Thomas sur Jean 56

56 Jn 8,31-40




31 Jésus disait donc à ceux qui avaient cru en lui, des Juifs: "Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vrai ment mes disciples 32 et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libèrera. " Ils lui répondirent: "Nous sommes la race d’Abraham et nous n’avons jamais été esclaves de personne. Comment toi, dis-tu: vous serez libres?" 34 leur répondit: "Amen, amen, je vous dis que tout homme qui commet le péché est esclave du péché. Or l’esclave ne demeure pas dans la maison éternellement; mais le Fils y demeure pour l’éternité. Si donc le Fils vous libère, vous serez vraiment libres. 37 sais que vous êtes fils d’Abraham; mais vous cherchez à me tuer, parce que ma parole ne prend pas en vous. 38 Moi, ce que j’ai vu auprès de mon Père, je le dis. Et vous, ce que vous avez vu auprès de votre père, vous le faites. " Ils répondirent et lui dirent: "Notre père, c’est Abraham. "Jésus leur dit: "Si vous êtes les fils d’Abraham, faites les oeuvres d’Abraham. Mais maintenant, vous cherchez à me tuer, moi un homme qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait. 41 Vous, vous faites les oeuvres de votre père. " C’est pour quoi ils lui dirent: "Nous, nous ne sommes pas nés de la prostitution. Nous n’avons qu’un seul père, Dieu. " 42 Jésus leur dit donc: "Si Dieu était votre père, vous m’aimeriez de toute façon: en effet, moi je suis sorti de Dieu, et je suis venu. Et je ne suis pas venu de moi-même, mais lui m’a envoyé. 43 ne reconnaissez-vous pas ma parole? Parce que vous ne pouvez pas écouter ce que je dis. 44 Vous, vous êtes issus du diable, votre père; et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Lui était homicide dès le commence ment, et il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui: quand il profère le mensonge, il le profère de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge. Mais moi, si je vous dis la vérité, vous ne me croyez pas. Qui d’entre vous me convaincra de péché? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas? Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu; si vous n’écoutez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu. " Les Juifs répondirent donc et dirent: "N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon?" 49 répondit: "Moi, je n’ai pas de démon; mais j’honore mon Père, et vous, vous me déshonorez. Or moi je ne cherche pas ma gloire: Il en est un qui la cherche, et qui juge.

1194. Ayant exposé quel est le remède qui libère des ténèbres [n° 1172], l’Evangéliste poursuit en montrant l’efficacité de ce remède. Plus loin [n° 1200], il montre le besoin que les hommes ont de ce remède.

JÉSUS DISAIT DONC À CEUX QUI AVAlENT CRU EN LUI, DES JUIFS: SI VOUS DEMEUREZ DANS MA PAROLE, VOUS SEREZ VRAIMENT MES DISCIPLES; ET VOUS CONNAITREZ LA VÉRITE ET LA VÉRITÉ VOUS LIBÉRERA.
80. Voir Somme théol., I, q. 43; et ci-dessus, n° 1059. Citation de saint Augustin (loc. cit., 6, 11. 5-7).
81. Prov 8, 30.
82. Ro 10, 17. Voir n° 657, note 2 (vol. II, P. 210).




En ce qui concerne l’efficacité du remède, l’Évangéliste montre d’abord ce qui est exigé de ceux à qui le remède est administré, et cela relève du mérite; puis il montre ce qui leur est donné en échange [n° 1196], et cela relève de la récompense.

JÉSUS DISAIT DONC À CEUX QUI AVAlENT CRU EN LUI, DES JUIFS: SI VOUS DEMEUREZ DANS MA PAROLE, VOUS SEREZ VRAIMENT MES DISCIPLES

1195. On vient de dire que BEAUCOUP CRURENT EN LUI. Et c’est pour cela que le Christ leur montre, c’est-à-dire A CEUX QUI AVAIENT CRU EN LUI, DES JUIFS, ce qui est exigé d’eux: qu’ils demeurent dans sa parole (sermo). SI VOUS DEMEUREZ DANS MA PAROLE, VOUS SEREZ VRAIMENT MES DISCIPLES; autrement dit: VOUS SEREZ MES DISCIPLES, non en croyant seulement d’une manière superficielle, mais SI VOUS DEMEUREZ DANS MA PAROLE.

