Thomas A. sur Rm (1869) 22

Romains V, 6 à 11: La mort du Christ pour les pécheurs

22
075 (
Rm 5,5-11)



SOMMAIRE. Que par la mort du Christ l’espérance, déjà affermie par le don du Saint Esprit, est devenue plus ferme encore. Comment il est mort pour les pécheurs, et comment nous sommes sauvés par lui de la colère de Dieu.

6. En effet, pourquoi le Christ, lorsque nous étions encore infirmes, est-il mort au temps marqué pour des impies?
7. Certes, à peine quelqu'un mourrait-il pour un juste; peut-être, néanmoins, que quelqu'un aurait le courage de mourir pour un homme de bien.
8. Ainsi Dieu prouve son amour pour nous en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs
9. Le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère.
10. Car si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de ce même Fils.
11. Mais, outre cela, nous nous glorifions en Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation.

Après avoir montré la solidité de l’espérance par le don du Saint Esprit, l’Apôtre en donne une preuve nouvelle, tirée de la mort de Jésus-Christ. Il pose la question; II° il fait entrevoir une difficulté, à ces mots (verset 7): "A peine quelqu’un voudrait-il mourir;" III° il précise la vérité de la question, à ces autres (verset 8): "Mais Dieu a fait éclater son amour."


I° Il dit donc: "J’ai avancé que l’espérance n’est pas vaine." Cela paraît évident à qui considère ceci (verset 6): "Pourquoi, lorsque nous étions encore infirmes?" à savoir, de l’infirmité du péché (Ps., VI, 2): "Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme." Car de même que dans le corps humain l’équilibre nécessaire des humeurs est rompu par la maladie, ainsi se brise par le péché l’ordre légitime des affections. "Pourquoi donc, lorsque nous étions encore infirmes, le Christ est-il mort pour des impies?" (I S. Pierre, III, 18): "Jésus-Christ a souffert la mort une fois pour nos péchés, le juste pour les injustes." Et cela dans un temps déterminé," à savoir, de telle sorte qu’il est demeuré dans les ombres de la mort pendant un temps marqué, pour ne ressusciter que le troisième jour (Matth., XXI, 40): "Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du pois son, ainsi sera le Fils de l’homme dans les entrailles de la terre." C’est quelque chose de grand, si nous considérons quel est Celui qui est mort; grand encore, si nous considérons pour qui il est mort. Or quelque chose de si grand n’a pu se faire que pour un résultat certain, selon ce passage du Psalmiste (Ps., XXIX, 11): "Que vous servira mon sang lorsque je descendrai dans la corruption?" Comme s’il répondait: à rien, s’il n’a pas produit le salut du genre humain.

II° En ajoutant (verset 7): "A peine quelqu’un voudrait-il mourir pour un juste," S. Paul fait voir la difficulté de la question qu’il a posée, du côté de ceux pour lesquels Jésus-Christ est mort, c’est-à-dire pour les impies, en disant: "C’est à peine," c’est-à-dire veut-on mourir pour sauver un homme juste? Loin de là; comme il est dit parle prophète Isaïe (LVII, 1): "Le juste périt, et nul n’y pense dans son coeur, etc." Voilà pourquoi je dis (verset 7): "A peine quelqu’un voudrait-il mourir pour un juste. Peut-être néanmoins quelqu’un," c’est-à-dire dans des occasions rares, et par un excès de zèle, "aurait le courage de mourir pour un homme de bien." En effet, cela est rare, par cela même que c’est un acte héroïque, ainsi qu’il est dit (Jean, XV, 13): "Personne ne peut témoigner un plus grand amour, etc." Or le Christ est mort pour des impies et des pécheurs, et l’on ne trouve pas d’autre exemple d’un tel héroïsme. Voilà pourquoi il est véritablement admirable que Jésus-Christ ait voulu le faire.

On peut encore trouver un autre sens, et entendre par le mot juste celui qui est exercé dans la vertu, et par le mot homme de bien celui qui est innocent. Quoique dans ce sens le juste l’emporte sur l’homme de bien, cependant c’est à peine si l’on veut mourir pour un juste; la raison en est que l’innocent, désigné sous le nom d’homme de bien, paraît plus digne de commisération, soit à cause de la faiblesse de l’âge, soit pour quelque autre motif. Mais le juste, par cela même qu’il est parfait et sans défaut, n’a pas en lui ce qui provoque la pitié. Si donc l’on meurt pour un innocent, c’est par une compassion miséricordieuse; mais si l’on meurt pour un juste, c’est un acte de zèle vertueux, ce qui se rencontre moins communément que la pitié miséricordieuse.

III° Lorsque S. Paul dit (verset 8): "Mais Dieu a fait éclater," il répond à la question qu’il a posée. I. Il donne la réponse; II. il en argumente pour appuyer sa proposition, à ces mots (verset 9): "Donc, à plus forte raison;" III. Il montre que la conséquence est rigoureuse, à ces autres (verset 10): "Car si, lorsque nous étions ennemis."

