cela, le Seigneur, considérant l’origine de la nourriture spirituelle, écarte ces deux données et affirme que le donateur et le lieu de cette nourriture sont autres que ceux de la nourriture corporelle. Niant ce que les Juifs disaient, il déclare: AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS, CE N’EST PAS MOISE QUI VOUS A DONNE LE PAIN DU CIEL; mais il est autre, celui qui donne, non le pain du corps mais le vrai pain du ciel, parce que c’est mon Père.

908. Objection: n’était-ce pas vraiment du pain que les pères eurent dans le désert?

Réponse: si l’on comprend "vrai" par opposition à "faux", alors ce pain était véritable. Ce n’était pas en effet un faux miracle que celui de la manne. Mais si l’on comprend "vrai" au sens où la vérité s’oppose à la figure, alors il ne s’agissait pas du pain véritable, mais de la figure du pain spirituel, c’est-à-dire du Seigneur Jésus-Christ que la manne signifiait, comme le dit l’Apôtre: Tous ont mangé la même nourriture spirituelle 41.
40. Ps 77, 24.


909. Une autre objection apparaît dans ce que nous dit le psaume: Il leur a donné à manger un pain du ciel 42.

Réponse: "ciel" peut se prendre en trois sens. Il désigne soit les airs — Les oiseaux du ciel l’ont mangé 43, ou encore: Du ciel, Dieu tonna 44, soit le ciel des astres — Au Seigneur appartient le ciel des cieux 45, et les étoiles tomberont du ciel 46, soit les biens spirituels — Réjouissez-vous et exultez, car au ciel grande est votre récompense 47. La manne était donc bien venue du ciel, mais non pas du ciel des étoiles ou du ciel spirituel: elle est venue des airs. Ou bien on dit DU CIEL en tant qu’elle était la figure du véritable pain céleste, le Seigneur Jésus-Christ 48.
41. 1Go 10, 3. CL SAINT AUGUSTIN, Tract. mb., XXV, 13, pp. 457-459; et surtout SAINT JEAN CHRYSOSTOME, In loannem hom., 45, ch. 1, col. 252.
42. Ps 77, 24.
43. Mt 13, 4.
44. Ps 17, 14.
45. Ps 113, 24.
46. Mt 24, 29.
47. Mt 5, 12.
48. Saint Jean Chrysostome avait posé le problème (loc. cit.); saint Thomas le reprend en le complétant.



£[33] CAR LE VRAI PAIN DIEU EST CELUI QUIDESCEND DU CIEL ET DONNE LA VIE AU MONDE.

910. Le Christ prouve ici que l’origine du vrai pain est [n° céleste, et cela par son effet. Le vrai ciel est en effet une nature spirituelle qui par elle-même implique la vie et qui, pour cette raison, est source de vie: C’est l’esprit qui vivifie 49. Or Dieu lui-même est l’auteur de la vie. A ceci donc — à son effet propre — on reconnaît que le pain spirituel est d’origine céleste: s’il donne la vie. En effet, le pain du corps ne donnait pas la vie puisque tous ceux qui avaient mangé la manne sont morts; mais celui-ci donne la vie et c’est ainsi qu’il dit: LE VRAI PAIN — et non pas sa préfiguration — EST CELUI QUI DESCEND DU CIEL, ce qui se vérifie puisqu’il DONNE LA VIE AU MONDE. En effet, le Christ qui est le vrai pain fait vivre qui il veut 50. Moi je suis venu pour que mes brebis aient la vie et qu’elles l’aient plus abondamment 51; de plus, lui-même est descendu du ciel: Personne n'est monté au ciel si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel 52.

Ainsi donc, le Christ, vrai pain, donne la vie au monde en raison de sa divinité; et il est descendu du ciel en raison de sa nature humaine. En effet, comme nous l’avons vu précédemment 53 être descendu du ciel traduit le fait d’assumer la nature humaine — Il s’est anéanti lui-même, prenant forme d’esclave 54.



III


ILS LUI DIRENT DONC: "SEIGNEUR, DONNE-NOUS TOUJOURS CE PAIN "JÉSUS LEUR DIT: "C’EST MOI QUI SUIS LE PAIN DE VIE;

QUI VIENT À MOI N'AURA PAS FAIM, ET QUI CROIT EN MOI N’AURA JAMAIS SOIF. MAIS JE VOUS L'AI DIT, VOUS M’AVEZ VU, ET VOUS NE CROYEZ PAS. TOUT CE QUE ME DONNE LE PÈRE VIENDRA À MOI, ET CELUI QUI VIENT À MOI, JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS, PARCE QUE JE SUIS DESCENDU DU CIEL, NON POUR FAIRE MA VOLONTÉ, MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ. OR C’EST LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ -LE PÈRE- QUE DE TOUT CE QU’IL M’A DONNE, JE NE PERDE RIEN, MAIS QUE JE LE RESSUSCITE AU DERNIER JOUR. CAR C’EST LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI M’A ENVOYÉ, QUE QUICONQUE VOIT LE FILS ET CROIT EN LUI AIT LA VIE ÉTERNELLE; ET MOI, JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR. "
49. Jean 6, 54.
50. Jean 5, 21.
51. Jean 10, 10.
52. Jean 3, 13.
53. Cf. n° 467 ss., vol. II, p. 57 ss.
54. Phi 2, 7.


911. L'Evangéliste regarde ensuite comment se procurer la nourriture spirituelle; il note d’abord la demande de cette nourriture [n° 912], puis la réponse où Jésus montre comment se la procurer [n° 913].


£[34] ILS LUI DIRENT DONC: "SEIGNEUR, DONNE-NOUS TOUJOURS CE PAIN. "

912. Sachons, à propos de la demande des Juifs, qu’ils avaient des paroles du Seigneur une intelligence charnelle; et c’est parce que leurs désirs étaient ceux de la chair qu’ils demandent au Christ une nourriture pour la chair. Ainsi, ils lui disent: SEIGNEUR, DONNE-NOUS TOUJOURS CE PAIN qui restaure de cette manière et ne fasse pas défaut. La Samaritaine elle aussi, ayant du discours sur l’eau spirituelle une intelligence charnelle — elle voulait être affranchie d’un besoin — disait: Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n'aie plus soif et que je ne vienne plus ici pour puiser 55. Mais, même si les Juifs ramènent à un sens charnel les paroles du Seigneur sur la nourriture et qu’ils la demandent dans cette perspective, nous pouvons cependant faire nôtre leur demande, comprise spirituellement: Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien 56 parce que, sans ce pain spirituel, nous ne pouvons pas vivre.

913. Lorsqu’ensuite l’Évangéliste dit: JÉSUS LEUR DIT: C’EST MOI..., il expose la manière de se procurer la nourriture spirituelle en montrant d’abord ce qu’est ce pain et ensuite comment on peut l’acquérir [n° 917].

Qu’est ce pain? L’Evangéliste en relate d’abord la révélation [n° 914] puis il donne la raison de la révélation [n° 915] et en montre enfin la nécessité [n° 916].


JÉSUS LEUR DIT: "C’EST MOI QUI SUIS LE PAIN DE VIE. "

914. En effet, comme nous l’avons dit 57, toute pensée (verbum) de sagesse est la nourriture propre de l’esprit parce que c’est elle qui le soutient: La Sagesse l’a nourri d’un pain de vie et d’intelligence 58.

