Thomas A. sur Rm (1999) 3

Leçon 2 [versets 2 et 3]

3
075 (
Rm 1,2-3)


[n° 26] 2 qu’auparavant il avait promis par ses prophètes dans les saintes Ecritures,

[n° 29] 3 touchant son Fils, qui lui a été fait de la semence de David selon la chair,

25. Après avoir décrit la personne qui écrit, <l’Apôtre> met ici en lumière la mission qui lui a été confiée — à savoir l’Evangile — qui, dans ce qui précède, est louée pour deux raisons la première concerne l’utilité que renferme sa matière, laquelle est signifiée dans le nom même d’Evangile. Ce nom donnant à entendre que des biens y sont annoncés. Mais l’autre raison est due à l’autorité qu’il contient, puisque son auteur est explicité par ces mots: "De Dieu."

L’Apôtre développe donc ce double éloge

I) D’abord, celui qui est dû à son auteur.

II) Puis, celui qui est dû à la matière [n° 28] touchant son Fils.

26. — I. À propos du premier éloge, IaEvangile se recommande de quatre manières:

A. Par son "antiquité." Car il fut nécessaire <de la montrer> contre les païens qui dénigraient l’Evangile, comme si sa prédication eût commencé soudaine ment après de longues années. Et pour réfuter cette erreur il dit: 2 qu’auparavant, car bien qu’il commençât à être prêché après un certain temps, il fut cependant divinement annoncé à l’avance: "je t’ai prédit dès lors <ces choses>; avant qu’elles n’arrivent je te les ai indiquées 2"

B. Par sa "constance" qui est désignée par ces mots: avait promis, parce que celui qui a promis auparavant, c’est celui qui ne ment pas: "Et nous, nous vous annonçons que la promesse qui a été faite à nos pères, Dieu l’a tenue à nos fils, ressuscitant Jésus, comme il est écrit au psaume deuxième "Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré."

C. Par la dignité des "ministres" ou des "témoins", lorsqu’il dit: par ses prophètes, auxquels avait été auparavant révélé ce qui s’est accompli touchant le Verbe incarné: "Car le Seigneur Dieu ne fera rien", c’est-à-dire ne fera point incarner son Verbe, "sans qu’il ait révélé son secret à ses serviteurs les prophètes 4.

< C’est à lui que tous les prophètes rendent ce témoignage que tous ceux qui croient en lui reçoivent, par son nom, la rémission des péchés."

1. Voir Glosa in Rom. I, 2 (GPL, col. 1305). Saint Thomas se réfère à la Glose de Pierre Lombard, mais en modifie le plan.
2. Is 48, 5.
3. Ac 13, 32.
4. Am 3, 7.
5. Ac 10, 43.



Mais il dit expressément: ses, car certains sont des prophètes parlant selon l’esprit humain, selon cette parole de Jérémie: "N’écoutez pas les paroles de ces prophètes qui vous prophétisent et vous trompent; ils disent les visions de leur coeur, et non ce qui sort de la bouche du Seigneur" Et d’où ces paroles <de l’Apôtre> à Tite <à propos des Crétois>: "Un d’entre eux, leur propre prophète, a dit" — D’autres aussi sont des prophètes des démons qui sont inspirés par l’esprit immonde: tels furent ceux que fit mourir Eue, comme on le rapporte au troisième livre des Rois" Alors Elie leur dit: "Prenez les prophètes de Baal, et qu’il n’en échappe pas même un seul d’entre eux." Lorsqu’ils les eurent pris, Eue les mena au torrent de Cison, et il les tua là." Mais on appelle prophètes de Dieu ceux qui sont inspirés par l’Esprit divin "Et il arrivera après cela que je répandrai mon esprit sur toute chair; vos fils prophétiseront ainsi que vos filles; vos vieillards auront des songes et vos jeunes gens verront des visions. Mais aussi sur mes serviteurs et servantes, en ces jours-là je répandrai mon esprit"

D. Par le "mode de transmission", parce que ces promesses ne sont pas seulement proclamées par la parole, mais elles sont consignées par écrit, aussi l’Apôtre dit-il: dans les Ecritures. — <Il est écrit dans le livre d’Habaquq>: "Le Seigneur me répondit et dit: "Ecris la vision, et expose-la sur des tablettes, afin que ne s’arrête pas celui qui la lira 5." Or on a coutume de n’écrire que des choses importantes, dignes de mémoire, et qui doivent passer à la postérité. Et c’est pourquoi, suivant ces paroles d’Augustin dans la Cité de Dieu 6 les prophéties relatives au Christ faites par Isaïe et par Osée ne commencèrent à être écrites qu’au moment de la naissance de Rome, sous l’empire de laquelle devait naître le Christ et sa foi devait être prêchée aux nations païennes: "Vous scrutez les Ecritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle; et ce sont elles qui me rendent témoignage 7."

27. Mais <l’Apôtre> ajoute: saintes, pour <souligner> la différence avec les écrits des païens. Et elles sont appelées "saintes", d’abord parce que, comme l’écrivent Pierre: "Ce n’est pas par la volonté des hommes que la prophétie a jamais été apportée; mais c’est inspirés par l’Esprit-Saint qu’ont parlé les saints hommes de Dieu 8"; et Paul "Toute Ecriture divinement inspirée est utile pour enseigner, pour reprendre, pour corriger, pour former à la justice." — Puis, parce que <ces Ecritures> contiennent des choses saintes: "Réjouissez-vous, justes, dans le Seigneur, et célébrez la mémoire de sa sanctification 10" — Enfin, parce qu’elles sanctifient: "Sanctifie-les dans la vérité. Ta parole est vérité 11." D’où ces paroles du premier livre des Maccabées "Ayant pour consolation les saints livres qui sont en nos mains 12.

28. II. [n° 25]. <L’Apôtre> développe ensuite l’éloge qui se fonde sur les biens annoncés dans l’Evangile, qui concernent sa matière, le Christ, qu’il loue triplement 13:

Par son origine.

Par sa dignité ou sa puissance [n° 42]: qui a été prédestiné.

1. Jr 23, 16.
2. Tt 1, 12.
3. 3 R (1 R) 18, 40.
4. Jl 2, 28.
5. Ha 2, 2.
6. Voir SAINT AUGUSTIN, La Cùé de Dieu XVIII, XXVII (BA 36, 566-569).
7. Jn 5, 39.
8. 2 P 1, 21.
9. 2 Tm 3, 16.
10. Ps 96, 12.
11. Jn 17, 17.
12. 1 M 12, 9.
13. Saint Thomas corrige le plan de la Glose de Pierre Lombard (Glosa in Rom. I, 2 [GPL col. 1305 C]) et range la grâce au nombre des libéralités selon le texte de l’épitre Par qut nous avons reçu grâce et apostolat.

Par sa libéralité [n° 60]: par qui nous avons reçu grâce et apostolat.

29. Il décrit l’origine du Christ de deux manières [n° 34].

A. <Il traite> d’abord <de son origine> éternelle, lorsqu’il dit: 3 touchant son Fils. En cela, il montre l’excellence de l’Evangile. Car le mystère de la génération éter nelle était auparavant très caché, ce qui a fait dire à Salomon: "Quel est son nom et quel est le nom de son fils, si tu le sais 1?" Mais dans l’Evangile le Père témoigne <de son Fils> en déclarant: "Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances. Ecoutez-le 2."

Il y a convenance à dire que le Fils de Dieu est la matière des saintes Ecritures, qui exposent la divine sagesse, selon ce verset du Deutéronome: "Telles sont votre sagesse et votre intelligence devant les peuples 3."

Or le Fils est appelé Verbe et Sagesse engendrée: "Pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, soit Grecs, le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu 4."

30. Mais à propos de cette filiation, quelques-uns sont tombés dans une triple erreur En effet, certains ont prétendu qu’il avait une filiation adoptive, tel Photin qui exposa que le Christ eut un commencement par <sa conception> de la Vierge Marie, comme un homme ordinaire, et qu’il parvint par le mérite de sa vie à une élévation telle qu’il fut appelé Fils de Dieu de préférence aux autres saints.

