Thomas sur Jean 53

53 Jn 8


1118. Après nous avoir entretenus de l’origine de l’enseignement du Christ [n° 1010], l'Evangéliste poursuit ici en parlant de la puissance de cet enseignement. Or l’enseignement du Christ a une puissance illuminative et vivificatrice, parce que ses paroles sont esprit et vie 1. L’Evangéliste parle d’abord de la puissance illuminative; puis, au chapitre 10, de la puissance vivificatrice de cet enseignement [n° 1364].

Il montre la puissance illuminative de l’enseignement du Christ d’abord par la parole et ensuite, au chapitre 9, par un miracle [n° 1293].

Au sujet de la parole, l'Evangéliste introduit d’abord le Christ en train d’enseigner; puis il expose la puissance de son enseignement [n° 1140].
1. Cf. Jean 6, 64, et nos 992-993.




Jean 8, 1-12: LA FEMME ADULTERE

Jn 8,1-12




1 Quant à Jésus, il s’en alla jusqu’au Mont des Oliviers; 2 et dès l’aurore, il vint de nouveau au Temple. Et tout le peuple vint à lui; et s’asseyant, il les enseignait. Or les Scribes et les Pharisiens amènent une femme surprise en flagrant délit d’adultère; et ils la placèrent au milieu. Et ils lui dirent: "Maître, cette femme a été surprise à l’instant en flagrant délit d’adultère. Or dans la Loi, Moïse nous a commandé de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu?" ils disaient cela en le mettant à l’épreuve pour pouvoir l’accuser. Mais Jésus, se baissant, écrivait du doigt sur la terre. Comme donc ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit: "Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre. " Et de nouveau, se baissant, il écrivait sur la terre. Mais eux, entendant cela, sortaient l’un après l’autre, en commençant par les plus vieux; et Jésus resta seul, avec la femme se tenant au milieu. '°Mais Jésus, se redressant, lui dit: "Femme, où sont ceux qui t’accusaient? Personne ne t’a condamnée?" Celle-ci dit: "Personne, Seigneur. "Alors Jésus dit: "Moi non plus je ne te condamnerai pas. Va, et désormais ne pèche plus. "



Deux caractères appartiennent au service de docteur. D’abord, qu’il enseigne ceux qui désirent recevoir son enseignement; ensuite, qu’il réfute les thèses des adversaires.

Le Christ instruit donc d’abord ceux qui attendent son enseignement; puis il réfute les thèses des adversaires [n° 1123]

A propos du Christ qui instruit ceux qui attendent son enseignement, l’Evangéliste décrit d’abord le lieu de l’enseignement, puis l’auditoire [n° 11211, enfin, le docteur [n° 1122].


QUANT À JÉSUS, IL S’EN ALLA JUSQU’AU MONT DES OLIVIERS; ET DÈS L'AURORE, IL VINT DE NOUVEAU AU TEMPLE. ET TOUT LE PEUPLE VINT À LUI; ET S’ASSEYANT, IL LES ENSEIGNAIT.

Le lieu de l’enseignement est le Temple. L’Évangéliste montre d’abord le Christ quittant le Temple [n° 1119], puis y retournant [n° 1120].

QUANT À JÉSUS, IL S’EN ALLA JUSQU’AU MONT DES OLIVIERS.

1119. L’Évangéliste parle ici du départ de Jésus. En effet le Seigneur, quand il était à Jérusalem pour les jours de fête, faisait ainsi, selon l’inclination secrète de son coeur: pendant la journée il prêchait dans le Temple, manifestait des signes et des miracles éclatants; et tard, il retournait à Béthanie, sur le Mont des Oliviers, où il était reçu chez Marthe et Marie, les soeurs de Lazare. L’Évangéliste nous dit donc que Jésus, selon cette habitude, étant resté dans le Temple le dernier jour de la grande fête et y ayant prêché, dans la soirée S’EN ALLA JUSQU’AU MONT DES OLIVIERS, où se trouvait Béthanie.

Et ceci s’accorde au mystère: en effet, comme le dit Augustin 1a, où convenait-il que le Christ enseignât et manifestât sa miséricorde, si ce n’est sur le Mont des Oliviers, sur le Mont de l’huile parfumée, sur le Mont de l’onction? En effet, l’olive symbolise la miséricorde; du reste, en grec, le même mot signifie "olive" et "miséricorde". Dans l’Evangile de saint Luc 2, il est dit du Samaritain qu’il versa de l’huile et du vin, c’est-à-dire la miséricorde et la rigueur du jugement. L’huile a aussi une vertu curative: Plaie, coup, blessure toute tuméfiée, qui ne sont pas pansés ni soulagés avec de l’huile 3... L’huile symbolise encore le remède de la grâce spirituelle, qui nous vient du Christ: Dieu, ton Dieu t’a oint d’une huile d’allégresse, de préférence à tes compagnons 4 — C’est comme une huile parfumée sur la tête, qui descend sur la barbe — La pierre versait pour moi des ruisseaux d’huile.
la. Trac1 b., XXXIII, 3, p. 697. Saint Augustin fait simplement le rapprochement entre Christ, onction et Mont des Oliviers. L’identification des termes grecs signifiant olzve et miséricorde (en réalité: et i) provient d’Alcuin, ainsi que la suite de l’explication du y. 2, n° 1120-1122 (Comm. in S. Ioannis Evang [3, ch. 19, PL 100, col. 853 B-C).
2. Luc 10, 34.
3. Isaïe 1, 6.
4. Ps 44, 8. Saint Thomas commente: "Comment l’a-t-il oint? Non pas avec une huile visible, parce que son royaume n’est pas de ce monde (Jn 18,36); de même, il n’a pas accompli un sacerdoce matériel, et c’est pourquoi il n’a pas été oint d’une huile matérielle, mais de l’huile de l’Esprit Saint; c’est pourquoi le psalmiste dit d’une huile de joie. On dit que l’Esprit Saint est une huile, d’abord parce que, de même que l’huile s’élève au-dessus de tous les liquides, ainsi l’Esprit Saint s’élève au-dessus de toutes les créatures: l’Esprit du Seigneur planait au-dessus des eaux (Gn 1,2); c’est-à-dire qu’il doit être au-dessus de tout dans le coeur des hommes, parce qu’il est l’amour de Dieu. On dit ensuite que l’Esprit Saint est une huile à cause de sa suavité. La miséricorde, et toute suavité de l’esprit, vient de l’Esprit Saint: Dans la suavité, dans la mansuétude dans l’Esprit Saint... (2Co 6,6). Enfin, parce que de même que l’huile est diffusive, ainsi le propre de l’Esprit Saint est la communion: Que la communion de l'Esprit Saint soit toujours avec vous (2 Go 13, 13). L'amour de Dieu a été diffusé dans vos coeurs par l’Esprit Saint (Rm 5,5). De même, l’huile est l’aliment du feu et de la chaleur, et l’Esprit Saint entretient et nourrit en nous la chaleur de l’amour: Ses lampes sont des lampes de feu (Gant 8, 6). De même encore, l’huile illumine; ainsi en est-il de l’Esprit Saint: L'inspiration du Tout-Puissant donne l’intelligence (Jb 32,8)" (Expos. in Ps 44, n" 5).





ET DÈS L'AURORE, IL VINT DE NOUVEAU AU TEMPLE. ET TOUT LE PEUPLE VINT À LUI; ET S’ASSEYANT, IL LES ENSEIGNAIT

1120. Le retour de Jésus dans le Temple est présenté par l’Evangéliste comme étant très matinal. Ce retour signifie qu’il était sur le point de révéler, à ceux qui croyaient en lui, la connaissance et la manifestation de sa grâce, dans son temple — Nous avons accueilli, Dieu, ta miséricorde, au milieu de ton temple 7.

Qu’il soit revenu dès le point du jour signifie la naissance de la nouvelle grâce — Sa sortie est préparée comme l’aurore 8.

1121. Quant à l’auditoire, il s’agit de ceux qui attendent son enseignement; c’est pourquoi l’Evangéliste dit: ET TOUT LE PEUPLE VINT A LUI — L'assemblée des peuples t'environnera 9.
5. Ps 122, 2.
6. Jb 29, 6.
7. Ps 47, 10. "La miséricorde est le Christ lui-même, qui nous a été donné par (ex) la miséricorde de Dieu: Le temps de faire grâce est venu (Ps 101,14) (...) O Dieu, nous avons accueilli Jésus-Christ, miséricordieusement donné par la foi, (...) au milieu de ton temple, c’est-à-dire en accord plénier avec l’Eglise, parce que ceux qui ne reconnaissent pas la doctrine commune de l’Eglise n’accueillent pas cette miséricorde" (Expos. in Ps 47, n°5). Du n° 1120 au n° 1122, saint Thomas reprend les remarques d’Alcuin (), qui s’inspire d’une homélie de Bède (Hom. 25 in Quadragesima, CCL vol. CXXII, pp. 178-179).
8. Os 6, 3.
9. Ps7, 8.



ET S’ASSEYANT, IL LES ENSEIGNAIT.