Et l’on dit que le pain de la Sagesse est un pain de vie à la différence du pain corporel, qui est un pain de mort puis qu’il ne sert qu’à réparer les défaillances de notre condition mortelle et, pour cette raison, n’est nécessaire qu’en cette seule vie mortelle. Mais le pain de la Sagesse divine est source de vie et n’a pas la mort pour contraire. En outre, le pain corporel ne donne pas la vie: il ne fait que soutenir pour un temps une vie déjà existante. Mais le pain spirituel vivifie de telle manière qu’il donne lui-même la vie: l’âme ne commence à vivre qu’en adhérant au Verbe de Dieu: Auprès de toi est la source de vie 59. Donc, puisque toute pensée (verbum) de sagesse dérive du Verbe, l’unique engendré de Dieu — La source de la sagesse, c’est l’unique engendré de Dieu qui demeure dans les cieux 60, c’est le Verbe de Dieu qui est principalement dit pain de vie; c’est pour cela que le Christ dit: C’EST MOI QUI SUIS LE PAINDE VIE. Et puisque la chair du Christ a été unie au Verbe de Dieu lui-même, il lui appartient aussi de vivifier; et pour cette raison le corps, consommé sacramentellement, donne la vie: en effet, par les mystères qu’il a accomplis dans sa chair, le Christ donne la vie au monde. Et ainsi la chair du Christ, à cause de la parole du Seigneur, est le pain, non pas pour cette vie, mais pour celle à laquelle la mort ne vient pas mettre de terme. C’est en ce sens-là que la chair du Christ est dite pain: Aser, son pain est riche 61. Elle est aussi signifiée par la manne. Ce mot en effet veut dire: Qu’est-ce? 62 parce que les Juifs, en la voyant, furent saisis d’étonnement, se disant entre eux: Qu’est-ce? Mais rien n’est plus admirable que le Fils de Dieu fait homme, de telle sorte que tout homme en vient à demander: Qu’est-ce? C’est-à-dire, comment le Fils de Dieu est-il Fils de l’homme, comment deux natures ne font-elles qu’une seule personne? — Il sera nommé Admirable 63. Elle est aussi admirable, la manière dont le Christ est sous les espèces sacramentelles 64.
55. Jean 4, 15. Ce rapprochement si manifeste des deux demandes, celle des Juifs en quête de pain impérissable et celle de la Samaritaine en quête d’eau inépuisable, se trouve déjà chez saint Jean Chrysostome (op. cit., col. 252) et saint Augustin (Tract. in Ioann., XXV, 13, p. 459).
56. Mt 6, 11.
57. CL n" 895; voir aussi n" 584 ss., vol. II, p. 156.
58. Sir 15, 3.
59. Ps 35, 10. Saint Thomas commente: "Auprès de toi est la source de la vie. Rapportée au Christ, le sens de cette parole est: Tu es la source de la vie. Mais référée au Père, le sens est celui-ci Auprès de toi est la source de la vie, c’est-à-dire ton Verbe qui vivifie toute chose. Auprès de toi: Le Verbe était auprès de Dieu Un 1, 1); et Ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive 9r 2, 13), lui qui est en vérité la source de la vie, c’est-à-dire des biens spirituels par lesquels toutes choses sont vivifiées" (Expos. in Ps 35, n" 4).
60. Sir 1, 5; la Vulgate dit en réalité: c’est le Verbe de Dieu au plus haut des cieux.





 QUI VIENT À MOI N’AURA PAS FAIM, ET QUI CROIT EN MOI N’AURA JAMAIS SOIF.

915. Jésus rend ici raison de l’affirmation C’EST MOI QUI SUIS LE PAIN DE VIE en partant de l’effet propre de ce pain. Le pain corporel en effet, une fois consommé, ne supprime pas la faim pour toujours puisqu’il se corrompt et vient alors à manquer. Pour cette raison, on est obligé d’en reprendre. Le pain spirituel, au contraire, donnant la vie par lui-même, ne se corrompt jamais. Et pour cette raison, l’homme qui le consomme une seule fois n’a plus jamais faim. C’est pour cela qu’il dit: QUI VIENTA MOI N’AURA PAS FAIM, ET QUI CROIT EN MOI N'AURA JAMAIS SOIF.

Ici, venir et croire ne diffèrent pas plus, selon Augustin 65, qu’avoir faim et avoir soif. Il revient au même de venir au Christ et de croire en lui, car nous allons vers Dieu non par les pas du corps mais par ceux de l’esprit, dont le premier est la foi. Il revient aussi au même de manger et de boire car on désigne par l’un et l’autre le rassasiement éternel où il n’y a aucune indigence: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés 66. Ainsi, la nourriture qui soutient et la boisson qui rafraîchit ne font qu’un.

Quant à savoir pourquoi les réalités temporelles ne suppriment pas la soif pour toujours, une première cause en est qu’elles ne sont pas prises en une seule fois, mais peu à peu et comme dans un mouvement, et qu’ainsi il en reste toujours à prendre. A cause de cela, de même que la délectation et le rassasiement naissent de ce qui a été déjà pris, de même le désir demeure pour ce qui reste à prendre. L’autre cause est qu’elles se corrompent. C’est pour cela que, la mémoire de ce qui s’est corrompu demeurant, le désir renaît à son égard. Les réalités spirituelles, au contraire, d’une part sont reçues tout entières en une fois, d’autre part ne se corrompent pas et ne viennent pas à manquer. Et pour cette raison, le rassasiement dont elles sont cause demeure pour toujours: ils n’auront plus ni faim ni soif 67— Tu me combleras de joie par ton visage; dans ta droite, c’est-à-dire dans les biens spirituels, délices pour toujours 68.
61. Gn 49. 20.
62. Cf. Ex 16, 15.
63. Isaïe 9, 5.
64. Cf. THEOPHYLACTUS, Enarratio in Evangelium S. bannis, col. 1299
65. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XXV, 14, pp. 459-461; voir ci-des sous. ch. VII, n" 1089, note 20.
66. Mt 5, 6.
67. Ap 7, 16.
68. Ps 15, 11.



MAIS JE VOUS L’AI DIT, VOUS M’AVEZ VU, ET VOUS NE CROYEZ PAS.

916. Jésus montre ici la nécessité de se révéler comme pain. On pourrait en effet dire: Nous, nous avons demandé le pain; or tu ne nous réponds pas: "Je vous le donnerai" ou "Je ne vous le donnerai pas", mais tu dis plutôt: C’EST MOI JE QUI SUIS LE PAIN DE VIE; cette réponse n’est donc pas bonne. Mais qu’elle le soit, le Seigneur le montre en disant: JE VOUS L'AI DIT, VOUS M’AVEZ VU ET VOUS NE CROYEZ PAS. Ils sont dans la situation de celui qui ignore qu’il a du pain devant lui et auquel on dit: vois, le pain est devant toi; et c’est ainsi qu’il dit JE VOUS L’AI DIT (que MOI JE SUIS LE PAIN), VOUS M’AVEZ VU ET VOUS NE CROYEZ PAS, c’est-à-dire, vous désirez le pain, et vous l’avez devant vous, et cependant vous n’en prenez pas 69, parce que vous ne croyez pas h1 leur reproche ici leur incrédulité — Ils ont vu et ils ont haï et moi et mon Père 70.

COMMENT ACQUÉRIR CE PAIN? TOUT CE QUE ME DONNE LE PÈRE VIENDRA À MOI, ET CELUI QUI VIENT À MOI,

JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS, PARCE QUE JE SUIS DESCENDU DU CIEL, NON POUR FAIRE MA VOLONTÉ, MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ. OR C’EST LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ - LE PÈRE- QUE DE TOUT CE QU’IL M’A DONNÉ, JE NE PERDE RIEN, MAIS QUE JE LE RESSUSCITE AU DERNIER JOUR. CAR C’EST LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUIM’A ENVOYÉ, QUE QUI CONQUE VOIT LE FILS ET CROIT EN LUI AIT LA VIE ÉTERNELLE, ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR. "

917. Ici, le Seigneur montre comment on peut obtenir le pain de vie. Il traite d’abord de la manière de l’obtenir [n° 918], puis de la fin pour laquelle il est possédé [n° 921] et de la raison pour laquelle il peut l’être [n° 922].

TOUT CE QUE ME DONNE LE PÈRE VIENDRA À MOI.

918. Au sujet de la manière d’obtenir ce pain, sachons que le fait même de croire est en nous par un don de Dieu: C'est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu 71 — Il vous a été donné, à l’égard du Christ, non seulement de croire en lui, mais aussi de souffrir pour lui. Or il est dit parfois que Dieu le Père donne au Fils les hommes qui croient en lui, comme ici: TOUT CE QUE ME DONNE LE PERE VIENDRA A MOI; parfois que le Fils les donne au Père: Lorsqu'il aura remis la royauté à Dieu le Père 73. A partir de là nous comprenons que le Père, en don nant, ne se dépossède pas de la royauté, pas plus que le Fils 74. Mais le Père donne au Fils en tant qu’il donne aux hommes d’adhérer à la parole de jésus; c’est par le Père, en effet, que vous avez été appelés à la communion de son Fils 75. Le Fils, en retour, donne au Père en tant que le Verbe est manifestation du Père: Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes 76. Ainsi donc, Jésus dit TOUT CE QUE ME DONNE LE PERE VIENDRA A MOI, c’est-à-dire ceux qui croient en moi, aux quels le Père donne de s’attacher à moi.
69. CL SAINT AUGUSTIN, loc. Cit.
70. Jean 15, 24.


919. Mais on pourrait dire qu’on n’use pas nécessaire ment du don de Dieu. Nombreux en effet sont ceux qui le reçoivent sans en user. Comment donc peut-il dire: TOUT CE QUE ME DONNE LE PERE VIENDRA A MOI?