Mais selon cette <doctrine>, il ne conviendrait pas au Christ de descendre vers l’humanité, mais plutôt de s’élever vers la divinité, ce qui contredit cette parole de Jean: "Moi je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel."

31. Au contraire, d’autres ont prétendu que cette filiation n’était seulement que nominale ainsi Sabellius 8 soutint que le Père lui-même s’était incarné et qu’ainsi il était appelé Fils, en sorte que c’était la même personne, mais qu’ils différaient seulement par leurs noms.

Mais selon cette <doctrine>, il ne conviendrait pas au Fils d’être envoyé par le Père; ce qui est faux, puisqu’il dit lui-même dans l’évangile de Jean qu’il est descendu, afin de faire la volonté de celui qui l’a envoyé.

32. D’autres encore, tel Arius 10, préten dirent que cette filiation était créée, en

1. Pr 30, 4.
2. Mt 17, 5.
3. Dt 4, 6.
4. 1 Corinthiens 1, 24.
5. Dans son opuscule De articuhs fidei et ecclesiae sacramentis (éd. Léonine, t. XLII, texte p. 245-247), saint Thomas donne la nomen clature des hérésies touchant la filiation du Christ.
6. Photin est né â Ancyre, où il fut diacre de Marcel. Vers 343, dans des circonstances que nous ne connaissons pas, il est évêque de Sirmium (Subotica, en Yougoslavie). Savant et éloquent, il est apprécié de ses diocésains. Cependant, sa doctrine est condamnée par des conciles, à Antioche (344), Milan (345 et 347), â Sirmium même (348 et 351). A ce dernier concile, il est déposé et exilé. En 361, l’édit de tolérance de Julien lui permet de rentrer, mais il est exilé de nouveau par Valentinien 11(364). Il meurt en 376. Ses oeuvres sont perdues. Nous connaissons par saint Jérôme (De vins illustribus, c. 107; PL 23, 703-704) les titres d’un Contra Gentes, d’un traité Ad Valentinianum. Sa doctrine est connue par ce qu’en ont dit les hérésiologues, par exemple Epiphane (Panarion, 71). Saint Augustin, qui l’a connue dés avant sa conversion, et sans savoir qu’elle était opposée à la catholica veritas, la résume clairement dans les Confessions VII, 19, 25 (BA 13, 632-635): Jésus ne préexistait pas comme Fils de Dieu. II n’était qu’un homme, en tout semblable aux autres, sauf par sa naissance miraculeuse, et par la plénitude de la grâce qui était descendue en lui â cause de sa perfection morale. On a rapproché sa doctrine de celle de Paul de Samosate (voir Catholicisme 49, col. 229). Lieux parallèles 4 Cone. Gentiles c. 4; Super Ioan. 1, 1-2, lect. 1 (éd. Marietti, n°64).
7. Jn 6, 51.
8. Sabellius, dont on ne sait pas grand-chose, serait libyen, d’après saint Basile (Lettres 207, 1; PG 32, 760, texte établi es traduit par Yves Courtonne, p. 184). Il est à Rome au temps du pape Zéphyrin (t 197). Selon Hippolyte (Refutaeio omnium haeresium IX, 12 PG 16, 3383; éd. Miroslav Marcovich, p. 350-356), il est excom munié par le pape Calliste, qui lui avait d’abord fait confiance. C’est grâce aux écrivains du 1v’ siècle que son enseignement nous est connu sous le nom de sabellianisme. Il se résume dans la négation de la distinction entre le Père, le Fils et l’Esprit-Sains. Lieu parallèle 4 Contra Gentiles c. 5.
9. Voir Jn 6, 38.
10. Anus est d’origine libyenne comme Sabellius, contre lequel il va lutter dès 318-320. Sa vie est peu connue avant la prédication de ses erreurs. On peut ramener sa doctrine aux points suivants il y a dans la Trinité trois substances hétérogènes l’une â l’autre. Le Père seul est éternel et mérite proprement le nom de Dieu. Le Fils est la première des créatures; il y a eu un temps où il n’était pas et il a été tiré du néant; il a servi d’instrument au Père pour la création du monde et par suite il n’est pas semblable aux autres créatures cependant sa condition d’être créé fait qu’il ne participe pas à l’immutabilité de Dieu; il est sagesse de Dieu, mais sagesse créée; il est image du Père, mais image imparfaite et non consubstantielle. Quant au Saint-Esprit, dont Anus parle d’ailleurs fort peu, il est également créature et même inférieure au Fils. C’est le Fils qui s’est incarné en Jésus-Christ et qui, dans l’homme assumé par lui, tient la place de l’âme" (art. "Arianisme", Catholicisme 1, col. 810). Lieu parallèle: 4 Contra Gentiles c. 6-8.



sorte que le Fils de Dieu serait une créature très excellente, mais qu’elle fut tirée du néant, après un temps où elle n’avait pas existé.

Mais selon cette <doctrine>, toutes choses n’auraient pas été faites par lui, ce qui est en contradiction avec <le début de l’évangile de> Jean 1. Car il convient que n’ait point été fait Celui "par qui toutes choses ont été faites."

33. Ces trois <erreurs> sont réfutées par le fait que <l’Apôtre> ajoute expressément <au mot "Fils" l’adjectif "son", c’est— à-dire en propre et par nature 2.Hilaire dit à ce propos: "Il est son vrai et propre Fils par origine et non par adoption, en vérité et non au figuré, par naissance et non par création; car il procède du Père comme le verbe procède du coeur 3", ce qui appar tient à la même nature précisément en Dieu, en qui rien d’accidentel ne peut advenir. Voilà pourquoi <le Christ> dit lui-même "Moi et le Père nous sommes un 4." Selon Augustin, en disant: "un", il te libère d’Anus; en disant: "nous sommes", il te libère de Sabellius.

34. — B. Puis <l’Apôtre> traite de l’origine temporelle <du Christ>, lorsqu’il dit: qui a été fait.

Ici, par le fait même qu’il dit ensuite: qui lui a été fait, les trois erreurs dont on vient de parler semblent trouver leur justification. Car <les hérétiques> ne confessent pas <que le Fils lui est> éternel, mais <qu’il a été> fait. Mais par les mots qui sont ajoutés, leur intention est détruite.

Car en disant: qui lui a été fait, <l’Apôtre> réfute l’affirmation de Sabellius. Car le Fils ne peut pas "être fait" au Père, sans qu’il soit une même personne avec lui, mais par son Incarnation il sera le Fils de la Vierge.

De plus, en ajoutant: de la semence de David, il détruit l’intention de Photin. Car, si le Fils de Dieu avait été fait par adoption, il n’aurait pas dit qu’il a été fait de la semence de David, mais plutôt par l’Esprit, en ce sens qu’il est "l’esprit d’adoption des fils", comme le dit <l’épître aux> Romains 6, et <qu’il est issu> de la semence de Dieu, comme le rapporte la première épître de Jean 7.

Enfin, en disant: ensuite: selon la chair, il détruit l’intention d’Arius, qui prétend qu’il n’a pas seulement été fait selon la chair, mais aussi selon la nature divine.

35. En outre, il faut aussi considérer le fait que certains se sont trompés de multiples manières à propos du mystère même de l’Incarnation 8.