1122. Le docteur est présenté assis, c’est-à-dire se met tant au niveau de son auditoire, pour que son enseignement soit plus facilement reçu. En effet, le fait de s’asseoir symbolise l’état d’humilité de l’Incarnation 10 — Tu sais quand je m’assieds et quand je me lève 11.

Au début, les réalités divines furent plus facilement enseignées aux hommes, parce qu’elles apparaissaient visiblement à travers l’humanité assumée par le Christ; c’est pourquoi il dit que S’ASSEYANT, IL LES ENSEIGNAIT, c’est-à-dire il enseignait les gens sans détour et ceux qui recevaient sa parole avec admiration — Il enseignera ses chemins aux doux, et dirigera les humbles dans la justice. — Il nous enseignera ses voies 12.

1123. L’Évangéliste montre ensuite que le Seigneur réfute les thèses des adversaires; en premier lieu, il expose 6a] la tentative de fausse accusation: il en montre d’abord l’occasion [n° 1124]; puis il la décrit [n° 1125]; enfin il souligne l’intention de ceux qui le tentaient [n° 1129].

En second lieu, l’Evangéliste montre comment Jésus rejette les calomniateurs [n° 1130].


OR LES SCRIBES ET LES PHARISIENS AMÈNENT UNE FEMME SURPRISE EN FLAGRANT DÉLIT D’ADULTÈRE;

ET ILS LA PLACÈRENT AU MILIEU ETILS LUI DIRENT "MAÎTRE, CETTE FEMME A ÉTÉ SURPRISE À L'INSTANT EN FLAGRANT DÉLIT D’ADULTÈRE. OR DANS LA LOI, MOÏSE NOUS A COMMANDÉ DE LAPIDER CES FEM MES-LÀ. TOI DONC, QUE DIS-TU?" OR ILS DISAIENT CELA EN LE METTANT À L’ÉPREUVE POUR POUVOIR L'ACCUSER.

1124. L’occasion saisie pour le mettre à l’épreuve est l’adultère commis par une femme; et d’abord, ils mettent la faute en évidence en l’amplifiant; puis ils produisent la personne accusée.
10. V 563-565, vol. II, pp. 140-142.
11. Ps 138, 1.
12. Ps 24, 9; Isaïe 2, 3.




[3a] OR LES SCRIBES ET LES PHARISIENS AMÈNENT UNE FEMME SURPRISE EN FLAGRANT DÉLIT D'ADULTÈRE

Comme le dit Augustin 13, trois choses prédominaient dans le Christ: la vérité, la mansuétude et la justice; il avait été prédit à son sujet: Avance et règne, à cause de la vérité, de la mansuétude et de la justice 14. En effet, il apporta la vérité en tant que docteur, et cela, les Pharisiens et les Scribes l’avaient perçu alors qu’il enseignait. Saint Jean dit plus loin: Si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas? 15 En effet, ils ne pouvaient aucunement reprocher à son enseignement et à ses paroles d’être faux; c’est pourquoi ils avaient cessé de l’accuser à ce sujet.

La mansuétude, il l’a apportée en tant que libérateur; les Scribes et les Pharisiens eurent connaissance de cela à ce qu’il ne s’émouvait pas contre ses ennemis et ses persécuteurs: Alors qu’il était maudit, lui ne maudissait pas 16. — Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur 17. C’est pour quoi, même à ce sujet, ils ne l’accusaient plus.

La justice, il l’a apportée comme celui qui en avait une connaissance parfaite (cognitor) 18, et cela parce que les Juifs ne l’avaient pas encore vraiment, particulièrement dans les jugements: ils lui tendirent donc un piège, voulant savoir s’il s’écarterait de la justice à cause de la miséricorde. Pour cela, ils lui soumettent un crime connu et honteux: l’adultère — Toute femme adultère sera foulée aux pieds sur le chemin comme du fumier 19. Puis ils poussent en avant la personne accusée, pour faire davantage impression: ET ILS LA PLACERENT AU MILIEU — Elle sera amenée au milieu 20.
13. Tract. in Jo., XXXIII, 4, pp. 699-70 1.
14. Ps 44, 5.
15. Jean 8, 46.
16. 1 Pe 2, 23.
17. Mt 11, 29. Saint Thomas commente ainsi ce passage de saint Matthieu "Toute la Loi nouvelle tient en deux choses: la mansuétude et l’humilité. Par la mansuétude, l’homme est ordonné au prochain — Souviens-toi, Seigneur, de David et de toute sa mansuétude (Ps 131,1). Par l’humilité, il est ordonné par rapport à lui-même, et à Dieu — Sur qui mon esprit reposera-t-il, si ce n'est sur l’homme paisible et humble? (Isaïe 56, 2). C’est pourquoi l’humilité rend l’homme capable de Dieu (capax Dei)" (Super Evangelium S. Matthaei lectura, n° 970).
18. Ce terme (cognitor) est repris par saint Thomas à saint Augustin. Au sens littéral, il signifie celui qui connaît quelqu’un, s’en portant par là même garant. En matière de justice, le cognitor est ainsi le défenseur de l’une ou l’autre partie. Appliqué ici au Christ, ce terme montre sa compétence en matière de justice: lui seul en quelque sorte a autorité pour appliquer la Loi, parce qu’il est le seul à en saisir pleinement la portée; par rapport à la femme adultère, il devient son garant et son défenseur, parce qu’il montrera le dépassement de la justice par la miséricorde.







ET ILS LUI DIRENT: "MAÎTRE, CETTE FEMME A ÉTÉ SURPRISE À L'INSTANT EN FLAGRANT DÉLIT D'ADULTÈRE.

OR DANS LA LOI, MOÏSE NO USA COMMANDÉ DE LAPIDER CES FEMMES-LÀ. TOI DONC, QUE DIS-TU?" OR ILS DISAIENT CELA ENLE METTANT À L'ÉPREUVE POUR POUVOIR L’ACCUSER.

1125. L’Évangéliste poursuit en montrant la tentation elle-même; et d’abord, les Pharisiens manifestent la faute, puis ils font valoir la justice selon la Loi; enfin, ils réclament le jugement.

MAÎTRE, CETTE FEMME A ÉTÉ SURPRISE À L’INSTANT EN FLAGRANT DÉLIT D'ADULTÈRE.

1126. Les Scribes et les Pharisiens manifestent ici la faute; ils la grossissent de trois manières destinées à émou voir le Christ, de façon à lui faire abandonner sa mansuétude. D’abord, parle caractère récent de la faute; c’est pour cela qu’ils disent A L’INSTANT En effet, quand la faute est ancienne, elle n’émeut pas autant, parce que celui qui l’a commise s’est peut-être corrigé. Ensuite, par son évidence: A ETE SURPRISE; les Pharisiens font en sorte qu’elle ne puisse se disculper, comme les femmes ont tendance à le faire — Elle voile son visage, disant: je n'ai pas fait le mal 21. Enfin, par l’énormité de la faute: EN FLAGRANT DELIT D’ADULTÈRE, qui est un crime grave et cause de nombreux maux — Toute femme qui commet l’adultère (...) péchera, en premier lieu contre la Loi de son Dieu 22.
19. Sir 9, 10.
20. Sir 23, 34 (Vulgate).
21. Prov 30, 20.




[5a] OR DANS LA LOI, MOÏSE NOUS A COMMANDÉ DE LAPIDER CES FEMMES-LÀ.

1127. Ils allèguent ensuite la justice de la Loi en disant: DANS LA LOI c’est-à-dire dans le Lévitique et le Deutéronome 23, MOISE NOUS A COMMANDE DE LAPIDER CES FEMMES-LÀ. TOI DONC, QUE DIS-TU?

1128. En posant cette question, les Pharisiens s’enquièrent du jugement; l’interrogation est pleine de ruse; c’est comme s’ils disaient: si seulement il ordonnait de la laisser aller, alors il ne respecterait pas la justice. Mais loin de nous la pensée que celui qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu 24 puisse la condamner — Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour qu’il soit sauvé 25. La Loi même ne pouvait pas décréter ce qui était injuste. Et c’est pourquoi il ne dit pas: "qu’elle soit pardonnée", pour ne pas sembler agir contre la Loi 26.

[6a] OR ILS DISAIENT CELA EN LE METTANTÀ L’ÉPREUVE POUR POUVOIR L’ACCUSER.

1129. Il s’agit ici de l’intention perverse de ceux qui le mettaient à l’épreuve; ils croyaient en effet que le Christ, pour ne pas perdre sa mansuétude, aurait dit de la laisser aller; et ainsi, ils l’auraient accusé d’être transgresseur de la Loi — Ne tentez pas le Christ, comme ceux-là l’ont tenté 27.
22. Cf. Sir 23, 33 (Vulgate).
23. Lev 20, 10; Deut 22, 22.
24. Luc 19, 10.
25. Jean 3, 17.
26. Cf. SAJNT AUGUSTIN, op. cit., XXXIII, 5, pp. 70 1-703. Le paragraphe suivant est aussi inspiré de saint Augustin (p. 705).


1130. L’Évangéliste poursuit en montrant que le Christ repousse les adversaires par sa sagesse. Les Pharisiens le mettaient à l’épreuve sur deux points: la justice et la miséricorde. Or, dans sa réponse, il préserva l’une et l’autre.