Il faut dire que par ce don, on n’entend pas seulement l’habitus qu’est la foi et ce qui est du même ordre, mais encore l’appel intérieur à croire. Quoi que l’homme fasse en vue du salut, cela relève totalement d’un don de Dieu.

920. Mais une question demeure: si tout homme que le Père donne au Christ va vers lui, ainsi qu’il le dit lui-même, ceux-là seuls vont vers Dieu que le Père lui donne. On ne doit donc pas accuser ceux qui ne vont pas vers lui, puis qu’ils ne lui sont pas donnés.

Il faut répondre que si, sans le secours de Dieu, ils ne peuvent parvenir à la foi, cela ne leur est pas compté. Mais ce qui est compté à celui qui n’y parvient pas, c’est l’obstacle qu’il met pour ne pas y parvenir, en se détournant du salut dont la voie, en elle-même, est ouverte à tous
71. Eph 2, 8. CL Ad Eph. lect., II, leç. 3, n" 93: l’infusion de la grâce ne se réalise pas sans notre concours, qui se traduit par un acte de foi.
72. Phi 1. 29.
73. 1 Corinthiens 15, 24.
74. Cf. CHRYSOSTOME, In loannem 110m., 45, ch. 2, col. 254.
75. 1 Corinthiens 1, 9.
76. Jean 17, 6.




[7b] ET CELUI QUI VIENT À MOI, JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS.

921. Ici, le Christ montre la fin pour laquelle le pain est possédé. En effet, quelqu’un pourrait dire: nous viendrons à toi, mais tu ne nous recevras pas. Et pour exclure cette objection, il dit: GEL UI QUI VIENT A MOI par le chemine ment de la foi et par les bonnes oeuvres 78, NE LE JETTERAI PAS DEHORS, où il laisse entendre qu’il est à l’intérieur. C’est en effet de l’intérieur qu’on sort au dehors.

Portons donc notre attention sur ce qu’est cet intérieur et sur la manière dont on en est rejeté.

Puisque nous disons que toutes les réalités visibles sont en quelque sorte extérieures aux réalités spirituelles, plus une réalité est spirituelle, plus elle est intérieure. Il y a donc pour l’âme deux degrés d’intériorité. L’un est le plus profond, et c’est la joie de la vie éternelle qui, selon Augustin 79, est le grand sanctuaire et la douce retraite d’où sont absents la tiédeur, l’amertume des mauvaises pensées et les obstacles des tentations et des douleurs. Joie dont il est dit en Matthieu: Entre dans la joie de ton maître 80, et dans le psaume: Tu les cacheras dans le secret de ton visage 81, c’est-à-dire dans la pleine vision de ton essence. Et de cet intérieur, nul ne sera rejeté: Le vainqueur, j’en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu, et il ne sortira plus au dehors 82, parce que, ainsi que le rapporte Matthieu, les justes s'en iront à la vie éternelle 83.

L’autre degré d’intériorité est la rectitude de la conscience, qui est la joie spirituelle 84. Il en est dit: Entrant dans ma maison, je me reposerai près d’elle; et: Le roi m’a introduite dans ses appartements 85. Et de cette intériorité, certains sont rejetés.

D’après cela, la parole du Seigneur JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS peut être comprise de deux manières. Soit dans le sens où l’on dit que viennent à lui ceux qui lui ont été donnés par le Père selon une prédestination éternelle, et de ceux-ci il dit CELUI QUI VIENT A MOI, prédestiné par le Père, JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS — Dieu n’a pas rejeté son peuple que d’avance il a connu 86. Soit dans le sens où ceux qui sortent ne sortent pas comme s’ils étaient rejetés par le Christ; mais la cause du rejet leur revient en tant que, par l’infidélité et les péchés, ils s’éloignent de cette intériorité que donne la conscience droite. Ainsi, il est dit: en ce qui me concerne, JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS, mais eux-mêmes se rejettent — Vous m’êtes un fardeau, et je vous rejette rai, dit le Seigneur 87. C’est de cette manière qu’a été jeté dehors celui qui était entré dans la salle des noces sans avoir l’habit nuptial, comme il est dit en Matthieu 88.

922. Le Seigneur donne ensuite la raison pour laquelle le pain spirituel peut être possédé: son dessein d’accomplir la volonté du Père [n° 923].Puis il montre quelle est cette volonté [n° 9241 et quel en est l’accomplissement final [n° 928].
77. Cf. CHRYSOSTOME, op. cit., 45, ch. 3, coI. 254.
78. Cf. n 292 (vol. 1P 293).
79. Tract. in Ioann., XXV, 14, pp. 459-46 1.
80. Mt 25, 21.
81. Ps 30, 21. "Les impies persécutent les saints, commente saint TIio mas, mais Dieu les cache dans le secret, c’est-à-dire qu’il les conduitjus qu’à ce lieu caché de sa propre douceur. Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col 3,3). Cela se réalisera pleinement dans l’avenir, quand ils le verront face à face: Mais alors nous le verrons face ùface, tel qu'zI est (1 Corinthiens 13, 12 et 1Jn 3,2); voilà pourquoi il dit: de taface. Mais déjà dans le présent Il cache, dans la mesure où nous voyons quelque chose de la douceur de sa gloire lorsque nous contemplons. Et s’Il cache, dans cette même mesure les hommes n’ont plus la possibilité de troubler ceux qui sont enracinés dans l’amour de Dieu: Les âmes des justes sont dans la main de Dieu (Sg 3,1). Ou bien encore ils ne res sentent pas les tourments que souffrent les hommes lors du juge ment: Ils seront troublés par une peur terrible (Sg 5,2). De même, dans la mesure où l’homme est caché dans la contemplation, il ne ressent plus les agitations du monde: Entré dans ma maison, je me reposerai près d’elle (Sg 8,16)" (Expos. in Ps 30, n° 17).
82. Ap 3, 12.
83. Mt 25, 46.
84. Cf. n° 1090, note 25.
85. Sg 8,16 et Cant 1, 4.
86. Ro 11, 2.
87. Jr 23,33.
88. Cf. Mt 22, 11 ss.
89. Op. cit., XXV, 15-17, pp. 441-465.
90. Mt 11, 28-29.
91. Ps 39, 9. Cf SAINT HILAIRE, De Trinitate, III, 9, CCL vol. LXII, p. 80.





PARCE QUE JE SUIS DESCENDU DU CIEL, NON POUR FAIRE MA VOLONTÉ, MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ.

923. Quant au dessein d’accomplir la volonté du Père, sachons que la lettre ici donne lieu à deux interprétations: celle d’Augustin et celle de Chrysostome.

Voici celle d’Augustin 89: CELUI QUI VIENT A MOI, JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS, et cela parce que vient à moi celui qui imite mon humilité. En effet, après avoir dit: Venez à moi, vous tous qui peinez, le Seigneur a ajouté: Mettez vous à mon école parce que je suis doux et humble de coeur 90. Or voici la véritable douceur du Fils de Dieu: il a soumis sa volonté à celle du Père. Et voilà pourquoi il dit: JE NE LE JETTERAI PAS DEHORS, PARCE QUE JE SUIS DESCENDU DU CIEL, NON POUR FAIRE MA VOLONTE MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ. C’est parce qu’elle était orgueilleuse que l’âme est sortie de Dieu, et c’est pourquoi il est nécessaire qu’elle revienne par l’humilité, en venant au Christ par l’imitation de son humilité, qui consiste en ceci: faire non pas sa volonté propre, mais celle de Dieu.

Précisons qu’il y a dans le Christ deux volontés. L’une relève de la nature humaine; elle lui appartient par nature et par la volonté du Père. L’autre relève de la nature divine et cette volonté est la même que celle du Père. Sa volonté, donc — je veux dire sa volonté humaine —, il l’a soumise à la volonté divine parce que, sous la motion de la volonté qui est la même que celle du Père, il s’est montré lui-même obéissant en voulant accomplir pleinement la volonté du Père: Accomplir ta volonté, ô mon Dieu, voilà ce que j’ai voulu 91. Que cette volonté se fasse en nous, nous le demandons lorsque nous disons: que ta volonté soit faite 92. Ils ne sont donc pas rejetés au dehors, ceux qui ne font pas leur volonté mais celle de Dieu. Le diable, en effet, voulant faire sa volonté, qui est celle de l’orgueil, a été rejeté du ciel 93. et le premier homme, du paradis.