Trois choses sont exigées de nous concernant la parole de Dieu (verbum)83: la sollicitude pour l’écouter — Que tout homme soit prompt à écouter 84; la foi pour croire — La foi vient de ce qu’on entend 85; la constance pour demeurer jusqu’au bout — Que la sagesse est escarpée pour les sots! Et l’homme sans intelligence ne s'y tiendra pas 86. Et c’est à cause de cela qu’il dit SI VOUS DEMEUREZ, c’est-à-dire par la stabilité de la foi, par la méditation continuelle — Il méditera sa loi jour et nuit 87 — et par un amour fervent — Sa volonté a été tendue vers la loi de son Dieu 88. C’est pourquoi Augustin 89 dit que demeurent dans les paroles du Seigneur ceux qui ne cèdent à aucune tentation.
83. Saint Thomas emploie ici les termes sermo et verbum. Le sermo, c’est l’expression, la parole. Le verbum implique la signification (voir vol. 1, n° 25 à 29).
84. Ja 1, 19.
85. Ro 10, 17.
86. Sir 6, 21.
87. Ps 1, 2.
88. Ibid.
89. Sermones de Scripturis, 134, ch. 2, 2, PL 38, coI. 743.





VOUS SEREZ VRAIMENT MES DISCIPLES; ET VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ, ET LA VÉRITÉ VOUS LIBÉRERA.

1196. Le Christ montre ici la récompense qui est don née en échange à ceux qui persévèrent. Cette récompense consiste en trois choses: l’élévation à la dignité de disciple du Christ [n° 1197], la connaissance de la vérité [n° 1198], et l’acquisition de la liberté [n° 1199].

1197. Et certes, c’est un privilège d’une grande dignité que d’être disciple du Christ: Fils de Sion, exultez et réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu, parce qu’il vous a donné un maître de justice 90. C’est pourquoi il dit: VOUS SEREZ VRAIMENT MES DISCIPLES. En effet, plus le maître est grand, plus ses disciples sont hors du commun; or le Christ est le maître le plus éminent et le plus grand; ses disciples sont donc les plus éminents.

Trois choses sont exigées des disciples. La première est l’intelligence, pour saisir les paroles du maître — Vous aussi, vous êtes maintenant encore sans intelligence? 91 Or seul le Christ peut ouvrir l’oreille de l’intelligence — Il leur ouvrit l’esprit, pour qu’ils comprennent lés Ecritures 92. C’est pourquoi Isaïe disait: Le Seigneur m’a ouvert l’oreille 93. Ce qui est requis en second lieu du disciple, c’est l’attachement (assensus) 94 à croire ce qu’enseigne le maître, car le disciple n’est pas au-dessus du maître et c’est pour cela qu’il ne doit pas le contre dire — Ne contredis pas la parole de vérité 96; et Isaïe ajoute: Moi je ne contredis pas 97. La troisième chose requise du disciple est la stabilité, qui permet de demeurer jusqu’au bout; dans l’Evangile de saint Jean, il est dit que beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ne marchaient plus avec lui 98; et Isaïe ajoute: Je ne me suis pas dérobé  99.
90. Jn 2, 23.
91. Mt 15, 16.
92. Luc 24, 45.
93. Isaïe 50, 5.
94. Voir n° 946, ainsi que n° 8, vol. I, p. 63.
95. Le 6, 40.
96. Sir 4, 30.
97. Isaïe 50, 5.





VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ

1198. Mais il est plus grand de connaître la vérité, puis que c’est la fin du disciple. Et cela, le Seigneur le donne aussi à ceux qui croient; c’est pour cela qu’il dit: vous CONNAI TREZ LA VERITE, c’est-à-dire d’une part la vérité de l’enseignement que moi je donne — Moi, ce pour quoi je suis né et ce pour quoi je suis venu dans le monde, c’est pour rendre témoignage à la vérité 100-, d’autre part la vérité de la grâce dont je suis source — La grâce et la vérité ont été données par Jésus-Christ 101; cette grâce est dite grâce de vérité par rapport aux préfigurations de la Loi ancienne. Enfin, la vérité de l’éternité dans laquelle je demeure — Eternellement Seigneur, demeure ta parole, ta vérité de génération en génération 102.

ET LA VÉRITÉ VOUS LIBÉRERA

1199. Mais ce qu’il y a de plus grand, c’est l’acquisition de la liberté, que la connaissance de la vérité réalise chez ceux qui croient: ET LA VERITE VOUS LIBERERA.