I. Il dit donc: "Il a été demandé pourquoi Jésus-Christ était mort pour des impies." La réponse à cette question, "c’est que par là Dieu fait éclater son amour pour nous," c’est-à-dire fait voir par cette conduite qu’il nous aime à l’excès, puisque, pendant que nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous, et cela au temps marqué, comme il a été expliqué plus haut. Mais la mort même de Jésus-Christ pour nous manifeste l’amour de Dieu, puisque Dieu a donné son Fils, afin qu’il satisfit pour nous en mourant (Jean, III, 16): "Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique." De même donc que l’amour de Dieu le Père pour nous s’est manifesté en ce qu’il nous a donné son Esprit, comme il a été dit plus haut (verset 5), il se manifeste encore en ce qu’il a donné son Fils, ainsi qu’il est dit ici. Mais en disant: "Il fait éclater," l’Apôtre fait remarquer dans le divin amour comme une sorte d’immensité qui se manifeste d’abord par le fait même, c’est-à-dire en ce que Dieu a donné son Fils afin qu’il mourût pour nous, et ensuite à raison de notre condition, puisqu’il a agi ainsi sans être provoqué par nos mérites, attendu que nous étions encore pécheurs (Ephés., II, 4): "Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts par le péché, nous a rendus tous à la vie en Jésus-Christ, etc."

II. En disant ensuite (verset 9): "A plus forte raison," S. Paul conclut sa proposition d’après ses prémisses: "Si le Christ est mort pour nous pendant que nous étions encore pécheurs, à plus forte raison, justifiés maintenant par son sang," comme il a été dit (Rm 3,24): "Dieu l’a offert pour être la victime de propitiation par la foi en son sang." Nous serons délivrés de la colère," c’est-à-dire de la vengeance, de la damnation éternelle que les hommes encourent pour leurs péchés (Mt 3,7): "Race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui approche?"

III. Quand l’Apôtre dit (verset 10): "Si, en effet, lorsque nous étions ennemis de Dieu," il montre que la conséquence précitée est rigoureuse, parce qu’elle procède du moindre au plus grand. Il faut ici remarquer une double comparaison du moins au plus: l’une de notre côté, l’autre du côté de Jésus-Christ. De notre côté, S. Paul compare les ennemis aux réconciliés, car on voit moins souvent faire du bien à des ennemis qu’à ceux qui sont déjà réconciliés. Du côté de Jésus-Christ, il compare la mort à la vie, car la vie en Lui est plus puissante que la mort, parce que, comme il est dit (2Co 13,4): "Il est mort selon la faiblesse," c’est-à-dire de notre chair, "et il vit par la puissance de Dieu." Voilà pourquoi il dit: La conclusion logique, c’est "qu’à plus forte raison, justifiés que nous sommes, nous serons sauvés par Lui." Si, en effet, lorsque nous étions ses ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, "à combien plus forte raison, étant déjà réconciliés, serons-nous sauvés par la mort de ce même Fils."

Il faut considérer que l’homme peut être appelé l’ennemi de Dieu de deux manières: d’abord,

A) parce qu’il montre de l’inimitié contre Dieu lorsqu’il se raidit contre ses commandements (Jb 15,29): "Il a couru, la tête levée, contre le Tout-Puissant;" ensuite,

B) parce que Dieu lui-même prend l’homme en haine, non pas en tant qu’il est son ouvrage, car des oeuvres de Dieu il est dit (Sg 20,25): "Seigneur, vous aimez tout ce qui existe, et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait," mais en raison de ce qu’a fait dans l’homme ennemi, en d’autres termes le démon, c’est-à-dire en raison du péché (Sg 14,9): "Dieu a également en horreur l’impie et son impiété;" et (Ecclésiastique XII, 3): "Le Très-Haut ales pécheurs en haine." La cause de l’inimitié, c’est-à-dire le péché, étant donc détruite par Jésus-Christ, il s’ensuit que Jésus-Christ opère notre réconciliation (II Cor., V, 19): "Dieu a réconcilié le monde avec lui en Jésus-Christ."

Notre péché a été détruit par la mort de son Fils. Ici il faut remarquer que la mort de Jésus-Christ peut être envisagée sous trois points de vue: a) d’abord, au point de vue de la raison même de la mort, dont il est dit (Sag., I, 43): "Dieu n’a pas fait la mort clans la nature humaine." Elle a été introduite par le péché. Voilà pourquoi la mort de Jésus-Christ, considérée dans sa cause générale, n’a pas été acceptée de Dieu comme motif de se réconcilier le monde; car Dieu (Sag., I, 13): "Ne se réjouit pas de la perte des vivants." b) Au point de vue de l’acte des bourreaux qui ont fait mourir Jésus-Christ, cette mort déplaît très fort à Dieu. C’est pourquoi S. Pierre disait aux Juifs (Actes III, 14): "Vous avez renié le Saint et le Juste, et vous avez demandé qu’on vous délivrât l’homicide." La mort de Jésus-Christ, considérée sous ce rapport, n’a donc pu être une cause de réconciliation; "elle fut plutôt un motif d’indignation." Ace point de vue qu’elle procède de la volonté de Jésus-Christ souffrant, volonté qui l’a déterminé à endurer la mort par obéissance à son Père (Ph 2,8): "Il s’est rendu obéissant à son Père jusqu’à la mort," et par amour des hommes (Eph., V, 2): "Il nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous;" la mort de Jésus-Christ a été méritoire, satisfactoire pour nos péchés, et acceptée de Dieu comme telle, ce qui a suffi à la réconciliation de tous les hommes, même de ceux qui mirent à mort le Sauveur, parmi lesquels quelques-uns même furent sauvés par sa prière, quand il dit (Luc, XXIII, 34): "Mon Père, pardon nez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font."