Chrysostome 94 interprète de la manière suivante: la rai son pour laquelle je ne rejette pas au dehors celui qui vient à moi, c’est que je suis venu pour ceci: accomplir la volonté du Père en ce qui concerne le salut des hommes. Si donc je me suis incarné à cause du salut des hommes, comment devrais-je les rejeter? Et c’est ce qu’il dit: je ne rejette pas, PARCE QUE JE SUIS DESCENDU DU CIEL, NON POUR FAIRE MA VOLONTE, c’est-à-dire ma volonté humaine en vue de mon propre bien, MAIS LA VOLONTE DE CELUI QUI M’A ENVOYE — la volonté du Père —, qui veut que tous les hommes soient sauvés 95. Et c’est pour cela que, quant à moi, je ne rejette personne — Si, en effet, étant ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à bien plus forte rai son, une fois réconciliés, serons-nous sauvés dans sa propre vie 96.

924. Le Christ considère ensuite quelle est la volonté du Père. Il l’expose d’abord [n° 925]; puis il en donne la rai son [n° 927].


OR C’EST LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ — LE PÈRE — QUE DE TOUT CE QU’IL M’A DONNÉ, JE NE PERDE RIEN, MAIS QUE JE LE RESSUSCITE AU DERNIER JOUR.

925. Jésus a donc dit: JE NE JETTERAI PAS DEHORS ceux qui viennent à moi, parce que j’ai pris chair pour faire la volonté du Père. OR LA VOLONTE DE CELUI QUI M’A EN VOYE — LE PERE — C’EST QUE, précisément, celui qui vient à moi, je ne le jette pas dehors; et c’est pour cela que j’agis effectivement ainsi — Telle est la volonté de Dieu: votre sanctification 97. Et pour cette raison il dit: QUE DE TOUT CE QU’IL M’A DONNE, JE NE PERDE RIEN, autrement dit: Père, que je n’en perde aucun jusqu’à ce qu’il parvienne à la résurrection à venir; dans cette résurrection, certains seront perdus, non pas de ceux qui lui ont été donnés par prédestination éternelle, mais les impies: le chemin des impies se perdra 98. Quant à ceux qui seront gardés jusque-là, ils ne seront pas perdus.

Cette expression, QUE JE NE PERDE, ne doit pas nous laisser penser qu’il ait besoin de la sollicitude de ses proches ou que la perte de quiconque soit pour lui un dommage. Mais il dit cela à cause de son désir de leur salut et de leur bien, qu’il considère comme sien 99.
92. Mt 6. 10.
93. Cf. Ap 12, 9.
94. In loannem hom., 45, ch. 2-3, col. 253-255.
95. 1 Tm 2, 4.
96. Ro 5, 10.


926. Mais cela est contredit plus loin: Pas un d’eux, c’est-à-dire de ceux que tu m’as donnés, n’a péri, hors le fils de perdition 100. Donc, certains de ceux qui lui ont été donnés sont perdus. Ce qu’il dit ici: QUE JE NE PERDE RIEN ne semble donc pas juste. Mais il faut dire que parmi ceux qui lui ont été donnés selon la justice présente, certains sont perdus, mais pas parmi ceux qui lui ont été donnés par prédestination éternelle.


CAR C’EST LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI M’A ENVOYÉ, QUE QUICONQUE VOIT LE FILS ET CROIT EN LUI AIT LA VIE ÉTERNELLE.

927. Il donne ici la raison de cette volonté divine. Pour quoi le Père veut-il que je ne perde rien de ce qu’il m’a donné? C’est que la volonté du Père est de communiquer la vie spirituelle aux hommes, parce qu’il est lui-même source de vie 101. Et quant à lui, puisqu’il est éternel, sa volonté est que quiconque vient à lui ait la vie éternelle. Et c’est ce qu’il dit: C’EST LA VOLONTE DE MON PERE QUI M’A ENVOYE, QUE QUICONQUE VOIT LE FILS ET CROIT EN LUI AIT LA VIE ÉTERNELLE.

Mais il faut noter qu’il avait dit plus haut: Celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé 102, tandis qu’ici il dit: QUE QUICONQUE VOIT LE FILS ET CROIT EN LUI, de manière à nous faire comprendre que la divinité du Père et du Fils est la même, elle dont la vision par essence est notre fin ultime et l’objet de la foi. Cette parole VOIT ne signifie pas la vision par essence, que la foi précède, mais la vision corporelle du Christ qui conduit à la foi. Et c’est pour cela qu’il dit explicitement QUICONQUE VOIT LE FILS ET CROITENLUI; et plus haut: Celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé (...) est passé de la mort à la vie 103, et plus bas: Ceux-ci (les signes opérés par Jésus) ont été écrits afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et afin que, croyant, vous ayez la vie en son nom 104.
97. 1 Th 4, 3.
98. Ps 1, 6. Cf. vol. II, n’ 476 ss.
99. Cf. CHRYSOSTOME, op. cit., 45, ch. 3, col. 255.
100. Jean 17. 12.
101. Ps 35, 10.





ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR.

928. L’accomplissement plénier de cette volonté du Père viendra au terme, et c’est pour cela qu’il ajoute: ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR, parce que le Père veut qu’il ait la vie éternelle non seulement en son âme mais aussi en son corps: ils se réveilleront 105 de la même manière que le Christ est ressuscité: Le Christ, ressuscitant d’entre les morts, désormais ne meurt plus 106.
102. Jean 5, 24.
103. Jean 5, 24.
104. Jean 20, 31.
105. Dan 12, 2.
106. Ro 6, 9.




Jean 6, 41-60: LA REFUTATION DES OBJECTIONS FAITES À CET ENSEIGNEMENT

44 Jn 6,41-46


41 Cependant les Juifs murmuraient contre lui, parce qu’il avait dit: "Moi, je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel" et ils disaient: "N’est-ce pas là le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère? Comment donc dit-il: 'Je suis descendu du ciel’?" 43 répondit donc et leur dit: "Ne murmurez pas entre vous 44a nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire et moi je le ressusciterai au dernier jour. 45a Il est écrit dans les Prophètes: Tous seront enseignés par Dieu. 45b Quiconque s’est mis à l’écoute du Père et à son école vient à moi. 46 Non que personne ait vu le Père, si ce n’est celui qui est de Dieu: celui-là a vu le Père. Amen, amen, je vous le dis: Qui croit en moi a la vie éternelle. Moi je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. ° Tel est le pain qui descend du ciel: Si quelqu’un en mange, il ne meurt pas. Moi je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel. 52 Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternelle ment; et le pain que moi je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. " Les Juifs donc disputaient entre eux, disant: "Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger?"

Il leur dit donc: "Amen, amen, je vous le dis: Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle; et moi je le ressusciterai au dernier jour. 36 Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment une boisson;' qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que moi je vis à cause du Père, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi. Tel est le pain qui est descendu du ciel. Ce n’est pas comme vos pères qui ont mangé la manne et sont morts. Celui qui mange ce pain vivra éternellement. " Il dit ces choses dans la synagogue, au cours de son enseignement à Capharnaüm.

929. Après avoir exposé son enseignement, le Christ exclut ici les objections qui lui sont faites: d’une part celles des foules qui murmurent, d’autre part celles des disciples qui doutent [n° 983].

En premier lieu, il fait cesser le murmure des foules à propos de l’origine de la nourriture spirituelle; en second lieu, il apaise leur dispute sur la manducation de la nourriture spirituelle [n° 965].


LE MURMURE DES FOULES


CEPENDANT LES JUIFS MURMURAIENT CONTRE LUI, PARCE QU’IL A VAIT DIT: "MOI, JE SUIS LE PAIN VIVANT QUI SUIS DESCENDU DU CIEL ";

ET ILS DISAIENT: "N’EST-CE PAS LÀ LE FILS DE JOSEPH, DONT NOUS CONNAISSONS LE PÈRE ET LA MÈRE? COMMENT DONC DIT-IL: 'JE SUIS DESCENDU DU CIEL’?"

L’Évangéliste rapporte d’abord le murmure des foules, puis l’intervention du Christ qui y met fin [n° 932].Pour cela, il expose d’abord l’occasion du murmure [n° 930], puis les paroles mêmes de ceux qui murmurent [n° 931].

CEPENDANT LES JUIFS MURMURAIENT CONTRE LUI, PARCE QU’IL AVAIT DIT: "MOI, JE SUIS LE PAIN VIVANT QUI SUIS DESCENDU DU CIEL"

930. L’Évangéliste ajoute ici que quelques-uns murmuraient au sujet de certaines paroles du Christ, notamment celles-ci: Le vrai pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde 1, et plus loin: C’est moi qui suis le pain de vie 2 ce pain spirituel qu’ils ne prenaient pas ni ne désiraient. Et s’ils murmuraient, c’est parce qu’ils étaient dans un état d’esprit étranger aux choses spirituelles, et cela depuis bien longtemps: Ils murmuraient sous leurs tentes 3— Ne murmurez pas comme certains d’entre eux murmurèrent 4.