Cependant, dans ce passage, "libérer" n’implique pas l’idée d’échapper à quelque péril, comme semble l’indiquer le mot latin 103, mais signifie vraiment "rendre libre". Et cela par rapport à trois choses: la vérité de l’enseignement libérera de l’erreur, du faux — Ma bouche proclamera la vérité et mes lèvres détesteront l’iniquité 104; la vérité de la grâce libérera de l’esclavage du péché — La loi de l’Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus me libérera de la loi du péché et de la mort 105; la vérité de l’éternité nous libérera de la corruption — La création elle-même sera libérée de la servitude de la corruption 106.
98. Jean 6, 67.
99. Isaïe 50, 5.
I00. Jean 18, 37.
101. Jean 1, 17.
102. Ps 118, 89.
103. Cf. SAINT AUGUSTIN, Serm. de Script., 134, ch. 2, 2, PL 38, col. 743, et Tract, in Ioann., XLI, 1-2, pp. 357-358, 11. 32-34. Dans ces deux passages, saint Augustin explique que liberare est le plus fréquemment employé dans le langage courant, à la différence du grec, dans le sens d’échapper à un péri4 cesser de subir des outrages, être délivré d’une maladie, mais qu’ici il faut l’entendre au sens propre, étymologique, de rendre libre.





LE BESOIN QUE LES HOMMES ONT DU REMÈDE APPORTÉ PAR LE CHRIST.

1200. L’Évangéliste poursuit en montrant le besoin, que les Juifs ont en eux-mêmes, de recevoir ce remède.

D’abord, il met en évidence la présomption des Juifs qui nient avoir besoin d’un tel remède [n° 1201]; puis il montre comment ils en ont besoin [n° 1202].

ILS LUI RÉPONDIRENT: "NOUS SOMMES LA RACE D’ABRAHAM ET NOUS N'AVONS JAMAIS ÉTÉ ESGLAVES DE PERSONNE. COMMENT TOI, DIS-TU: VOUS SEREZ LIBRES?"

1201. La présomption des Juifs apparaît dans une interrogation. Ils commencent par affirmer quelque chose; puis ils nient autre chose; enfin, ils interrogent.

Ils affirment être de la race d’Abraham: NOUS SOMMES LA RACE D’ABRAHAM, ce qui montre leur vaine gloire, car ils se glorifient de leur seule origine charnelle — Ne commencez pas à dire: nous avons pour père Abraham 107. Ils font de même, ceux qui cherchent à être tirés d’une noblesse selon la chair — Toute leur gloire leur vient d’un enfantement, d’un sein et d’une conception 108.

Ils nient ensuite leur condition d’esclaves: NOUS N’AVONS JAMAIS ÉTÉ ESCLAVES DE PERSONNE; en cela, ils se montrent stupides et menteurs. Stupides, ils le sont assurément, parce que ce que le Seigneur dit de la liberté spirituelle, ils l’entendent d’une liberté matérielle — L’homme naturel ne perçoit pas ce qui est de l’Esprit de Dieu 109. Et ils sont menteurs, parce que s’ils nient ici être esclaves d’une manière matérielle, ou bien ils l’entendent de l’ensemble du peuple juif, ou bien ils parlent tout particulièrement d’eux-mêmes. S’ils parlent de l’ensemble du peuple juif, ils mentent manifestement, car Joseph fut vendu, et leurs ancêtres ont été esclaves en Egypte, comme le rapportent les livres de la Genèse et de l’Exode 110. C’est pourquoi Augustin dit: "O ingrats, qu’en est-il de ce que Dieu vous impute sans cesse d’avoir été libérés par lui de la maison d’esclavage, si vous n’avez jamais été esclaves de personne?" 111 Il est dit en effet: Je vous ai fait sortir d'Egypte, de la maison d’esclavage 112. Et si les Juifs parlent ici à leur propre sujet, on ne peut même pas les disculper de mensonge, car eux aussi à ce moment-là payaient des tributs aux Romains; c’est pourquoi ils disaient: Est-il permis de payer l’impôt à César, ou non? 113

