Thomas sur Jean 57

57 Jn 8,39-43

1218. Après avoir montré que les Juifs ont une origine spirituelle, le Seigneur leur refuse les origines qu’ils avaient la présomption de s’attribuer. D’abord, il refuse l’origine qu’ils prétendaient avoir d’Abraham [n° 1219], puis l’origine qu’ils pensaient tenir de Dieu [n° 1231].

En ce qui concerne l’origine à partir d’Abraham, l’Évangéliste expose d’abord l’opinion des Juifs sur leur origine [1219], puis il montre comment le Seigneur la rejette [n° 1220].



ILS RÉPONDIRENT ET LUI DIRENT: NOTRE PÈRE, C’EST ABRAHAM

1219. Il faut savoir à ce sujet que, parce que le Seigneur leur avait dit: Ce que vous avez vu auprès de votre père, vous le faites, les Juifs, se glorifiant d’une génération selon la chair, se rattachent à Abraham: NOTRE PERE, C’EST ABRAHAM Autrement dit: si nous avons une origine spirituelle, nous sommes bons, parce que notre père Abraham est bon — Descendance d’Abraham, son serviteur 21. Et comme le dit Augustin 22, ils s’efforçaient de provoquer le Christ pour qu’il dise du mal d’Abraham, et que cela leur soit une occasion d’exécuter ce qu’ils préméditaient, c’est-à-dire de le tuer.
21. Ps 104, 6.
22. Tract, in Ioann., XLII, 3, p. 367.


1220. Mais le Seigneur rejette cet argument comme injustifié, et attire d’abord l’attention sur le signe attaché à la filiation d’Abraham [n° 1221]; puis il montre que ce signe ne se trouve pas chez les Juifs [n° 1226]; enfin, il en tire les conclusions pour son propos [n° 1230].




SI VOUS ÊTES LES FILS D’ABRAHAM, FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM

1221. Assurément, le signe de la filiation de quelqu’un est sa ressemblance avec celui dont il est le fils: en effet, de même que la plupart du temps les fils ressemblent à leurs parents selon la chair, ainsi les fils spirituels (s’ils sont vrai ment des fils) doivent imiter leurs parents spirituels — Soyez les imitateurs de Dieu, comme des fils bien-aimés 23. Et à ce sujet, il dit: SI VOUS ETES LES FILS D’ABRAHAM, FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM Autrement dit: que vous imitiez Abraham serait le signe que vous êtes ses fils — Considérez Abraham votre père, et Sara qui vous a enfantés 24.

1222. Mais ici s’élève une difficulté, du fait que le Seigneur semble nier qu’ils sont fils d’Abraham en disant, comme s’il en doutait: SI VOUS ETES LES FILS D’ABRAHAM, ce qu’il a pourtant affirmé plus haut: Je sais que vous êtes fils d’Abraham 25.

A cela il y a deux réponses. D’une première manière, selon Augustin 26, on répondra ceci: plus haut, il a affirmé qu’ils sont fils d’Abraham selon la chair; mais ici, il leur refuse le titre de fils d’Abraham parce qu’ils n’imitent pas ses oeuvres, et en premier lieu sa foi — Ce sont les hommes de foi qui sont reconnus comme étant de sa descendance 27.

D’une autre manière, avec Origène 26, on répondra que l’une et l’autre affirmation se réfèrent à l’origine spirituelle. Mais là où nous avons Je sais que vous êtes fils d’Abraham, on a en grec: Je sais que vous êtes la semence d’Abraham, alors qu’ici il dit: SI VOUS ÊTES LES FILS D'ABRAHAM, parce que les Juifs, spirituellement parlant, étaient la semence d’Abraham, mais non ses fils. Il y aune différence entre la semence et le fils, car la semence est quelque chose d’informe, et cependant elle a en elle-même les "raisons" (rationes) de ce dont elle est la semence, encore immobiles et au repos; le fils en revanche, la semence ayant été transformée par la puissance informative à partir de l’agent, dans la matière qui lui est présentée par la femme, et par l’apport supplémentaire de la nutrition, a une ressemblance avec l’engendrant De cette même manière, les Juifs étaient bien la semence d’Abraham, en tant qu’apparaissait en eux quel que raison de ce que Dieu avait répandu 30 sur Abraham; mais parce qu’ils n’étaient pas encore parvenus à la perfection d’Abraham, ils n’étaient pas ses fils; c’est pourquoi il leur dit: SI VOUS ETES LES FILS D’ABRAHAM, FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM, c’est-à-dire: donnez-vous du mal pour arriver à l’imitation parfaite de ses oeuvres.
23. Eph 5, 1.
24. Isaïe 51, 2.
25. Jean 8, 37.
26. Loc. cit., 4, p. 367.
27. Ga 3, 7.
28. Comm. sur S. Jean, XX, n, § 3-5, pp. 157-159; v § 42, p. 177.


1223. Une difficulté s’élève aussi au sujet de cette parole: FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM; il semble en effet que tout ce que celui-là a fait, nous aussi nous devions le faire. Nous devons donc prendre plusieurs femmes, et nous approcher de la servante comme le fit Abraham 31.

Je réponds en disant que l’oeuvre par excellence d’Abraham est la foi, par laquelle il a été justifié auprès de Dieu — Abraham crut en Dieu, et cela lui fut compté comme justice 32. C’est pourquoi FAITES LES OEUVRES D’ABRAHAM doit être compris comme signifiant: croyez de la même façon qu’Abraham.

1224. Mais il ne semble pas que l’on puisse parler de la foi comme d’une oeuvre puisqu’on la distingue des oeuvres — La foi sans les oeuvres est morte 33.