Si jusque-là, ainsi que le dit Chrysostome ils ne murmuraient pas, c’est parce qu’ils espéraient encore obtenir une nourriture terrestre: cet espoir évanoui, ils commencent aussitôt à murmurer, même s’ils allèguent une autre cause. En effet, ils ne le contredisent pas ouvertement, à cause de la déférence qu’ils avaient encore à son égard, au souvenir du miracle précédent.


ET ILS DISAIENT: "N’EST-CE PAS LÀ LE FILS DE JOSEPH, DONT NOUS CONNAISSONS LE PÈRE ET LA MÈRE? COMMENT DONC DIT-IL: 'JE SUIS DESCENDU DU CIEL’?"

931. Ainsi murmuraient les Juifs. Parce qu’ils étaient soumis à la chair, ils ne considéraient que la génération charnelle du Christ, ce qui les empêchait de connaître sa génération spirituelle et éternelle; c’est pourquoi ils ne par lent que de celle de la chair, d’après ce précédent passage: Celui qui est issu de la terre (...) parle de la terre 6, et la génération spirituelle leur échappe. C’est pour cela qu’ils ajoutent: COMMENT DONC DIT-IL: 'JE SUIS DESCENDU DU CIEL'? Et ils l’appellent fils de Joseph à cause de l’opinion établie: Joseph était en effet son père nourricier, d’après ce passage de Luc: II était, à ce qu’on croyait, fils de Joseph 7.
1. Jean 6, 33.
2. Jean 6, 35.
3. Ps 105, 25.
4. 1 Corinthiens 10, 10.
5. Op. cit., 46, ch. 1, col. 257.
6. Jean 3, 31.
7. Luc 3, 23.




LA RÉPONSE DU CHRIST



932. La réponse NE MURMUREZ PAS ENTRE VOUS, met un terme au murmure. Le Seigneur en effet y coupe court, mais lève ensuite l’incertitude qui l’avait suscité [n° 949].


I

JÉSUS RÉPONDIT DONC ET LEUR DIT: "NE MURMUREZ PAS ENTRE VOUS;

NUL NE PEUT VENIR À MOI SI LE PÈRE QUI M’A ENVOYÉ NE L’A TTIRE ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR. IL EST ECRIT DANS LES PROPHÈTES: TOUS SERONT ENSEIGNÉS PAR DIEU QUICONQUE S’EST MIS À L’ÉCOUTE DU PÈRE ET À SON ÉCOLE VIENT À MOI NON QUE PERSONNE AIT VU LE PÈRE, SI CE N’EST CELUI QUI EST DE DIEU: CELUI-LÀ A VU LE PÈRE. "

Après avoir mis un terme au murmure [n° 933], le Christ en dévoile la cause [n° 934].

JÉSUS RÉPONDIT DONC ET LEUR DIT: "NE MURMUREZ PAS ENTRE VOUS. "

933. Jésus, connaissant leur murmure, leur répond en y mettant fin: NE MURMUREZ PAS ENTRE VOUS. C’est là, assurément, un avertissement salutaire: en effet, celui qui murmure révèle que son esprit n’était pas établi en Dieu, et pour cette raison il est dit dans le livre de la Sagesse: Gardez vous donc du murmure, car il ne sert à rien 8.

934. C’est parce qu’ils n’ont pas la foi que les Juifs murmurent, et le Seigneur le dévoile par ces mots: NUL NE PEUT VENIR A MOI... Le Christ montre d’abord que l’attraction du Père est nécessaire pour venir à lui, puis comment elle s’accomplit [n° 941]. Si l’attraction du Père est nécessaire, c’est parce que l’homme n’a pas, par lui-même, le pouvoir de venir au Christ par la foi; il a besoin d’un secours divin, qui est efficace [n° 935]; quant à l’accomplissement ultime, ou au fruit de cette attraction, il est excellent [n° 939].
8. Sg 1,11.





NUL NE PEUT VENIR À MOI SI LE PÈRE QUI M'A ENVOYÉ NE L’ATTIRE.

935. Jésus, donc, dit d’abord: il n’est pas étonnant que vous murmuriez, parce que vous n’avez pas encore été attirés à moi par le Père. En effet, NUL NE PEUT VENIR A MOI, en croyant en moi, SILE PERE QUI M’A EN VOYE NE L'ATTIRE.

Mais ici trois questions se posent. La première d’entre elles concerne cette parole du Christ SI LE PERE NE L’ATTIRE. En effet, nous venons au Christ par la foi, puisque, ainsi que nous l’avons déjà dit, c’est une même chose de venir à lui et de croire en lui 9. Or on ne peut croire qu’en le voulant. Mais le terme "attraction" exprime une certaine violence; celui qui vient au Christ en étant attiré vient donc à lui contraint et forcé.

Je réponds en disant que ce qui est affirmé ici de l’attraction du Père n’implique pas de contrainte, car tout ce qui attire ne fait pas nécessairement violence. Ainsi donc, le Père a de multiples manières d’attirer au Fils sans exercer de violence sur les hommes. En effet, on peut attirer quelqu’un en le persuadant par une démarche de l’intelligence. Et de cette manière, le Père attire les hommes au Fils en leur démontrant qu’il est son Fils, soit par une révélation intérieure — Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, parce que ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, à savoir que le Christ est le Fils du Dieu vivant, mais mon Père qui est dans les cieux 10 —, soit par des miracles accomplis par la puissance qu’il tient du Père: Les oeuvres que le Père m’a données pour que je les accomplisse (...) rendent témoignage de moi 11.

D’autre part, certains attirent par leur charme: Par la douceur de ses lèvres, elle l’a entraîné 12. Ainsi, ceux qui s’approchent du Christ à cause de l’autorité 13 de la majesté du Père sont-ils attirés par le Père. Quiconque en effet met sa foi dans le Christ parce qu’il le croit Fils de Dieu, celui-là, le Père l’attire au Fils par sa majesté. Arius n’a pas subi cette attraction, lui qui ne croyait pas que le Christ est le vrai Fils de Dieu ni qu’il est engendré de la substance du Père; Photin non plus, lorsqu’il a affirmé comme étant de foi que le Christ n’est qu’un homme. Ainsi, ils sont attirés par le Père, ceux qui sont saisis par sa majesté; mais le Fils aussi les attire par l’amour de la vérité et le fait d’y trouver une joie prodigieuse; car la vérité est finalement le Fils de Dieu lui-même. Si en effet, ainsi que le dit Augustin 14, chacun est entraîné par ce qui lui donne de la joie, combien plus l’homme doit-il être entraîné vers le Christ s’il trouve sa joie dans la vérité, la béatitude, la justice, la vie éternelle, et si le Christ est tout cela? Si donc c’est par lui que nous devons être entraînés, laissons-nous entraîner par la joie que procure la vérité: Mets ta joie dans le Seigneur, et il te donnera ce que demande ton coeur 15; c’est pourquoi l’épouse disait: Entraîne-moi à ta suite, nous courrons à l’odeur de tes parfums 16.
9. Cf. n" 915.
10. Mt 16, 17.
11. Jean 5, 36.
12. Prov 7, 21.
13. En latin: propter auctoritatem paternae majestatis. Soulignons le sens étymologique de auctoritas: ce mot vient de augere, faire croître. L’auctor est donc comme la source, capable de faire vivre et croître celui qui dépend de lui. Sur l’auctoritas attribuée au Père, voir SAINT AUGUSTIN, Tract. in Ioann., XXXI, 4 (et note 16), BA 72, pp. 642-643.
14. Tract. in Ioann., XXVI, 4, pp. 491-493; 5, p. 497. Saint Augustin reprend dans ce passage une expression de Virgile (Bucoliques, 2, 65), puis fait un jeu de mots sur voluntas et voluptas (volonté et volupté), celle-ci étant considérée comme le signe de ce que l’adhésion de foi est libre et volontaire. Saint Thomas reprend aussi à saint Augustin l’allusion à Arius et à Photin (pour une brève présentation de ces deux hérésies, voir vol. I, 3 éd., p. 108, note 62, et p. 110, note 68).
15. Ps 36, 4. Saint Thomas commente: "Le désir, s'il est comblé, réjouit l’âme (Pr 13,19). Si tu inhères à Dieu, ton désir est comblé; mais pour cela, il faut que ce soit un juste désir, parce que Dieu n’est pas l’auteur de l’injustice. C’est pourquoi le psalmiste commence par montrer quelle est la racine d’un juste désir, en disant Mets ta joie dans le Seigneur, c’est-à-dire: que tout ton amour soit en Dieu — Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur (Ph 4,4). Dans le texte grec de ce psaume, on lit: Goûtez avec délices, autrement dit: ne sois pas satisfait de ce qui est nécessaire au salut, mais recherche une surabondance de choses exquises, de même que les gourmets ne se satisfont pas d’une nourriture ordinaire — Alors tu mettras tes délices dans le Tout -Puissant (Jb 22,26); et lui te donnera ce que demande ton coeur et non ta chair. Selon Origène, les demandes du coeur sont ce que le coeur désire; selon lui, par exemple, si l’oeil pouvait demander quelque chose, il désirerait de belles couleurs, et l’oreille des sons agréables; ainsi, l’objet du coeur étant la vérité et la justice, c’est cela qu’il désire" (Expos. in Ps 36, n°3).