Enfin, les Juifs interrogent Jésus sur le mode de la liberté: COMMENT TOI, DIS-TU: "VOUS SEREZ LIBRES?" Le Seigneur leur avait promis deux choses: la liberté et la connaissance de la vérité: VOUS CONNAITREZ LA VERITE, ET LA VERITE VOUS LIBERERA. En entendant cela, les Juifs comprenaient qu’ils étaient considérés par le Seigneur comme esclaves et ignorants. Et, bien qu’il soit plus avilissant d’être privé de la connaissance que de la liberté, cependant, parce qu’ils restaient fixés à leurs préoccupations terrestres, négligeant la vérité, ils s’enquièrent du mode de la liberté — ils ont résolu d’abaisser leurs yeux vers la terre 114.
104. Prov 8, 7.
105. Ro 8, 2. Saint Thomas commente: "La loi de l’Esprit libère l’homme du péché et de la mort; mais la loi de l’Esprit est en Jésus-Christ: donc, du fait même que quelqu’un est dans le Christ Jésus, il est libéré du péché et de la mort (...). La loi de l’Esprit est cause de la vie; mais par la vie sont exclus le péché et la mort qui est l’effet du péché, car le péché est lui-même la mort spirituelle de l’âme: donc, la loi de l’Es prit libère l’homme du péché et de la mort" (Ad Rom. lect., VIII, leç. 1, n° 601).
106. Ro 8, 21.
107. Mt 3, 9.
108. Os 9, 11.
109. 1 Corinthiens 2, 14.
110. Gn 40;Ex 1.
111. Tract. in Ioann., XLI, 2, p. 358, 11. 17-19. Saint Thomas s’inspire aussi de ce passage en faisant référence à l’évidence du mensonge des Juifs et à la domination des Romains au temps même de jésus (cf. loc. cit., 11. 26-35).
112. Deut 13, 5.
113. Mt 22, 17.


1202. Le Seigneur, rejetant la présomption des Juifs, leur montre avec certitude qu’ils ont besoin du remède dont on a parlé; il parle d’abord de leur esclavage [n° 1203], puis de leur libération [n° 1205]; enfin, de leur origine [n° 1211].


JÉSUS LEUR RÉPONDIT: AMEN, AMEN, JE VOUS DIS QUE TOUT HOMME QUI COMMET LE PÉCHÉ EST ESCLAVE DU PÉCHÉ.

1203. Il les convainc d’esclavage, non d’un esclavage matériel, comme ils le comprenaient, mais spirituel, c’est-à-dire l’esclavage du péché; pour mettre cela en évidence, il fait d’abord un serment réitéré: AMEN, AMEN, JE VOUS DIS, puis il emploie un mot ayant un sens universel: TOUT. Amen est un mot hébreu qui signifie "en vérité", ou "qu’il en soit ainsi". Ce que, selon Augustin 115? ni le traducteur grec, ni le latin n’ont osé traduire, pour que ce mot reçoive l’honneur qui lui est dû: être voilé comme un secret, non dans le but de le cacher, mais de peur que mis à nu il ne soit avili; et cela spécialement par respect pour le Seigneur qui l’a utilisé fréquemment 116. Donc, le Seigneur profère ici comme une sorte de serment: serment qu’il réitère afin d’affirmer davantage sa pensée — Il s'engagea par un serment, pour que, par deux réalités immuables, dans lesquelles il est impossible que Dieu mente, nous ayons un puissant réconfort 117.

Il emploie ensuite un terme universel: TOUT; Juif ou Grec, riche ou pauvre, empereur ou mendiant — Il n a plus de distinction entre Juif et Grec, car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu 118.

Il met enfin en évidence leur condition d’esclave en disant: QUI COMMET LE PÉCHÉ EST ESCLAVE DU PÉCHÉ.
114. Ps 16, 11.
115. Op. cit., XLI, 3, p. 359, 11. 12-20.
116. Voir n° 430, vol. II, p. 29.
117. He 6, 17-18.


1204. On peut opposer à cela que l’esclave n’est pas mû par son propre libre arbitre, mais par celui du maître; or celui qui commet le péché est mû par son propre libre arbitre: il n’est donc pas esclave.

Je réponds que chaque chose est selon ce qui convient à sa nature: quand donc quelqu’un est mû selon quelque chose qui convient à sa nature, il est mû par lui-même. Mais lorsque quelqu’un est mû par quelqu’un d’extrinsèque, il n’opère pas selon lui-même, mais sous la pression d’un autre, ce qui est propre à l’esclave. Or l’homme, selon sa nature, est doué d’intelligence. Quand donc il est mû selon son intelligence, il est mû de son propre mouvement, et il opère de lui-même, ce qui caractérise la liberté; mais quand il pèche, il agit en dehors de l’ordre de sa nature raison nable, et il est alors mû comme par un autre, retenu dans des limites étrangères; et c’est pourquoi QUI COMMET LE PECHE EST ESCLAVE DU PECHE — On est esclave de celui par qui on a été vaincu 119.

