Thomas A. sur Rm (1869) 43

Romains 9, 6 à 13: La vraie filiation d'Abraham

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075 (
Rm 9,6-13)


SOMMAIRE: Que les Gentils ont été élevés à la dignité des Juifs; que ceux-là sont les enfants d’Abraham, qui imitent la foi de ce patriarche, et que ceux qui sont tels sont enfants de Dieu, parce que cette filiation repose sur la seule élection de Dieu.

6. Néanmoins la parole de Dieu n’est pas demeurée sans effet; mais tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israélites,

7. Et ceux qui sont de la race d'Israël ne sont pas tous ses enfants, puisque c’est en Isaac que sera ta postérité;

8. C’est-à-dire: les enfants selon la chair ne sont pas pour cela enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont réputés dans la postérité.

9. Car voici les termes de la promesse: En ce temps, je viendrai, et Sara aura un fils.

10. Et non seulement Sara, mais aussi Rebecca, qui conçut d’Isaac notre père;

41. Car, avant qu’ils fussent nés, ou qu’ils eussent fait aucun bien ni aucun mal (afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection),

12. Non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, il lui fut dit:

13. L'aîné sera assujetti au plus jeune, selon qu’il est écrit. J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü.



Après avoir rappelé la dignité des Juifs, S. Paul établit que cette dignité n’appartient pas à ceux qui sont nés selon la chair, des anciens patriarches, mais à la race spirituelle qui a été choisie par Dieu. Et d’abord il montre que cette dignité procède de l’élection divine, puisqu’elle appartient également aux Juifs et aux Gentils, à ces mots (verset 24): "En nous qu’il a de plus appelés, non seulement, etc." A l’égard de l’élection divine, d’abord il fait voir comment les hommes obtiennent par elle une dignité spirituelle; ensuite il soulève la question de la justice de cette divine élection, à ces mots (verset 14): "Que dirons-nous donc? Y a-t-il en Dieu de l’injustice?" Sur la dignité résultant de l’élection divine, Il énonce ce qu’il veut établir; II° il développe sa proposition, à ces mots (verset 7): "C’est en Isaac que sera ta postérité."

I° Pour établir sa proposition, I. Il exprime la certitude de la divine élection; II. Il montre à. l’égard de qui cette élection s’accomplit, à ces mots (verset 6): "Mais tous ceux qui descendent d’Israël..."

I. Il dit donc d’abord, "J’ai avancé que les promesses, l’adoption des enfants et la gloire appartiennent à ceux dont la chute est pour moi une profonde tristesse et une douleur continuelle." Toutefois cette chute ne doit pas s’entendre en ce sens que (verset 6): "La parole de Dieu soit restée sans effet," c’est-à-dire ait été frustrée de son effet; car, bien qu’elle ne le reçoive pas dans quelques-uns qui sont tombés, elle l’obtient cependant dans les autres (Is 55,11): "La parole qui sort de ma bouche ne reviendra pas à moi sans effet;" et (Psaume CXVIII, 89): "Votre parole, Seigneur, demeure éternellement."

II. Lorsqu’il ajoute (verset 6): "Mais tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israélites," il montre comment et à l’égard de qui la parole de Dieu est sans effet. Sur ceci il faut remarquer que les Juifs se glorifiaient principalement de deux choses, à savoir: d’Abraham, qui le premier reçut de Dieu le pacte de la Circoncision, comme il est rapporté au livre de la Genèse (XVII, 10), et de Jacob ou Israël dont toute la postérité faisait partie du peuple de Dieu. Toute fois il n’en avait pas été de même d’Isaac, car la postérité de son fils Esaü n’appartenait pas au peuple de Dieu. Il établit donc sa proposition:

par rapport à Jacob, en disant (verset 6): "Mais tous ceux qui descendent d’Israël," c’est-à-dire qui sont nés de Jacob selon la chair," ne sont pas Israélites et tels que les promesses de Dieu leur appartiennent, mais ceux-là seuls qui ont le coeur droit et qui voient Dieu par la foi (Isaïe XLIV, 2): "Jacob, mon serviteur, vous qui marchez dans la droiture et que j’ai choisi." C’est pourquoi le Sauveur dit à Nathanaël (Jean, I, 47): "Voici un véritable Israélite, dans lequel il n’y a nul déguisement." Or ce nom d’Israël a été imposé par l’ange à Jacob (Gen., XXXII, 28).

S. Paul établit la même proposition par rapport à Abraham, en disant (verset 7): "Et ceux qui appartiennent à la race d’Abraham" selon la chair ne sont pas tous ses enfants spirituels, auxquels Dieu a promis ses bénédictions, mais ceux-là seulement qui imitent la foi et les oeuvres d’Abraham (Jean, VIII, 39): "Si vous êtes enfants d’Abraham, faites les oeuvres d’Abraham."