IV° Lorsque S. Paul dit (verset 11): "Non seulement, il montre les biens que nous obtenons déjà en réalité par la grâce." Non seulement nous sommes réconciliés, "mais encore nous nous glorifions" dans l’espérance de la gloire que nous attendons dans le siècle futur, en Dieu," c’est-à-dire en tant que maintenant même nous sommes unis à Dieu par la foi et la charité (I Cor., I, 31, et II Cor., X, 17): "Que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur, etc." Et si nous nous glorifions, c’est "par Jésus-Christ Notre Seigneur, par lequel maintenant, même dans le temps présent," nous avons obtenu la réconciliation, "afin que, d’ennemis que nous étions, nous devenions ses amis" (Col 1,19): "Il a plu au Père de réconcilier toutes choses par lui, etc." On pourrait aussi continuer le sens avec ce qui précède: Nous serons délivrés dans la vie de ce même Jésus-Christ et du péché et de la peine du péché; non seulement nous serons délivrés des maux, mais encore nous nous glorifions en Dieu, c’est-à-dire de ce que nous serons un avec lui dans le siècle futur (Jean, XVII, 21): "Afin qu’ainsi que nous sommes un, ils soient un en nous."



Romains V, 12: Le péché originel

23
075 (
Rm 5,12)





SOMMAIRE. Comment le péché a fait des progrès dans le monde. Origine de la mort et possibilité de la transmission du péché originel aux descendants.



12. C’est pourquoi, comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché.



Après avoir énuméré les biens que nous avons acquis par la grâce de Jésus-Christ, l’Apôtre fait voir de quels maux cette même grâce nous délivre. S. Paul établit donc que par la grâce de Jésus-Christ nous avons été rachetés, premièrement, de la servitude du péché; secondement, de la servitude de la Loi (ch. VII): "Ignorez-vous, mes frères?" troisièmement, de la damnation éternelle (ch. VIII): "Il n’y a donc plus maintenant de condamnation."

A l’égard de la servitude du péché, il montre, premièrement, que par la grâce de Jésus-Christ nous sommes rachetés, pour le passé, du péché originel; secondement, qu’appuyés sur elle, nous sommes pré munis contre le péché pour l’avenir, à ces mots (VI, 1): "Que dirons-nous donc?" Sur le rachat du péché originel, l’Apôtre traite d’abord de la transmission de ce péché; ensuite, de la transmission de la grâce qui détruit le péché, à ces mots (verset 15): "Mais il n’en est pas de la grâce." Sur cette transmission du péché, d’abord il l’ex pose; puis il la prouve, à ces mots (verset 13): "Car, avant la Loi."

Pour exposer la transmission du péché, il l’énonce; II° il en montre l’universalité, à ces mots (verset 12): "Ainsi la mort a passé dans tous."



I° En énonçant la transmission du péché, il fait voir: I. l’origine du péché; II. L’origine de la mort, à ces mots (verset 12): "Et par le péché, la mort."

I. L’Apôtre dit donc que par Jésus-Christ nous avons reçu la ré conciliation; car elle est entrée par lui dans le monde, ainsi que par un seul homme, à savoir, "par Adam, le péché y est aussi entré" (I Cor., XV, 22): "Tous meurent en Adam, tous revivent aussi par Jésus-Christ."

Sur quoi il faut remarquer que les hérétiques pélagiens1, niant que le péché originel existât dans les enfants, prétendaient que ces paroles de l’Apôtre devaient être entendues du péché actuel, ce péché étant entré dans le monde par Adam, selon eux, en tant que tous ceux qui pèchent imitent le péché d’Adam, selon ces paroles d’Osée (VI, 7): "Comme Adam, ils ont transgressé mon alliance." Mais, comme l’a dit. Augustin en réfutant leur doctrine si l’Apôtre parlait ici de l’introduction du péché actuel, qui est commis par imitation, il ne dirait pas que le péché est entré dans le monde par un homme, mais plutôt par le démon, que les pécheurs imitent, suivant ce passage de la Sagesse (XI, 2): "C’est par l’envie du démon que la mort est entrée dans le monde." Il faut donc entendre que le péché est entré dans le monde par Adam, non seulement par imitation, mais par propagation, c’est-à-dire par l’origine viciée de la chair, comme il est dit dans l’épître aux Éphésiens (II, 3): "Nous étions par nature enfants de colère; et au Ps. (L, 6): "J’ai été conçu dans l’iniquité."

Mais il paraît impossible qu’un péché se transmette de l’un à l’autre par l’origine charnelle. Le péché, en effet, a son siége propre dans l’âme raisonnable, qui ne se produit pas par l’origine charnelle; car, d’abord, l’intellect n’est pas un acte d’un corps quelconque, et ainsi il ne peut être produit par le moyen de la génération corporelle, comme le Philosophe l’explique dans le livre de la Génération des animaux. Ensuite, l’âme raisonnable étant un être subsistant en soi, puisque, entre autres preuves, elle a son opération propre et ne subit pas le contrecoup de la corruption du corps, il s’ensuit que sa reproduction ne dépend pas de la génération du corps, comme la reproduction des autres formes qui ne subsistent pas par elles-mêmes, et qu’elle a sa cause en Dieu. Conséquemment, le péché, qui est un accident de l’âme, ne peut pas davantage être transmis par l’origine charnelle.