Mais plus quelqu’un est mû par un étranger, plus il est réduit en esclavage; et il est d’autant plus vaincu par le péché qu’il a moins d’autonomie — celle de l’intelligence —, et il est d’autant plus esclave. De là vient que plus on accomplit librement le mal qu’on veut, et avec le moins de difficulté, plus on se lie étroitement à la servitude du péché, comme le dit Grégoire 120. Esclavage qui est certes très pesant, parce qu’on ne peut s’y soustraire: partout où il va, l’homme porte en lui le péché, bien que l’acte même du péché et le plaisir qu’il procure passent — Lorsque le Seigneur t’aura donné du repos (...) de la dure servitude, c’est-à-dire celle du péché, à laquelle tu as été asservi... 121 Car on peut s’échapper de la servitude physique, au moins en s’enfuyant; c’est pourquoi Augustin dit: O malheureuse servitude (c’est-à-dire celle du péché) ! L’esclave de l’homme, une fois fatigué des ordres durs de son maître, se repose en s’enfuyant; l’es clave du péché traîne avec lui le péché, où qu’il fuie; car le péché qu’il commet est intérieur; le plaisir passe, le péché (c’est-à-dire l’acte) passe: ce qui donnait du plaisir est passé, est resté ce qui blesse 122;
118. Ro 10, 12 et Ro 3, 23.
119. 2 Pe 2, 19.
120. Moralium libri, 25, ch. 16, PL 76, col. 343.
121. Isaïe 14, 3.





OR L’ESCLAVE NE DEMEURE PAS DANS LA MAISON ÉTERNELLEMENT. MAIS LE FILS Y DEMEURE POUR L'ÉTERNITÉ. SI DONC LE FILS VOUS LIBÈRE, VOUS SEREZ VRAIMENT LIBRES.

1205. L’Évangéliste traite ici de la libération de l’esclavage; en effet, parce que tous ont péché 123, tous étaient esclaves du péché. Mais elle vient et est toute proche de vous, l’espérance de la libération par celui qui est libre du péché; et celui-là, c’est le Fils.

D’abord, le Christ présente ce qu’est la condition d’es clave, pour distinguer l’homme libre de l’esclave [n° 1206]; puis il montre que la condition du Fils est autre que celle de l’esclave [n° 1207]; enfin, il conclut en montrant le pouvoir que le Fils a de libérer [n° 1208].

1206. La condition de l’esclave est donc transitoire et instable; L’ESCLAVE NE DEMEURE PAS DANS LA MAISON Cette maison, c’est l’Eglise 124— Pour que tu saches comment il convient de te comporter dans la maison de Dieu qui est l’Eglise du Dieu vivant... 125. Dans cette maison, certains, qui sont esclaves spirituellement, demeurent seulement pour un temps, de même que c’est pour un temps seulement, et non ETERNELLEMENT, que les esclaves demeurent physiquement dans la maison du père de famille; car bien que maintenant les méchants ne soient pas séparés de ceux qui croient quant au nombre, mais seulement par le mérite, ultérieurement cependant, ils en seront séparés de l’une et de l’autre manière — Chasse la servante et son fils: en effet, il ne sera pas héritier, le fils de la servante, avec le fils de la femme libre 126.
122. Tract, in Ioann., XLI, p. 359, lI. 6-17, résumé par saint Thomas.
123. Cf. Ro 3, 23.
124. Saint Augustin, comme saint Thomas, désigne l’Église comme la maison de Dieu (op. cil., XLI, 8, p. 361, 11. 18-19) et pose le problème de la possibilité pour des pécheurs (donc des esclaves) d’y habiter; mais saint Thomas résout le problème d’une manière différente. Pour l’un et l’autre, le Christ nous libère parce qu’il est lui-même absolument libre et exempt du péché (n°’ 1207-1208). De même, les deux tiennent à préciser que le chrétien libéré du péché n’a pas à abuser de sa liberté: il n’est pas pour autant libéré de la justice (n° 1209); pour saint Augustin, d’ "esclaves de la cupidité ", nous sommes même "devenus des esclaves libres de la charité" (loc. cil., p. 362, 11. 23-24). Enfin, saint Thomas rappellera aussi que cette liberté ne sera parfaite et plénière que dans la patrie (n° 1209 in fine), où la chair de péché ne dominera plus (Tract. in Ioann., XLI, 13, p. 365).