II° Quand l’Apôtre dit (verset 7): "C’est en Isaac que sera ta postérité," il établit sa proposition: d'abord quant à Abraham; ensuite, quant à Jacob, à ces mots (verset 10): "Et non seulement Sara."

I. À l'égard d’Abraham il fait trois choses:

Il cite l’autorité de l’Ecriture en disant: "C’est en Isaac que sera ta postérité," parole que le Seigneur adressa à Abraham (Gen., XXI, 12) au moment où il s’agissait de l’expulsion d’Ismaël. Comme si S. Paul disait: tous ceux qui sont nés d’Abraham selon la chair n’appartiennent pas à cette race à qui a été faite la promesse, ainsi qu’il le dit lui-même aux Galates (III, 16): "Les promesses ont été faites à Abraham et à celui qui devait naître de lui;" mais seulement aux descendants d’Abraham qui sont semblables à Isaac.

En ajoutant (verset 8): "C’est-à-dire: ce ne sont pas les enfants d’Abraham selon la chair," l’Apôtre applique à sa proposition le passage qu’il vient de citer. Pour comprendre clairement ce qu’il veut dire, il faut rapprocher ce verset de ce que S. Paul dit aux Galates (XV, 22): "Il est écrit qu’Abraham eut deux fils, l’un de l’esclave et l’autre de la femme libre; celui qui naquit de l’esclave," c’est-à-dire Ismaël, "naquit selon la chair," à savoir, parce qu’il naquit selon la loi et selon la coutume de la chair, "d’une femme jeune;" mais celui qui naquit d’une femme libre, c’est-à-dire Isaac, naquit "en vertu de la promesse et non selon la chair," c’est-à-dire non selon la loi et la coutume de la chair, puisqu’il est né d’une femme âgée et stérile (Gen., XVIII, 13), quoiqu’il soit né selon la chair, c’est-à-dire selon la substance de la chair qu’il reçut de ses parents. De là l’Apôtre conclut que ceux-là ne sont pas adoptés comme enfants de Dieu, "qui sont nés selon la chair," c’est-à-dire par cela même que selon la chair ils sont nés d’Abraham; mais que "ceux-là sont réputés de la race d’Abraham" et qu’à eux ont été faites les promesses, qui sont les enfants de la promesse, c’est-à-dire ceux qui, d’après la grâce de la promesse divine, sont les enfants d’Abraham par l’imitation de sa foi, selon cette parole du Sauveur (Matth., III, 9): "Dieu peut susciter de ces pierres mêmes des enfants d’Abraham;" de même qu’Ismaël né selon la chair, n’a pas été réputé de la race, mais seulement Isaac, né en vertu de la promesse.

A ces mots (verset 9): "Car voici les termes de la promesse," il prouve la convenance de cette explication, qu’Isaac figure ceux qui sont les enfants de la promesse, à savoir, parce qu’Isaac est né selon la promesse. Il dit donc (verset 9): "Car voici les termes de la promesse." Cette parole est celle que l’ange, disons mieux le Seigneur lui-même sous forme d’un ange, adressa à Abraham (Gen., XVIII, 14): "Je reviendrai dans ce même temps;" ce qui marque le temps de la grâce (Galates IV, 4): "Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils. – "Et Sara aura un fils," à savoir, en vertu de la promesse. Ce qui fait dire à S. Paul (Galates IV, 5): "Afin que nous devinssions ses enfants adoptifs."

II.Lorsqu’il dit (verset 10): "Et non seulement Sara, mais aussi Rebecca...," l’Apôtre développe sa proposition quant à Jacob. Et d’abord il énonce ce qu’il veut établir; il le développe à ces mots (verset 11): "Car avant qu’ils fussent nés."