On peut dire que la foi est une oeuvre, selon cette parole: L’oeuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé 34. Seulement, une oeuvre intérieure n’est pas manifeste pour les hommes, mais pour Dieu seul — Les hommes voient ce qui apparaît au-dehors; Dieu fixe ses regards sur le coeur 35. De là vient que nous avons pris l’habitude d’appeler communément "oeuvres" ce qui se fait à l’extérieur. La foi se distingue donc non de toutes les oeuvres, mais seulement des oeuvres extérieures.
29. Saint Thomas rappelle ici la doctrine d’Aristote. Il est évident que les connaissances actuelles de la biologie obligeraient le philosophe à être plus attentif au rôle proprement actif de la femme.
30. Par l’expression infunderat, saint Thomas nous signifie la manière propre dont Dieu communique gratuitement la grâce (infundere: verser dans, arroser).
31. Voir Gn 16, 4. Saint Thomas reprend une question soulevée par Origène, mais qu’il résout à sa manière (loc. cit., X, § 67, p. 191).
32. Gn 15, 6.


1225. Mais devons-nous faire toutes les oeuvres d’Abraham? A cela il faut répondre que l’oeuvre peut être considérée de deux manières: ou bien selon son apparence, et alors toutes ses oeuvres ne sont pas à imiter; ou bien selon sa source, et alors les oeuvres d’Abraham doivent être imitées, parce que tout ce qu’il a fait, il l’a fait par amour (ex cantate). C’est pourquoi Augustin dit que la virginité de Jean n’est pas supérieure au mariage d’Abraham, parce que la racine de l’un et l’autre est la même. 36

On peut dire aussi que toutes les oeuvres d’Abraham doivent être imitées quant à leur signification prophétique. Tout cela leur arrivait en figure 37.

MAIS MAINTENANT, VOUS CHERCHEZ À ME TUER, MOI UN HOMME QUI VOUS AI DIT lA VÉRITÉ QUE J’AI ENTENDUE DE DIEU GELA, ABRAHAM NE L’A PAS FAIT VOUS, VOUS FAITES LES OEUVRES DE VOTRE PÈRE.

1226. Le Christ montre ici que le signe de la filiation dont on a parlé plus haut ne se trouve pas en eux.

Il met d’abord en évidence les oeuvres des Juifs [n° 1227], avant de montrer que ces oeuvres sont différentes de celles d’Abraham [n° 1229].
33. Ja 2, 26.
34. Jean 6, 29 (cf. n°’ 901-902).
35. 1 Sam 16, 7.
36. De bono coniugali, XXI, 26, et XVIII, 21; BA 2, pp. 83-85 et p. 73.
37. 1 Corinthiens 10, 11.


1227. Il montre que les oeuvres des Juifs étaient mauvaises et perverses, parce qu’elles étaient meurtrières: MAIS MAINTENANT, VOUS CHERCHEZ A ME TUER -Comment est-elle de une prostituée, la cité fidèle pleine d’équité? La justice y habitait, et maintenant des homicides! 38 Mais cet homicide était un péché d’une gravité sans mesure, parce qu’il était contre la personne du Fils de Dieu. Il est vrai que, comme le dit la première épître aux Corinthiens, s’ils l’avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire 39; c’est pourquoi le Seigneur ne leur dit pas qu’ils cherchent à tuer le Fils de Dieu, mais UN HOMME 40; car, bien qu’on dise, à cause de l’unité de la personne, que le Fils de Dieu a souffert et est mort, cependant ce n’est pas en tant que Fils de Dieu mais selon la faiblesse humaine 41 — S’il a été crucifié, c’est à cause de sa faiblesse, mais il vit de par la puissance de Dieu 42.

1228. Et pour mettre encore plus en évidence leur homicide, il montre qu’ils n’ont aucune raison de le faire mourir: MOI (...) QUI VOUS AI DIT LA VERITE QUE J’AI ENTENDUE DE DIEU. Cette vérité, c’est qu’il se disait égal à Dieu 43 — Les Juifs cherchaient à le tuer, parce que non seulement il violait le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son père, se faisant l’égal de Dieu 44. Il a entendu cette vérité de Dieu, en tant que de toute éternité il a reçu du Père, par la génération éternelle, la nature que possède le Père — Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même 45.

Par cette parole, le Seigneur exclut deux raisons pour lesquelles, dans la Loi, les prophètes étaient susceptibles d’être tués. La première est le mensonge: le livre du Deutéronome prescrivait qu’un prophète qui se serait levé en proférant le mensonge ou en inventant des songes devait être mis à mort 46. Le Seigneur écarte à son sujet cette possibilité en disant: MOI (...) QUI VOUS AI DIT LA VERITE — C’est la vérité que ma bouche proclamera, et mes lèvres détesteront ce qui est impie;justes sont toutes mes paroles, il n a en elles rien de mauvais ni de pervers 47. La seconde raison est que si un prophète avait parlé au nom des faux dieux, ou bien avait dit au nom de Dieu ce qu’il ne lui avait pas ordonné, il devait être tué, comme on le lit au même endroit 48. Et cela, le Seigneur l’exclut en disant: QUE J’AI ENTEND UE DE DIEU.
38. Isaïe 1, 21.
39. 1 Corinthiens 2, 8.
40. Cf. ORIGÈNE, Comm. sur S. Jean, XX, x § 85, p. 201.
41. En commentant 1 Corinthiens 2, 8, saint Thomas relève une difficulté concernant l’affirmation de l’Apôtre: le Seigneur de gloire a été crucifié "En effet, la divinité du Christ n’a pu souffrir quoi que ce soit, divinité selon laquelle le Christ est dit Seigneur de gloire. Mais il faut dire que le Christ est une seule personne, une seule hypostase, impliquant deux natures, la nature divine et la nature humaine. C’est pourquoi il peut être désigné sous le nom de l’une et de l’autre nature; et qu’il soit désigné par l’un ou l’autre nom, on peut lui attribuer ce qui appartient à l’une et à l’autre nature, parce que l’attribution de l’une et de l’autre ne peut avoir qu’un seul sujet, son unique hypostase. Et de cette manière, nous pouvons dire que l’homme a créé les étoiles, et que le Seigneur de gloire a été crucifié; et cependant, il n’a pas créé les étoiles en tant qu’homme, mais en tant que Dieu, et il n’a pas été crucifié en tant que Dieu, mais en tant qu’homme" (Ad 1 Cor. lect., II, leç. 2, n° 92).
42. 2 Go 13, 4.