En effet, Nestorius 9 a soutenu que l’union du Verbe à cet homme s’est faite seulement selon l’inhabitation, c’est-à-dire selon que le Fils de Dieu a habité dans cet homme plus excellemment que dans les autres.

l. VoirJn 1, 3.
2. Lieux parallèles Somme Théologique 3a, Q. 24, a. 4; Q. 32, a. 3; 3 Sentences dist. 4, Q. l, a. 2, q l; q dist. 11, a. 3, sol. 2; dist. 12, Q. I, a. 1, sol. 1; dist. 18, a. 4, Q. 1, sol. 1; 4 Contra Gentiles c. 4; De veritate, Q. 29, a. 1, sol. 1.
3. SAINT HILAIRE, De Trinitate III, 11 (CCL 62, 83).
4. Jn 10, 30.
5. Voir SAINT AUGUSTIN, In Ev. ban XXXVI, 9 (8A 73 A, 204-207).
6. Voir Rm 8, 15.
7. Voir 1 Jn 3, 9.
8. Lieu parallèle Somme Théologique 3a, Q. 2, dans chaque article.
9. D’origine perse, Nestorius fut patnarche de Constantinople de

428 à 431. Poussé par Cyrille d’Alexandrie, le concile d’Ephèse le condamne en 431. Selon lui, la divinité du Christ n’était présente dans son humanité " qu’à la façon dont elle l’était dans les prophètes, quoique plus parfaitement. Le point saillant de la contro verse était son refus d’accepter qu’on donnât â Marie le nom de Mère de Dieu (en grec théotokos), ce qui tendait au moins à faire penser qu’il y avait dans le Christ non seulement deux natures, mais deux personnes distinctes, bien que Nestorius lui-même ne paraisse pas avoir voulu aller si loin" (L. BOUYER, art. "Nestorianisme", Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1990, p. 239). — Lieu parallèle: 4 Contra Gentiles c. 34.



Or il est manifeste que différente est la substance de celui qui habite et de celui qui est habité, comme la substance de l’homme et celle d’une maison. Selon cette <doctrine, Nestorius> soutenait que la personne ou l’hypostase du Verbe était autre que celle de l’homme, en sorte que le Fils de Dieu et le fils de l’homme différaient selon la personne.

Mais cela se révèle être manifestement faux, puisque l’Apôtre <dans son épître> aux Philippiens qualifie cette union d’anéantissement. Or le Père et l’Espnt Saint habitent les hommes, selon ce verset de Jean: "Nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui" Il s’ensuivrait donc que le Père et l’Esprit-Saint se seraient anéantis, ce qui est absurde. L’Apôtre réfute donc cette <doctrine> en disant: touchant son Fils, c’est-à-dire le Fils de Dieu, qui a été fait selon la chair, c’est-à-dire a pris chair, de la semence de David. Et il n’y aurait pas lieu de s’exprimer de cette manière si cette union s’était faite seulement selon une inhabitation.

Car, à propos des autres <hommes> dans lesquels habite le Verbe, on ne dit pas que le Verbe "s’est fait" un tel ou un tel, mais qu’il "s’est fait" <parole> pour Jérémie ou pour Isaïe.

Donc lorsque après avoir dit: touchant son Fils, <l’Apôtre> a ajouté: qui lui a été fait de la semence de David, il réfute mani festement l’erreur que l’on vient de mentionner.

36. De plus, quelques autres <hérétiques>, bien que n’admettant point le fait qu’il y ait deux personnes dans le Christ, admettent cependant deux hypostases ou deux suppôts; ce qui revient au même, puisque la personne n’est pas autre chose que l’hypostase et le suppôt de la nature raisonnable 4. Donc, puisqu’il n’y a dans le Christ qu’une seule hypostase et qu’un seul suppôt, qui est le suppôt ou l’hypostase du Verbe éternel, on ne peut pas dire que cette hypostase est devenue le Fils de Dieu, étant donné que le Fils de Dieu n’a pas commencé à être. Et c’est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que l’homme s’est fait Dieu ou Fils de Dieu. Que si pourtant cette expression se rencontre chez quelque docteur, il faut l’interpréter de la manière suivante: "Il a été fait", pour que l’homme soit Dieu 5.

En ce sens, à proprement parler, on dit que le Fils de Dieu s’est fait homme, parce qu’il ne le fut pas toujours. Et c’est pourquoi il faut lire ce <passage de l’Apôtre> de telle façon que ce "qui" se rapporte au sujet, et que le sens soit: qui, Fils de Dieu, a été fait de la semence de David; mais ne se rapporte point au prédicat, parce que le sens serait que celui qui existait de la semence de David a été fait le Fils de Dieu; ce qui ne peut être dit dans un sens propre et véritable, ainsi qu’on l’a exposé.

1. Voir Ph 2, 7.
2 Jn 14, 23.
3. Si, d’une part, l’Incarnation du Verbe est une simple habitation de la personne du Fils dans un être humain déjà pourvu d’une personne, et puisque, d’autre part, saint Paul qualifie l’Incarnation d’anéantissement (en grec kénose), alors il devrait s’ensuivre que toute habitation du divin dans l’humain, qu’elle soit du Père ou de l’Esprit, présente également le caractère d’un anéantissement. Ce qui n’est pas. Ainsi l’habitation ne comprend pas la kénose qu’implique l’Incarnation selon l’Ecriture. Et donc l’Incarnation "kénotique" du Fils ne peut être conçue sur le modèle d’une habi tation du divin dans l’humain.
4. La théologie grecque s’est servie du terme "hypostase" pour désigner plus particulièrement les trois personnes divines, par oppo sition à l’essence qui leur est commune. Cette distinction et cette opposition a été l’oeuvre principalement des théologiens dits cappa dociens saint Basile, saint Grégoire de Nazianze et saint Grégoire de Nysse. Elle a fait quelque temps difficulté pour les théologiens latins, parce qu’hypostase, étymologiquement, correspond au latin substantia, déjà utilisé pour traduire ousia, c’est-à-dire "essence" dans le credo. Les grecs, de leur côté, avaient quelque répugnance devant le latin persona, dont le sens premier s’appliquait au masque des acteurs. Ceci les amenait à voir un danger de sabellianisme dans l’usage de ce vocable, comme si le Père, le Fils et le Saint-Esprit avaient été non pas trois sujets distincts en Dieu, mais seulement trois rôles joués par le même unique sujet divin dans le salut de l’humanité. Finalement, on se mit d’accord sur l’équivalence de personne ou d’hypostase dans la théologie trinitaire" (L. BouygR, art. e Hypostase", Dictionnaire théologique, p. 163).
5. Dans les expressions "il est devenu", "il s’est fait", appliquées à Jésus-Christ, que désigne le "il" ? Nécessairement la personne (ou hypostase) du Fils. Si donc nous disons: l’homme (Jésus) s’est fait Dieu, nous semblons affirmer, ou bien que I’hypostase de l’homme Jésus s’est faite Dieu — ce qui est impossible puisque Jésus est sans hypostase humaine — ou bien que la personne du Fils s’est faite Dieu — ce qui est absurde puisqu’elle l’est déjà. Cette expression est impropre. Cependant, la formule " l’homme [Jésus] est devenu [ou s’est fait) Dieu * peut avoir un sens acceptable si le sujet "homme" dénote non l’hypostase mais la nature. Elle signifiera alors le chan gement, la transformation, le devenir (d’où le " il est devenu", "il s’est fait e) qui s’est opéré en cette nature en vue de son union à la personne divine (5. Th. 3a, Q. 2, a. 7 et 8). C’est le sens de la formule très elliptique de saint Thomas déclarant qu’il faut inter préter le "il a été fait" comme signifiant "pour que l’homme [Jéqus] soit Dieu."



37. D’autres <hérétiques encore> ont prétendu que l’union s’est opérée par le changement du Verbe en la chair, comme on dit de l’air qu’il devient du feu. Aussi Eutychès 1 a-t-il soutenu que même avant l’Incarnation il y eut deux natures, mais qu’après il n’y en eut qu’une seule. Mais cette <doctrine> est manifestement fausse, puisque Dieu est immuable 2 selon ce verset de Malachie: "Moi je suis Dieu, et je ne change point", il ne peut subir de changement en quoi que ce soit.

Donc quand il est dit: a été fait, on ne l’entend pas d’un changement, mais de l’union sans mutation divine.

Car on peut attribuer quelque chose de nouveau à quelqu’un sans qu’il y ait de changement chez lui: par exemple quand, n’étant point assise de manière immobile, une personne se trouve à droite par le chan gement <qu’entraîne> celui qui se déplace. C’est ainsi que Dieu est appelé dans le temps Seigneur ou Créateur à cause de sa créature changeante; et pour la même raison on dit de nouveau <ce verbe> "fait", selon ce verset d’un psaume: "Seigneur, tu t’es fait un refuge pour nous, de génération en génération 4." Puisque l’union est une sorte de relation, <opérée> par la mutation de la créature, on dit que Dieu s’est fait homme, c’est-à-dire qu’il s’est uni dans sa personne à la nature humaine.