Il dit donc: "Non seulement elle," c’est-à-dire Sara, eut un fils, au sujet duquel fut faite la promesse, mais aussi Rebecca, qui conçut d’Isaac notre père "deux fils" à la fois, dont l’un appartenait à la promesse, l’autre à la chair seulement. Car il est dit (Gen., XXV, 21): "Qu’Isaac implora le Seigneur pour sa femme, parce qu’elle était stérile, et le Seigneur fit concevoir Rebecca, et ses deux petits enfants s’entrechoquaient dans son sein." Il est à remarquer que l’Apôtre se sert de ce passage pour conclure contre les Juifs, qui prétendaient obtenir la justice à cause des mérites de leur père, prétention combattue déjà par Ezéchiel, quand il disait de hommes justes (Ezéch., XIV, 18): "Ils ne délivreront ni leurs fils ni leurs filles, mais eux seuls seront délivrés par leur justice." C’est ce qui faisait dire aussi à S. Jean-Baptiste parlant aux Juifs (Matth., III, 9): "Gardez-vous de vous dire à vous-mêmes: nous avons Abraham pour père." Contre l’opinion des Juifs, l’Apôtre avait donc établi que des enfants d’Abraham l’un était élu et l’autre rejeté. Or on pouvait attribuer cette différence ou à la diversité des mères, parce que Ismaël était né de l’esclave et Isaac de la femme libre, ou à la diversité des mérites, parce que Jacob avait eu Ismaël étant déjà circoncis. Afin donc de prévenir tout subterfuge, S. Paul cite des exemples où l’un est élu et l’autre rejeté, sur deux enfants non seulement du même père, mais encore de la même mère, nés dans le même temps et par une même conception.

Lorsque l’Apôtre ajoute (verset 11): "Car avant qu’ils fussent nés," il prouve sa proposition: d’abord, par l’autorité de la Genèse; ensuite, par celle du Prophète, à ces mots (verset 13): "Selon qu’il est écrit."

A) Sur la première preuve,

a) il désigne le temps de la promesse, et dit que c’est en vertu de cette promesse que l’un des fils de Rebecca a été préféré à l’autre, et cela avant qu’ils fussent nés. Et comme dans ce qui précède il a renversé la prétention des Juifs, qui se confient dans les mérites de leurs pères, il réfute ici l’erreur des Manichéens, qui attribuent à l’influence de la naissance les événements divers de la vie des hommes, de telle sorte que la vie et la mort de chacun seraient disposées d’après le cours de la constellation sous laquelle il est né, doctrine déjà condamnée par le prophète Jérémie (X, 2): "Ne craignez pas les signes du ciel que les nations redoutent." S. Paul ajoute (verset 11): "Avant qu’ils eussent fait bien ou mal, parole qui renverse l’erreur des Pélagiens, hérétiques qui sou tiennent que la grâce est donnée d’après les mérites antécédents, bien qu’il soit écrit (Tite, III, 5): "Il nous a sauvés non à cause des oeuvres de justice que nous avons faites, mais par sa miséricorde." La fausseté de l’une et de l’autre de ces assertions se trouve démontrée par ceci, qu’avant sa naissance et avant ses oeuvres, l’un des enfants de Rebecca est préféré à l’autre. Cette parole de S. Paul détruit encore l’erreur d’Origène (1) qui enseignait que les âmes des hommes avaient été créées en même temps que les anges, et que selon le mérite des oeuvres bonnes ou mauvaises faites alors par une âme, elles obtiennent une condition diverse. Or, d’après cette doctrine, ce qui est dit ici: "Avant qu’ils eussent bien ou mal agi," ne saurait plus être véritable. D’ailleurs cette erreur est opposée à ce mot de Job (XXXVIII, 4-7): "Où étais-tu lorsque les astres du matin me louaient et que tous les enfants de Dieu étaient dans la jubilation?" car on pourrait répondre, en adoptant l’erreur d’Origène: J’étais parmi les enfants de Dieu, qui étaient dans la jubilation.

(1) Qu’Origène ait ou non enseigné des erreurs, il les a pour ainsi dire rétractées d’avance par la profession de foi qui a mise dans la préface de sou livre des Principes. Là II distingua les dogmes révélés dans l’Ecriture sainte, d’avec les opinions permises à un théologien. Il déclare formellement que l’on ne doit regarder comme vérité que ce qui ne s’écarte pas de l’Ecriture, de la tradition ecclésiastique et apostolique.

b) S. Paul fait voir ce que l’on pouvait obtenir à raison de la promesse même, en montrant que l’un des deux fils, pendant qu’ils étaient encore dans le sein de leur mère, a été choisi de préférence à l’autre (verset 11): "Afin que le décret de Dieu demeurât ferme," c’est-à-dire fût inébranlable, et cela non selon les mérites, mais d’après l’élection, c’est-à-dire en tant que Dieu lui-même, par une volonté spontanée, a préféré l’un à l’autre, non parce que l’élu était saint, mais pour qu’il fût saint, selon ce passage de l’épître aux Ephésiens (I, 4): "Il nous a élus en Jésus-Christ avant la création du monde, afin que nous fussions saints." C’est là le décret de la pré destination, dont il est dit au même endroit (Ephés., I, 5): "Lui qui nous a prédestinés selon le décret de sa volonté."