CELA, ABRAHAM NE L’A PAS FAIT.

1229. Il montre ici que leurs oeuvres sont différentes de celles d’Abraham; et cela revient à dire: vous prouvez que vous n’êtes pas fils d’Abraham en ceci que vous faites des oeuvres contraires aux siennes. On lit en effet à son sujet: II observa la loi du Très-Haut, et entra en alliance avec lui 49.

Certains objectent à tort que, puisque le Christ n’était pas encore quand Abraham fut, Abraham n’a pas pu le tuer: il n’aurait pu en effet tuer quelqu’un qui n’existait pas! 50

Mais il faut dire qu’Abraham n’a pas à être loué de ne pas avoir tué le Christ, mais de n’avoir tué personne de semblable, c’est-à-dire de ceux qui disaient alors la vérité. Ou bien il faut dire que si le Christ n’était pas venu dans la chair du temps d’Abraham, il était cependant venu en esprit 51, selon cette parole du livre de la Sagesse: Elle se communique parmi les nations dans les âmes saintes 52. Abraham ne l’a pour tant pas tué en péchant mortellement — II est impossible de les rénover une seconde fois pour le repentir, puisque pour leur compte, ils crucifient à nouveau le Fils de Dieu 53.
43. Cf. CHRYSOSTOME, In loannem hom., 54, ch. 2, col. 299.
44. Jean 5, 18.
45. Jean 5, 26.
46. Deut 13, 5 (Vulgate).
47. Prov 8, 7-8.
48. Cf. Deut 13, 5.
49. Sir 44, 20.





VOUS, VOUS FAITES LES OEUVRES DE VOTRE PÈRE.

1230. Le Christ conclut ici son propos: du fait que vous ne faites pas les oeuvres d’Abraham, vous avez donc quelque autre père dont vous accomplissez les oeuvres. De même lit-on ailleurs: Vous, vous comblez la mesure de vos pères 54.

C’EST POURQUOI ILS LUI DIRENT: "NOUS, NOUS NE SOMMES PAS NÉS DE LA PROSTITUTION NOUS N’AVONS QU’UN SEUL PÈRE, DIEU

"JÉSUS LEUR DIT DONC: "SI DIEU ÉTAIT VOTRE PÈRE, VOUS M’AIMERIEZ DE TOUTE FAÇON: EN EFFET, MOI JE SUIS SORTI DE DIEU, ET JE SUIS VENU ET JE NE SUIS PAS VENU DE MOI-MÊME, MAIS LUI M’A ENVOYÉ. POURQUOI NE RECONNAISSEZ-VOUS PAS MA PAROLE? PARCE QUE VOUS NE POUVEZ PAS ÉCOUTER CE QUE JE DIS. "

1231. L’Évangéliste poursuit en montrant que les Juifs ne tiennent pas leur origine de Dieu; parce qu’en effet ils savaient déjà, par la réponse du Seigneur, que celui-ci ne parlait pas de la génération selon la chair, ils se reportent à la génération spirituelle en disant: NOUS N’AVONS QU’UN SEUL PERE, DIEU.

Et dans ce passage, les Juifs exposent d’abord leur opinion [n° 1232]; puis le Seigneur la rejette [n° 1233].

1232. En exposant leur opinion, les Juifs nient une chose et en affirment une autre. Ils nient être nés de la prostitution; et, selon Origène 55, ils exposent cela au Christ comme pour lui faire des reproches, en montrant d’une manière voilée que lui-même serait le fruit d’un adultère; c’est comme s’ils disaient: NOUS, NOUS NE SOMMES PAS NES DE LA PROSTITUTION, comme toi.

Mais on peut dire plutôt que Dieu est spirituellement l’époux de l’âme — Je t'épouserai pour toujours; je t'épouserai dans la justice et dans le droit, dans la miséricorde et la compassion. Et je t’épouserai dans la foi, et tu sauras que moi je suis le Seigneur 56. De même que l’épouse se prostitue quand, outre son époux selon la chair, elle accueille un autre homme, ainsi dans l’Ecriture la Judée était accusée de prostitution lorsque, abandonnant le vrai Dieu, elle s’attachait aux idoles — La terre se prostituera en se détournant loin de Dieu 57. Les Juifs disent donc: NOUS, NOUS NE SOMMES PAS NÉS DE LA PROSTITUTION; autrement dit: si autrefois notre mère la Synagogue, s’éloignant de Dieu, s’est prostituée avec les idoles, nous cependant, nous ne nous sommes pas éloignés de Dieu, et nous ne nous sommes pas prostitués avec les idoles — Nous ne t'avons pas oublié, et nous n'avons pas violé ton alliance, notre coeur ne s'est pas détourné 58. — Montez ici, fils de prostituées, semence d’adultère et de prostitution 59.

Les Juifs affirment ensuite qu’ils sont fils de Dieu, ce qui pour eux découle manifestement du fait qu’ils ne croyaient pas être nés de la prostitution: NOUS N’AVONS QU’UN SEUL PERE, DIEU — N’avons-nous pas tous un seul père? 60 — Vous m’appellerez Père 61.
50. Cette question et les deux réponses sont tirées d’Origène (op. cit., XX, x § 87-95, pp. 203-207).
51. Origène utilise un terme technique, qui désigne l’application d’une parole de l'Ecriture à la vie morale de tout homme; il prend soin de développer son explication en précisant que, selon ce sens moral, tout homme rencontre dans sa vie le Christ, et le "crucifie", que ce soit avant ou après la venue du Christ.
52. Sg 7,27.
53. He 6, 6.
54. Mt 23, 32.
55. Op. cit., XX, xvI, § 128, p. 221.
56. Os 2, 19-20.
57. Os 1, 2.
58. Ps 43, 18.
59. Isaïe 57, 3.