Mais puisque la révélation extérieure et l’objet n’ont pas seuls la puissance d’attirer, puisque l’instinct intérieur qui pousse et meut à croire la possède aussi, le Père en attire beaucoup au Fils par cet instinct, effet de l’opération divine qui meut intérieurement le coeur de l’homme à croire: Dieu lui-même est celui qui opère en nous le vouloir et son accomplissement 17. — Avec des liens humains, je les attirerai dans les liens de la charité 18 — Le coeur du roi est dans la main du Seigneur: il l’incline partout où il veut 19.

936. La deuxième question est la suivante: puisqu’il est dit que le Fils attire au Père — Nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui auquel le Fils aura voulu le révéler 20 et plus bas j’ai man ton nom aux hommes que tu m’as donnés 21 —, comment affirme-t-on ici que le Père attire au Fils?

Disons qu’on peut répondre à cela de deux manières. En effet, nous pouvons parler du Christ soit selon qu’il est homme, soit selon qu’il est Dieu. En tant qu’homme, le Christ est la voie: Moi, je suis la voie 22. Ainsi considéré, le Christ conduit au Père comme la voie conduit au terme ou au but. Le Père nous attire au Christ-homme en tant qu’il nous donne par sa puissance de croire dans le Christ: C’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu 23. En tant que le Christ est Verbe de Dieu et manifestation du Père, ainsi le Fils attire au Père. Le Père, lui, attire au Fils en tant qu’il le manifeste.
16. Cant 1, 4.
17. Phi 2, 13.
18. Os 11, 4.
19. Prov 21, 1.
20. Mt 11, 27.
21. Jean 17, 6.
22. Jean 14, 6.
23. Eph 2, 8.


937. La troisième question concerne l’affirmation d’après laquelle personne ne peut venir s’il n’est attiré par le Père; parce qu’alors, si quelqu’un ne vient pas au Christ, ce n’est pas à lui qu’il faut l’imputer, mais à celui qui ne l’a pas attiré.

Je réponds en disant que, en vérité, personne ne peut venir s’il n’est attiré par le Père. En effet, de même que ce qui est pesant par nature ne peut par lui-même se porter vers le haut s’il n’y est pas attiré par un autre, de même le coeur de l’homme, se portant de lui-même vers les réalités inférieures, ne peut s’élever s’il n’est pas attiré vers le haut. Mais s’il n’est pas élevé, la défection n’est pas du côté de celui qui attire, parce que, quant à lui, il ne fait défaut à personne; c’est parce qu’il y a un obstacle en celui qui n’est pas attiré.

Mais à ce sujet, il faut distinguer l’homme qui est dans l’état de nature intègre de celui qui est dans l’état de nature corrompue. En effet, dans la nature intègre, il n’y avait aucun empêchement capable de nous soustraire à cette attraction, et dans cet état, tous les hommes auraient pu avoir part à cette attraction. Mais dans la nature corrompue, tous y sont également soustraits par l’obstacle du péché et, pour cette raison, ont besoin d’être entraînés.

Quant à Dieu, il tend la main à chacun pour l’attirer et, qui plus est, non seulement il attire celui qui la saisit, mais il fait revenir aussi ceux qui se sont détournés de lui: Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons 24; et dans le psaume 84, selon la version des Septante: Reviens, toi ô Dieu, et tu nous donneras la vie 25. Du fait que Dieu est prêt à donner sa grâce à tous et à attirer à lui, si quelqu’un ne le reçoit pas, ce n’est pas imputable à Dieu, mais à celui qui ne le reçoit pas.

938. Mais pourquoi, de tous ceux qui se sont détournés, n’en attire-t-il que certains, bien que tous se soient également détournés? On peut, d’une manière générale, donner pour raison qu’en ceux qui ne sont pas attirés apparaît et resplendit l’ordre de la justice divine, et en ceux qui le sont l’immensité de la miséricorde divine. Mais pourquoi attire-t-il précisément celui-ci et pas celui-là? Il n’y a à cela aucune autre raison que le bon plaisir de la volonté 26 divine. C’est pourquoi Augustin dit: "Quel est celui qu’il tire et celui qu’il ne tire pas, pourquoi il tire celui-ci et ne tire pas celui-là, questions dont tu ne dois pas te faire juge si tu ne veux pas te tromper. Saisis-le bien une fois pour toutes et comprends-le: tu n’es pas encore tiré. Prie pour être tiré"27.

On peut montrer cela par un exemple: pourquoi l’artisan place-t-il certaines pierres en bas, d’autres en haut, et d’autres sur les côtés? La raison en est le bon arrangement de la maison dont la perfection exige cet ordre. Mais pour quoi place-t-il ces pierres à cet endroit, celles-là à cet autre endroit? Cela dépend de son seul vouloir. De là vient que la raison première de l’arrangement se rapporte au vouloir de l’artisan. Ainsi donc, pour la perfection de l’univers, Dieu en attire certains pour qu’en eux apparaisse sa miséricorde, mais il en est d’autres qu’il n’attire pas, pour qu’en eux sa justice soit manifestée. Mais qu’il attire ceux-ci et non pas ceux-là, cela relève du bon plaisir de sa volonté 28. De même aussi, pourquoi dans l’Église fait-il de certains des apôtres, d’autres des confesseurs, d’autres des martyrs? 29 La raison en est la beauté de l’Eglise et sa perfection. Mais pourquoi a t-il fait de Pierre un Apôtre, d’Etienne un martyr et de Nicolas un confesseur? Il n’y a pas à cela d’autre raison que sa volonté.

Ainsi donc sont manifestes la déficience de la capacité humaine et l’assistance que lui porte le secours divin.