A cela on répond avec raison que, quoique l’âme ne réside pas dans le principe qui reproduit le corps, ce principe contient néanmoins une vertu qui dispose le corps à recevoir l’âme, et celle-ci, s’y étant une fois établie, se conforme aussi au corps à sa manière, parce que tout ce qui est revu existe dans le récipient, suivant le propre mode du récipient. C’est pour cela que nous voyons les enfants ressembler à leurs parents, non seulement quant aux défauts corporels, comme un lépreux engendre un lépreux, et le goutteux un goutteux, mais encore quant aux défauts de l’âme, comme le père colère engendre un fils colère, et l’insensé un enfant insensé. Car, bien que le pied, qui est le sujet de la goutte, ne soit pas dans le principe de la génération corporelle, non plus que l’âme, qui est le sujet de la colère ou de la folie, il y a cependant dans ce principe une vertu qui forme les membres corporels, et qui dispose l’âme à ces modes.

Cependant il reste une difficulté c’est que les défauts qui proviennent d’une origine viciée n’ont pas le caractère du péché; car ils sont plutôt dignes de compassion que de châtiment, comme le Philosophe le dit de l’enfant qui naît aveugle ou privé de l’usage de quelque membre. Il en est ainsi, parce qu’il est de l’essence du péché d’être volontaire et de dépendre de celui auquel on l’impute. Si donc quelque défaut est venu jusqu’à nous à raison de l’origine que nous tenons de notre premier père, il ne paraît pas avoir en nous le caractère du péché, mais du châtiment. Il faut donc dire que, de même que le péché actuel est le péché de la personne, parce qu’il est commis par la volonté de celui qui pèche, ainsi le péché originel est le péché de la nature, parce qu’il a été produit par le principe de la nature humaine.

Il faut, en effet, reconnaître que, comme les membres du corps concourent à former la personne d’un seul homme, ainsi tous les hommes sont les éléments et comme les membres divers de la nature humaine. C’est ce qui a fait dire à Porphyre qu’en participant à une môme espèce, plusieurs hommes n’en font qu’un seul. Or, nous voyons que l’acte du péché produit par un membre, par exemple le pied ou la main, ne revêt pas le caractère du péché, de la volonté, du pied ou de la main, mais de la volonté de l’homme tout entier, d’où dérive, comme d’une sorte de principe, l’impulsion au péché sur chaque membre. Il en est de même de la volonté d’Adam, qui fut le principe de la nature humaine: tout le désordre de cette nature revêt le caractère de péché chez tous ceux que ce désordre atteint, en tant que le péché a pu leur être communiqué. Et comme le péché actuel, qui est le péché de la personne, s’étend à chaque membre par un acte personnel, ainsi le péché originel atteint tous les hommes par l’acte de la nature ou de la génération. Ainsi, de même que par cet acte la nature humaine se propage, par ce même acte se communique la dégradation de la nature humaine, dégradation qui a été la suite du péché du premier homme. Or cette dégradation, c’est la privation de la justice originelle, qui avait été donnée par Dieu à l’homme non seulement en tant qu’il était une personnalité individuelle, mais en tant qu’il était le principe de la nature humaine, afin qu’il la transmît en même temps que la nature à ses descendants. Aussi transmet-il de la même manière, par le péché à ses descendants, la perte de cette justice, et cette perte revêt en eux, par la raison déjà donnée, le caractère de péché. Voilà pourquoi on dit que, dans la transmission du péché originel, la personne, à savoir, Adam pécheur, a vicié la nature humaine; mais par la suite et dans les autres, la nature dégradée a infecté la personne, puisqu’on impute à péché à celui qui est engendré le vice de la nature, à raison de la volonté du premier père, comme il a été expliqué. De là il est de toute évidence que, bien que le péché du premier père soit; transmis à ses descendants à raison de leur origine, cependant les autres péchés d’Adam ou les péchés des autres hommes ne sont pas transmis aux enfants, parce que le premier péché seulement a détruit le bien de la nature qui devait se transmettre par l’origine naturelle, tandis que les autres péchés détruisent; le bien de la grâce personnelle qui ne passe pas aux descendants. C’est aussi ce qui fait que, quoique le péché d’Adam ait été détruit par sa pénitence, suivant ce qu’on lit; au livre de la Sagesse (X, 2): "La sagesse l’a tiré de son péché," sa pénitence, toutefois, a été insuffisante à détruire le péché de ses descendants, parce que sa pénitence a été un acte personnel, ce qui ne s’étendait pas au delà de sa personne. Aussi n’y a-t-il qu’un péché originel, parce que la seule dégradation qui a suivi le premier péché passe, à raison de l’origine, aux descendants. C’est pourquoi l’Apôtre dit (verset 12): "Le péché est entré dans le monde par un seul homme." Il ne dit pas au pluriel: les péchés; ce qu’il aurait de dire s’il eût voulu parler des péchés actuels. Cependant on trouve quelquefois au pluriel les péchés d’origine, comme au Ps. (L, 7): "Ma mère m’a conçu dans les péchés," parce que, virtuellement, le péché originel contient un grand nombre d’autres péchés, en tant que, par la corruption du foyer, nous y sommes portés.

On objecte que le péché originel n’est pas entré dans le monde par un seul homme, c’est-à-dire par Adam, mais plutôt par une seule femme, c’est-à-dire par Eve, qui a péché la première, selon ce passage de l’Ecclésiastique (XXV, 33): "Par une femme le péché a eu son commencement, et par elle nous mourons tous."