JÉSUS LEUR DIT DONC: "SI DIEU ÉTAIT VOTRE PÈRE, VOUS M’AIMERIEZ DE TOUTE FAÇON:

EN EFFET, MOI JE SUIS SORTI DE DIEU, ET JE SUIS VENU ET JE NE SUIS PAS VENU DE MOI-MÊME, MAIS LUI M’A ENVOYÉ. POURQUOI NE RECONNAISSEZ-VOUS PAS MA PAROLE? PARGE QUE VOUS NE POUVEZ PAS ÉCOUTER CE QUE JE DIS. "

1233. Ici, leur opinion est confondue par le Seigneur 62. Jésus met d’abord en évidence un signe de la filiation divine [n° 1234], puis il en donne la raison [n° 1235]; enfin, il montre que ce signe leur fait défaut [n° 1238].

1234. Plus haut, Jésus a dit que le signe de la filiation selon la chair, ce sont les oeuvres que les hommes accomplissent à l’extérieur; or ici, il donne le signe de la filiation divine: un amour tout intérieur. Car nous sommes faits fils de Dieu par la communication de l’Esprit Saint — Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber à nouveau dans la crainte, mais un esprit d’adoption en qui nous nous écrions: Abba, Père! En effet, l’Esprit lui-même rend témoignage à notre propre esprit que nous sommes fils de Dieu 63. Or l’Esprit Saint est la cause de l’amour de Dieu, puisque la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné 64. Donc, le signe propre de la filiation divine est l’amour (dilectio) 65 — Soyez des imitateurs de Dieu comme des fils bien-aimés, et marchez dans l’amour (in dilectione) 66. C'est pour cela que le Christ dit: SI DIEU ETAIT VOTRE PERE, VOUS M’AIMERIEZ DE TOUTE FAÇON — Les innocents et les coeurs droits, qui sont fils de Dieu, me sont attachés 67.
60. Mal 2, 10.
61. Jr3, 19.
62. Au sens premier, le mot confutare que nous avons traduit par "con fondre" signifie: arrêter le bouillonnement d’un liquide.
63. Ro 8, 15-16. Saint Thomas commente ainsi le verset 16: "Ici, l’Esprit Saint ne rend certes pas témoignage par une voix extérieure aux oreilles des hommes, comme le Père le fit au sujet de son Fils (Mt 3,17), mais il rend témoignage par l’effet d’un amour filial, qu’il réalise en nous. Et c’est pourquoi l’Apôtre dit qu’il rend témoignage, non pas à nos oreilles, mais à notre propre esprit, que nous sommes fils de Dieu. — Nous, nous sommes les témoins de ces paroles (Ac 3,15) "(Ad Rom. lect., VIII, leç. 3, n° 645).


1235. Jésus donne ensuite la raison de ce signe de la filiation divine. Il expose d’abord la vérité [n° 1236], puis rejette l’erreur [n° 1237].


EN EFFET, MOI JE SUIS SORTI DE DIEU, ET JE SUIS VENU

1236. La vérité qu’il expose, c’est qu’il procède de Dieu, et qu’il est venu.

Il faut savoir que tout amour d’amitié est fondé dans une union (conjunctio); ainsi, des frères s’aiment en tant qu’ils tiennent leur origine des mêmes parents. Le Seigneur dit donc: vous dites que vous êtes fils de Dieu! Mais si cela était, VOUS M’AIMERIEZ, parce que JE SUIS SORTI DE DIEU, ET JE SUIS VENU Qui donc ne m’aime pas n’est pas fils de Dieu. JE SUIS SORTI, dis-je, DE DIEU, comme Fils unique, de toute éternité, de la substance du Père — Avant l’étoile du matin je t'ai engendré 68. — Dans le Principe était le Verbe 69. ET JE SUIS VENU, comme Verbe fait chair 70, et j’ai été envoyé d’auprès de Dieu dans le monde, par l’Incarnation — Je suis sorti du Père 71, comme Verbe, de toute éternité, et Je suis venu dans le monde 72, fait chair dans le temps.
64. Ro 5, 5. "L’expression 'charité de Dieu’ peut être comprise de deux manières. Ou bien comme la charité par laquelle Dieu nous aime (diligit) — Je l’ai aimé d’une charité éternelle (Jérémie 31, 3) —, ou bien comme la charité par laquelle nous aimons (diligimus) Dieu — Je suis certain que ni la mort ni la vie ne nous sépareront de la charité de Dieu (Rm 8,38). Or l’une et l’autre sont diffusées dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. En effet, le fait que l’Esprit Saint, qui est l’amour du Père et du Fils, nous soit donné, consiste en ce que nous sommes amenés à la participation de l’amour, qui est l’Esprit Saint. Certes, par cette participation, nous sommes faits amants de Dieu (Dei amatores). Et le fait que nous l’aimons est le signe que lui-même nous aime — Moi, j’aime ceux qui m’aiment (Pr 8,17). — Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu les premiers, mais c’est lui qui le premier nous a aimés (l Jn 4,10)" (Ad Rom. lect., V, leç. 1, n° 392).
65. Sur amor, dilectio, caritas et amicitia, voir Somme théol., I-II, q. 26, a. 3. Cf. HILAIRE DE POITIERS, De Trinitate, VI, 30, CCL vol. LXII, p. 233, 11. 30-3 1. (PL 10, col. 182 A-B).
66. Eph 5, 1.
67. Ps 24, 21.





ET JE NE SUIS PAS VENU DE MOI-MÊME, MAIS LUI M’A ENVOYE

1237. Ici, le Christ rejette l’erreur. D’abord l’erreur de Sabellius 73, qui dit que le Christ n’a pas tenu son origine d’un autre, mais a imaginé que le Père et le Fils étaient la même réalité en une personne: JE NE SUIS PAS VENUDE MOI-MEME, c’est-à-dire, selon Hilaire 74, non pas en sortant et en provenant de moi-même, mais comme envoyé par un autre, c’est-à-dire par le Père: MAIS LUI M’A ENVOYE — Dieu envoya son Fils, né d’une femme, sujet de la Loi 75.