38. D’autres <hérétiques> prétendirent que le Christ n’avait pas eu d’âme, mais que le Verbe lui en tenait lieu; c’est le cas d’Arius 5 et d’Apollinaire 6.

Ils sont contredits par cette parole de Jean: "Personne ne prend mon âme, mais moi je la dépose 7.

1. Eutychès a vécu à Constantinople au V° siècle. Il embrassa l’état monastique et s’acquit une réputation de sainteté dans le monde de l’ascétisme. Il fut condamné au concile de Chalcédoine en 451, parce qu’il tenait pour hérétiques tous ceux qui admettaient deux natures dans le Christ. […] En réalité, il est difficile de savoir quelle a été la doctrine personnelle d’Eutychès. Peut-être lui-même ne le savait-il pas très bien, car il employait volontiers des formules amphibologiques, sur le sens précis desquelles il refusait de s’expliquer. […] Eueychès reconnaît qu’il n’y a qu’une personne en Jésus-Christ, celle du Verbe; que le Verbe a pris une chair véritable et non apparente de la Vierge Marie et qu’il est à la fois Dieu parfait et homme parfait; que la Vierge Marie nous est consubstantielle; qu’il n’y a pas eu mélange de l’humanité et de la divinité, mais que le Verbe est resté sans changement; que les docètes, Valentin et Apollinaire et tous ceux qui attribuent une origine céleste à la chair du Christ sont dignes d’anathème. Comment expliquer dans ces conditions sa condamnation? Selon M. Jugie, c’est le rappro chement de deux affirmations équivoques d’Eutychès qui a donné lieu â son accusation de docétisme, de monophysisme strict et même de nestorianisme. La première affirmation est celle-ci "Je confesse que Notre-Seigneur a été [ devenu] de deux natures avant l’union." Et la seconde "Mais après l’union, je ne reconnais plus qu’une seule nature" (MAs II, 744). Par la seconde affirmation Eutychés niait que le Christ nous fût consubstantiel. [ En réalité, il semblerait qu’il avait l’intention de donner à cette formule la signi fication que lui attribuait S. Cyrille, mais il était incapable de manier avec l’adresse voulue Cet instrument délicat; et il disait "Après l’union je ne confesse qu’une seule nature, en laissant de côté des mots qui complétaient la formule cyrilienne: [ incarnée du Verbe de Dieu" (M. Jugie, DTC, col. 1593) (art. "Eueychès", Catholi cisme 4, col. 735-738). — Lieu parallèle: 4 Contra Gentiles c. 35.
2. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 9, a. 1 et 2; Q. 10, a. 3; I Sentences dist. 8, Q. 3, a. 1 et 2; dist. 19, Q. 5, a. 3; 1 Contra Gentiles c. 13 et 14; 11, 25; Compend. theol. 4; De malo, Q. 16, a. 2, sol. 6; Dequodi., 10, Q. 2; Super lob 4, 18; I Ad Tim. 6, 16, lect. 3 (éd. Marietti, n° 268).
3. Ml 3, 6. Domsnus selon la Vulgate, Dominus Deus vester selon la Vetus latina. Voir Bibi. sacr., t. II, p. 1010.
4. Ps 89, 1.
5. Voir SAINT AIJGUSTIN, De haeresibus XLIX (CCL 46, 320-32 1).
6. Apollinaire le Jeune, né à Laodicée de Syrie entre 300 et 310, et more vers 390, enseignait une doctrine étrange selon laquelle le Verbe, en s’incarnant, n’aurait pas pris la nature humaine dans son intégrité, mais seulement le corps, se réservant de jouer lui-même le rôle de l’âme ou de l’esprit. [ De cette doctrine découlent plusieurs conséquences 1. L’incarnation n’est pas la prise par le Verbe d’une humanité complète; c’est, au sens le plus strict, une incarnation, c’est-à-dire la prise d’une chair humaine. Le Christ ne nous est donc pas consubstantiel. 2. La rédemption n’est pas totale ce qui est sauvé, c’est ce que le Verbe a assumé, c’est-à-dire la chair et l’âme, mais non pas le noûs. 3. Le Christ ne possède qu’une nature concrète; le corps assumé par le Verbe n’est pas par lui-même une nature, puisqu’il ne saurait exister indépendamment du Verbe qui le vivifie. De là la formule Une est la nature incarnée du Dieu Verbe. 4. La nature du Christ étant unique, il s’ensuivrait naturellement que sa volonté et ses opérations étaient également uniques; c’est dire que le monothélisme et le monoénergisme étaient contenus dans l’apollinaeisme " (art. " Apollinaire le Jeune et Apollinarisme", Catholicisme I, col. 706-709). — Voir SAINT AUGUSTIN, De haeresibus LV (CCL 46, 325). — Lieu parallèle 4 Contra Gentiles . 31-33.
7. Jn 10, 18.

D’autre part, quand <l’Apôtre> dit: selon la chair, il n’exclut point du Christ l’âme, mais le <mot> chair désigne l’homme tout entier, selon ce verset d’Isaïe: "Toute chair verra en même temps que la bouche du Seigneur a parlé. 1"

39. Mais puisque nous, nous confessons que le Christ est né de la Vierge, on se demande pourquoi l’Apôtre dit qu’"Il a été fait d’une femme 2"

Il faut répondre que ce qui est produit selon l’ordre naturel, comme le fruit de l’arbre ou la postérité issue du père, est dit naître. Mais ce qui est produit par la volonté d’un agent, non selon l’ordre de la nature, comme la maison par l’ouvrier, ne peut <recevoir> l’appellation de naître, mais <celle> d’avoir été fait.

Donc, puisque le Christ est sorti de la Vierge, selon l’ordre naturel sous quelque rapport, c’est-à-dire en tant que conçu d’une femme et dans l’espace de neuf mois, on dit qu’il est né. En revanche, parce que sous un autre rapport il sortit <de la Vierge> non selon l’ordre naturel, sans semence d’homme, mais par la vertu divine, on dit qu’il a été fait. Ainsi dit-on d’Eve qu’elle a été faite à partir d’Adam, et non point née; tandis qu’Isaac est né d’Abraham, et non point fait.

40. De même, <on se demande> pourquoi on dit notamment de la semence de David, et non pas de la semence d’Abraham, à qui fut faite la promesse touchant le Christ, selon ce verset <de l’épître> aux Galates "C’est à Abraham que les promesses ont été faites et à sa postérité 4."

Il faut dire qu’il a été fait pour donner l’espérance du pardon aux pécheurs, parce que David, de la semence duquel est né le Christ, fut pécheur; mais Abraham, pour exalter, face aux Romains qui régnaient sur les nations, la dignité royale du Christ, fut juste 6

41. Ces paroles réfutent aussi une triple erreur des manichéens.

D’abord, dans le fait qu’ils affirment que le Dieu de l’Ancien Testament n’est pas le même que le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ; ce qui est réfuté par ces paroles de l’Apôtre: Qu’auparavant <Dieu> avait promis par ses prophètes dans les saintes Ecritures, c’est-à-dire <dans les Ecritures> de l’Ancien Testament.

Mais ensuite, dans le fait qu’ils condamnent les écrits de l’Ancien Testament, que l’Apôtre qualifie ici de saints. Car <selon eux> il n’y eut pas d’autres saints écrits avant l’Evangile.

Enfin, dans le fait qu’ils affirment que le Christ a eu une chair fantomatique; ce qui est réfuté par ces mots <de l’Apôtre>: <Le Christ> lui a été fait de la semence de David selon la chair, c’est-à-dire pour la gloire du Père, d’après cette parole de Jean: "Moi je ne cherche pas ma gloire 8", mais "la gloire de celui qui m’a envoyé."