c) S. Paul rapporte la promesse, en disant (verset 12): "Et non à cause de leurs oeuvres," dont aucune n’avait précédé le décret d’élection, ainsi qu’il a été dit, "mais par la volonté de Celui qui appelle," c’est-à-dire par la grâce même de Celui qui appelle, dont il a été dit plus haut (VIII, 30): "Ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés;" -(verset 12): "il lui fut dit," c’est-à-dire à Rebecca (verset 13): "L’aîné," à savoir Esaü, "servira sous le plus jeune," c’est-à-dire sous Jacob. Or ceci peut être entendu de trois manières. D’abord, selon leur personne, et dans ce sens Esaü a servi Jacob non directement mais occasionnellement, en tant que la persécution qu’il lui a fait subir a tourné au bien même de Jacob, selon ce passage des Proverbes (XI, 29): "Le riche dénué de sens sera l’esclave du sage." Ensuite on peut appliquer ces paroles aux peuples issus de l’un et de l’autre, parce que les Iduméens ont été pendant un temps soumis aux Israélites, suivant ce passage du Psalmiste (LIX, 10): "Je pénétrerai dans l’Idumée, et je la foulerai aux pieds." Ceci paraît s’accorder avec ce qui précède dans la Genèse (XXV, 23), car il est dit: Deux nations sont en ton sein, et deux peuples sortiront de tes entrailles; et l’un de ces peuples triomphera de l’autre, et "l’aîné servira sous le plus jeune." Enfin, on peut expliquer ce passage au sens figuré, en sorte que dans l’aîné des deux fils on reconnaisse le peuple d’Israël qui a reçu d’abord l’adoption des enfants, selon cette parole de l’Exode (IV, 22): "Israël est mon fils premier-né;" et dans le plus jeune on voit la figure des peuples de la Gentilité, qui furent appelés postérieurement à la foi, lesquels sont aussi figurés par l’enfant prodigue (Luc, XV). Le peuple aîné sera donc assujetti au plus jeune, en tant que les Juifs sont comme les serviteurs préposés à la garde des livres d’où l’on tire les témoignages de notre foi (Jean, V, 30): "Sondez les Ecritures."

B) Lorsque l’Apôtre dit (verset 13): "Selon qu’il est écrit," il prouve sa proposition par l’autorité du Prophète, en ajoutant: "Selon qu’il est écrit," à savoir, au chapitre du prophète Malachie, qui, dans la personne de Dieu, dit (versets 2-3): "J’ai aimé Jacob, mais j’ai repoussé Esaü." Sur ce passage, une des Gloses dit que les paroles qui précèdent: "L’aîné servira sous le plus jeune, sont selon la prescience, mais que celles-ci sont selon le jugement, à savoir, parce que Dieu a aimé Jacob pour ses bonnes oeuvres, comme il aime tous les saints (Proverbes VIII, 17): "J’aime ceux qui m’aiment." Quant à Esaü, il l’a repoussé à cause de ses péchés, comme il est écrit (Ecclésiastique XII, 3): "Le Très-Haut a les péchés en haine." Mais, comme l’amour de Dieu prévient l’amour de l’homme (I Jean, IV, 10): "Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier, " il faut reconnaître que Jacob a été aimé de Dieu avant qu’il ait lui-même aimé Dieu. Or on ne peut pas dire que Dieu ait commencé à l’aimer dans le temps: autrement l’amour, en Dieu, serait sujet au changement; il faut donc dire que Dieu a aimé Jacob de toute éternité, ainsi qu’il est écrit (Jér., XXX, 3): "Je vous ai aimés d’un amour éternel; c’est pourquoi, dans ma pitié pour vous, je vous ai attirés à moi." Il faut remarquer, dans ces paroles, que l’Apôtre reconnaît en Dieu, comme se rapportant aux saints, d’abord l’élection, dans laquelle on comprend la prédestination et le choix, qui, en réalité, sont en Dieu une seule et même chose, bien qu’ils diffèrent logiquement: car l’amour de Dieu consiste dans sa volonté de faire du bien à l’objet aimé; le choix, en ce que, par le bien qu’il veut à l’un, il le préfère à l’autre. Or la prédestination a lieu en ce que Dieu dirige l’homme vers le bien qu’il lui veut, en l’aimant et en le choisissant; voilà pourquoi, dans l’ordre logique, la prédestination est subséquente à l’amour, comme la volonté, à l’égard d’une fin, précède naturellement la direction imprimée pour atteindre cette fin. Et toutefois, en Dieu, l’élection et l’amour ne sont pas ordonnés comme ils le sont dans l’homme; car dans celui-ci l’élection précède l’amour, la volonté de l’homme se déterminant à aimer à cause du bien qu’elle considère dans l’objet de son amour, bien pour lequel elle le préfère à un autre, et, après l’avoir choisi, lui donne son amour. Mais la volonté de Dieu est la cause de tout le bien qui est dans la créature; voilà pourquoi le bien par lequel une créature est préféré à une autre, selon le mode d’élection, est subséquent à la volonté de Dieu, qui a voulu à son égard ce bien, raison déterminante de l’amour. Ce n’est donc pas pour quelque bien que Dieu choisit dans l’homme, qu’il lui donne son amour, mais plutôt par cela même qu’il l’aime, il le préfère aux autres en le choisissant. Or, comme l’amour dont il est ici question appartient à l’éternelle prédestination de Dieu, de même aussi la haine dont parle S. Paul appartient à la réprobation, par laquelle Dieu rejette les pécheurs.