Il rejette ensuite l’erreur des Juifs, qui disaient que le Christ n’a pas été envoyé par Dieu, mais était un faux prophète, de ceux dont il est écrit: Je ne les envoyais pas, et ils couraient 76. C’est pour cela qu’il dit, selon Origène 77: JE NE SUIS PAS VENU DE MOI-MEME, MAIS LUI M’A ENVOYE. C’est lui que Moïse réclamait en disant: Je t’en conjure, Seigneur, envoie celui que tu dois envoyer 78.
68. Ps 109, 4.
69. Jean 1, 1.
70. Cf. Jean 1, 14.
71. Jean 16, 28.
72. Ibid.
73. Voir vol. I, n 64 et note 69.
74. Loc. cit., 11. 27-28, pp. 232-233.
75. Ga 4, 4.
76. Jr 23,21.
77. Comm. sur S. Jean, XX, xIx, § 160, p. 235.
78. Ex 4, 13.





POURQUOI NE RECONNAISSEZ-VOUS PAS MA PAROLE? PARCE QUE VOUS NE POUVEZ PAS ÉCOUTER CE QUE JE DIS.

1238. Le Christ montre enfin que ce signe leur fait défaut. En effet, comme on l’a dit plus haut [n° 1234], l’amour du Christ est signe de la filiation divine; or les Juifs n’aimaient pas le Christ; il est donc manifeste que ce signe leur manquait.

Qu’ils ne l’aiment pas, il le manifeste par l’effet de l’amour: l’effet de l’amour qu’on a pour quelqu’un, c’est qu’on écoute volontiers les paroles de l’aimé — Que ta voix résonne à mes oreilles, car ta voix est douce 79. — Des amis t’écoutent: fais-moi entendre ta voix 80. Parce que donc ceux-là n’aimaient pas le Christ, sa voix même leur semblait dure à entendre — Cette parole est dure, et qui peut l’entendre? 81 — Sa vue même nous est à charge 82.

Mais il arrive que quelqu’un n’écoute pas volontiers les paroles d’un autre, parce qu’il ne peut plus y prêter attention, ni par conséquent les comprendre; et c’est la raison pour laquelle les Juifs contredisent les paroles du Christ — Répondez, je vous en supplie, sans animosité, et vous ne trouverez pas d’iniquité dans ma bouche 83. C’est pour cela qu’il dit: POURQUOI NE RECONNAISSEZ-VOUS PAS MA PAROLE? , lorsque vous dites en interrogeant: Qu’a-t-il dit là: Où moi je vais, vous, vous ne pouvez venir? 84 Et vous ne comprenez pas, PARCE QUE VOUS NE POUVEZ PAS ECOUTER CE QUE JE DIS, c’est-à-dire: vous avez un coeur tellement dur envers moi que vous ne voulez pas entendre ma parole.
79. Cant 2, 14.
80. Gant 8, 13.
81. Jean 6, 61.
82. Sg 2,14.
83. Jb 6, 29.
84. Jean 7, 36 et 8, 22.


VOUS, VOUS ÊTES ISSUS DU DIABLE, VOTRE PÈRE; ET VOUS VOULEZ ACCOMPLIR LES DÉSIRS DE VOTRE PÈRE.

58 Jn 8,44

1239. Après avoir montré que les Juifs ont une certaine origine spirituelle [n° 1213], et avoir exclu l’origine qu’ils s’attribuaient [n° 1218], le Seigneur prouve leur véritable origine, en leur reprochant d’être les fils du diable.


Le Seigneur expose d’abord sa pensée [n° 1240], puis il en donne la raison [n° 1241]; enfin, il explique la raison qu’il a donnée [n° 1242].

1240. Il dit donc: vous faites les oeuvres du diable, donc VOUS ETES ISSUS DU DIABLE, VOTRE PERE, c’est-à-dire par imitation — Ton père était un Amorrhéen, et ta mère Hittite 85.

Ici, il faut prendre garde à l’hérésie des Manichéens pour qui il existe une certaine nature du mal, et une nation de ténèbres avec ses princes, de laquelle toutes les réalités corruptibles et matérielles tirent leur origine; et selon cette hérésie, on dit que tous les hommes procèdent du diable selon la chair 86. Les Manichéens affirmaient en outre que certaines âmes appartiennent à la bonne création, et d’autres à la mauvaise. De là vient qu’ils comprennent ainsi cette phrase du Seigneur: VOUS, VOUS ETES ISSUS DU DIABLE, VOTRE PERE, parce que vous procédez de lui selon la chair, et vos âmes sont de la création mauvaise.

Mais, comme le dit Origène 87, le fait d’introduire deux natures à cause de la différence du bien et du mal semble identique au fait de dire que autre est la substance de l’oeil qui voit, autre celle de l’oeil qui ne voit pas ou qui louche. Or, de même qu’un oeil sain et un oeil chassieux ne diffèrent pas selon la substance, mais du fait d’une certaine cause déficiente qui touche l’oeil malade et le fait se voiler, ainsi la substance ou la nature d’une réalité est la même, que celle-ci soit bonne ou qu’elle ait en elle un manque, à savoir le péché de la volonté. Les Juifs, en tant qu’ils sont mauvais, ne sont donc pas dits fils du diable par nature, mais par imitation.
85. Ez 16, 3.
86. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract. in Ioann., XLII, 10, p. 369, 11. 1-10.
87. Comm. sur S. Jean, XX, XXIII, § 199-200, p. 257.



ET VOUS VOULEZ ACCOMPLIR LES DÉSIRS DE VOTRE PÈRE.

1241. Le Seigneur en donne ici la raison cela revient à dire: vous n’êtes pas fils du diable en tant que créés et amenés à l’être par lui, mais parce que, l’imitant, VOUS VOULEZ ACCOMPLIR LES DESIRS DE VOTRE PERE, qui assuré ment sont mauvais; car, comme lui-même a jalousé l’homme et l’a tué — C'est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde 89, ainsi vous aussi, me jalousant, vous cherchez à me tuer, moi un homme qui vous ai dit la vérité 90.