D’abord, il nous est montré comment il préserva la justice [n° 1131]; ensuite, qu’il ne s’écarta pas de la miséricorde [n° 1136].


MAIS JÉSUS, SE BAISSANT, É CRIVAIT DU DOIGT SUR LA TERRE.

COMME DONC ILS PERSISTAIENT À L'INTERROGER, IL SE REDRESSA ET LEUR DIT: "QUE CELUI D’ENTRE VOUS QUI EST SANS PÉCHÉ LUI JETTE LE PREMIER UNE PIERRE. " ET DE NOUVEAU, SE BAIS SANT, IL ÉCRIVAIT SUR LA TERRE. MAIS EUX, ENTEN DANT CELA, SORTAIENT L’UN APRÈS L’AUTRE, EN COMMENÇANT PAR LES PLUS VIEUX; ETJÉSUS RESTA SEUL, AVEC LA FEMME SE TENANT AU MILIEU

-Pour montrer comment le Christ préserva la justice, l’Evangéliste expose d’abord le jugement, puis l’effet de ce jugement [n° 1135].

A propos du jugement lui-même le Christ fait trois choses: il commence par l’écrire, puis il le prononce; enfin il continue à écrire.



MAIS JÉSUS, SE BAISSANT, ÉCRI VAIT DU DOIGT SUR LA TERRE.

1131. Il écrit donc le jugement sur la terre avec le doigt; selon certains, il écrivait ce qui est écrit au livre de Jérémie: Terre, terre, terre, écoute la parole de Yahvé; inscris cet homme sans enfant... 28. Mais selon d’autres, et cela semble plus juste, il écrivit cela même qu’il a énoncé, à savoir: QUE CELUI D’ENTRE VOUS QUI EST SANS PECHE LUI JETTE LE PREMIER UNE PIERRE. Cependant, ni l’une ni l’autre de ces opinions n’est certaine. Mais il écrivait sur la terre pour trois raisons. D’abord, selon Augustin 29, pour montrer que ceux qui le mettaient à l’épreuve devaient être inscrits dans la terre — Seigneur, que ceux qui s'éloignent de toi soient inscrits dans la terre 30. Au contraire, les justes et les disciples qui le suivent sont inscrits dans les cieux — Réjouissez-vous et exultez parce que vos noms sont inscrits dans les cieux 31. Ensuite, pour montrer qu’il faisait des signes sur la terre: celui qui écrit fait des signes; donc, écrire sur la terre, c’est faire des signes sur elle. C’est pourquoi l’Evangéliste dit SE BAISSANT, par le mystère de l’Incarnation à partir duquel, dans la chair qu’il avait assumée, il fit des miracles. Enfin, parce que l’ancienne Loi était écrite sur des tables de pierre comme on le lit au livre de l’Exode et dans la deuxième épître aux Corinthiens 32, ce qui symbolise sa dureté: Quelqu'un rejetant la Loi de Moïse était impitoyablement mis à mort 33. Au contraire, la terre est meuble. Il écrivait donc SUR LA TERRE pour symboliser la douceur et la souplesse de la nouvelle Loi qui devait être apportée par lui.

A la suite de cela, nous devons être attentifs à trois qualités dans nos jugements. D’abord la bienveillance, en nous mettant proche de ceux qu’il faut corriger: c’est pour cela qu’il dit SE BAISSANT — Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas fait miséricorde 34. — Si quelqu’un était pris en faute, vous, les spirituels, redressez-le en esprit de douceur 35. Ensuite, la finesse dans le discernement; c’est pour cela qu’il dit ECRIVAIT DU DOIGT le doigt, en effet, à cause de sa flexibilité, symbolise l’art du discernement — Apparurent des doigts, comme une main d’homme écrivant sur le mur 36. — Ne fais rien sans un jugement préalable 37. Enfin la certitude dans l’énonciation du jugement: c’est pour cela qu’il dit ECRI VAIT 38.
27. 1 Corinthiens 10, 9.
28. Jr 22,29-30.
29. De consensu evangelistarum, 4, ch. 10; PL 34; col. 1225. La raison sui vante peut, elle aussi, avoir été suggérée par la suite de l’interprétation de saint Augustin. La troisième provient de son commentaire de l’Evangile (XXXIII, 5, p. 703).
30. Jr 17,13.
31. Le 10, 20 et Mt 5, 12.
32. Ex 31, 18: Lorsqu’il eut achevé de parler avec Moïse sur le Mont Sinaï, Yahvé lui donna les deux tables du Témoignage, tables de pierre écrites du doigt de Dieu. 2 Go 3, 3: Vous êtes man une lettre du Christ remise à nos soins, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les coeurs. Saint Thomas commente ainsi: "L’Apôtre laisse entendre quel est le lieu où cette lettre est écrite: non sur des tables de pierre, comme l’ancienne Loi, pour en exclure la dureté; autrement dit: non dans des coeurs de pierre, qui en ont la dureté, comme les Juifs, hommes à la nuque raide (Ac 7,51). Mais sur les tables de chair du coeur, c’est-à-dire sur des coeurs agrandis par la charité; de chair, c’est-à-dire rendus tendres par le désir d’accomplir et de comprendre [volonté de Dieu] — J de votre chair le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair (Ez 36,26)" (Ad 2 Cor lect., III, leç. 1, n° 83).
33. He 10, 28.





COMME DONC ILS PERSISTAIENTÀ L’INTERROGER, IL SE REDRESSA ET LEUR DIT: "QUE CELUI D’ENTRE VOUS QUI EST SANS PÉCHÉ L UI JETTE LE PREMIER UNE PIERRE. "

1132. Devant leur insistance, il prononce ici un juge ment. Bien qu’étant eux-mêmes des transgresseurs de la Loi, les Pharisiens faisaient tout pour accuser le Christ de transgresser lui-même la Loi, et pour condamner la femme; c’est pourquoi le Christ prononce un jugement en disant: QUE CELUI D’ENTRE VOUS QUI EST SANS PECHE. C’est comme s’il disait: que la pécheresse soit condamnée, mais non par des pécheurs; que la Loi soit accomplie, mais non par des transgresseurs de la Loi, parce que en jugeant un autre, tu te condamnes toi-même 39. Ou bien laissez aller cette femme, ou bien subissez avec elle la peine prévue par la Loi. 40
34. Ja 2, 13.
35. Ga 6, 1.
36. Dan 5, 5.
37. 1 Tm 5, 21. D’après les corrections de l’édition léonine, saint Thomas renvoie aussi au chapitre 5 de la première épître aux Corinthiens, sans le citer.
38. Cf. 1 Hom. 25 in Quad., p. l'79, 11. 55-57.
39. Ro 2, 1.
40. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XXXIII, 5, p. 705.


1133. Ici se pose une question: celui qui juge en étant lui-même en état de péché, pèche-t-il en portant un juge ment contre une autre personne qui se trouve coupable du même péché? Il est manifeste que le juge pèche, en scandalisant, s’il prononce un jugement tout en étant publique ment en état de péché; et cela semble également être le cas s’il est secrètement en état de péché: Du fait même que tu juges un autre, tu te condamnes toi-même 41. Or il est évident que personne ne se condamne soi-même, si ce n’est en péchant: il semble donc que l’on pèche en jugeant un autre.

Il convient ici de faire une double distinction. En effet, ou bien celui qui juge persévère dans sa volonté de pécher, ou bien il se repent d’avoir péché. De même, il condamne ou bien en tant que serviteur de la Loi, ou bien en son nom propre.

Certes, s’il se repent d’avoir péché, le péché n’est déjà plus en lui; et ainsi, il peut énoncer un jugement sans commettre aucun péché. Par contre, s’il a toujours la volonté de pécher: ou bien il prononce un jugement en tant que serviteur de la Loi, et alors il ne pèche pas du fait qu’il rend ce jugement (cependant, il pèche du fait qu’il commet des actions pour lesquelles il mérite de subir la même peine [que celle qu’il inflige]); ou bien c’est en son nom propre qu’il rend ce jugement, et alors il pèche en le faisant, parce qu’il n’est pas mû par l’amour de la justice, mais par un mal profondément enraciné; autrement, il punirait d’abord en lui ce qu’il blâme chez les autres: Le juste est le premier à s'accuser lui-même 42.


ET DE NOUVEAU, SE BAISSANT, IL ÉCRIVAIT SUR LA TERRE.

1134. Il continue à écrire, d’abord pour montrer la sûreté de son jugement — Dieu n'est pas homme pour mentir, ni fils d’homme pour changer 43. Ensuite, pour montrer qu’ils n’étaient pas dignes de son regard. Alors qu’il les avait frappés par zèle 44 pour la justice, il ne jugea pas convenable de leur prêter attention, mais détourna d’eux son regard 45. Enfin, par égard pour la honte qu’ils éprouvaient, leur laissant ainsi la libre possibilité de s’en aller 46.
41. Ro 2, 1.
42. Prov 18, 17.
43. Nomb 23, 19.