1. Is 40, 5.
2. Ga 4, 4.
3. Pour ce numéro 39, voir Glosa in Rom. I, 3 (GPL, col. 1308). Lieux parallèles Somme Théologique 3a, Q. 31, a. 2; AdHebr. 7, 3, lect. 1 (éd. Marietti, n° 333); Super Matth. 1, 16; 1, 18; 1, 19 (éd. Marietti, n 105, 114).
4. Ga 3, 16.
5. Voir Prologue, n° 6.
6. Voir Glosa in Rom. I, 3 (GPL, col. 1308).
7. Les manichéens appartiennent â une secte d’origine païenne. Leur fondateur, Mani, est iranien par ses origines, babylonien par sa naissance (216). Sa doctrine, connue sous le nom de manichéisme, combine " des éléments de udaisme et de christianisme hérétiques (dans le sens du gnosticisme) avec un fond d’idées mazdéennes (dualistes) et extrêmes-orientales (en particulier bouddhistes). Le trait principal en est un dualisme métaphysique radical, supposant un principe bon, spirituel et lumineux, dans une lutte sans fin avec un principe mauvais, matériel et obscur " (L. BOUYER, art. " Manichéisme", Dictionnaire théologique, p. 215).
8. Jn 8, 50.
9. Jn7, 18.


Leçon 3 [verset 4]

4
075 (
Rm 1,4)


[n° 42-59] 4 qui a été prédestiné Fils de Dieu dans sa puissance selon l’esprit de sanctification par suite de sa résurrection des morts, Jésus-Christ Notre Seigneur,

42. Après avoir mis en lumière l’origine du Christ [n° 28], <l’Apôtre> le fait pour sa puissance, et il expose trois choses

I) Sa prédestination, lorsqu’il dit: qui a été prédestiné.

II) Sa dignité ou sa puissance, lorsqu’il dit: [n° 49]: Fils de Dieu dans sa puissance.

III) Son signe ou son effet, lorsqu’il dit: [n° 58]: selon l’esprit de sanctification.

43 — 1 I. À propos du <mot> "prédestination", il faut remarquer que ce nom vient du <mot> "destination 2." Car on dit prédestiné ce qui est comme destiné à l’avance. Et <le mot> destination a deux acceptions. Il a parfois le sens de mission. On appelle destinés ceux qui sont envoyés à quelque fin, selon ce verset du premier livre des Maccabées: "Quelques-uns du peuple furent députés (destinaverunt), et allèrent trouver le roi 3." Mais parfois "destiner" a le même sens que "se décider à", selon ce verset du second livre des Maccabées: "<Eléazar> se décida (destinavit) à ne pas commettre des choses illicites par amour pour la vie 4." Et cette seconde signification semble dériver de la première. En effet, de même qu’un messager envoyé se dirige vers une fin <assignée>, ainsi ce que nous avons décidé, nous l’ordonnons en vue de cette fin. Donc dans ce sens, prédes tiner, ce n’est rien d’autre que disposer d’avance dans son coeur ce qui doit être fait à propos d’une chose.

44. Or, on peut disposer d’une chose ou d’un acte futur: d’abord, quant à la nature même de la chose, par exemple comment un ouvrier doit disposer la construction d’une maison; ensuite quant à l’usage ou au gouvernement de cette chose, par exemple comment on doit disposer d’un cheval. C’est à cette seconde prédesti nation, et non à la première, que se rapporte la prédestination.

45. En effet, ce dont on se sert se rapporte à une fin, parce que, selon les propos d’Augustin dans son livre De la doctrine chrétienne, "User, c’est rapporter une chose à une fin de jouissance 5." Mais puisqu’une chose est constituée par son essence, ce n’est point par cette essence

1. Lieux parallèles: 5. Th. 3a, Q. 24 et 16; Ad Rom. 8, 29, lect. 6 (éd. Marietti, n° 702-709); 9, 13, lect. 2 (éd. Marietti, n° 763-764). Voir les notes relatives à la prédestination selon saint Thomas, p. 324 et 348.
2. Voir l’origine de ce mot dans le Dictionnaire étymologique de la langue latine par A. Emout et A. Meillet, p. 1150, à stano. En réalité, le verbe grec orizein n’a pas été bien traduit en latin. Praedestinatus voulant dire "prédestiné", et oristhentos signifiant " constitué", c’est-à-dire constitué Fils de Dieu dans l’exercice de sa puissance. Le commentaire qu’en fait saint Thomas, bien que conservant sa valeur théologique, ne correspond cependant pas au contenu onginal du passage.
3. 1 M 1, 14.
4. 2 M 6, 20.
5. SAis AUGUSTIN, La Doctrine chrétienne I, iv, 4 (CCL 32, 8; BA 11, 184-185; BA 11/2, 80-81); voir aussi De la Trinité X, X, 13 (BA 16, 146-147); dans La Cité de Dieu XI, xxv, 496-497 (BA 35, 110-111).



qu’elle est dirigée vers une autre <fin>. Par conséquent, la prédisposition de la constitution d’une chose ne peut à proprement parler être appelée prédestination. Donc, nier la prédestination équivaut à nier la préordination divine, de toute éternité, à l’égard des choses qui doivent se faire dans le temps. Mais étant donné que tout ce qui est naturel appartient à la constitution de la chose elle-même, soit parce que ce sont les principes qui la constituent, soit parce que ce sont les conséquences de ces mêmes principes, on en conclut que les choses naturelles ne tombent pas à proprement parler sous la prédestination: ainsi dirions-nous improprement que l’homme est prédestiné à avoir des mains. Il reste donc que la prédestination s’applique au sens exact seulement à ce qui dépasse la nature, à la fin ordonnée de la créature raisonnable.

46. Or au-dessus de la nature de la créature raisonnable il n’y a que Dieu seul, à qui la créature raisonnable est unie par la grâce. Selon une première manière, quant à l’acte de Dieu lui-même, par exemple, quand par la grâce de la prophétie est communiquée à l’homme la préconnais— sance des choses futures, ce qui n’est propre qu’à Dieu et cette sorte de grâce est appelée grâce donnée gratuitement (gratia gratis data). Selon une autre manière, quant à Dieu lui-même, à qui la créature raisonnable est unie, du moins communément, selon l’effet de la charité, suivant cette parole "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui 2"; ce qui se fait par la grâce qui rend agréable (per gratiam gratum facientem) 3, laquelle est une grâce d’adoption. Selon une <troisième> manière, qui n’appartient qu’au Christ, par l’union en son être personnel; et cette grâce est appelée grâce d’union 4. Donc puisque l’union de l’homme à Dieu, par la grâce de l’adoption, tombe sous la prédestination, de même son union à Dieu, par la grâce de l’union en sa personne, tombe aussi sous la prédestination. Et c’est dans ce sens que <l’Apôtre> dit: qui a été prédestiné Fils de Dieu.

47. Et de crainte qu’on n’applique ces paroles à la filiation de l’adoption, il ajoute: dans sa puissance, autrement dit: il a été prédestiné afin d’être Fils, tel qu’il ait une puissance égale, bien plus la même puissance avec Dieu le Père, parce que, dit l’Apocalypse, "l’Agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance, la divinité, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la bénédiction 5." Bien plus le Christ lui-même est puissance de Dieu, selon cette parole de la première épître aux Corinthiens: "Le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu 6." Aussi <le Christ dit-il lui-même dans l’évangile de> Jean: "Tout ce que le Père fait, cela aussi le Fils le fait pareillement 7."

Quant à la grâce donnée gratuitement, on ne peut dire simplement de quelqu’un qu’il est prédestiné, parce que cette grâce donnée gratuitement n’est pas directement ordonnée en vue de diriger vers sa fin ultime celui qui la reçoit, mais pour que d’autres soient dirigés par elle, selon cette parole de la première épître aux

1. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae Q. 111, a. 1; 3 Contra Gentiles c. 154; Compend. theol., c. 214; Ad Ephes. 1, 6b, lect. 2 (éd. Marietti, n° 15).
2. 1 Jn 4, 16.
3. Lieux parallèles comme â la note précédente.
4. Ces distinctions sont classiques en théologie. La grâce gratui tement donnée (gratia gratis data) correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui les charismes: de prophétie, de guérison, etc. La recevoir n’implique aucune sainteté particulière de qui la reçoit son utilité est "pour les autres." La grâce qui rend agréable (gratta gratum faciens) est une grâce de sanctification personnelle. Or, ètre sanctifié, c’est devenir fils adoptif de Dieu; d’où son nom de grâce de l’adoption. Enfin, la grâce de l’union hypostatique, propre au Christ, est celle par laquelle la nature humaine soutient une relation unique d’union avec l’hypostase du Fils.
5. Ap 5, 12.
6. 1 Co 1, 24.
7. Jn 5, 19b.