1242. Le Seigneur explique ensuite la raison qu’il a donnée; il expose d’abord quelle est la condition du diable, puis montre qu’ils en sont les imitateurs [n° 1253].



LUI ÉTAIT HOMICIDE DÈS LE COMMENCEMENT,

ET IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VÉRIT PARCE QUE LA VÉRITÉ N’EST PAS EN LUI: QUAND IL PROFERE LE MENSONGE, IL LE PROFÈRE DE SON PROPRE FONDS, PARCE QU’IL EST MENTEUR ET PÈRE DU MENSONGE.

En ce qui concerne le diable, il faut savoir qu’il y a chez lui un double péché poussé à l’extrême: le péché d’orgueil par rapport à Dieu, et de jalousie par rapport à l’homme, qu’il tue. Mais c’est par son péché de jalousie envers l’homme, cause du mal qu’il fait à l’homme, que nous con naissons son péché d’orgueil.

C’est pourquoi le Christ montre d’abord le péché du démon contre l’homme [n° 1243], puis son péché contre Dieu [n° 1244]

1243. Or le péché de jalousie [du démon] envers l’homme fait qu’il le tue; c’est pour cela que le Christ dit: LUI, c’est-à-dire le diable, ETAIT HOMICIDE DES LE COMMENCEMENT.

Il faut savoir ici que ce n’est pas armé d’une épée que le diable tue l’homme, mais par une persuasion mauvaise 92. — C'est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde 91. D’abord est entrée la mort du péché — La mort des pécheurs est très mauvaise ensuite est entrée la mort corporelle — Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché, la mort 93. Et comme le dit Augustin 94, "ne pense pas que tu n’es pas homicide, quand tu pousses ton frère à faire le mal."

Mais il faut remarquer, selon Origène 95 que l’on dit le diable homicide non seulement à cause d’un homicide en particulier, mais pour le genre humain tout entier, qu’il frappa en tant que tous meurent en Adam 96, comme le dit l’Apôtre. C’est pourquoi il est dit HOMICIDE par antonomase 97 et cela DES LE COMMENCENT, c’est-à-dire dès qu’il y eut un homme qui pouvait être tué, d’où la possibilité d’un homicide; car l’homme n’aurait pas pu être tué s’il n’avait pas d’abord été créé.
88. Cf. SAINT AUGUSTIN, op. cit., XLII, 11, p. 370, 11. 3-8.
89. Sg 2,24.
90. Jean 8, 40.


1244. Le Christ poursuit en exposant le péché du démon contre Dieu, qui consiste en ce qu’il s’est détourné de la vérité, qui est Dieu.

Il montre d’abord que le démon s’est détourné de la vérité [n° 1245], et il l’explicite [n° 1247], puis il montre qu’il est hostile à la vérité [n° 1249].


ET IL NE S'EST PAS TENU DANS LA VÉRITÉ

1245. Il faut savoir que la vérité est double: il y a la vérité de la voix, de la parole, et celle de l’oeuvre.

La vérité de la voix, de la parole, est celle par laquelle quelqu’un exprime des lèvres ce qu’il porte dans son coeur et ce qui est dans la nature des choses — Laissant tomber tout mensonge, que chacun dise la vérité à son prochain 98. — Celui qui dit la vérité à son prochain et n’a pas de mensonge dans la bouche... 99

Il y a vérité de l’oeuvre, vérité de la justice, quand quel qu’un accomplit ce qui convient à l’ordre de sa nature; c’est la vérité dont L’Evangéliste dit plus haut: Celui qui fait la vérité vient à la lumière 100. Le Seigneur, en parlant de cette vérité, dit donc: ET DANS LA VERITE, c’est-à-dire celle de la justice, IL NE S’EST PAS TENU, parce qu’il s’est séparé de l’ordre de sa nature, qui était d’être soumis à Dieu et d’atteindre par lui sa béatitude et l’achèvement de son désir naturel. C’est pourquoi, ayant voulu l’atteindre par lui-même, il déchut de la vérité.

1246. Mais on peut comprendre cette parole — IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VERITE — de deux manières: ou bien qu’il ne se serait jamais tenu dans la vérité, ou bien qu’il se serait tenu dans la vérité et qu’il n’y est pas demeuré.

Mais s’il n’a jamais été dans la vérité de la justice, cela peut avoir un double sens.

Les Manichéens disent que le diable est naturellement mauvais; par conséquent, il aurait toujours été mauvais, car ce qui appartient naturellement à quelqu’un lui appartient toujours. Mais cette interprétation est hérétique, parce qu’il est dit dans le psaume que Dieu fit le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment 101. Donc, tout ce qui est, est de Dieu 102; or tout ce qui est de Dieu, en tant qu’il est, est bon. C’est pour quoi toute nature créée, même dans les démons, est bonne.

C’est pourquoi d’autres ont dit que le démon, créé par Dieu, est bon par nature, mais qu’il est devenu mauvais dès le premier instant par son libre arbitre. Ceux-ci diffèrent des Manichéens, parce que ces derniers disent que les démons ont toujours été mauvais, et par nature; tandis que ceux-là disent qu’ils ont toujours été mauvais, mais par libre arbitre.

Cependant, il pourrait sembler à certains — l’ange n’étant pas mauvais par nature, mais par un péché de sa volonté propre, et le péché étant un certain acte — que l’ange ait été bon au commencement de son acte, mais qu’au terme de l’acte mauvais, il serait devenu mauvais. Mais il est manifeste que l’acte du péché dans le démon est postérieur à sa création; or le terme de la création, c’est l’être même de l’ange, et le terme de l’opération du péché est que l’ange est mauvais. C’est pourquoi ils tiennent pour impossible que l’ange ait été mauvais dans le premier instant où il a commencé d’exister.