1207. Par contre, la condition du Fils est éternelle et stable; LE FILS, c’est-à-dire le Christ, Y DEMEURE POUR L'ETERNITE, c’est-à-dire dans l’Eglise, comme dans sa maison. L’épître aux Hébreux dit que le Christ est dans sa maison comme le Fils, et nous sommes cette maison si nous gardons ferme jusqu’à la fin la confiance et la gloire de l’espérance 127. Et certes, lui seul demeure éternellement dans la maison, de lui-[n° même, parce qu’il est exempt du péché; pour nous, de même que nous sommes libérés du péché par lui, de même nous demeurons dans la maison par lui.
125. 1 Tm 3, 15.
126. Ga 4, 30.
127. He 3, 6. Saint Thomas commente: "En disant: et nous sommes cette maison, il montre ce qu’est cette maison. Cette maison, ce sont ceux qui ont la foi; ils sont bien la demeure du Christ, ceux qui croient en le Christ — Dans la maison de Dieu qui est l'Eglise (1Tm 3,15); et ils le sont aussi parce que le Christ habite en eux: Le Christ habite en vos coeurs par la foi (Ep 3,17). Donc, nous qui avons la foi, nous sommes cette maison. Mais pour que nous soyons la maison de Dieu, il faut quatre choses, qui sont requises pour une maison et ne se trouvent pas dans une tente (...). D’abord, que notre espérance et notre foi soient certaines et persévérantes: une tente en effet, même si elle est solide, peut cependant aisément être déplacée. Et elle symbolise ceux qui croient pour un temps et qui, au moment de la tentation, se retirent (Lc 8,13); mais sont la maison ceux qui retiennent la parole de Dieu. C’est pourquoi il dit: si nous gardons la confiance. On a dit plus haut que la confiance, c’est l’espérance avec une attente ferme et sans crainte (...). La deuxième chose requise pour une maison est qu’elle soit disposée avec ordre. C’est pourquoi il dit: la gloire de l’espérance, c’est-à-dire tout ordonnée à la gloire de Dieu, de sorte que, ayant méprisé les autres choses, nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire (Rm 5,2). (...) Troisièmement, il est requis d’une maison qu’elle dure. C’est pourquoi il dit: jusqu'à la fin — Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui là sera sauvé (Mt 10,22). Quatrièmement, qu’elle soit ferme, de telle sorte qu’elle ne soit ébranlée par aucune adversité" (Ad Haebr. lect., III, Ieç. 1, n° 169).


1208. Or le Fils a le pouvoir de libérer: SI DONC LE FILS VOUS LIBERE, VOUS SEREZ VRAIMENT LIBRES — Nous ne sommes pas les fils de la servante, mais de la femme libre; c’est le Christ qui nous a acquis cette liberté 128. Car, comme le dit Augustin, lui-même a donné pour notre rachat, non de l’argent, mais son sang 129: il est venu en effet en assumant une chair semblable à celle du péché 130, n’ayant en lui absolument aucun péché; c’est pourquoi il s’est fait vrai sacrifice pour le péché; par lui, nous sommes libérés non des barbares, mais du diable.

1209. Notons que la liberté a des sens multiples. Il y a une liberté perverse, quand quelqu’un en abuse pour pécher; et c’est la liberté à l’égard de la justice, que personne n’est contraint d’observer — Agissez comme des hommes libres, et non comme ayant un voile pour dissimuler votre liberté perverse 131.Il y a une liberté vaine: celle qui est temporelle ou terrestre 132.et dont parle Job en disant que l’esclave est affranchi de son maître 133.Il y aune liberté vraie et spirituelle, celle de la grâce, qui consiste à être exempt de crimes; celle-là est imparfaite, parce que la chair convoite contre l’esprit, de telle sorte que nous ne faisons pas ce que nous voulons 134. Il y a enfin la liberté de la gloire, aussi parfaite que plénière. C’est celle que nous aurons dans la patrie: La créature elle-même sera libérée de la servitude 135, et cela parce qu’il n’y aura plus rien pour nous incliner au mal, plus rien d’écrasant, parce que là nous serons libérés de la faute et de la peine 136.
128. Ga 4, 31.
129. Loc. cjt., 4, p. 360, 11. 28-29, qui reprend I Pe 1, 18-19.
130. Cf. Ro 8, 3.
131. 1 Pe 2, 16.
132. Nous avons traduit par "terrestre" le terme carnalis. Ce terme, très fréquemment employé par saint Thomas, est attribué à tout ce qui ne s’attache qu’à des préoccupations immédiates et "terrestres".
133. Jb 3, 19.
134. Cf. Ga 5, 17.
135. Ro 8, 21.


1210. Chrysostome 137, interprète ce passage d’une autre manière. Parce qu’en effet le Christ avait dit: QUI COMMET LE PECHE EST ESCLAVE DU PECHE, pour éviter que les Juifs le devancent en disant: bien que nous soyons esclaves du péché, cependant nous pouvons être libérés par des sacrifices et les pratiques rituelles de la Loi, le Seigneur montre que cela ne peut les libérer, mais que seul le Fils le peut. C’est pour cela qu’il dit: L’ESCLAVE, c’est-à-dire Moïse et les grands prêtres de l’Ancien Testament, NE DEMEURE PAS DANS LA MAISON ETERNELLEMENT.