Dans la Glose, on répond à cette difficulté de deux manières. Premièrement, c’est la coutume de l’Ecriture d’établir les généalogies non par les femmes, mais par les hommes, comme on le voit dans S. Matthieu (I, 1-17) et dans S. Luc (III, 23-38). Voilà pourquoi l’Apôtre, voulant dresser comme une généalogie du péché, n’a pas fait mention de la femme, mais seulement de l’homme. Seconde ment, la femme a été tirée de l’homme, et, par conséquent, ce qui appartient à la femme est attribué à l’homme. On peut encore ré pondre, et avec plus de raison, que, le péché originel étant transmis par la nature, ainsi qu’il a été expliqué, il en est de ce péché comme de la nature, dont la femme ne fournit que la matière, mais qui est transmise par la puissance active de l’homme. Si donc Adam n’eût pas péché, bien qu’Ève fût; tombée, le péché n’aurait pas été transmis, à raison de la faute d’Eve, à leurs descendants. C’est, en effet, la raison qui fait que le Christ n’a pas reçu le péché originel, parce qu’il a reçu sa chair de la femme seule, sans aucun concours de l’homme. C’est par cette parole de S. Paul que S. Augustin répond à l’hérétique Julien, qui le pressait de questions, en ces termes (verset 3) (Contre Julien, liv. III n° 34.): "Celui qui naît ne pèche pas, celui qui engendre ne pèche pas, celui qui a donné l’être ne pêche pas: par quelle ouverture donc, parmi tant de secours pour l’innocence, a pu se glisser le péché?" S. Augustin lui répond (Des Noces et de la Concupiscence, liv. II. ch. VIII): "Pourquoi cherches-tu un conduit souterrain, quand tu as une porte battante?" Car, selon l’Apôtre: "Par le péché d’un seul la mort est entrée dans le monde."

II. S. Paul fait voir comment la mort est entrée dans le monde, quand il dit (verset 12): "Et par le péché, la mort," c’est-à-dire "est entrée dans le monde," suivant ces paroles du livre de la Sagesse" L’injustice est l’acquisition de la mort.

Cependant il ne parait pas que la mort provienne du péché, mais plutôt de la nature et comme le résultat d’une loi de la matière, car le corps de l’homme est un composé d’éléments contraires. De sa nature donc, il est corruptible.

Il faut dire que la nature humaine peut être envisagée de deux manières: d’abord, selon ses principes intrinsèques, et, dans ce sens, la mort lui est naturelle. C’est pourquoi Sénèque dit que la mort est dans la nature de l’homme, et non pas un châtiment. Ensuite, en tant que la divine Providence l’a favorisée de la justice originelle. Or, cette justice était une sorte de rectitude d’après laquelle l’âme de l’homme était soumise à Dieu, les puissances inférieures à la raison, le corps à l’âme, et les choses extérieures à l’homme, de telle sorte que, tant que l’âme de l’homme serait soumise à Dieu, les puissances inférieures le seraient elles-mêmes à la raison, le corps à l’âme, dont il reçoit sans interruption la vie, et les choses extérieures à l’homme tout devait lui servir et rien ne lui causer de dommage. Tel fut le plan disposé par la divine Providence en faveur de l’excellence de l’homme raisonnable, qui, étant naturellement incorruptible, exigeait aussi un corps incorruptible. Mais parce que le corps, qui est un composé d’éléments contraires, devait être l’organe du sentiment, et qu’un corps, dans ces conditions, ne peut être de sa nature incorruptible, la puissance divine a suppléé à ce qui manquait à la nature humaine en donnant à l’âme la vertu de maintenir le corps sans corruption, comme l’ouvrier donnerait, s’il le pouvait, au fer dont il fait un glaive la vertu de n’être jamais atteint par la rouille. C’est donc ainsi que l’âme, ayant été séparée de Dieu par le péché, a perdu la force de maintenir les puissances inférieures, et même le corps avec les choses extérieures, et s’est trouvée soumise à la mort de la part des choses intrinsèques, et à l’action violente des causes extérieures nuisibles.

II° Lorsque l’Apôtre dit (verset 12): "La mort a ainsi passé dans tous les hommes," il montre l’universalité de cette transmission et quant à la mort et quant au péché, en suivant toutefois un ordre rétrograde, car plus haut il a traité de l’introduction du péché, qui est la cause de l’introduction de la mort; maintenant il traite d’abord de l’universalité de la mort comme d’une chose plus manifeste.

I. C’est pour cette raison qu’il dit: "Et ainsi," c’est-à-dire par le péché du premier homme, "la mort a passé dans tous les hommes," à savoir, parce que, par le vice de leur origine, les hommes subissent la nécessité de mourir (II Rois, XIV, 14): "Nous mourons tous;" et (Ps., LXXXVIII, 47): "Quel est l’homme qui pourra vivre sans voir la mort?"

II. S. Paul passe ensuite à l’universalité de la transmission du péché, lorsqu’il dit (verset 12): "Par qui tous ont péché." Or, ces paroles, comme le dit S. Augustin dans la Glose, peuvent être en tendues de deux manières: d’abord, "par qui," c’est-à-dire par le premier homme; ou "en qui," c’est-à-dire dans lequel péché, en d’autres termes clans Adam commettant le péché, tous ont péché, en quelque sorte, en tant qu’ils étaient en lui, comme dans leur origine première.