MAIS EUX, ENTENDANT CELA, SORTAIENT L’UN APRÈS L'AUTRE, EN COMMENÇANT PAR LES PLUS VIEUX; ET JÉSUS RESTA SEUL, AVEC LA FEMME SE TENANT AU MILIEU

1135. L’effet du jugement est leur trouble; MAIS EUX, ENTENDANT CELA, SORTAIENT L'UN APRES L'AUTRE, EN COMMENÇANT PAR LES PLUS VIEUX, soit parce qu’ils étaient embarrassés par de plus graves péchés et parce que leur conscience leur donnait plus de remords — L'iniquité est sortie des anciens d'Israël, des juges qui passaient pour gouverner le peuple 47 —, soit encore parce qu’ils connaissaient mieux l’équité du jugement prononcé — J’irai donc vers les grands et je leur parierai, car ils connaissent, eux, le chemin du Seigneur et le jugement de Dieu 48.

ET JÉSUS RESTA SEUL, AVEC LA FEMME; c’est la miséricorde avec la misère. Il resta seul, parce que seul il était sans péché — Il n'en est pas un qui fasse le bien, pas même un seul 49 sauf le Christ. Et c’est pourquoi la femme fut sans doute terrorisée et croyait qu’il allait la condamner. 50

Mais, s’il resta seul, comment l'Evangéliste peut-il dire AU MILIEU? Il faut dire que la femme se tenait au milieu des disciples, et ainsi, SEUL exclut les étrangers, non les disciples. Ou bien AU MILIEU signifie qu’elle était dans le doute, ne sachant pas si elle serait pardonnée ou condamnée.

Ainsi donc, il est manifeste que le Seigneur, en répondant, respecta la justice.
44. Saint Thomas cite ici saint Augustin, mais remplace son telo jusitiae, ("de l’arme de la justice"), par zelo justitiae (" par zèle pour la justice").
45. Cf. SAINT AUGUSTIN, loc. cit.
46. Cf. ALCUIN, op. cil., col. 854 D; cf. aussi: SAINT JÉRÔME. Dialogus adv. Petagianos, L. 2; PL 23, col. 553.
47. Dan 13, 5.
48. Jr 5,5.
49. Ps 13, 1. En commentant ce verset du psaume 13, saint Thomas note que" seul le Christ n’a pas contracté ni commis le péché. La Bienheureuse Vierge Marie, elle, a contracté le péché" (Expos. in Ps 13, n° 1). Ne connaissant pas le dogme de l’Immaculée Conception, saint Thomas enseigne en théologien qu’en Marie, toutes les traces du péché ont disparu au moment de l’Incarnation; avant l’Incarnation, elle avait contracté le fomes peccati, en tant que descendante d’Eve; cependant, sanctifiée dès avant sa naissance par un privilège de Dieu, elle n’a jamais péché actuellement, le fomes peccali restant lié, "la Providence divine préservant sa sensibilité de tout mouvement désordonné" (voir Somme théologique, III, q. 27, a. 3).
50. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., ch. 5-6, pp. 705-707.





MAIS JÉSUS, SE REDRESSANT, LUI DIT: "FEMME, OÙ SONT CEUX QUI T’ACCUSAIENT?

PERSONNE NE TA CONDAMNÉE?" CELLE-CI DIT: "PERSONNE, SEIGNEUR "ALORS JÉSUS DIT: "MOI NON PLUS JE NE TE CONDAMNERAI PAS. VA, ET DÉSORMAIS NE PÈCHE PLUS. "

1136. L’Évangéliste montre ici que le Seigneur ne s’est pas écarté de la miséricorde; et cela, en rendant un jugement de miséricorde: d’abord il interroge la femme [n° 1137], ensuite il lui pardonne [n° 1138], enfin il l’avertit [n° 1139].

MAIS JÉSUS, SE REDRESSANT, LUI DIT: "FEMME, OÙ SONT CEUX QUI T’ACCUSAIENT? PERSONNE NE TA CONDAMNÉE?" CELLE-CI DIT: "PERSONNE, SEIGNEUR"

1137. Il l’interroge au sujet de ses accusateurs; c’est pourquoi l’Evangéliste dit: JESUS, SE REDRESSANT, c’est-à-dire détournant son visage de la terre sur laquelle il écrivait pour se tourner vers la femme, LUI DIT: FEMME, OU SONT CEUX QUI T’ACCUSAIENT? Il fait de même à propos de la condamnation, en demandant: PERSONNE NE TA CONDAMNEE? et celle-ci répond: PERSONNE, SEIGNEUR



ALORS JÉSUS DIT: "MOI NON PLUS JE NE TE CONDAMNERAI PAS. VA, ET DÉSORMAIS NE PÈCHE PLUS. "

1138. Ensuite, Jésus lui pardonne: ALORS JÉSUS DIT: MOI NON PLUS, JE NE TE CONDAMNERAI PAS, moi par qui tu as peut-être craint d’être condamnée, parce que tu n’as pas trouvé de péché en moi 51. Cela n’est pas étonnant, parce que Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé 52. — Je ne veux pas la mort du pécheur 53. Il lui pardonne sa faute sans lui infliger d’autre peine, parce que, s’il la justifiait tout entière en lui pardonnant selon la justice de la Loi, il pouvait bien, à plus forte raison, faire que son coeur soit transformé par une contrition suffisante de ses péchés, de telle sorte que toute peine lui soit épargnée.

Cependant il ne faut pas, [sous prétexte de] suivre l’exemple du Seigneur, tomber dans la routine d’absoudre quelqu’un sans confession, ou sans lui infliger de peine; le Christ eut en effet l’excellence dans les sacrements, et put conférer l’effet du sacrement sans le sacrement lui-même, ce que nul homme ordinaire ne peut faire.

1139. Mais il la met en garde quand il dit: VA, ET DESORMAIS NE PECHE PLUS. Il y avait en effet deux choses dans cette femme: la nature et la faute, et le Seigneur pouvait condamner l’une comme l’autre: la nature, s’il avait ordonné qu’elle soit lapidée; et la faute, s’il ne lui avait pas pardonné. Il pouvait aussi laisser aller l’une comme l’autre, par exemple en lui donnant la liberté de pécher, lui disant VA, vis comme tu veux, sois assurée de mon pardon; pèche tant que tu voudras, je te libérerai même de la géhenne et des bourreaux de l’enfer. Mais le Seigneur, n’aimant pas la faute et ne favorisant pas les péchés, condamne la faute elle-même, non la nature, en disant: DESORMAIS NE PECHE PLUS; pour qu’ainsi il apparaisse que le Seigneur est doux par sa mansuétude, et droit 54 par sa vérité 55.
51. Cf. 1 Pe 2, 22. Saint Thomas reprend ici une phrase de saint Augustin qui se réfère à la grande affirmation de I Pe 2, 22 sur l’innocence absolue du Christ (loc. cit., p. 707).
52. Jean 3, 17. Cf. vol. II, nos 482-483.
53. Ez 18, 32.
54. Ps 24, 8. " La douceur, commente saint Thomas, se trouve principale ment dans les réalités sensibles, et est dite métaphoriquement des réalités spirituelles. C’est pourquoi il faut comprendre la douceur spirituelle par similitude avec la douceur sensible. Or possède cette douceur sensible ce qui répare le sens du goût, le repose et le réjouit; pareillement, la douceur spirituelle repose, répare et réjouit le goût spirituel. Or en Dieu, la douceur est essentielle" (Expos. in Ps 24, n°
55. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., ch. 6-7, p. 707. Saint Thomas conclut ainsi en reprenant ce qui fut le fil conducteur du commentaire de l’évêque d’Hippone, puis du sien la mansuétude, la vérité et la justice (Ps 44,5) du Sauveur.




Jean 8, 13-20: LA PUISSANCE ILLUMINATIVE DE L’ENSEIGNEMENT DU CHRIST

54 Jn 8,13-20


1140. Après avoir introduit le Christ en train d’enseigner, l’Evangéliste montre ici la puissance illuminative de son enseignement; il expose d’abord la puissance illuminative elle-même [n° 1141], puis il met en lumière ce que le Christ en dit [n° 1146].



A. SA RÉVÉLATION DE NOUVEAU




DONC, JÉSUS LEUR PARLA EN DISANT: MOI JE SUIS LA LUMIÈRE DU MONDE. CELUI QUI ME SUIT NE MARCHE PAS DANS LES TÉNÈBRES, MAIS IL AURA LA LUMIÈRE DE LA VIE. "

A propos de la puissance illuminative elle-même, il pré sente d’abord le privilège de la lumière spirituelle, puis son effet [n° 1144], enfin son fruit [n° 1145].

1141. L’Évangéliste parle du privilège de la lumière spi rituelle comme appartenant au Christ, qui est la lumière: DE NOUVEAU DONC, JESUS LEUR PARLA EN DISANT: MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE. Cela peut d’une certaine manière être rattaché à ce qui a été dit juste avant. En effet, parce qu’il a dit moi non plus je ne te condamnerai pas, la déliant de son péché, il daigne, pour que personne ne puisse douter que lui-même peut pardonner et remettre les péchés, faire voir plus clairement la puissance de sa divinité en disant qu’il est la lumière qui repousse les ténèbres du péché 1.