Corinthiens: "À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité 1."

48. Or il est manifeste que ce qui est par soi est la mesure et la règle des choses qui sont appelées par une autre chose et par participation. C’est pourquoi la prédestination du Christ, qui a été prédestiné pour être Fils de Dieu par nature, est la mesure et la règle de la vie, et par conséquent de notre prédestination, parce que nous sommes prédestinés par filiation adoptive, laquelle est une participation et une image de la filiation naturelle, selon ce verset <de l’épître aux> Romains "Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, pour qu’il soit le premier né d’une multitude de frères 2."

Donc de même que le Christ homme n’a pas été prédestiné à cause de ses mérites antécédents, mais par la grâce seule, pour qu’il soit le Fils de Dieu par nature, ainsi nous aussi, nous avons été prédestinés à être des fils adoptifs par la grâce seule, non par nos mérites, selon ce verset du Deuté ronome: "Ne dis point en ton coeur, lorsque le Seigneur ton Dieu les aura détruits en ta présence: c’est à cause de ma justice que le Seigneur m’a introduit dans cette terre pour la posséder, puisque c’est à cause de leurs impiétés que ces nations ont été détruites 3."

Il est donc manifeste que la fin de cette prédestination consiste à être Fils de Dieu en puissance 4.

49. — II. Mais il <nous> reste à rechercher quel est celui qui a été prédestiné à cette fin.

Or, étant donné que la prédestination suppose une antériorité, il semble que celui qui a été prédestiné à être Fils de Dieu en puissance ne l’aurait pas toujours été. Car la prédestination ne semble pas convenir à ce qui fut toujours, puisque cela ne peut avoir d’antériorité. Donc si nous soutenions avec Nestorius que la personne du fils de l’homme était différente de la personne du Fils de Dieu, il n’y aurait aucune hésitation à pouvoir dire que la personne créée du "fils de l’homme" ne fut pas de toute éternité, mais qu’elle commença à être dans le temps "Fils de Dieu en puissance." Et il en serait de même si l’on disait qu’autre est l’hypostase ou le suppôt du Fils de Dieu et qu’autre est celui du fils de l’homme.

Mais ces opinions sont étrangères à la foi comme on l’a dit plus haut [n° 34 s].

Etant donné que non seulement la personne du Fils de Dieu et celle du fils de l’homme sont la même personne, et qu’il en est de même de leur hypostase et de leur suppôt, on ne peut dire en vérité et au sens propre que le fils de l’homme a été fait Fils de Dieu, de crainte que l’on comprenne qu’il y a un suppôt créé, et qu’on enseigne de nouveau qu’il est <devenu> Fils de Dieu.

Pour une raison similaire, il semble qu’on ne puisse pas dire que le fils de l’homme a été prédestiné Fils de Dieu, parce que fils de l’homme suppose un suppôt éternel, qui fut toujours Fils de Dieu.

C’est pourquoi on ne rencontre pas ici l’antériorité qu’implique la prédestination. 50 6 — C’est donc pour cela qu’Origène dit que le texte littéral ne doit pas être: "qui praedestinatus est (qui a été prédestiné)", mais: "qui destinatus est Filius Dei in virtute (qui a été destiné Fils de Dieu en puissance)",

1. 1 Corinthiens 12, 7.
2. Rm 8, 29.
3. Dt 9, 4.
4. En résumé, la prédestination à la filiation divine signifie pour quelqu’un qu’il est potentiellement fils de Dieu: "quod aliquis sis Films Dei in virEuse, dit saint Thomas. Mais qui est cet aliquis, ce quelqu’un? G’est ce qu’il va maintenant examiner.
5. Voir chap. 1, y. 3; leçon 2, n° 35.
6. Pour les numéros 50 et 51 voir 5. Th. 3a, Q. 24, a. 1; Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1314).



afin qu’aucune antériorité n’y soit signifiée 1.Et selon cette version le sens est clair, puisque le Christ a été destiné, c’est-à-dire envoyé par Dieu le Père dans le monde, comme véritable Fils de Dieu dans sa puissance divine 2.

Mais parce que communément toutes les versions latines lisent: "qui praedestinatus", certains 3 ont voulu donner une explication différente de ce passage <en recourant à une locution> habituelle de l’Ecriture disant qu’une chose arrive quand elle est connue. Par exemple le Seigneur dit après sa résurrection: "Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre 4", parce que c’est après sa résurrection que l’on connut que cette puissance lui avait été donnée de toute éternité. Mais selon cette explication <le mot> "prédestination" n’est pas pris au sens propre, parce que la prédestination est relative à la grâce cependant la grâce a été faite au Christ non dans le but que sa puissance divine fût manifestée, mais bien pour nous. Et c’est pourquoi on rapporte aussi dans la Glose que selon ce sens <le mot> "prédestiné" est pris au sens large de "connu à l’avance", en sorte que le sens serait: le Christ a été prédestiné, c’est-à-dire connu à l’avance de toute éternité, afin d’être révélé dans le temps Fils de Dieu en puissance.

51. En conséquence d’autres auteurs 6 rapportant la prédestination à l’union même, ne l’ont point attribuée à la personne, mais à la nature. Voici le sens <qu’ils donnent à ce passage>: qui a été prédestiné Fils de Dieu dans sa puissance, c’est-à-dire dont la nature a été prédes tinée pour être unie à Celui qui est le Fils de Dieu en puissance. Mais cette expli cation est aussi impropre et forcée. En effet, étant donné que la prédestination implique un ordre vers une fin, est prédestiné celui qui est ordonné par son propre agir vers une fin. De plus, agir en vue d’une fin ne relève pas de la nature, mais de la personne. Donc, si l’on s’en tient au sens strict, il est nécessaire que la prédestination soit attribuée à la personne même du Christ. Mais parce que la personne du Christ subsiste dans ses deux natures, humaine et divine, on peut attribuer quelque chose à l’une comme à l’autre. Ainsi peut-on dire quelque chose d’un homme selon son corps, par exemple qu’il est touché ou blessé; et selon son âme, qu’il comprend ou qu’il veut. De la même façon pour le Christ, on peut lui appliquer une chose selon sa nature divine, comme il le dit de lui-même: "Moi et le Père nous sommes un 7", <et> une chose selon sa nature humaine, comme lorsque nous le disons crucifié et mort. Et selon ce dernier mode <d’expression> nous disons qu’il a été prédestiné selon la nature humaine. En effet, bien que la personne elle-même du Christ ait toujours été Fils de Dieu 8, cependant elle ne le fut pas toujours dans sa condition de nature humaine, mais cela fut <l’effet> d’une grâce ineffable.

52. On peut encore assigner une autre raison <à l’emploi> de ce participe, "a été fait", qui signifie un acte accompli, et à celui de: "prédestiné", qui signifie un acte de l’âme.

1. Voir ORIGÉNE, Super Epistulam ad Romanos, lib. I, ad C. I, y. 4 (PG 14, 849A; éd. C. P. Hammond Bammel, p. 36-37).
2. Le latin in virsute, comme le français "en puissance", reçoit ici, selon les contextes, des sens quelque peu différents. D’une part, on pourrait le rendre par "virtuellement " (l’embryon humain est virtuellement un homme) c’est le cas de l’hypothèse envisagée au numéro 49. D’autre part, il peut signifier "avec forces (voir la virtù italienne), ou encore "dans la puissance" (qui est la sienne en tant que Fils de Dieu) c’est le cas au numéro 50. En cette seconde acception, " en puissance" ne s’oppose plus à un acte et n’implique plus l’antécédence temporelle que semble impliquer la pré-destination.
3. C’est le cas notamment du Pseudo-Hugues de Saint-Victor (Quaestiones et dec jsiones in Epistolas Pauli. Ad PhiEppenses 2, 9, Q. IX [n° 175, 578C]).
4. Mt 28, 18.
5. Voir Glosa in Rom. 1, 4 (GI’L, col. 1314C).
6. Tel, par exemple, Haymon d’Auxerre (Expositio in dlvi Pauli epistolas. Ad Romanos I, 4 [n° 117, 366 D-367 A."
7. Jn 10, 30.
8. Voir Somme Théologique 3 Q. 16, a. 5.