On objecte que Jésus-Christ ayant tiré d’Adam son origine, comme il est rapporté au ch. III, 38, de S. Luc, on peut dire que lui aussi aura péché en Adam.

S. Augustin (dixième livre du sens littéral de la Genèse, ch. XVIII, 3 répond que Jésus-Christ n’a pas été en Adam absolument comme nous. Car nous y étions, nous, et quant à la substance corporelle et quant à la propagation séminale; mais Jésus-Christ n’était en Adam que de la première manière. Quelques-uns, comprenant mal ceci, ont pensé que toute la substance des corps humains, appartenant véritablement à la nature humaine, a existé de fait en Adam, et que, par une sorte de multiplication opérée par la puissance divine, cette substance, c’est-à-dire ce qui vient d’Adam, s’agrandit et forme une prodigieuse quantité de corps. Mais il est contre la raison d’attribuer à un miracle les oeuvres de la nature, surtout lorsque nous voyons que le corps humain, tout en appartenant véritablement à la nature humaine, est accessible à la corruption et subit un changement de formes. Ainsi, puisque tout ce qui se reproduit par la génération est corruptible, réciproquement, il faut dire que la matière, qui, avant la génération de l’homme, a existé sous une autre forme que la forme humaine, a pris la forme du corps humain, et qu’ainsi tout ce qui dans notre corps appartient à la vérité de la nature, n’a pas existé de fait en Adam, mais seulement quant à l’origine, c’est-à-dire comme le fait est contenu dans le principe actif. D’après cette explication, il faut comprendre qu’il y a dans la génération de l’homme une matière corporelle fournie par la femme, et une puissance active qui procède de l’homme, venant l’un et l’autre d’Adam, comme d’un premier principe; et l’on peut dire que l’un et l’autre ont existé en lui, puisque toutes deux viennent de lui. Au contraire, dans la génération de Jésus-Christ il y eut, il est vrai, une substance corporelle qu’il a prise d’une vierge; mais, au lieu du concours de l’homme, il y eut la vertu active de l’Esprit Saint, qui ne vient pas d’Adam: voilà pourquoi il n’a pas été en Adam quant à la propagation séminale, mais seulement quant à la substance corporelle. Ainsi Adam nous a transmis son péché, et nous le traînons après nous: nous recevons de lui, comme de notre principe actif, la nature humaine, ce qui fait que nous sommes en lui selon la génération séminale; mais il n’en est pas de même de Jésus-Christ, comme je viens de l’expliquer.

On insiste en disant que le péché originel ne passe pas dans tous: les chrétiens baptisés sont purifiés du péché originel par le baptême, donc ils ne peuvent pas transmettre à leurs descendants ce qu’ils n’ont plus.

Il faut répondre que par le baptême l’homme est délivré du péché originel quant à l’âme, mais que, quant à la chair, la corruption de meure. C’est ce qui fera dire à l’Apôtre, au ch. VII, 5: "Je suis moi-même soumis à la loi de Dieu par l’esprit, et à la loi du péché par la chair." Or, ce n’est pas par l’esprit que l’homme engendre des enfants charnels, mais par la chair même. Voilà pour quoi l’homme ne transmet pas la vie nouvelle de Jésus-Christ, mais l’ancienne nature d’Adam.



Romains V, 13 et 14: Le péché avant et après la loi

24
075 (
Rm 5,13-14)





SOMMAIRE: Que le péché existait même sous la Loi, bien qu’avant la Loi de Dieu ne l’imputât pas. -Ce que fait la Loi à l’égard du péché, et comment le premier Adam a été la figure du second Adam qui devait venir.



13. Car le péché a été dans le monde jusqu la Loi; mais le péché n'était pas imputé, puisque la Loi n'existait pas.

14. Mais la mort a régné depuis Adam jusqu Moïse, même en ceux qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam, qui est la figure du futur.

Après avoir montré l’origine du péché et de la mort ou l’introduction de l’un et de l’autre dans le monde, S. Paul explique ce qu’il avait dit: Il développe sa proposition; II° il développe la similitude qu’il avait indiquée, en disant (verset 1): "C'est pourquoi, comme le péché;" III° il étend cette similitude, à ces paroles (verset 14): "Adam, qui était la figure de Celui qui devait venir."

I° L’Apôtre avait dit que le péché et la mort ont passé dans tous les hommes; il veut ici, suivant l’exposition de S. Augustin, démontrer cette proposition, par cette raison que, même sous la Loi, le péché est demeuré, comme si la Loi n'avait pas eu la force de le chasser.

II° Il développe donc la proposition: I. quant au péché; II. Quant à la mort, à ces mots (verset 14): "Cependant, la mort."

I. Sur le premier de ces développements, il montre: que le péché régnait sous la Loi; ce que la Loi faisait à l’égard du péché, à ces mots (verset 13): "Mais le péché n’était pas imputé."