Il ne faut pas dire non plus que cette réprobation se fait dans le temps, parce que dans la volonté divine il n’y a pas de temps, tout y est éternel. Sous certains rapports, la réprobation est corrélative à l’amour ou à la prédestination; sous d’autres, elle en diffère. Elle leur est corrélative sous ce rapport que, de même que la prédestination est la préparation à la gloire, ainsi la réprobation est la préparation à la peine (Is 30,33): "Dès les anciens jours, la vallée de Topheth a été préparée par le Roi pour le supplice." Elle en diffère en ce que la prédestination suppose la préparation des mérites, par la quelle on parvient à la gloire; et la réprobation, la préparation des péchés, par lesquels on arrive au châtiment. C’est la raison pour la quelle la prescience des mérites ne peut être en aucune façon le motif de la prédestination, car ces mérites prévus tombent sous la prédestination elle-même. Toutefois la prescience des péchés peut être, dans un certain sens, le motif de la réprobation, sous le rapport du châtiment qui est préparé aux réprouvés, à savoir, en tant que Dieu se propose de punir les méchants pour leurs péchés, qui viennent d’eux-mêmes et non de Dieu; tandis qu’il se propose de récompenser les justes pour des mérites qui ne sont pas d’eux-mêmes (Osée, XIII, 9): "Votre perte, ô Israël, vient de vous; de moi vous n’avez que le secours."



Romains 9, 14 à 18: la justice de la prédestination et de la réprobation

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Rm 9,14-18)


SOMMAIRE: Question de la justice de la prédestination et de la réprobation. L’une et l’autre sont justes.

14. Que dirons-nous donc ? Y a-t-il en Dieu de l’injustice? Loin de là!

15. Car il a dit à Moïse: J'aurai pitié de qui j'ai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde.

16. Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde.

17. Car l'Ecriture dit à Pharaon: C’est pour cela que je t’ai suscité, pour faire éclater en toi ma puissance et pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre.

18. Donc il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut.

S. Paul, après avoir établi que par l'élection divine l’un est préféré à l’autre, non d’après les oeuvres, mais d’après la grâce de celui qui appelle, traite ici de la justice de cette élection. Il propose une difficulté; II° il la résout, à ces mots (verset 14): "Nullement. Car il dit à Moïse;" III° il fait une objection contre la solution, à ces autres (verset 19): "Vous me direz certainement: Après cela…"

I° Il dit donc: J’ai avancé que Dieu, sans égard aux mérites antécédents, choisit l’un et rejette l’autre: "Que dirons-nous donc?" Est-ce qu’on peut prouver par là " qu’il y a en Dieu de l’injustice?"

Ne pourrait-on pas raisonner de cette manière: la justice distributive veut qu’on partage également entre des droits égaux; or, abstraction faite des mérites, les hommes sont égaux. Si donc Dieu, en dehors de toute considération des mérites, distribue inégalement, choisissant l’un, repoussant l’autre, il semble qu’il y a en lui de l’in justice: ce qui est opposé à ce qu’on lit dans le Deutéronome (XXXII, 4): "Dieu est fidèle et n’a aucune iniquité; et encore (Psaume CXVIII, 137): "Vous seul êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont droits."

Il faut se rappeler qu’Origène, voulant résoudre cette difficulté, est tombé dans l’erreur. Car il établit dans son Périarchon (livre des principes) que Dieu, au commencement des choses, ne donna l’existence qu’à des créatures spirituelles, toutes égales, afin que de leur inégalité on ne pût, par le raisonnement qui précède, accuser Dieu d’iniquité. Mais, dans la suite, la diversité des mérites amena comme conséquence la diversité des états. Car parmi ces créatures spirituelles, les unes, par amour, se tournèrent plus ou moins vers Dieu: de là la distinction des divers ordres parmi les anges; les autres, au contraire, s’éloignèrent de Dieu plus ou moins, et pour cette infidélité furent unies à des corps nobles ou ignobles: les unes, aux corps célestes; d’autres, aux corps des démons; d’autres enfin, aux corps des hommes. D’après cette doctrine, la raison de la constitution el de la distinction tics êtres corporels se trouverait dans la prévarication de la créature spirituelle, doctrine qui contredit ce mot de la Genèse (I, 31): "Dieu vit toutes ses oeuvres, et elles étaient très bonnes;" ce qui donne à entendre, comme S. Augustin l’a remarqué dans son livre de la Cité de Dieu (ch. XI), que la cause qui produisit les créatures corporelles n’est autre que la bonté.