Cela peut, d’une autre manière, être rattaché à ce qui a été dit plus haut: Scrute les Ecritures, et vois que de la Galilée il ne surgit pas de prophète 2. En effet, parce qu’ils le prenaient pour un homme de Galilée, ils refusaient son enseigne ment, comme si le Christ était dépendant d’un lieu déterminé; c’est pourquoi le Seigneur montre qu’il est la lumière universelle du monde entier, en disant MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE, et non de la Galilée, ni de la Pales tine, ni de la Judée 3.

1142. Les Manichéens 4 comme le dit Augustin 5, comprenaient cette parole d’une manière fausse. En effet, parce que leur vision était seulement celle des choses sensibles, ils ne supportaient pas de s’étendre aux réalités intellectuelles et spirituelles, et croyaient qu’il n’y a rien dans la nature au-dessus des réalités corporelles 6; c’est pourquoi ils disaient que Dieu est un corps, et une certaine lumière infinie, et ils prétendaient que le Christ Seigneur est le soleil visible aux yeux de la chair; et à cause de cela lui-même a dit: MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE.

Mais cela ne peut tenir, et l’Église catholique condamne une telle fiction. Car le soleil corporel est la lumière que les sens peuvent atteindre, et c’est pourquoi il n’est pas la lumière suprême; mais cette lumière suprême est celle que l’intelligence touche, qui est la lumière spirituelle, propre à la créature spirituelle 7. Le Christ dit ici de cette lumière: MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE. C’est d’elle qu’il avait été dit plus haut: Il était la lumière, la vraie, qui illumine tout homme venant en ce monde 8.

Mais la lumière sensible est une certaine image de cette lumière par excellence, la lumière spirituelle: car tout sensible est pour ainsi dire quelque chose de particulier, et les intelligibles sont en quelque sorte des réalités universelles. Or de même que cette faible lumière particulière a un effet dans la réalité vue en tant qu’elle rend les couleurs visibles en acte, et aussi dans celui qui voit, car par elle l’oeil est amené à la vision, de même, cette lumière spirituelle rend l’intellect connaissant [en acte], parce que tout ce qu’il y a de lumière dans la créature spirituelle est dérivé tout entier de cette lumière suprême elle-même, qui illumine tout homme venant en ce monde 9. De même, elle rend toutes les réalités intelligibles en acte, en tant que proviennent d’elle toutes les formes, qui donnent aux réalités d’être connues, comme toutes les formes des réalités artificielles proviennent de l’art et de la raison de l’artisan — Combien magnifique sont tes oeuvres, Seigneur, tu les fis toutes avec sagesse... 10. Et c’est pour quoi il dit très justement: MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE, non pas le soleil qui a été fait, mais celui par qui il a été fait. Cependant, comme le dit Augustin 11; il est la lumière qui a fait le soleil, apparue sous le soleil, et qui a été cachée sous un voile de chair, non pour être obscurcie mais pour être atténuée.
1. Cf. ALCUIN, Comm. in S. Ioannis evang., IV, ch. 20, col. 855, reprenant BÈDE, Hom. 25 in Quad., p. 182, IL 163-164.
2. Jean 7, 52.
3. Cf. CHRYSOSTOME, In loannem hom., 52, ch. 2, col. 289. Le texte commenté par Chrysostome ne contenait pas l’épisode de la femme adultère.
4. Sur les Manichéens, voir vol. I, n° 81 et note 22.
5. Tract, in Jo., XXXIV, 2; CCL vol. XXXVI p. 311. Le volume 73 de la Bibliothèque Augustinienne n’étant pas encore paru au moment où nous publions ce travail, nous utilisons désormais l’édition du Corpus Christianorum.
6. Nous avons ici préféré le texte de l’édition Marietti à la correction proposée par l’édition léonine.


1143. Par cette parole est aussi repoussée l’hérésie de Nestorius 12, qui dit que le Fils de Dieu était uni à l’homme seulement par inhabitation. Il est clair en effet que celui qui disait MOIJE SUIS LA LUMIERE DUMONDE était homme. Si donc celui qui par lait et semblait être un homme n’avait pas été dans sa personne le Fils de Dieu, il n’aurait pas dit: MOI JE SUIS LA LUMIERE DU MONDE, mais "en moi habite la lumière du monde". Il était donc, dans la même personne, et homme, et Fils de Dieu, et lumière du monde.
7. Lux intelligibilis prapria rationalis creaturae. Rationalis, qui se traduit littéralement par" rationnel ", a chez saint Thomas un sens beaucoup plus large. Est rationatis ce qui est au delà du monde sensible; c’est pourquoi nous n’avons pas hésité à traduire par "spirituel".
8. Jean 1, 9.
9. Jean 1, 9.
10. Ps 103, 24.
11. op. cit., XXXIV, 4, p. 313, 11. 39-41.
12. Sur Nestorius, voir vol I, n° 170 et note 20.


1144. L’effet de cette lumière est de repousser les ténèbres: CELUI QUI ME SUIT NE MARCHE PAS DANS LES TENEBRES. Et parce que cette lumière est universelle, elle repousse universellement toutes les ténèbres 13.

Or il y a trois sortes de ténèbres. D’abord celles de l’ignorance — ils n'ont ni savoir ni intelligence; ils marchent dans les ténèbres 14. Ces ténèbres sont celles de la raison en elle-même, en tant qu’elle est voilée par elle-même. Il y a aussi celles de la faute — Autrefois vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur 15, et ces ténèbres sont celles de la raison humaine non en elle-même, mais liée à l’appétit, en tant que celui-ci, mal disposé par les passions ou l’habitude, cherche à atteindre comme un bien quelque chose qui n’est pas vraiment un bien. Il y a enfin les ténèbres de la damnation éternelle — Jetez le serviteur inutile dans les ténèbres du dehors 16. Les deux premières sortes de ténèbres se trouvent en cette vie; quant aux dernières, elles se trouvent au terme du chemin. Donc, CELUI QUI ME SUIT NE MARCHE PAS DANS LES TENEBRES, c’est-à-dire dans les ténèbres de l’ignorance, car moi je suis la vérité, ni dans celles de la faute, car moi je suis le chemin, ni dans celles de la dam nation, car moi je suis la vie 17.

1145. L’Évangéliste poursuit en montrant quel est le fruit de l’enseignement: IL AURA LA LUMIERE DE LA VIE 18; en effet, qui a cette lumière est en dehors des ténèbres de la damnation.

Mais il dit CELUI QUI ME SUIT, parce qu’il est nécessaire à quiconque ne veut pas errer dans les ténèbres de suivre celui qui porte la lumière; ainsi, il faut que quiconque veut être sauvé 19 suive le Christ, qui est la lumière, en croyant en lui et en l’aimant; et c’est ainsi que les Apôtres l’ont suivi — Eux, laissant là leurs filets, le suivirent 20. Mais parce que la lumière sensible peut faire défaut en déclinant, il arrive que celui qui la suit tombe dans les ténèbres. En revanche, cette lumière-là, qui ne connaît pas de déclin 21, ne fait jamais défaut; c’est pourquoi celui qui la suit a la lumière inépuisable, c’est-à-dire la lumière DE LA VIE. En effet, la lumière visible ne donne pas la vie, mais assiste de l’extérieur les opérations de la vie sensible; tandis que cette autre lumière donne la vie, parce que nous vivons en tant que nous avons l’intelligence, qui est une certaine participation de cette lumière par excellence. Or lorsque cette lumière rayonnera parfaitement, nous aurons la vie en plénitude — Auprès de toi est la source de la vie, et dans ta lumière 22; nous verrons la lumière autrement dit: alors nous aurons la vie elle-même en perfection, quand, de notre propre vue, nous verrons la lumière elle-même 23. C’est pourquoi il est dit: La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. 24

Mais notons que cette parole: CELUI QUI ME SUIT se rapporte au mérite, tandis que celle-ci: IL AURA LA LUMIERE DE LA VIE, a trait à la récompense 25.
13. Cf. n 1141.
14. Ps 81, 5.
15. Eph 5, 8.
15a. Habitude traduit ici habitus et exprime comment les passions liées à la volonté créent en nous de mauvaises habitudes (des vices).
16. Mt 25, 30.
17. Jean 14, 6.
18. Le terme employé ici est lumen, qui signifie plus "clarté, rayonne ment" que "lumière ". Faut-il entendre ce terme comme désignant la lumière dérivée, par rapport à lux qui serait comme un "foyer de lumière" (Ego sum lux mundi)? La Néo-Vulgate ne retient pas cette distinction, et préfère employer lux dans l’un et l’autre cas, se rapprochant par là du texte grec.
19. Voir Symbole dit de saint Athanase, PG 28, J. -P. Migne, Paris 1887, ou Dictionnaire de Théologie catholique, I, col. 2179, n°9. Cf. aussi vol. II, n° 542 et note 13e.
20. Mt 4, 20.
21. Cf. Sir 24, 6 et Sg 7,10.
22. Ps 35, 10.
23. Tunc ipsam vitam perfecte habebimus quando ipsum lumen per speciem videbimus. Saint Thomas fait ici allusion à la deuxième épître aux Corinthiens (5, 7): per fidem enim ambulamus, et non per speciem, nous cheminons par la foi, et non par la vue. Il commente ainsi ce verset: "Que nous pérégrinions loin du Seigneur, l’Apôtre le prouve quand il dit: nous cheminons par la foi, c’est-à-dire: nous nous avançons en cette vie par la foi, et non par la vue, c’est-à-dire non par une vision par faite. La parole de la foi (verbum fidem) est en effet comme une lampe par laquelle nous sommes illuminés pour marcher en cette vie — Une lumière pour mes pas, ta parole (Ps 118,105). Mais dans la patrie, il n’y aura plus de lampe de ce genre, parce que la gloire de Dieu (claritas Dei), c’est-à-dire Dieu lui-même, l’illuminera (Ap 21,23). Et c’est pour quoi nous le verrons alors par la vue, c’est-à-dire par son essence "(Ad 2 Cor. lect., V, leç. 2, n° 164). Voir aussi Somme théol, I, q. 12, a. 3 et 5.
24. Jean 17, 5.
25. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., XXXIV, 7, p. 314, 11. 1-13.