Il dit donc: "J’ai avancé que tous ont péché en Adam, parce que la Loi même n’a pas détruit le péché.""Jusqu’à la Loi," c’est-à-dire même sous la Loi, en prenant cette expression "jusqu’à" dans son sens inclusif, "le péché était dans le monde." On peut entendre ceci de la loi de nature et de la loi de Moïse, comme aussi du péché actuel et du péché originel. Le péché originel, en effet, était dans l’enfant jusqu’à la loi de nature, c’est-à-dire jusqu’à l’usage de la raison, par laquelle l’homme donne son attention à cette loi (Ps., L, 6): "Ma mère m’a conçu dans le péché." Cependant ce péché ne cesse pas au moment où la loi naturelle atteint l’homme, mais il s’accroît lorsque le péché actuel est commis, parce que, comme il est dit (Ecclésiastique VII, 24): "Il n’y a pas d’homme juste sur la terre qui fasse le bien et ne pèche pas." Que si nous l’entendons de la loi de Moïse, alors si l’on dit que le péché a régné dans le monde jus qu’à la Loi, on peut l’entendre non seulement du péché originel, mais encore du péché actuel, parce que, avant et sous la loi mosaïque, l’un et l’autre péché ont subsisté (Prov., XX, 9): "Qui peut dire mon coeur est pur?" Toutefois, quoique la Loi n’ait pas détruit le péché, elle en a donné connaissance, tandis qu’auparavant il n’était pas connu.

L’Apôtre ajoute pour expliquer sa pensée (verset 13): "Mais il n’était pas imputé." Ces paroles, si on les entend de la loi naturelle, ne présentent pas de difficulté; car, quoique le péché existe dans l’enfant avant la loi naturelle, et qu’il lui soit imputé par Dieu, ce pendant il ne lui est pas imputé devant les hommes. Si on les entend de la loi de Moïse, il n’y a pas non plus de difficulté, quant à quelques péchés actuels qui n’étaient pas imputés avant la Loi, comme sont ceux qui furent spécialement défendus par cette Loi, et que les hommes ne regardaient pas comme des péchés; par exemple (Exode, XX, 17): "Vous ne convoiterez pas." Quelques péchés, cependant, étaient imputés, en tant qu’ils étaient contre la loi naturelle. Aussi lit-on dans la Genèse (XXXIX, 20) que Joseph fut jeté en prison pour une fausse imputation d’adultère.

L’Apôtre traite ensuite de la mort, en disant: Quoique le péché, avant la Loi, ne fût pas imputé, cependant "la mort, à savoir la mort spirituelle, c’est-à-dire le péché, ou la damnation éternelle, dont il est dit (Ps., XXXIII, 22): "La mort des pécheurs est très mauvaise," - "a régné," en d’autres termes, a exercé sa domination sur les hommes en les traînant à la damnation, "depuis Adam," par lequel le péché est entré dans le monde, jusqu’à Moïse, "sous lequel la Loi a été donnée" (Jean, X, 17): "La Loi a été donnée par Morse;" la mort a régné, disons-nous, non seulement sur ceux qui ont péché actuellement, mais même (verset 14): "sur ceux qui n’avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam," lequel a péché actuellement (Osée, VI, 7): "Comme Adam, ils ont transgressé mon alliance, etc.," jusqu’à: "Dans le culte même ils ont prévariqué contre moi." C’est pour cela que les enfants mêmes encouraient la damnation.

On peut encore, sans s’écarter de ce même sens, entendre ce passage de la mort corporelle, qui vient en preuve que le péché existait alors même qu’il n’était pas imputé, comme si l’Apôtre disait si le péché n’était pas imputé avant la Loi; néanmoins on reconnaît qu’il existait, puisque " La mort," à savoir la mort corporelle," régna," d’abord en amenant quelques maux physiques: la faim, la soif, la maladie, ensuite la dissolution du tout, "même à l’égard de ceux qui n’avaient pas péché par une prévarication semblable à celle d’Adam," c’est-à-dire à l’égard des enfants, qui n’ont pas commis de péchés actuels, puisque, avant comme après la mort de Jésus-Christ, ils souffrent, suivant ces paroles du Ps. (I, 49): "Quel est l’homme qui vivra et ne verra pas la mort?"

Cependant S. Ambroise explique autrement ce même passage. Il l’entend du péché actuel seulement et de la loi de Moïse. Suivant ce Père, S. Paul parle ainsi pour montrer que par le premier homme le péché est entré dans le monde et a passé dans tous; car, "Jusqu’à la Loi," c’est-à-dire avant la loi de Moïse, "le péché," à savoir le péché actuel, "régnait dans le monde." En effet, les hommes prévariquaient d’un grand nombre de manières contre la loi de nature. C’est ainsi qu’il est dit (Genèse, XIII, 13): "Les hommes de Sodome étaient très pervers." - "Mais le péché n’était pas imputé, parce que la Loi n’existait pas," paroles qu’il faut entendre en ce sens: que le péché était imputé comme punissable devant les hommes. Car on lit qu’avant la Loi quelques-uns ont été punis pour leurs péchés, ainsi qu’il est rapporté dans la Genèse (XXXIX, 20, et XL, 3), mais le péché n’était pas imputé comme punissable par Dieu. Car on ne croyait pas alors que Dieu punissait ou récompensait les actions des hommes, selon ces paroles de Job (XXII, 14): "Dieu ne considère pas ce qui se passe parmi nous, et il se promène sur les hauteurs des cieux." Dans la suite, la Loi ayant été donnée par Dieu, on connut que le péché était imputé comme digne de châtiment non seulement par les hommes, mais par Dieu. Voilà pourquoi les hommes, ne croyant pas qu’ils seraient punis par Dieu pour leurs péchés, les commettaient librement et sans retenue, dès qu’ils ne craignaient pas le jugement des hommes. Aussi S. Paul ajoute "Mais la mort," c’est-à-dire le péché, a régné, c’est-à-dire a exercé de toutes façons sa domination, "depuis Adam jusqu’à Moïse exclusivement." Car par Morse a été donnée la Loi," qui commença h diminuer le règne du péché, en inspirant la crainte du juge ment de Dieu, selon cette parole du Deutéronome (V, 29): "Qui leur donnera d’avoir un coeur tel qu’ils me craignent et qu’ils gardent tous mes commandements?" Le péché, dis-je, a régné "jusqu’à Moïse," non pas cependant sur tous, "mais sur ceux qui ont péché à la ressemblance du péché d’Adam." S. Ambroise prétend que dans les anciens textes on ne trouve pas de négation, ce qui le porte à croire que notre texte a été altéré. Car Adam ajouta foi plutôt à la promesse de Satan qu’à la menace de Dieu, ainsi qu’on le voit dans la Genèse (V, 6), préférant en quelque sorte Satan à Dieu. Ainsi prévariquent, par une transgression semblable à celle d’Adam, les idolâtres qui abandonnent le culte de Dieu pour honorer le démon. Sur ceux-là donc la mort, c’est-à-dire le péché, a régné complètement, parce qu’il les posséda entièrement. Mais il y eut, avant la loi de Moïse, des adorateurs du vrai Dieu, qui alors même qu’ils commettaient le péché n’étaient pas cependant sous le règne du péché, parce qu’il ne les séparait pas entièrement de Dieu. Ils péchaient sous la dépendance de Dieu, c’est-à-dire avec la foi d’un seul Dieu, même quand ils péchaient mortellement, ou unis à la charité de Dieu, lorsqu’ils péchaient véniellement.