II° Rejetant donc cette opinion erronée d’Origène, il faut examiner comment l’Apôtre résout la difficulté qu’il s’est proposée (versets 14-15): "Nullement, dit-il." Car Dieu dit à Moïse. Sur ceci, S. Paul: I. résout l’objection précitée, quant à l’amour de Dieu pour les saints; II. Quant à sa haine ou réprobation des méchants, quand il dit (verset 17): "Car l’Ecriture dit à Pharaon."

I. Quant à l’amour de Dieu pour les saints, l’Apôtre propose l’autorité de l’Ecriture, d’où procède la solution; il en déduit une conclusion, à ces mots (verset 16): "Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court."

S. Paul cite le passage qu’on lit dans l’Exode (XXXIII, 19). Dieu dit à Moïse, selon notre Vulgate: "Je ferai miséricorde à qui je voudrai, et j’userai de clémence envers qui il me plaira." Mais l’Apôtre a cité selon le texte des Septante, en disant (verset 15): "Car il dit," c’est-à-dire le Seigneur dit, "à Moïse: "Je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde, et j’aurai pitié de qui j’aurai pitié." Dans ces paroles, à s’en tenir à ce que présente la lettre, tout ce qu’il y a de bon en nous est attribué à la miséricorde de Dieu, selon ce passage d’Isaïe (LXIII, 7): "Je me souviendrai des miséricordes du Seigneur; je chanterai des cantiques de louanges sur tout ce qu’il a fait pour nous;" et Jérémie (Lament., III, 22): "Si nous n’avons pas été perdus entièrement, c’est l’effet des miséricordes du Seigneur." Or, dans la Glose, ce passage est expliqué de deux manières, et, suivant chacune de ces explications, on peut répondre de deux manières à la question et à l’objection.

A) Premièrement: "Je ferai miséricorde à celui à qui je ferai miséricorde," c’est-à-dire à celui qui est digne de miséricorde. Pour donner plus de force à l'expression, S. Paul la répète: "Je ferai miséricorde à celui à qui je ferai miséricorde," c’est-à-dire à celui que je jugerai digne de recevoir miséricorde, ainsi qu’il est dit (Psaume C, 13): "Le Seigneur a pitié de ceux qui le craignent." Dans ce sens, bien qu’il accorde ses dons miséricordieusement, Dieu ne peut être accusé d’in justice, par la raison qu’il donne à ceux à qui il faut donner, et qu’il ne donne pas à ceux à qui il ne faut pas donner, le tout selon la rectitude de son jugement.

Or on peut entendre de deux manières; avoir pitié de celui qui en est digne. a) D’abord, en ce sens que l’on regarde quelqu’un comme digne de miséricorde, en raison des oeuvres préexistantes dans cette vie, et non pas dans une vie précédente, comme l’avait enseigné Origène, hérésie des Pélagiens, qui avançaient que la grâce de Dieu est donnée à l’homme à raison de ses mérites. Mais cette doctrine ne se petit soutenir, parce que, comme il a été dit, les oeuvres méritoires elles-mêmes viennent de Dieu pour appartenir à l’homme, et sont les effets de la prédestination. b) On peut encore entendre d’une autre manière que quelqu'un est digne de miséricorde, à savoir, non à raison de ses mérites antécédents à la grâce, mais de ses mérites subséquents: par exemple, nous disons que Dieu donne sa grâce et se propose de toute éternité de la donner à celui qu’il a connu, dans sa prescience, devoir en bien user. C’est dans ce sens que la Glose entend ce passage, que Dieu a pitié de celui dont il aura pitié. De là: "J’aurai pitié de celui dont il me plaira d’avoir pitié;" c’est-à-dire j’aurai pitié, en l’appelant et en lui donnant la grâce, de celui dont je saurai, dans ma prescience, que je lui ferai miséricorde, sachant d’avance qu’il se convertira et qu’il me restera fidèle.