B. SA MANIFESTATION



Les Pharisiens lui dirent donc: "Tu te rends témoignage à toi-même; ton témoignage n’est pas vrai. " 14 répondit et leur dit: "Même si moi je me rends témoignage à moi-même, vrai est mon témoignage, parce que je sais d’où je suis venu, et oùje vais. Mais vous, vous ne savez pas d’oùje viens, ni où je vais. 7 vous jugez selon la chair. Moi je ne juge personne. 16 si moi je juge, mon jugement est vrai, parce que je ne suis as seul; mais [il y a] moi et celui qui m’a envoyé, le Père. Et dans votre Loi, il est écrit que le témoignage de deux hommes est vrai. 18 Moi, je me rends témoignage à moi-même, et il me rend témoignage, celui qui m’a envoyé, le Père. " Ils lui disaient donc: "Où est-il, ton Père?"Jésus répondit: "Vous ne me connaissez pas, ni non plus mon Père: Si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père !" 20 Il prononça ces paroles dans le Trésor, en enseignant dans le Temple; et personne ne se saisit de lui, parce que son heure n’était pas encore venue.

1146. L’Évangéliste met ensuite en lumière les trois affirmations du Christ à son propre sujet [n° 1165; n° 1270].

LE PRIVILÈGE DE LA LUMIÈRE SPIRITUELLE





La première est MOI JE SUIS LA LUMIÈRE DU MONDE, ce qui troublait les Juifs, et c’est pourquoi l'Evangéliste expose d’abord l’objection des Juifs, puis la réfuta tion de leur objection [n° par le Christ], manifestant la vérité de sa parole [n° 1148].


LES PHARISIENS LUI DIRENT DONC: "TU TE RENDS TÉMOIGNAGE À TOI-MÊME;

TON TÉMOIGNAGE N’EST PAS VRAI. "JÉSUS RÉPONDIT ET LEUR DIT: "MÊME SI MOI JE ME RENDS TÉMOIGNAGE À MOI-MÊME, VRAI EST MON TÉMOIGNAGE, PARCE QUE JE SAIS D’OÙ JE SUIS VENU ET OÙ JE VAIS. MAIS VOUS, VO US NE SAVEZ PAS D’OÙ JE VIENS NI OÙ JE VAIS. VOUS, VO US JUGEZ SELON LA CHAIR. MOI JE NE JUGE PERSONNE. ET SI MOI JE JUGE, MON JUGEMENT EST VRAI, PARCE QUE JE NE SUIS PAS SEUL; MAIS [IL Y A] MOI ET CELUI QUI M’A ENVOYÉ LE PÈRE. ET DANS VOTRE LOI, IL EST ÉCRIT QUE LE TÉMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI. MOI JE ME RENDS TÉMOIGNAGE À MOI-MÊME; ET IL ME REND TÉMOIGNAGE, CELUI QUI M’A ENVOYE, LE PERE. "

1147. En ce qui concerne l’objection des Juifs, il est manifeste que ce qu’il a dit dans le Temple, il l’a dit sous le regard des foules, tandis qu’ici, c’est en présence des Pharisiens. Et c’est pourquoi LES PHARISIENS eux-mêmes lui ont dit: TU TE RENDS TEMOIGNAGE A TOl-MEME; TON TÉMOIGNAGE N’EST PAS VRAI. Autrement dit: du fait même que tu témoignes pour toi-même, ton témoignage n’est pas vrai.

Chez les hommes, il n’est en effet ni bienvenu ni convenable qu’un homme se loue lui-même — Qu’un autre te loue, et non ta propre bouche 1 — ; car on n’est pas rendu recommandable en se louant soi-même, mais seulement si on est recommandé par Dieu — Ce n'est pas celui qui se recommande lui-même qui est un homme éprouvé; c’est celui que le Seigneur recommande 2-, parce que seul Dieu le connaît parfaitement. Or nul ne peut assez recommander Dieu, si ce n’est lui-même, et c’est pourquoi il convient que lui-même rende témoignage à son propre sujet, et même au sujet des hommes — Voici dans le ciel mon témoin 3. Et c’est pourquoi les Juifs étaient surpris.

1148. Le Seigneur repousse d’abord leur objection par l’autorité du Père, puis écarte l’objection apparue au sujet du Père [n° 1158].

Or l’objection des Juifs était apparue à la suite d’un certain raisonnement. C’est pourquoi il montre tout d’abord que leur raisonnement ne tient pas, puis il prouve que son témoignage est vrai [n° 1151].

Pour montrer que leur raisonnement ne tient pas, il en montre d’abord la fausseté [n° 1149], puis il ajoute la cause de leur erreur [n° 1150].

[4a] JÉSUS RÉPONDIT ET LEUR DIT: "MÊME SI MOI JE ME RENDS TÉMOIGNAGE À MOI-MÊME, VRAI EST MON TÉMOIGNAGE, PARCE QUE JE SAIS D'OÙ JE SUIS VENU, ET OÙ JE VAIS.

1149. Leur raisonnement était celui-ci: du fait que le Christ se rendait témoignage à lui-même, son témoignage n’était pas vrai. Mais le Seigneur dit le contraire, à savoir que c’est pour cela qu’il est vrai. JESUS REPONDIT ET LEUR DIT: MEME SIMOIJEME RENDS TEMOIGNAGE A MOI-MEME, VRA TEMOIGNAGE, et ceci parce que JE SAIS D’OÙ JE SUIS VENU, ET OUJE VAIS. C’est comme s’il disait, selon Chrysostome 4: parce que je suis de Dieu, je suis Dieu, et je suis le Fils de Dieu. Mais Dieu est véridique, comme il est écrit 5.

Il dit JE SAIS D’OÙ JE SUIS VENU, c’est-à-dire je con nais mon principe, ET OUJE VAIS, c’est-à-dire vers le Père, que nul ne peut parfaitement connaître, si ce n’est le Fils de Dieu — Personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler 6. Mais il faut noter que quiconque sait, par la volonté aimante et l’intelligence, d’où il vient et où il va, ne peut rien dire d’autre que le vrai, car il vient de Dieu et va à Dieu; or Dieu est vérité: combien plus donc le Fils de Dieu, qui sait parfaitement d’où il vient et où il va, dit-il le vrai.
1. Prov 27, 2.
2. 2 Co 10, 18.
3. Jb 16, 20.





MAIS VOUS, VOUS NE SAVEZ PAS D’OÙ JE VIENS, NI OÙ JE VAIS. VOUS, VOUS JUGEZ SELON LA CHAIR.

1150. Le Christ montre ici la cause de leur erreur, qui est l’ignorance de sa divinité. En effet, parce qu’ils ignoraient sa divinité, ils jugeaient de lui selon son humanité. Il y avait ainsi en eux une double cause d’erreur: d’une part ils ne connaissaient pas sa divinité, d’autre part ils jugeaient de lui seulement selon son humanité. C’est pourquoi il dit de la première: VOUS NE SAVEZ PAS D’OÙ JE VIENS, c’est-à-dire vous ne savez pas mon éternelle procession du Père, NI OU JE VAIS — Il est véridique, celui qui m’a envoyé et vous ne le connaissez pas 7. — D'où vient donc la sagesse? 8 — Qui racontera sa génération? 9

En ce qui concerne la seconde cause d’erreur, il dit: VOUS JUGEZ SELON LA CHAIR, c’est-à-dire vous jugez de moi en estimant que je suis seulement chair et non pas Dieu. Ou bien SELON LA CHAIR au sens de: mal et injustement. En effet, de même que vivre selon la chair est mal vivre, de même juger selon la chair est juger injustement 10.
4. In loannem hom., 53, ch. 2, col. 289.
5. Ro 3, 4. Saint Thomas commente: "L’intellect divin est cause et mesure des réalités, et pour cela il est en lui-même véridique, d’une manière inépuisable, et toute chose est vraie en tant qu’elle lui est conformée" (AdRom. lect., III, leç. 1, n°255).
6. Mt 11, 27.


15h-MOI JE NE JUGE PERSONNE. ET SI MOI JE JUGE, MON JUGEMENT EST VRAI, PARCE QUE JE NE SUIS PAS SEUL; MAIS IL Y A MOI ET CELUI QUI M’A ENVOYÉ LE PÈRE.