Ce raisonnement ne semble pas suffisant, car il vaut seulement pour des mouvements temporels qui se déroulent successivement, et non pour des mouvements instantanés. En effet, dans les mouvements selon le temps, autre est l’instant où commence l’action, autre celui où elle se ter mine; par exemple, si un mouvement local succède à une altération, le mouvement local et l’altération ne peuvent se terminer au même instant 103. Mais dans les mutations instantanées, le terme de la première et de la seconde peut exister simultanément et au même instant; comme dans le même instant où la lune est illuminée par le soleil, l’air est illuminé par la lune. Or il est manifeste que la création est instantanée, et pareillement le mouvement du libre arbitre chez l’ange, puisqu’il n’a pas besoin de la comparaison et du discours de la raison. C’est pourquoi rien n’empêche qu’existent simultanément et au même instant le terme de la création, où il est bon, et le terme du libre arbitre, où il est mauvais.

Certains le concèdent; mais ils disent que même s’il avait pu en être ainsi, il n’en a pas été ainsi; ils invoquent pour cela l’autorité de l’Ecriture, car il est dit dans Isaïe, au sujet du diable sous la figure du prince de Babylone: Comment es-tu tombé, porteur de la lumière, toi qui brillais au matin? 104 Et dans Ezéchiel il est dit du diable sous la figure du roi de Tyr: Tu fus dans les délices du paradis de Dieu 105. Et c’est pourquoi ils disent qu’il ne fut pas mauvais au premier instant de sa création, mais qu’il fut bon un moment et tomba par son libre arbitre.

Il faut dire, en fait, que le démon n’a pas pu être mauvais au premier instant de sa création. La raison en est qu’aucun acte n’est formellement péché, si ce n’est en tant qu’il va contre la nature de l’agent volontaire. Dans n’importe quel ordre d’actes, le premier est l’acte selon la nature; ainsi, dans la connaissance, on saisit d’abord les premiers principes, et par eux les autres; et pareillement, dans l’acte de la volonté, nous voulons d’abord l’ultime perfection et la fin ultime, vers lesquelles nous tendons par un appétit naturel, et c’est à cause d’elles que nous désirons les autres fins. Or ce qui est conforme à la nature n’est pas un péché. Il est donc impossible que le premier acte du diable ait été mauvais. Le diable fut donc bon dans un certain instant; mais IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VERITE, c’est-à-dire: il n’y est pas demeuré.

Saint Jean dit dans sa première épître: Le diable pèche depuis le commencement; certes, il pèche depuis le commencement 106, c’est-à-dire depuis l’instant où il a commencé à pécher; parce que, à partir du moment où il commença à pécher, il ne cessa plus jamais.
91. Sg 2,24.
92. Ps 33, 22; voir n°1169.
93. Ro 5, 12.
94. Tract, in Ioann., loc. cit., IL 16-18.
95. Op. cit., xxv, § 224-225, p. 269.
96. 1 Corinthiens 15, 22.
97. Voir n° 1098 et note 57a
98. Eph 4, 25.
99. Ps 14, 3.
100. Jean 3, 21.
101. Ps 145, 6.
102. Omne ens est a Deo; voir Somme théol., I, q. 44, a. 1.
103. Voir ARISTOTE, Catégories, ch. 14, 15 a 13 ss.
104. Isaïe 14, 12.
105. Ez 28, 13.





PARCE QUE LA VÉRITÉ N’EST PAS EN LUI

1247. Jésus explicite ici ce qu’il a dit. Cette explicitation peut se comprendre de deux manières [n° et n° 1248].

D’une première manière, selon Origène 107, elle peut être comprise comme étant l’explicitation du genre par l’espèce, comme si je voulais manifester que Socrate est un animal par le fait qu’il est un homme. Et donc, c’est comme s’il disait: IL NE S'EST PAS TENUDANSLA VERITE, mais il est tombé; et ceci, PARCE QUE LA VERITE N’EST PAS EN LUI. Or quand on n’est pas dans la vérité, cela peut être à deux degrés différents. En effet, certains ne se tiennent pas dans la vérité parce qu’ils ne sont pas assurés en elle, mais ils doutent — Or moi, pour un peu mes pieds déviaient, pour un rien mes pas glissaient 108. D’autres, parce qu’ils se dérobent entièrement à la vérité. Et c’est de cette manière que le diable ne s’est pas tenu dans la vérité; LA VERITE N'EST PAS EN LUI signifie donc qu’il s’est dérobé à elle et s’en est éloigné par aversion.

Mais n’y a-t-il aucune vérité en lui? S’il en était ainsi, il ne se comprendrait pas lui-même, ni ne comprendrait aucune autre réalité, puisque l’intelligence des choses n’existe pas en dehors des réalités vraies. Or cela ne con vient pas.

Il faut donc dire qu’il y a une certaine vérité dans les démons, comme il y a une certaine nature. Car aucun mal ne corrompt totalement le bien, puisque le sujet dans lequel se trouve le mal, lui au moins est bon. Ainsi donc, il y a une certaine vérité dans les démons, mais non la vérité plénière, de laquelle ils se sont détournés, c’est-à-dire Dieu, qui est la vérité et la sagesse plénières.
106. 1 Jean 3, 8.
107. Comm. sur S. Jean, XX, XXVII, 239, pp. 275-277. Saint Thomas s’y réfère très librement.


1248. La seconde manière de comprendre cette explicitation est de la comprendre comme un signe, selon ce que dit Augustin 109. Il semble en effet qu’on aurait dû dire plutôt le contraire, à savoir que LA VERITE N’EST PAS EN LUI parce qu'IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VERITE. Mais comme la cause est parfois manifestée par l’effet, ainsi le Seigneur a voulu montrer qu’IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VERITE par le fait que LA VERITE N’EST PAS EN LUI, car elle eût été en lui s’il s’était tenu dans la vérité. On trouve une manière identique de parler dans un psaume: Moi j’ai crié vers toi car tu m’as exaucé 110. Selon cette parole, du fait qu’il a été exaucé, il apparaît qu’il a crié.
108. Ps 72, 2.
109. La Cité de Dieu, XI, XIV; BA 35, p. 79.
110. Ps 16, 6.