Cependant cette explication ne peut, ce semble, être convenable ment donnée. En effet, il est évident qu’on ne peut assigner comme raison de la prédestination ce qui en est le résultat, quand bien même on dirait que ce résultat existe dans la prescience de Dieu. Car la raison de la prédestination est logiquement antécédente à la prédestination même, tandis que l’effet est contenu dans celle-ci. Il est également évident que tout bienfait de Dieu, accordé par lui à l’homme dans l’ordre du salut, est l’effet de la prédestination divine. Or le bienfait divin ne s’étend pas seulement à l’infusion de la grâce par laquelle l’homme est justifié, mais encore à l’usage de cette grâce; de même que, dans les choses naturelles, Dieu ne produit pas seulement les formes, mais encore les mouvements et les opérations de ces formes, parce qu’il est le principe de tout mouvement, en sorte que, si son opération sur l’objet à mouvoir venait à cesser, les formes n plus ni mouvement ni opération. Mais il en est de l'habitude de la grâce ou de la vertu dans l’âme, relativement à l’usage qu’on en fait, comme de la relation de la forme naturelle à son opération. Voilà pourquoi il est dit (Isaïe XXVI, 12): "C’est le Seigneur qui a fait en nous toutes nos oeuvres."

Aristote prouve ce principe, à l’égard de la volonté humaine, par un raisonnement spécial. L’homme ayant la puissance des contraires, par exemple de s’asseoir ou de rester debout, il faut que cette puissance passe à l’acte par quelque motif déterminant. Or c’est par la réflexion que l’homme choisit l’un des contraires de préférence à l’autre. Mais, comme l’homme a aussi la puissance de réfléchir ou non, il faut qu’il y ait un déterminant à l’acte de la réflexion; et comme on ne peut procéder ainsi jusqu’à l’infini, il est nécessaire qu’il existe un principe extrinsèque et supérieur à l’homme, qui le détermine à réfléchir: ce principe n’est autre que Dieu. Pareillement l’usage de la grâce vient de Dieu, et l’habitude de la grâce n’est pas pour cela superflue, pas plus que ne sont superflues les formes naturelles, bien que Dieu opère en tout. Car, dit le Sage (VIII, 1): "Lui-même dispose toute chose avec douceur," à savoir, par la raison que toutes choses, au moyen de leurs formes, sont inclinées comme d’elles-mêmes vers la fin que Dieu leur a assignée.

Ainsi donc il n’est pas possible que les mérites subséquents à la grâce soient la raison de faire miséricorde ou de prédestiner; mais cette raison est la seule volonté de Dieu, en tant que par miséricorde il délivre quelques hommes. Car il est manifeste que la justice distributive a lieu quand on donne en vertu d’un droit: par exemple, si plusieurs ouvriers méritent un salaire, on doit en donner un plus grand à ceux qui travaillent davantage. Mais cette justice n’a pas lieu quand on donne spontanément et miséricordieusement: par exemple, si quelqu’un, trouvant sur son chemin deux pauvres, donne à l’un ce qu’il peut ou ce qu’il a résolu de donner en aumône, il n'est pas injuste, mais miséricordieux. Semblablement, si celui qui a été également offensé par deux personnes remet à l’une son offense et ne la remet pas à l’autre, il est miséricordieux à l’égard de la première et juste envers la seconde; mais il n’est injuste ni pour l’une ni pour l’autre. Car, tous les hommes, à raison du péché du premier père, naissant passibles de la damnation, ceux que Dieu délivre par sa grâce le sont par sa seule miséricorde. Ainsi Dieu est miséricordieux à l’égard de ceux qu’il délivre, et juste à l’égard de ceux qu’il ne délivre pas; mais il n’est injuste envers qui que ce soit. Voilà pourquoi l’Apôtre donne la solution de la question par l’autorité d’un passage qui attribue tout à la divine miséricorde.

Cependant il faut remarquer que la miséricorde de Dieu peut être considérée sous trois rapports. D’abord, relativement à la prédestination, selon laquelle, de toute éternité, Dieu s’est proposé de délivrer quelques hommes (Psaume CII, 17): "La miséricorde du Seigneur est de toute éternité;" elle demeure éternellement. Ensuite, relativement à la vocation et à la justification, par lesquelles il sauve les hommes dans le temps (Tite, III, 5): "II nous a sauvés selon sa miséricorde. Enfin, en tant qu’il exalte par la gloire, quand il délivre de toute misère (Psaume CII, 4): "Il vous couronne de miséricorde et d’amour." Voilà pourquoi Dieu dit: "J’aurai pitié," à savoir, en l’appelant et en le justifiant, "de celui de qui j’ai pitié," en le prédestinant, en lui faisant miséricorde, et finalement en glorifiant "celui dont j’ai pitié," en l'appelant et en le justifiant. Cette interprétation s’accorde mieux avec la lettre de notre texte, qui dit (Exode, XXXIII, 19): "Je ferai miséricorde à qui je voudrai, et j’userai de clémence envers qui il me plaira;" paroles qui montrent manifestement que ce n'est pas aux mérites, mais uniquement à la divine volonté qu’il faut attribuer la divine miséricorde.