1151. Il montre ici que son témoignage est vrai, et qu’il est faux [de dire] que lui seul se rend témoignage. Et parce qu’il a été fait mention du jugement, il montre d’abord qu’il n’est pas seul à juger, puisqu’il n’est pas seul à rendre témoignage [n° 1155].

Pour montrer qu’il n’est pas seul à juger, il montre d’abord comment le jugement est différé [n° 1152]; puis il expose la vérité de ce jugement [n° 1153] et la raison de sa vérité [n° 1154].


 MOI JE NE JUGE PERSONNE.

1152. Il expose ici le report du jugement; c’est comme s’il disait: vous me jugez mal, mais MOI JE NE JUGE PERSONNE, car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui 11. — II ne brisera pas le roseau froissé 12. Ou bien JE NE JUGE PERSONNE, c’est-à-dire selon la chair, comme vous, vous jugez — Il ne jugera pas selon ce que voient ses yeux, ni n'accusera selon ce qu'entendent ses oreilles 13.
7. Jean 7, 28.
8. Jb 28, 20.
9. Isaïe 53, 8.
10. Ces deux dernières explications sont reprises à THEOPHYLACTUS, Enarratio in Evang. bannis, in h. vers., PG 124, col. 11, à la suite de CHRYSOSTOME, In boannem hom., 53, ch. 2, col. 289.
11. Jn 3, 17.





ET SI MOI JE JUGE, MON JUGEMENT EST VRAI.

1153. Cependant un jour je jugerai, parce que le Père a remis tout jugement au Fils 14. Et alors, MON JUGEMENT EST VRAI, c’est-à-dire juste: il jugera dans l’équité l’ensemble de la terre 15. Nous savons que le jugement de Dieu s'exerce selon la vérité 16. En cela est montrée la vérité du jugement.



PARCE QUEJE NE SUIS PAS SEUL; MAIS £[IL Y A] MOI ET CELUI QUI M’A ENVOYE LE PÈRE.

1154. Il montre enfin la raison de la vérité du jugement lorsqu’il dit: PARCE QUE JE NE SUIS PAS SEUL. Mais ce qu’il dit plus haut — Le Père ne juge personne 17 — doit être compris du Père séparément du Fils, ou bien de ce que le Père n’apparaîtra pas visiblement à tous lors du jugement; et c’est pourquoi il dit JE NE SUIS PAS SEUL, parce que je ne suis pas abandonné par lui; mais je suis en même temps que lui — Je suis dans le Père, et le Père est en moi 18.

Cette parole exclut l’erreur de Sabellius pour qui le Père et le Fils sont une seule personne et ne diffèrent que par le nom. Si cela était, le Christ n’aurait pas dit JE NE SUIS PAS SEUL, MAIS MOI ET CELUI QUI M’A ENVOYÉ; il aurait dit: Je suis le Père, et moi, le même, je suis le Fils. Distinguons donc les personnes, et connaissons le Fils autre que le Père 19.
12. Isaïe 42, 3.
13. Isaïe 11, 3. Ces deux explications sont reprises à SAINT AUGUSTIN, Tract. in Ioann., XXXVI, 4, p. 325, qui commence par affirmer nettement l’antériorité de la miséricorde divine sur la justice dans l’économie intro duite par le Christ: "Le premier don (dispensatio) de notre Seigneur Jésus-Christ est médicinal (medicinalis) et non judiciaire; car s’il était venu en premier lieu pour juger, il n’aurait trouvé personne à qui remettre la juste récompense" (11. 2 1-24).
14. Jean 5, 22.
15. Ps 95, 13.
16. Ro 2, 2.
17. Jean 5, 22; voir vol. II, n° 763.
18. Jean 14, 10.





ET DANS VOTRE LOI, IL EST ÉCRIT QUE LE TÉMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI. MOI, JE ME RENDS TÉMOIGNAGE À MOI-MÊME, ET IL ME REND TÉMOIGNAGE, CELUI QUI M’A ENVOYÉ, LE PÈRE.

1155. Le Christ montre ici qu’il n’est pas seul à rendre témoignage; cependant il ne diffère pas le témoignage, comme il l’a fait pour le jugement. . C’est pourquoi il ne dit pas: "Je ne rends pas témoignage". Il expose d’abord la Loi [n° 1156], puis il conclut ce qu’il a mis en évidence [n° 1157].

1156. Il dit donc: DANS VOTRE LOI, c’est-à-dire celle qui vous a été donnée — Moïse donna une Loi 20. IL EST ECRIT QUE LE TÉMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI; c’est en effet ce que dit ce texte: C’est de la bouche de deux ou trois témoins que toute parole sera établie 21.

Mais selon Augustin 22, le fait qu’il dise LE TEMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI pose une question importante. Il peut en effet arriver que les deux mentent. En effet, la chaste Suzanne était accablée par deux faux témoins, comme on le voit au livre de Daniel 23. Et c’est l’en semble du peuple qui mentit contre le Christ.

Je réponds: il faut comprendre ce qu’il dit — LE TÉMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI de ce qui doit être tenu pour un jugement vrai. La raison en est que dans les actes humains, on ne peut pas avoir de certitude totale; et c’est pourquoi on reçoit comme pouvant avoir un caractère plus certain ce qui vient d’une multitude de témoins: il est en effet beaucoup moins probable que plusieurs mentent, plutôt qu’un seul — Un fil triple est difficilement rompu 24.

Néanmoins, ce que dit le Deutéronome — C’est de la bouche de deux ou trois témoins que toute parole sera établie — nous ramène, selon Augustin 25, à la considération de la Trinité, en laquelle se trouve la stabilité perpétuelle de la vérité, d’où provient toute vérité. Mais il dit deux ou trois parce que, dans l’Ecriture Sainte, tantôt trois personnes sont énumérées, tantôt deux, avec lesquelles doit être compris le Saint Esprit, qui est le lien des deux autres 26.
19. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., XXXVI, 9, pp. 329-330.
20. Sir 24, 33.
21. Deut 19, 15.
22. Op. cit., 10, p. 330.
23. Dan 13, 5 ss.


1157. Si donc le témoignage de deux ou trois est vrai, mon témoignage est vrai, parce que MOI, JE ME RENDS TEMOIGNAGE A MOI-MEME, ET IL ME REND TEMOIGNAGE, CEL UI QUI M’A ENVOYE, LE PERE — Moi, j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean 27.

Mais cela ne semble pas correspondre à ce qui est mis en évidence. D’abord parce que, certes, le Père du Fils de Dieu n’est pas un homme; et cependant, le Christ dit: LE TEMOIGNAGE DE DEUX HOMMES EST VRAI. Ensuite, parce qu’on parle de deux témoins de quelqu’un quand ils témoignent au sujet d’un troisième. Mais si l’un des deux témoigne à son propre sujet, il n’y a pas deux témoins. Donc, quand le Christ se rend lui-même témoignage, et pareille ment quand le Père témoigne du Christ, il semble qu’il n’y ait pas deux témoins.

Il faut dire que le Christ, [en citant ce] passage, argumente ici à partir de quelque chose de moindre. Il est manifeste en effet que la vérité de Dieu est plus grande que celle de l’homme. Si donc on croit le témoignage des hommes, combien plus faut-il croire le témoignage de Dieu — Si nous recevons le témoignage des hommes, celui de Dieu est plus grand 28. De plus, il dit cela pour montrer qu’il est consubstantiel au Père et n’a pas besoin d’un témoignage étranger, comme le dit Chrysostome 29.

1158. Le Christ écarte ensuite la question soulevée au sujet du Père [n° 1148].


ILS LUI DISAIENT DONC: "OÙ EST-IL, TON PÈRE?" JÉSUS RÉPONDIT: "VOUS NE ME CONNAISSEZ PAS, NI NON PLUS MON PÈRE:

SI VOUS ME CONNAISSIEZ, VOUS CONNAÎTRIEZ PEUT-ÊTRE AUSSI MON PÈRE!" JÉSUS PRONONÇA CES PAROLES DANS LE TRÉSOR, EN ENSEIGNANT DANS LE TEMPLE; ET PERSONNE NE SE SAISIT DE LUI, PARCE QUE SON HEURE N’ÉTAIT PAS ENCORE VENUE.

L’Évangéliste expose d’abord la question des Juifs [n° 1159], puis la réponse du Christ [n° 1160]; enfin, il montre la sécurité dont jouit le Christ en répondant [n° 1163].

1159. La question posée au Christ par les Juifs au sujet du Père était de savoir où il se trouvait: OU EST-IL, TON PERE? Ils croyaient en effet que le Christ avait pour père un homme, comme eux-mêmes en ont un; et parce qu’ils l’avaient entendu dire JE NE SUIS PAS SEUL; MAIS [IL Y A] MOI ET CELUI QUI M’A ENVOYE, LE PERE, alors qu’ils le voyaient seul, ils disent: OU EST-IL, TON PERE? 30 Ou bien il faut dire qu’ils parlent ici avec une certaine ironie, et en l’outrageant, comme s’ils disaient: Pourquoi nous mets-tu souvent ton père en scène? Est-il d’une telle puissance qu’il faille croire grâce à son témoignage? Il est en effet inconnu et de basse naissance. Ils comprenaient cette parole comme se rapportant à Joseph. Cependant, ils n’en ignoraient pas moins le Père — Pourquoi les nations diraient-elles: où donc est leur Dieu? 31
24. Qo 4, 12.
25. Loc. cit.
26. Spiritus Sanctus, qui est nexus duorum. Cf. ch. VI, n° 1004 et note 201.
27. Jean 5, 26.
28. 1 Jean 5, 9.
29. In Ioannem hom., 53, 3, col. 291.
30. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract. in Ioann., XXXVII, 1-2, pp. 332-333.
31. Ps 113, 2. Cf. THEOPHYLACTUS, Enarratio in Evang. b., in h. vers., PG 124, col. 15 D-18 A.