Car l’âme, par l’intellect et la raison, peut distinguer les choses qui sont unies dans la réalité. En effet, on peut avoir la pensée d’une muraille blanche, et parler séparément de la muraille et de sa blancheur. Ainsi en est-il de la prédestination. Car la prédestination peut être attribuée à la personne du Christ, en tant qu’elle subsiste dans la nature humaine, sans qu’on la lui attribue en tant qu’elle subsiste dans la nature divine.

Ainsi l’Apôtre avait-il commencé par dire que le Fils de Dieu s’est incarné, et mentionné ensuite sa prédestination, pour faire comprendre qu’il a été prédestiné en tant qu’il a été fait de la semence de David selon la chair; et ainsi, en développant le mystère de l’Incarnation, il descend du Fils de Dieu à la chair, et de la chair, selon la prédestination, il remonte au Fils de Dieu, afin de montrer que ni la gloire de la divinité n’a mis obstacle à l’infirmité de la chair, ni l’infirmité de la chair n’a amoindri la majesté de Dieu 1.

532 — On demande dans la Glose 3:

A. Si le Christ, en tant qu’homme, est Fils de Dieu. Ce qui est vraisemblable puisqu’il a été prédestiné pour être tel; or il a été aussi prédestiné en tant qu’homme; donc en tant qu’homme il est Fils de Dieu. Il faut dire que si cette <locution

1. Voir SAINT LEON LE GRAND, Premier sermon pour Noél (SC 22 bis, 70-71): "Ainsi le Verbe de Dieu, Dieu <lui-même>, Fils de Dieu, qui dans le Principe était auprès de Dieu, par qui toutes choses ont été faites et sans qui rien n’a été fait, est devenu homme pour libérer l’homme de la mort éternelle; pour recevoir notre humble condition sans diminution de sa majesté, il s’est abaissé de telle sorte que, demeurant ce qu’il était et assumant ce qu’il n’était pas, il unit la vraie condition de l’esclave â cette <condition> dans laquelle il est égal à Dieu le Père, et réunit l’une et l’autre nature dans une alliance si grande que ni sa glorification ne consumât l’infé rieure, ni son assomption ne diminuât la supérieures (traduction faite d’après l’édition critique d’Antoine Chavasse (CCL 138, 86-87).
2. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1311 C); Somme Théologique 3 Q. 24 dans sa totalité, et lieux parallèles dans chaque article.
3. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1311 C).



conjonctive> "en tant que" dénote l’unité du suppôt, il est vrai qu’en tant qu’homme il est Fils de Dieu, puisqu’il n’y a qu’un seul suppôt de l’homme et de Dieu. Mais si elle indique la condition ou la cause de la nature, c’est faux; car le fait qu’il soit Fils de Dieu ne dépend pas de la nature humaine. Dans cette argumentation il y a un sophisme de composition et de division. Cette <locution conjonctive> "en tant que" peut déterminer le participe "prédestiné", et en ce sens il est vrai qu’en tant qu’homme <le Christ> a été prédestiné; ou bien elle peut déterminer que cet <homme> est Fils de Dieu selon l’ordonnance de la prédestination et, en ce sens, c’est faux. Car il n’a pas été prédestiné pour qu’en tant qu’homme il fût Fils de Dieu; or ce raisonnement se déve loppe bien dans ce sens 4.

545. — B. On demande si le Christ, en tant qu’homme, est une personne. Il faut dire que si cette <locution conjonctive>

4. Aristote, suivi par la philosophie scolastique, enseigne dans les Réfutations sophistiques que les sophismes, ou raisonnements destinés à tromper (d’où leur nom latin, fallacia, "tromperie"), sont soit des sophismes de mots, soit des sophismes de choses. Parmi les sophismes de mots, on distingue le sophisme de composition et de division, que les médiévaux (voir De fallaciis, c. VI faussement attribué à saint Thomas) appellent aussi"faIIacta sensus compositt et divisi; "sophisme du sens composé et divisé." Il y a sophisme de composition lorsqu’on associe dans le discours ce qui est séparé dans la réalité, et sophisme de division lorsqu’on sépare dans le discours ce qui est associé dans la réalité. Sophisme du sens composé "Les pécheurs sont sauvés; or je suis pécheur; donc 10 suis sauvé"; ici, on associe pécheurs" avec "sont sauvés" (les pécheurs sont sauvés en tant que pécheurs), alors qu’il faut les prendre t au sens séparé (sont sauvés les pécheurs en tant qu’ils ne le sont plus). Sophisme du sens divisé "Les douze apôtres ont prêché l’Evangile dans le monde entier; or saint Pierre est l’un des douze; donc il a prêché l’Evangile dans le monde entier s; on attribue à chacun des Apôtres pris séparément ce qui n’est vrai que des Apôtres pris indivisément. Dans le cas présent, le sophisme consiste à passer du sens composé au sens divisé. On peut dire " Jésus, en tant qu’homme, est prédestiné à être Fils de Dieu" (puisqu’il est prévu de toute éternité que cette nature humaine doit être assumée par le Fils); on prend ici les termes au sens composé; la prédestination de la nature humaine est associée à la divinité du Fils qui en est la raison première. Mais je peux prendre les termes au sens divisé, séparer <t l’homme Jésus" de " Fils de Dieu", et dire: "Jésus est Fils de Dieu en tant qu’homme prédestiné [ l’être] s; et cela est faux. Ces subtiles questions de logique donnent une idée de l’extrême densité d’un texte dont le commentaire (sauf à s’allonger démesurément) ne peut toujours rendre compte.
5. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1312 A).



"en tant que" se rapporte au suppôt même de l’homme, on doit accorder que ce suppôt même est la personne divine; mais si l’on entend la condition de la nature ou la cause, alors le Christ, en tant qu’homme, n’est pas une personne, car la nature humaine n’est pas la cause d’une nouvelle personnalité dans le Christ. Elle s’unit en effet à une condition plus digne et se communique à sa personnalité 1.

55. — C. 2 On objecte aussi, selon la Glose 3, que celui "qui a assumé" et "ce qui a été assumé" sont une seule personne 4. Or ce que le Fils de Dieu a assumé, c’est la nature humaine, donc la nature humaine est une personne. Il faut dire que ces manières de parler doivent être entendues dans ce sens, que celui qui a assumé la nature humaine, et cette nature qu’il a assumée, sont unis dans la même personne.

56. D. 5 On demande s’il est vrai que l’homme a été assumé par le Verbe 6.

Il semble que oui, selon ce verset du psaume 64: "Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé (assumpsisti) 7."

Il faut répondre que, dès lors que "homme" supplée pour 8 "suppôt éternel", on ne peut dire à proprement parler que l’homme a été assumé par le Verbe. En effet, on ne peut s’assumer par soi-même, mais si <cette expression> "l’homme a été assumé" se rencontre quelque part, il faut l’entendre de "la nature humaine 9."

57. E. 10 On demande si cette <proposition>: "cet homme fut toujours", est vraie 11.

Il faut répondre que cette <proposition> est vraie, pour cette raison que "homme" supplée pour "suppôt éternel." Ainsi est-il écrit au dernier chapitre de l’épître aux Hébreux: "Jésus-Christ est le même hier et aujourd’hui; il le sera dans les siècles 12." Cependant, avec rédupli cation 13, cette proposition n’est <plus> vraie; car cet homme, en tant qu’homme, ne fut pas toujours, mais <bien> en tant qu’il est Fils de Dieu. Telle est donc la portée de <ces mots> <préordination" et "puissance" du Fils de Dieu.