24. Lam 5, 21.
25. Ps 84, 7.
26. Eph 1, 5.
27. Tract. in Ioann., XXVI, 2, p. 487.
28. Eph 1, 5. Saint Thomas touche ici le mystère de la prédestination et de la réprobation. Nous attribuons à Dieu la Providence, comme nous attribuons à l’homme la vertu de prudence pour exprimer comment l’intelligence pratique ordonne les moyens à la fin que nous poursuivons. Quand il s’agit d’ordonner l’homme à sa fin surnaturelle, la vision béatifique, nous parlons de prédestination: celle-ci ordonne l’homme avec toutes ses capacités, ses virtualités, en vue de cette fin surnaturelle. En traitant de la prédestination, saint Thomas regarde aussi le mystère de la réprobation (Comm. des Sentences, I, dist. XL; Contra Gentiles, III, ch. 163; Somme théol., I, q. 23, a. 3); et cela parce que l’Ecriture elle-même affirme à la fois la prédestination et la réprobation (voir Ep 1,5 et Rm 1,28). Si Dieu aime certains d’un amour de prédilection, il semble par contre en rejeter d’autres, comme en témoigne ce fameux passage de Malachie, qui a reçu de multiples interprétations J’ai aimé Jacob, et j’ai eu de l’aversion (ou de la haine: odio habui) pour Esaù (Ml 1,2-3). Saint Thomas cite ce texte de Malachie en sed contra de l’article de la Somme où il se demande si la réprobation de certains hommes appartient à Dieu (I, q. 23, a. 3). "Devant le mystère du mal, et du mal qui atteint la personne humaine en ce qu’elle a de plus elle-même, du mal qui est comme son antidestin, le théologien est bien en présence de la profondeur inson dable des décrets et des intentions de Dieu et de la liberté de l’homme. Il doit en effet affirmer à la fois, d’une part, que tout relève non seulement de la prescience de Dieu mais aussi de sa volonté libre, et, d’autre part, que l’homme pèche librement, qu’il n’est pas obligé de se détourner de Dieu. Le théologien doit affirmer, d’une part, que Dieu aime tous les hommes, qu’il veut le salut de tous et, d’autre part, que certains hommes, par orgueil, refusent de regarder cet amour. En tant que théologien, il ne peut opter pour l’une de ces affirmations au détriment de l’autre. Il doit les maintenir simultané ment dans son intelligence et dans son coeur, même si, apparem ment, elles semblent contradictoires: car s’il optait, il ne pourrait plus contempler le mystère de Dieu dans sa toute-puissance et son amour, et il ne pourrait plus regarder l’homme comme l’image de Dieu si l’homme n’avait plus la liberté d’aimer. Ce mystère, si on le considère dans toute sa profondeur, est certainement l’un des mystères les plus'terribles’ (au sens étymologique), celui qui nous met le plus immé diatement dans l’effroi, la crainte de Dieu; mais il est aussi celui qui doit nous établir le plus radicalement dans une confiance absolue (...). Ce que nous devons dire, c’est que Dieu aime tous les hommes, et que son amour pour les hommes se traduit de diverses manières: il aime certains en les prédestinant et en leur donnant la grâce; il en aime d’autres en les laissant libres et en permettant qu’ils s’écartent de lui. Le potier n'est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase de luxe et un vase ordinaire? ... (voir Rm 9,21-23). (...) Cet amour de Dieu à l’égard de tous les hommes est du reste un amour (...) efficace: ce n’est pas un amour velléitaire. Il s’est manifesté à la Croix. Là nous avons compris combien Dieu aime les hommes, puisqu’il s’est offert pour tous, et s’est donné à tous. Cet amour du Christ crucifié pour tous les hommes est toujours actuel; il est éternel, il enveloppe tous les hommes; et c’est dans la lumière de cet amour que nous devons com prendre ce que nous disions précédemment: l’amour de Dieu se tra duit de diverses manières; il laisse toujours l’homme libre de répondre et de coopérer, et libre de refuser. Quand l’homme refuse, nous pouvons dire: Dieu a permis qu’il pèche; et la conséquence du péché, si le pécheur demeure enfermé dans son péché, c’est la dam nation. Nous ne pouvons parler de'permission’ à l’égard du péché qu’à partir de l’existence même du péché; tandis que lorsqu’il s’agit d’affirmer la prédestination, il suffit d’affirmer que l’amour de Dieu est premier. On ne peut donc pas établir un parallélisme rigoureux entre les deux affirmations, puisque nous ne pouvons parler de'per mission de Dieu’ qu’à partir du péché commis librement par le pécheur, alors que nous affirmons la prédestination immédiatement à partir de l’amour de Dieu. Cette dernière affirmation nous fait pénétrer dans l’abîme infini de l’amour de Dieu pour nous, tandis que la première doit nous aider à comprendre le respect infini de Dieu à notre égard, et la dureté de la volonté pécheresse qui s’oppose à l’amour divin" (M. -D. PHILIPPE, Dieu réprouve-t-il certains hommes? ; pour les références complètes de cet article, voir la bibliographie à la fin de ce volume).





ET MOI JE LE RESSUSCITERAI A U DERNIER JOUR.

939. Il s’agit ici de l’accomplissement et du fruit du secours divin: la résurrection opérée aussi par le Christ en tant qu’il est homme. En effet, à cause de ce qu’il a accompli dans sa chair, nous obtenons le fruit de la résurrection: Ainsi donc, comme par la faute d'un seul ce fut pour tous les hommes la condamnation, de même, par l’oeuvre de justice d’un seul, c'est pour tous les hommes la justification qui donne la vie 30. MOI donc, en tant qu’homme, JE LE RESSUSCITERAI non seulement pour une vie conforme à notre nature, mais pour une vie de gloire, et cela AU DERNIER JOUR.

La foi catholique, en effet, affirme que le monde existera d’une manière nouvelle: Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle 31. Et parmi ce qui concourt au renouvellement du monde, nous croyons à l’arrêt du mouvement céleste et par conséquent du temps: Et l’ange que j’avais vu debout sur la mer et sur la terre leva sa main droite vers le ciel et jura (...) qu’il n'aurait plus de temps 32. Parce que, le temps ayant cessé à la résurrection, le jour et la nuit cesseront à leur tour, d’après ce passage de Zacharie: Ce sera un jour unique — il est connu de Yahvé — il n'y aura ni jour ni nuit 33, il dit: JE LE RESSUSRAI AU DERNIER JOUR.
29. Cf. 1 Corinthiens 12, 28-30.
30. Ro 5, 18. Cf. aussi I Co 15, 21 — plus à propos: Puzsqu'en effet c’est par un homme que vient la mort, c’est aussI par un homme que ment la résurrec tion des morts.
31. Ap 21, 1.
32. Ap 10, 5-6.
33. Zach 14, 7.


940. Mais pourquoi le mouvement du ciel durera-t-il jusqu’à ce moment, ainsi que le temps, au lieu de cesser avant ou de se prolonger au delà? Il faut savoir que ce qui est à cause d’un autre est disposé de différentes façons, suivant la manière dont est disposé ce à cause de quoi il est. Or toutes les réalités corporelles ont été faites pour l’homme et, pour cette raison, selon que diffère la disposition de l’homme ces réalités doivent être disposées différemment. Donc, puisqu’au moment de leur résurrection commencera pour les hommes un état d’incorruptibilité — Lors donc que cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mortel aura revêtu l’immortalité... 34 alors la corruption cessera même dans les réalités du monde, et donc le mouvement du ciel cessera, lui qui est cause de génération et de corruption pour les réalités corporelles: La création, elle aussi, sera libérée de l’esclavage de la corruption en vue de la liberté de la gloire des enfants de Dieu 35. Il s’avère donc ainsi que l’attraction du Père nous est nécessaire pour croire.




IL EST ÉCRIT DANS LES PROPHÈTES: TOUS SERONT ENSEIGNÉS PAR DIEU

QUICONQUE S’EST MIS À L’ÉCOUTE DU PÈRE ET À SON ÉCOLE VIENT À MOI. NON QUE PERSONNE AIT VU LE PÈRE, SI CE N’EST CELUI QUI EST DE DIEU: CELUI-LÀ A VU LE PÈRE.

941. Par ces paroles, le Seigneur détermine d’une part le mode selon lequel l’attraction s’exerce, d’autre part son efficacité [n° 946]. Et il exclut qu’elle puisse s’exercer par la vision, ce que l’on aurait pu concevoir [n° 947].

IL EST ÉCRIT DANS LES PROPHÈTES: TOUS SERONT ENSEIGNÉS PAR DIEU

942. Par ces mots l’Évangéliste exprime le mode selon lequel l’attraction s’exerce. Ce mode concorde avec ce qui a été révélé précédemment de l’attraction, puisque le Père attire en révélant et en enseignant. . D’après Bède 36 cela a été écrit dans Joël, mais cela ne semble pas y être dit expressément, bien qu’on y trouve quelque chose d’avoisinant: Et vous, fils de Sion, exultez et réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu, car il vous a donné un maître de justice 37. Et pour cette rai son, selon Bède, le Christ dit DANS LES PROPHETES pour faire comprendre que ce sens peut être conclu de diverses paroles des Prophètes. Mais nous le remarquons de la manière la plus frappante dans Isaïe: Tous tes fils seront enseignés par le Seigneur 38. Il est dit aussi dans Jérémie: Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur, qui vous feront paître avec science et intelligence 39.
34. 1 Corinthiens 15, 54.
35. Ro 8, 21.


943. Le mot TOUS peut se comprendre de trois manières: il peut désigner soit tous les hommes du monde, soit tous ceux qui sont dans l’Eglise du Christ, soit tous ceux qui seront dans le Royaume des cieux.

Si TOUS est pris dans le premier sens, il apparaît clairement que l’affirmation n’est pas vraie. En effet, le Christ ajoute aussitôt: QUICONQUE S’EST MIS A L’ECOUTE DU PERE ET A SON ECOLE VIENT A MOI. Si donc tous les hommes du monde étaient enseignés par Dieu, tous viendraient au Christ. Mais cela est faux, car tous n’ont pas la foi.

A cela il y a trois réponses. En effet, selon Chrysostome 40 il faut dire que cela concerne la plupart des hommes. Ils seront, dit-il, TOUS, c’est-à-dire le plus grand nombre... C’est en ce sens qu’il est dit en Matthieu: Beau coup viendront de l’Orient et de l’Occident 41.