De là vient qu’il est dit: Moïse a été fidèle, comme serviteur, dans toute la maison [de Dieu] 138. Les rites ne sont pas éternels; c’est pourquoi ils ne peuvent donner la liberté éternelle.
136. Cf. Ap 21.
137. In bannis hom., 54, 1, col. 297-298.
138. He 3, 5; cf. Nomb 12, 7.




L’ORIGINE DES JUIFS *



1211. A partir d’ici, l’Évangéliste traite de l’origine des Juifs. D’abord, le Christ révèle leur origine selon la chair [n° 1212], puis il leur fait découvrir leur origine selon l’esprit [n° 1213].

1212. Il dit que leur origine selon la chair, c’est Abraham. JE SAIS, dit-il, QUE VOUS ETES FILS D’ABRAHAM, par l’origine de la chair seulement, et non en lui étant semblables par la foi 1 — Considérez Abraham votre père, et Sara qui vous a engendrés 2.

1213. Il cherche ensuite à leur faire connaître leur origine spirituelle. D’abord, il montre qu’ils en ont une; puis il rejette l’origine qu’ils invoquent [n° 1218]; enfin il montre quelle est leur véritable origine [n° 1239].
* Le très long développement de saint Thomas sur l’origine spirituelle des Juifs [1211 à 1269], comme une des causes pour lesquelles ils ont besoin du remède apporté par le Christ, nous incite à séparer cette partie de ce qui précède. Pour comprendre l’organisation du texte selon saint Thomas, on se reportera aux nos 1194, 1200 et 1202.
1. "Ils tiraient [de lui] leur chair par descendance (genus), mais ils s’en sont exclus (de generes facti) en n’imitant pas la foi de celui dont ils étaient les fils" (SAINT AUGUSTIN, op. cit., XLII, 1 et 2P 366,11 2P 366,24-26 2P 18).
2. Isaïe 51, 2.



MAIS VOUS CHERCHEZ À ME TUER, PARCE QUE MA PAROLE NE PREND PAS EN VOUS. MOI, CE QUE J'AI VU AUPRÈS DE MON PÈRE, JE LE DIS. ET VOUS, CE QUE VOUS AVEZ VU AUPRÈS DE VOTRE PÈRE, VOUS LE FAITES.

Pour montrer qu’ils ont une origine spirituelle, le Seigneur expose tout d’abord leur faute, puis il conclut à leur origine spirituelle [n° 1217].

A propos de leur faute, il les accuse d’abord de la faute d’homicide [n° 1214], puis du crime de manque de foi [n° 1215], enfin, il leur enlève toute possibilité de se justifier [n° 1216].

MAIS VOUS CHERCHEZ À ME TUER

1214. Le Seigneur leur montre donc que spirituelle ment, ils sont issus d’une souche mauvaise, et c’est pourquoi il les blâme ouvertement de leur péché. Et passant sous silence tous les autres péchés par lesquels les Juifs étaient entravés de multiples manières, il rappelle seulement celui qu’ils avaient constamment dans l’esprit, c’est-à-dire le péché d’homicide, parce que, comme il a été dit plus haut, ils voulaient le tuer 3. Et c’est pourquoi il dit: MAIS VOUS CHER CHEZ A ME TUER, ce qui est contre votre Loi — Tu ne tueras pas 4— A partir de ce jour donc, ils cherchaient à le tuer 5.


PARCE QUE MA PAROLE NE PREND PAS EN VOUS.

1215. Mais ils auraient pu dire que tuer quelqu’un à cause de sa faute n’est pas un péché, et c’est pourquoi le Seigneur dit que la cause de l’homicide n’est certes pas une faute de sa part, ni leur justice, mais précisément leur man que de foi (infidelitas)à eux; c’est comme s’il disait: VOUS CHERCHEZ A ME TUER, non à cause de la justice, mais à cause de votre manque de foi, PARCE QUE MA PAROLE NE PREND PAS EN VOUS. — Tous ne reçoivent pas cette parole, mais ceux à qui cela a été donné 6.

Si le Seigneur use de cette manière de parler, c’est d’abord pour montrer l’excellence de sa parole. Autrement dit: ma parole excède complètement votre capacité 7, car elle est de l’ordre des réalités spirituelles, alors que vous avez une intelligence attachée aux choses terrestres; et c’est pourquoi elle ne pénètre pas en vous — L'homme naturel ne perçoit pas ce qui est de l’Esprit de Dieu 8. — Bien des choses que l’on t’a montrées sont au-delà de l’esprit de l’homme 9.