QUAND IL PROFÈRE LE MENSONGE, IL LE PROFÈRE DE SON PROPRE FONDS, PARCE QU’IL EST MENTEUR ET PÈRE DU MENSONGE.

1249. Le Christ montre ici que le diable est hostile à la vérité; il expose son propos [n° 1250], avant de l’expliciter [n° 1251].

1250. A la vérité s’opposent fausseté et mensonge; et le diable s’oppose à la vérité parce qu’il profère le mensonge. Voilà pourquoi le Christ dit QUAND IL PROFERE LE MENSONGE, IL LE PROFERE DE SON PROPRE FONDS.

Ici, il faut savoir que quiconque parle de lui-même, hormis Dieu, profère le mensonge; mais quiconque dit un mensonge ne le dit pas forcément de lui-même. Seul Dieu, en parlant de son propre fonds, dit la vérité; car la vérité, c’est l’illumination de l’intelligence; or Dieu est la lumière elle-même, et tous sont illuminés par lui — II était la lumière véritable qui illumine tout homme venant en ce monde 111. C’est pourquoi, d’une part il est la vérité elle-même, d’autre part les autres ne disent la vérité que dans la mesure où ils sont illuminés par lui. Aussi, comme le dit Ambroise: "Tout vrai, quel que soit celui qui le dit, est de l’Esprit Saint" 112. Ainsi donc le diable, quand il parle de son propre fonds, profère le mensonge; l’homme aussi, quand il parle de son propre fonds, profère le mensonge. Mais quand ce qu’il dit vient de Dieu, alors il dit la vérité; c’est pourquoi il est dit: Dieu est véridique, et tout homme, livré à lui-même, est menteur 113. Mais tout homme qui profère le mensonge ne parle pas [forcement] de son propre fonds, parce qu’il le reçoit parfois d’un autre: certes pas de Dieu, qui est véridique, mais de celui qui NE S'EST PAS TENU DANS LA VERITE, et qui le premier a inventé le mensonge 114. Et c’est pourquoi celui-là, d’une manière unique, QUAND IL PROFERE LE MENSONGE, IL LE PROFERE DE SON PROPRE FONDS — Je sortirai, et je serai l’esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes 115. — Le Seigneur a répandu, c’est-à-dire a permis que soit répandu, un esprit d’erreur 116.
111. Jean 1, 9.
112. Commentarium in epistolam ad Corinthienses primam, ch. 12, 3, PL 17, col. 245 B.
113. Ro 3, 4.
114. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract. in Ioann., XLII, 13, p. 371, 11. 1-7.
115. 1 Rs 22, 22.
116. Isaïe 19, 14.





PARCE QU’IL EST MENTEUR ET PÈRE DU MENSONGE 117

1251. En disant cela, le Christ explicite son propos. Comprenant mal cette parole, les Manichéens supposaient qu’il y a des générations de démons, et pensaient que le diable a un père. C’est pourquoi ils disaient que le diable EST MENTEUR, ET SON PERE [AUSSI] c’est-à-dire le père du diable. Il ne faut certes pas comprendre ainsi la parole du Christ. Car le Seigneur a dit que le diable est menteur, et son père, c’est-à-dire père du mensonge; ce n’est pas que tout homme qui ment soit père de son mensonge, car, comme le dit Augustin: "Si tu as reçu un mensonge d’un autre, et que tu l’as dit, tu as menti certes, mais tu n’es pas le père du mensonge" 118. Mais le diable, parce qu’il n’a pas reçu le mensonge d’ailleurs, mensonge par lequel il tuerait l’homme comme par un poison, est le père du mensonge, comme Dieu est le père de la vérité. Car le diable a inventé le mensonge dès le commencement, c’est-à-dire quand il a menti à la femme: Pas du tout, vous ne mourrez pas 119. A quel degré cela est-il vrai, l’événement l’a prouvé par la suite, quand il a réussi à séduire la femme, ainsi qu’on le lit dans le même passage.

1252. Il faut savoir que ces paroles: VOUS, VOUS ÊTES ISSUS DU DIABLE, VOTRE PERE, sont exposées au sujet de Caïn dans le livre des Questions sur le Nouveau et l’Ancien Testament 120, de la manière suivante: selon qu’est appelé diable celui qui fait les oeuvres du diable, on doit lire: VOUS ETES ISSUS DU DIABLE, VOTRE PERE, c’est-à-dire de Caïn qui a fait les oeuvres du diable, et vous l’imitez. Caïn ETAIT HOMICIDE DES LE COMMENCEMENT, c’est-à-dire depuis qu’il a tué son frère Abel. ET IL NE S’EST PAS TENU DANS LA VERITE, PARCE QUE LA VERITE N’EST PAS EN LUI: cela est manifeste, parce que quand le Seigneur lui demandait: Où est Abel ton frère? Il répondit en disant: Je ne sais tas, Seigneur; suis-je le gardien de mon frère? 121 C’est pour quoi lui-même EST MENTEUR ET PERE DU MENSONGE, c’est-à-dire, il est diable, parce qu’il imite le diable, qui est son père.

Cependant, la première explication est meilleure.
117. Quia mendax est, et pater eius; littéralement: "parce qu’il est menteur, et son père".
118. Loc. cit., 11. 4-7. Le début du paragraphe reprend aussi une remarque de saint Augustin, au chapitre précédent, Il. 9-20. De même encore la suite.
119. Gn 3, 4.
120. SAINT AUGUSTIN, Qyaestiones veteris et novi Testamenti, XC, PL 35, col. 2282.


MAIS MOI, SI JE VOUS DIS LA VÉRITÉ, VOUS NE ME CROYEZ PAS.

QUI D'ENTRE VOUS ME CONVAINCRA DE PÉCHÉ? SI JE DIS LA VÉRITE POURQUOI NE ME CROYEZ-VOUS PAS? CELUI QUI EST DE DIEU ÉCOUTE LES PAROLES DE DIEU; SI VOUS N’ÉCOUTEZ PAS, C’EST QUE VOUS N’ÊTES PAS DE DIEU


Thomas sur Jean 57