La deuxième réponse est que TOUS, pour autant que cela dépend de Dieu, SERONT ENSEIGNES. Mais si certains ne le sont pas, et c’est un fait, cela dépend d’eux. Le soleil en effet, quant à lui, illumine tout, mais il se peut que certains ne le voient pas s’ils ferment les yeux ou s’ils sont aveugles. C’est en ce sens que l’Apôtre dit: Dieu (...) veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité 42.

La troisième réponse est d’Augustin 43: il s’agit ici d’un universel restreint par son contexte, de telle sorte qu’on dit: TOUS SERONT ENSEIGNES PAR DIEU, c’est-à-dire tous ceux qui sont enseignés sont enseignés par Dieu. Ainsi, parlant de quelqu’un qui enseigne les lettres, nous disons, s’il enseigne dans la cité: lui seul enseigne tous les enfants de la cité, parce qu’aucun n’y est enseigné si ce n’est par lui. En ce sens, il est dit plus haut: Il était la lumière, la vraie, qui illumine tout homme venant en ce monde 44.
36. Il ne nous a pas été possible de trouver cette affirmation dans Bède, ni dans la Glose ordinaire.
37. Jo 2, 23 selon la Vulgate.
38. Isaïe 54, 13.
39. Jr 3,15.
40. In Ioannein hom., 46, ch. 1, col. 258.
41. Mt 8, 11.


944. Si maintenant sont visés ceux qui sont dans l’Eglise, il est dit proprement qu’ILS SERONT TOUS, c’est-à-dire ceux qui sont dans l’Eglise, ENSEIGNES PAR DIEU En effet, il est dit dans Isaïe: Tous tes fils seront enseignés par le Seigneur 45 ce qui montre la transcendance de la foi chrétienne qui n’est pas liée à un enseignement humain, mais à celui de Dieu 46.

En effet, l’enseignement de l’Ancien Testament avait été donné par les Prophètes, mais celui du Nouveau Testa ment a été donné par le Fils de Dieu lui-même: Après avoir à bien des reprises et de bien des manières, c’est-à-dire dans l’Ancien Testament, parlé jadis à nos pères par les Prophètes, Dieu, en cette fin des jours, nous a parlé par le Fils; et dans la même épître: Le salut annoncé d’abord par Notre Seigneur nous a été confirmé par ceux qui l’ont entendu 47. Ainsi donc, tous ceux qui sont dans l’Eglise sont enseignés non pas par les Apôtres ou les Prophètes, mais par Dieu lui-même. Et selon Augustin 48, cela même qui est enseigné par l’intermédiaire d’un homme l’est par Dieu qui enseigne de l’intérieur: Vous n’avez qu’un seul maître: le Christ 49. En effet l’intelligence, qui nous est tout particulièrement nécessaire pour recevoir l’enseignement, nous vient de Dieu.
42. 1 Tm 2, 4.
43. Depraedestinatione sanctorum, 8, 14; BA 24, p. 508.
44. Jean 1, 9.
45. Isaïe 54, 13.
46. Cf. CHRYSOSTOME, op. cii 46, ch. 1, col. 258.
47. He 1, 1 et 2, 3.
48. Tract, in Ioann., XXVI, 7, pp. 499-50 1.


945. Si enfin l’on considère ceux qui sont dans le Royaume des cieux, alors TOUS SERONT ENSEIGNES PAR DIEU parce qu’ils verront immédiatement son essence: Nous le verrons tel qu'il est 50.




QUICONQUE S’EST MIS À L’ÉCOUTE DU PÈRE ET À SON ECOLE VIENT À MOI.

946. Ces mots nous révèlent que l’attraction du Père est souverainement efficace. L’Evangéliste la considère de deux manières: en tant qu’elle relève du don de Dieu lors qu’il dit: QUICONQUE S’EST MIS A L’ECOUTE, à savoir de Dieu qui révèle; en tant qu’elle relève du libre arbitre lors qu’il dit: ETA SON ECOLE, par l’adhésion de l’intelligence. Et écouter celui qui enseigne, puis saisir ce qu’on a écouté, est bien nécessaire à tout enseignement! Cela l’est donc aussi à l’enseignement de la foi.

QUICONQUE S’EST MIS À L'ECOUTE DU PÈRE qui enseigne et manifeste, ET A SON ECOLE en donnant son adhésion, VIENT A MOI. Il VIENT, dis-je, de trois manières: par la connaissance de la vérité, par l’élan de l’amour et par l’imitation de l’oeuvre. Et en chacune de ces manières, il lui faut écouter et apprendre.

En effet, celui qui vient par la connaissance de la vérité doit écouter, puisque Dieu l’inspire — J’écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu 51, et apprendre en donnant son adhésion, comme on l’a dit. Celui qui vient au Christ par l’amour et le désir — selon qu’il est dit plus loin: Si quelqu'un a soif, c’est-à-dire désire, qu'il vienne à moi et qu'il boive 52— doit aussi écouter la parole du Père et la faire sienne, afin d’en pénétrer le sens et pour qu’elle enflamme en lui le désir. Celui-là, en effet, apprend une parole, qui la saisit selon le sens qu’elle a pour celui qui la dit; or la Parole, le Verbe de Dieu le Père, est celui qui spire l’Amour; donc, celui qui le reçoit avec la ferveur de l’Amour apprend: La Sagesse (...) se répand dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes 53. Enfin, on va au Christ par l’imitation de son oeuvre: Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous donnerai le repos 54. Et c’est encore de cette manière que quiconque apprend vient au Christ: en effet, la conclusion est au savoir ce que l’action est à l’agir. Or, dans les sciences, celui qui apprend parfaitement parvient à la conclusion; et donc, dans l’agir, celui qui apprend parfaitement les paroles en vient à l’action droite: Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, et moi je ne me suis pas rebellé 55.
49. Mt 23, 10.
50. 1 Jean 3, 2.
51. Ps 84, 9.
52. Jean 7, 37.





£[3, 46] NON QUE PERSONNE AIT VU LE PÈRE, SI CE N’EST CELUI QUI EST DE DIEU: CELUI-LÀ A VU LE PÈRE.

947. Mais parce que certains pourraient penser que les hommes entendraient sensiblement la voix du Père et apprendraient ainsi de lui, le Seigneur ajoute, afin d’exclure cette opinion: NON QUE PERSONNE AIT VU LE PERE, c’est-à-dire aucun homme en cette vie n’a vu le Père dans son essence — L'homme ne peut me voir et vivre 56, SI CE N’EST CELUI, c’est le Fils, QUI EST DE DIEU; CELUI-LA A VU LE PERE, son Père, dans son essence. Ou bien: PERSONNE n’a vu le Père de la vision de compréhension 57, vision que ni l’homme ni l’ange n’ont jamais eue, ni ne peuvent avoir, SI CE N’EST CELUI QUI EST DE DIEU, c’est-à-dire le Fils: Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils 58.

En voici la raison: puisque toute vision et connaissance se font par une certaine similitude, la connaissance que les créatures ont de Dieu découle du mode de similitude qu’el les ont par rapport à Dieu. A cause de cela, les philosophes disent que les intelligences connaissent la cause première dans la mesure où elles en ont la similitude. Et toute créature a en participation une certaine similitude de Dieu, mais infiniment distante de la similitude de sa nature; et, à cause de cela, aucune créature ne peut connaître Dieu lui-même parfaitement et totalement, selon ce qu’il est dans sa nature. Le Fils, lui, parce qu’il a reçu parfaitement toute la nature du Père par la génération éternelle, le voit totalement et le comprend.

948. Notons bien la pertinence de l’ordre du discours. En effet, lorsqu’il parlait plus haut de la connaissance des autres, le Christ a parlé en terme d’audition; mais ici, lors qu’il parle de la connaissance du Fils, il parle de vision. En effet, la connaissance par la vue est immédiate et évidente, alors que, par l’ouïe, nous connaissons par l’intermédiaire de celui qui voit 59. Ainsi, la connaissance que nous avons du Père, nous l’avons reçue du Fils qui voit; de telle sorte que nul ne connaît le Père si ce n’est par le Christ qui le manifeste, et nul ne vient au Fils s’il n’a entendu le Père qui le manifeste.
53. Sg 7,27.
54. Mt 11, 28.
55. Isaïe 50, 5.
56. Ex 33, 20.
57. C n° 868, note 83.
58. Mt H, 27.




II - Jn 6,47-51

45
Thomas sur Jean 43