58. — III. Reste enfin <à prendre en considération> le signe <ou l’effet> qui est indiqué dans ces mots qui suivent: selon l’esprit de sanctification, etc.

1. Lieux parallèles: Somme Théologique 3a, Q. 16, a. 4; a. 5 et 6; Q. 33, a. 3; 3 Sentences dist. 3, Q. 5, a. 3; dist. 7, Q. 2; Contra error. Graec., c. 21.
2. Lieu parallèle: Somme Théologique 3a, Q. 4 ("L’union envisagée par rapport â ce qui est objet d’assomption").
3. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1312 B).
4. "Qui a assumé" et "ce qui a été assumé" sont les termes tech niques dont se sert la théologie pour désigner, d’une part l’hypostase divine en tant qu’elle "prend sur elle" (assumere en latin) la nature humaine, et, d’autre part, l’état de la nature humaine en tant que ("prise " par cette hypostase. Le terme "assomption" signifie préci sément cette opération. L’assomption diffère de Ia" union" hyposta tique en ce qu’elle est oeuvre de l’hypostase divine ii l’égard de la seule nature humaine (la nature divine n’est pas assumée), alors que l’union est une " relation" qui résulte de cette opération et qui conceme les deux natures (Somme Théologique 3a, Q. 2, a. 8).
5. Lieux parallèles Somme Théologique 3a, Q. 2, a. 6; Q. 4, a. 3; 3 Sentences dist. 6, Q. 1, a. 2; Gant. error. Graec., c. 20; Gompend. theol., c. 210; Ad Philip. 2, 6-7, lect. 2 (éd. Marietti, n° 54, 57, 58).
6. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1312 C).
7. Ps 64, 5.
8. " Suppléer pour" traduit le latin supponere (supposer, poser dessous). Il s’agit de la célèbre théorie linguistique de la suppositio (voir jean BORELLA, Le Mystère du signe, Maisonneuve et Larose, colI. Métalangage 19, p. 187). De traduction malaisée, ce terme (que Maritain rend par "valeur de suppléance") désigne la détermi nation du référent qui est (‘placé sous " un terme quel est le référent dont le terme tient la place dans la phrase? Soit les trois phrases suivantes " homme est un mot de deux syllabes", l’homme est un animal raisonnable", " l’homme court." Dans la première, le mot, ‘homme " réfère è la matérialité du mot lui-même: c’est la "supposition matérielle." Dans la deuxième il réfère simplement au sens du mot (l’espèce humaine) c’est la "supposition simple." Dans la troi sième, il réfère â quelqu’un, â une personne (ce n’est pas le mot ou l’espèce qui court): c’est la " supposition personnelle." Tel est le cas présentement. L’homme Jésus ne saurait exister sans un suppôt qui le porte dans l’être la nature n’existe pas toute seule. Donc, dire "l’homme est assumé", c’est dire (supposition personnelle) "la personne est assumée." Mais la personne du Verbe ne saurait assumer la personne du Verbe. Au demeurant, la formule homo assumptus avait été utilisée par des hérétiques pour affirmer que Jésus était un homme assumé (Ou adopté) par le Verbe. D’où les réserves de saint Thomas à son égard. En outre, la nature humaine ne revêt pas le Fils comme un vêtement (ce que pourrait suggérer assumptus), mais elle lui est unie "selon l’hypostases" (et non pas comme un accident).
9. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1312 D).
10. Lieu parallèle 5. Th. 3a, Q. 16 dans sa totalité.
11. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1312 D).
12. He 13, 8.
13. La réduplication ou redoublement consiste a prendre un mot dans ce qu’il exprime formellement; par exemple l’homme en tant qu’homme.



Car c’est le propre de la puissance divine de sanctifier les hommes par la communi cation de l’Esprit-Saint: "C’est moi le Seigneur qui vous sanctifie." Lui seul aussi peut donner l’Esprit-Saint, selon ce verset d’Isaïe: "Voici ce que dit le Seigneur Dieu, qui a créé les cieux et les a étendus; qui a affermi la terre et ce qui en germe; qui a donné le souffle au peuple qui est sur elle, et l’esprit à ceux qui la foulent aux pieds 2" On voit donc par là que le Christ a la puissance divine, puisqu’il donne lui-même l’Esprit-Saint, selon ce verset de Jean: "Lorsque sera venu le Paraclet que je vous enverrai du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra témoignage de moi 3." C’est aussi par sa puissance que nous sommes sanctifiés, selon ce verset de la première épître aux Corinthiens: "Mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, et par l’Esprit de notre Dieu 4." L’Apôtre dit donc que le Christ est Fils de Dieu dans sa puissance, qu’il apparaît selon l’Esprit de sanctification, c’est-à-dire qu’il donne l’Esprit sanctifiant, dont l’oeuvre de sanctification a commencé par suite de la Résurrection des morts <de> Jésus-Christ Notre Seigneur, c’est-à-dire d’entre les morts, selon ce verset <de l’évangile de> Jean: "L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié 5"; ce qui ne doit pas être compris dans le sens où personne n’aurait reçu l’Esprit sanctifiant avant la résur rection du Christ, mais bien qu’à partir du moment où le Christ fut ressuscité l’Esprit-Saint commença à être donné de manière plus abondante et plus universelle.

59. 6 On peut encore comprendre que l’on indique ici deux signes de la puissance divine dans le Christ.

A. Le premier, en ce sens qu’en disant: selon l’esprit de sanctification, on comprenne soit l’Esprit sanctifiant, comme on vient de le mentionner, soit que <le Christ> lui-même a été conçu dans le sein virginal par le Saint-Esprit, ce qui est en lui le signe de la puissance divine, selon ce verset de Luc: "L’Esprit-Saint surviendra en toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi l’être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu 7."

B. Le second <signe> de la puissance divine est la résurrection des morts, selon ce verset de Jean: "Comme le Père relève les morts et les fait vivre, ainsi le Fils fait vivre qui il veut 8".

Le sens est donc qu’on reconnaît le Christ comme Fils de Dieu dans sa puis sance par suite de sa résurrection des morts, c’est-à-dire parce qu’il a fait ressusciter les morts avec lui, selon ce verset de Matthieu: "Beaucoup de corps des saints qui s’étaient endormis se levèrent 9"; et enfin parce qu’il les fera tous ressusciter, selon ces versets de Jean: "Tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu 10", "et ceux qui l’auront entendue vivront 11."

Ou bien, on peut comprendre ce passage en l’appliquant à la résurrection spi rituelle des morts, qui est <celle> des péchés, selon ce verset de l’épître aux

1. Lv 20, 8.
2. Is 42, 5.
3. Jn 15, 26.
4. I Co 6, 11.
5. Jn 7, 39.
6. Voir Glosa in Rom. I, 4 (GPL, col. 1314). Saint Thomas applique spiritum sanctificationis à l’Esprit-Saint, "mais, commente le pêre Lagrange, ce ne peut être qu’une qualité inhérente au Christ, sinon sa nature même, d’autant que si Paul avait voulu parler de l’Esprit-Saint, il eût plutôt dit spiritum sanctum " (Saint Paul, Epitre aux Romains, p. 9).
7. Lc 1, 35.
8. Jn 5, 21.
9. Mt 27, 52.
10. Jn 5, 28.
11 Jn 5, 25.



Éphésiens: "Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera 1." Et sont appelés "morts de Jésus-Christ", ceux qui sont ressuscités par lui, comme on dit que des malades sont guéris par tel médecin.

1. Ep 5, 14.

Ces deux signes peuvent aussi être rapportés aux deux fins de verset qui précèdent, de la manière suivante: "qui lui a été fait de la semence de David selon la chair", et: selon l’esprit de sanctification, c’est-à-dire à partir duquel sa chair a été conçue; qui a été prédestiné Fils de Dieu dans sa puissance, et cela se voit dans la résur rection des morts, etc. Mais la première explication est meilleure.



Thomas A. sur Rm (1999) 3