Mais il use aussi de cette manière de parler à cause d’une certaine similitude. En effet, comme le dit Augustin, la parole de Dieu est pour les croyants comme l’hameçon pour le poisson: l’hameçon ne prend que s’il est saisi. Et c’est pourquoi il dit: MA PAROLE NE PREND PAS EN VOUS, c’est-à-dire dans votre coeur, parce qu’elle n’est pas reçue par vous de la manière dont Pierre avait été saisi: Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle 10. Cependant, elle ne cause pas de dommage à ceux qui sont saisis, car de fait elle les saisit pour leur salut, non pour leur ruine 11.Il est dit en effet que le prophète qui énonce, comme venant de la bouche du Seigneur, ce que le Seigneur n’a pas dit, doit être mis à mort 12.
3. Cf. Jean 5, 18; vol. II, n° 741, p. 275.
4. Ex 20, 13.
5. Jean 11, 53.
6. Mt 19, 11.





MOI, CE QUE J’AI VU AUPRÈS DE MON PÈRE JE LE DIS

1216. Aussi, pour que les Juifs ne disent pas qu’il doit être mis à mort du fait qu’il parlait de lui-même et non de la bouche du Seigneur, il ajoute 13: MOI, CE QUE J’AI VU AUPRES DE MON PERE, JE LE DIS; c’est-à-dire: on ne peut me reprocher de dire ce que je n’ai pas entendu, parce que je dis non seulement des choses que j’ai entendues, mais, qui plus est, je dis ce que j’ai vu 14. En effet, les autres prophètes ont dit ce qu’ils ont entendu, mais moi. je dis ce que j’ai vu — Dieu, personne ne l’a jamais vu; le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître 15. — Ce que nous avons entendu et ce que nous avons vu, (1. .) nous vous l’annonçons 16.

Cela doit s’entendre de la vision de la connaissance la plus certaine, par laquelle le Fils connaît le Père comme lui-même se connaît — Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils 17.
7. Cf. CHRYSOSTOME, op. cit., 54, 2, col. 298.
8. 1 Corinthiens 2, 14.
9. Sir 3, 25.
10. Jean 6, 69.
11. Op. cit., XLII, 1, p. 366.
12. Cf. Deut 18, 20.
13. Cf. CHRYSOSTOME, loc. cit., col. 298-299.
14. Cf. vol. II, ch. 5 n°’ 745 ss.



 ET VOUS, CE QUE VOUS AVEZ VU AUPRÈS DE VOTRE PÈRE, VOUS LE FAITES.

1217. Il conclut ici à leur origine spirituelle. C’est comme s’il disait: moi, je dis ce qui est conforme à mon origine; or vous, vous faites des oeuvres à partir desquelles on peut conjecturer votre origine; parce que ces oeuvres sont d’auprès de votre père, c’est-à-dire le diable, dont selon Augustin ils étaient les fils, non en tant qu’hommes, mais en tant qu’ils étaient mauvais 18. Ces oeuvres, dis-je, que vous avez vues, vous les avez faites sur la suggestion du diable — C'est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde 19.

Selon Chrysostome 20, une autre version dit: VOUS, CE QUE VOUS AVEZ VU AUPRES DE VOTRE PERE, FAITES-LE. Autrement dit: de même que moi je vous montre mon Père en vérité par mes paroles, de même vous, montrez-nous votre père Abraham par vos oeuvres; c’est pourquoi il dit: faites ce que vous avez vu chez votre père dès l’origine, c’est-à-dire Abraham, instruits que vous êtes par la Loi et les Prophètes.
15. Jean 1, 18.
16. lJn 1, 1.
17. Mt 11, 27.
18. Loc. Cjt., 11. 20-2 1.
19. Sg 2,24.
20. Op. cit., col. 299. Il ne s’agit en fait pas d’une autre version, mais de l’interprétation tout à fait légitime du verbe grec poleite non comme un indicatif, mais comme un impératif.



ILS RÉPONDIRENT ET LUI DIRENT: "NOTRE PÈRE, C’EST ABRAHAM.

"JÉSUS LEUR DIT: "SI VOUS ÊTES LES FILS D’ABRAHAM, FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM. MAIS MAINTENANT, VOUS CHERCHEZ À ME TUER, MOI UN HOMME QUI VOUS AI DIT LA VÉRITÉ QUE J’AI ENTENDUE DE DIEU CELA, ABRAHAMNE L’A PAS FAIT VOUS, VOUS FAITES LES OEUVRES DE VOTRE PÈRE. "


Thomas sur Jean 56