De ces deux explications on peut tirer une troisième, qui semble s’accorder davantage avec la pensée de S. Paul. L’Apôtre avait dit, en effet, que par un seul homme le péché est entré dans le monde; or, le péché étant la transgression de la loi divine, on pouvait s’imaginer que cette assertion n’était pas Vraie quant au temps qui pré cédait la Loi, surtout lorsqu’on observait que l’Apôtre avait dit (Rom., IV, 15): "Où n’est pas la Loi il n’y a pas de prévarication." On pouvait donc conclure que le péché était entré dans le monde non par un homme, mais par la Loi. Aussi, pour repousser cette interprétation, S. Paul dit que jusqu’à la Loi, c’est-à-dire pendant le temps qui précéda la Loi, le péché, tant originel qu’actuel, régnait dans le monde; et toutefois il n’était pas connu, surtout en tant que punissable par Dieu. C’est ce que l’Apôtre ajoute: "Mais le péché n’était pas imputé," à savoir, comme existant directement contre Dieu, puisque la Loi n’était pas encore donnée par Dieu.

Certains esprits, en effet, remarque Aristote (liv. V, Ethique), s’imaginèrent qu’il n’y avait rien de juste naturellement, et, par conséquent, rien d’injuste, mais que le juste et l’injuste n’existent que par le fait d’une loi humaine positive. Dans cette hypothèse, nul péché, et principalement le péché originel, n’était réputé, c’est-à-dire n’était connu comme s’élevant contre Dieu. Mais l’effet du péché prouve la fausseté de cette assertion; car la mort corporelle a régné depuis Adam, par qui le péché originel est entré dans le monde, jusqu’à Moïse, sous lequel la Loi a été donnée. Or, comme la mort est l’effet surtout du péché originel, il est évident qu’avant la Loi le péché originel existait dans le monde. Pour qu’on ne dise pas que la mort frappait à cause du péché actuel, S. Paul dit qu’elle a régné même sur ceux qui n’ont pas péché par un acte personnel, à savoir, sur les enfants, et même sur les justes, qui ne se sont pas rendus coupables du péché mortel, mais qui ont péché cependant dans le premier homme, d’après ce qui a été dit plus haut. Voilà pourquoi l’Apôtre ajoute: Par une prévarication semblable à celle d’Adam, en tant qu’ils ont reçu la ressemblance de ce péché par leur origine, en même temps que la ressemblance de la nature, comme s’il di sait: de ce qu’ils mouraient sans péché personnel, il y a là une preuve qu’à raison de leur origine la ressemblance du péché d’Adam s’était étendue jusqu’à eux.



III° Lorsque S. Paul dit (verset 14): "Qui était la figure de Celui qui devait venir, il étend la similitude renfermée dans l’adverbe." (verset 1): "Comme." Il dit donc: "Qui," à savoir Adam, "est la forme," c’est-à-dire une sorte de figure "de Celui qui doit venir," en d’autres termes, de Jésus-Christ; mais Adam en est la figure par opposition. De même, en effet, que par Adam le péché et la mort sont entrés dans le monde, de même par Jésus-Christ sont entrées la justice et la vie (I Cor., XV, 17): "Le premier homme, formé de la terre, est l'homme terrestre; le second, venu du ciel, est le céleste."

Il existe encore d’autres rapprochements entre Jésus-Christ et Adam, à savoir, qu’ainsi que le corps d’Adam a été formé sans commerce charnel, le corps de Jésus-Christ l’a été de la vierge Marie; de même que la femme a été tirée du côté d’Adam pendant son sommeil, ainsi coulèrent (Jean, X, 34) du côté du Christ, dormant sur la croix, du sang et de l’eau, figures des sacrements qui donnèrent naissance à l’Église.




Thomas A. sur Rm (1869) 22