1160. Mais la réponse du Christ est voilée: JÉSUS REFONDIT: "VOUS NE ME CONNAISSEZ PAS, NI NON PLUS MON PERE. "En effet, parce qu’ils l’interrogeaient non par souci d’apprendre mais avec une mauvaise intention, le Christ ne leur dévoile pas la vérité; mais il montre d’abord leur ignorance, puis il montre comment ils pour raient parvenir à la connaissance de la vérité [n° 1162].

Il montre leur ignorance totale en disant: VO US NE ME CONNAISSEZ PAS, NI NON PL US MON PERE, autrement dit: vous ne demandez rien au sujet du Père, parce que vous ne me connaissez pas. En effet, puisque vous estimez que je suis un homme, vous cherchez à connaître en mon Père un homme; mais parce que vous ne me reconnaissez pas, vous ne pouvez pas non plus connaître le Père 32.

1161. Cependant il a dit plus haut: Et vous me connaissez, et vous savez d’où je suis 33. Mais il faut dire qu’ils le connaissaient selon Son humanité, mais non selon sa divinité.

Il faut savoir, selon Origène 34, que certains, trouvant dans cette parole l’occasion d’une erreur, dirent que le Père du Christ n’était pas le Dieu de l’Ancien Testament; car lui, les Juifs le connaissaient, selon cette parole: Dieu est connu en Judée 35.

On peut donner à cela quatre réponses. D’abord, le Seigneur dit que les Juifs ignorent le Père parce qu’ils se conduisent à la manière de ceux qui ne le connaissent pas, dans la mesure où ils ne gardent pas ses commandements. Et cette réponse a trait à l’action. Deuxièmement, ils sont dits ignorer Dieu parce qu’ils n’adhèrent pas à lui spirituelle ment par l’amour: en effet, celui qui cherche à connaître quelque chose s’y tient attaché. En troisième lieu, parce que bien qu’ils le connussent par la foi, ils n’en avaient cependant pas une pleine connaissance 36 — Dieu, personne ne l’a jamais vu; le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l'a fait connaître 37. Enfin, parce que dans l’Ancien Testament, le Père s’est fait connaître en tant que Dieu tout-puissant — Moi, je leur suis apparu comme Dieu tout-puissant 38 — et non en tant que Père 39; c’est pourquoi, bien qu’ils le connussent comme Dieu tout-puissant, ils ne le connaissaient cependant pas comme Père du Fils consubstantiel 40.
32. Cf. nos 137-141 (vol. I, pp. 170-173).
33. Jean 7, 28.
34. Commenta ire sur saint Jean, XIX, III, § 12, SC 290, P. 53. Saint Thomas peut de nouveau se référer au commentaire d’Origène puisque la cinquième partie qui nous reste (t. XIX-XX) commence précisément autour du y. 19 du ch. 8. Ainsi, c’est de lui que saint Thomas s’inspire pour définir les quatre explications de la suite de ce paragraphe, notamment la dernière (13-28, pp. 53-65).
35. Ps 75, 2. Cf. n° 830, vol. II, pp. 353-354.


1162. Il dit [ensuite] qu’il est la voie pour parvenir à la connaissance du Père: SI VOUS ME CONNAISSIEZ, VOUS CONNAITRIEZ PEUT-ETRE AUSSI MON PERE! Autre ment dit: parce que moi, caché, je vous parle de mon Père qui est caché, la première chose est que vous connaissiez, et alors VOUS CONNAITRIEZ PEUT-ETRE AUSSI MON PERE! 41. Car le Fils est la voie de la connaissance de ce qui appartient au Père: Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père 42. En effet, selon Augustin 43, qu’est-ce que la parole SI VOUS ME CONNA1SSJEZ, VOUS CONNAITRIEZ PEUT-ETRE AUSSI MON PERE, si ce n’est: le Père et moi, nous sommes un 44. Il est courant de dire, quand on voit quel qu’un qui est semblable à un autre: qui voit celui-ci voit l’autre; non cependant que le Père soit le Fils, mais parce que le Fils est semblable au Père.

En outre, il dit PEUT-ETRE pour exprimer non un doute, mais un reproche; comme si tu t’indignais contre ton serviteur et lui disais: "Tu me tiens pour rien? Considère que je suis peut-être ton maître !" 45
36. Le français connaître, connaissance, rend ici indifféremment le latin cognosco et scientia: quia et si cognoscerent eum perfidem, non tamen habe bant de eo plenam scientiam. Cognosco est le terme général, alors que scientia (scio), désigne la connaissance parfaite, la connaissance par les causes; voir ARISTOTE, Métaphysique, A, 1, 980 a 21 ss. Cf. aussi Somme théol., I, q. 1, a. 2.
37. Jean 1, 18.
38. Ex 6, 3.
39. Le "en tant que" traduit le latin sub ratione.
40. Voir vol. II, n°’ 611 (p. 176), 766 (p. 300) et 830 (pp. 353-354).
41. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XXXVII, 2, p. 333.
42. Jean 14, 7; une autre version dit: Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père.
43. op. cit., XXXVII, 7, p. 335.
44. Jean 10, 30.



JÉSUS PRONONÇA CES PAROLES DANS LE TRÉSOR EN ENSEIGNANT DANS LE TEMPLE; ET PERSONNE NE SE SAISIT DE LUI, PARCE QUE SON HEURE N'EST PAS ENCORE VENUE.

1163. L’Évangéliste montre ici la sécurité dont jouit le Christ en répondant aux Juifs. D’abord à cause du lieu dans lequel il enseignait, parce que c’était dans la salle du Trésor et dans le Temple. "Gaza" est un mot persan qui signifie "richesses", et "phylaxe" signifie "conserver": donc, gazophylacium 46 est la même chose que "conservation des richesses" 47. Parfois, gazophylacium est employé dans l’Ecriture pour désigner le coffre où l’on conserve les richesses. Et c’est dans ce sens qu’il faut le prendre au deuxième livre des Rois: Joïada le prêtre reprit un coffre, perça un trou dans le couvercle et le posa à côté de l’autel, à droite en entrant dans la Maison du Seigneur, et les prêtres gardiens du seuil y mettaient tout l’argent qu'on apportait à la Maison du Seigneur 48. Mais parfois, ce terme est employé pour désigner la maison où l’on con serve les richesses, et c’est en ce sens qu’il est employé ici.

Ensuite, à cause du fait que ceux qui avaient été envoyés pour se saisir de lui ne purent le faire, parce que lui-même ne le voulait pas: ET PERSONNE NE SE SAISIT DE LUI, PARCE QUE SONHEUREN VENUE, l’heure à laquelle il devait souffrir; une heure non pas fixée par le destin, mais réservée d’avance, depuis toute éternité, par sa propre volonté. C’est pourquoi Augustin dit: "SON HEURE N’ETAIT PAS ENCORE VENUE, non pas celle où il serait contraint de mourir, mais celle à laquelle il jugerait bon d’être mis à mort" 49.
45. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., XXXVII, 3, p. 333.
46. Le mot gazophylacium est celui employé ici par saintJean pour dési gner le Trésor.
47. Interprétation provenant de saint Jérôme In Esaiam, L. XI, ch. 39, 2; CCL vol. LXXIII, p. 452), par l’intermédiaire de saint Isidore de Séville, principale source des interprétations étymologiques du Moyen Age (Etymologi arum sive originum libri, XX, Ix, 1; PL 82, col. 779 et ALCUIN Comm. in S. bannis Evang. (Glossa), L. IV, ch. 20; PL 100, col. 860 C. 48. 2 Rs 12, 10.


1164. Mais il faut remarquer, avec Origène 50 que chaque fois qu’on désigne un lieu où le Seigneur a fait quelque chose, c’est pour introduire au mystère. Le Christ a donc enseigné dans le Trésor, qui est le lieu des richesses, pour faire comprendre que les monnaies, qui sont les paroles de son enseignement, sont frappées à l’effigie du grand roi. Il faut encore remarquer que lorsqu’il enseignait, PERSONNE NE SE SAISIT DE LUI, parce que ses paroles étaient plus fortes que ceux qui voulaient se saisir de lui: mais quand il voulut être crucifié, il se tut 51.
49. Tract. in Ioann., XXXVII, 9, pp. 336-337.
50. Comm. sur S. Jean, XIX, viI, § 40 et 44, pp. 71 et 75.
51. Cette remarque aussi est reprise à Origène, op. cil., XIX, X, § 59-63, pp. 85-87.




Jean, 8, 21-30: L’EFFET DE LA LUMIÈRE

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Thomas sur Jean 53