Quand l’Apôtre dit (verset 16): "Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court," il déduit sa conclusion du passage cité. Cette conclusion peut être entendue de diverses manières. D’abord, ainsi: donc le salut même de l’homme n’est l’oeuvre ni de celui qui veut ni de celui qui court, c’est-à-dire n’est dû à personne à raison de son vouloir ou d’une oeuvre extérieure, qui est appelée du nom de course, selon cette parole de l’Apôtre (I Corinthiens IX, 24): "Courez donc de telle sorte que vous emportiez le prix;" mais il est l’oeuvre de Dieu qui fait miséricorde, c’est-à-dire il procède de la seule miséricorde divine. Ceci ressort surtout du passage qu’on lit au Deutéronome (IX, 4): "Ne dites pas dans votre coeur: c’est à cause de ma justice que le Seigneur m’a fait entrer dans cette terre pour la posséder." On peut encore entendre la conclusion autrement tout procède de la miséricorde divine: donc il n’est "ni de celui qui veut," à savoir, de vouloir, "ni de celui qui court," à savoir, de courir; mais l’un et l’autre dépendent "de Dieu, qui fait miséricorde," selon ces paroles de S. Paul (I Cor., XV, 10): "Ce n’est pas moi néanmoins, mais la grâce de Dieu avec moi;" et (Jean XV, 5): "Sans moi, vous ne pourriez rien faire." Mais si l’Apôtre n’avait en vue dans ce passage que ce sens: comme la grâce sans le libre arbitre de l’homme ne veut ni ne court davantage, il eût pu retourner la proposition et dire: cela ne dépend pas de Dieu qui fait miséricorde, mais de celui qui veut et de celui qui court, langage que ne supporteraient pas les oreilles pieuses. Il faut donc entendre dans ces paroles quelque chose de plus, à savoir, que le principal doit être attribué à la grâce de Dieu. Car toujours l’action est attribuée à l’agent principal, de préférence à l’agent secondaire; c’est ainsi que nous disons, par exemple, que ce n’est pas la hache qui a fait la construction, mais l’ouvrier au moyen de la hache. Or la volonté de l’homme est déterminée par Dieu pour le bien; aussi S. Paul a-t-il dit plus haut (Rom., VIII, 14): "Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont les enfants de Dieu." Voilà pourquoi aussi l’opération intérieure de l’homme ne doit pas lui être principalement attribuée, mais à Dieu (Ph 2,13): "C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon qu’il lui plaît."

Cependant, si la volonté n'est pas de celui qui court, ni l’action de celui qui veut, mais de Dieu qui détermine l’une et l’autre, l’homme, ce semble, n’est plus le maître de son acte, qui dépend de son libre arbitre.

Il faut donc dire que Dieu détermine toutes choses, mais diverse ment, à savoir, en tant que chacune d’elles reçoit sa détermination selon le mode qui convient à sa nature. Ainsi l’homme est déterminé par Dieu à. vouloir et à courir selon le mode d’une libre volonté: donc vouloir et courir dépendent de l’homme en tant qu’agent libre, mais non de l’homme comme agent principal, rôle réservé à Dieu seul.

II. Lorsque l’Apôtre dit (verset 17): "Car l’Écriture dit à Pharaon," il résout la question quant à la réprobation des méchants. Il cite une autorité; il déduit sa conclusion, à ces mots (verset 18): "Donc il a pitié de qui il veut."

Il dit donc: J’ai démontré qu’il n’y a pas en Dieu d’injustice en ce que de toute éternité il aime les justes et rejette les méchants, car l’Ecriture met dans la bouche de Dieu ces paroles (Exode, IX, 16): "Voici pourquoi je t’ai suscité," ou, selon une autre version, je t’ai conservé: "c’est pour faire éclater en toi ma puissance, et pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre." Notre Vulgate s’exprime ainsi: "Car je t’ai établi pour faire éclater en toi ma toute-puissance et pour rendre mon nom célèbre dans toute la terre."

A) Il faut ici remarquer d’abord ce que Dieu fait à l’égard des ré prouvés. II le montre en disant: "Voici pourquoi je t’ai suscité," c’est-à-dire tu étais éloigné de moi par les péchés que tu avais commis (ci-dessus, I, 32): "Ceux qui agissent ainsi méritent la mort;" cependant je ne t’ai pas fait mourir aussitôt, mais je t’ai conservé la vie pour la fin qui va être indiquée, c’est-à-dire: "Pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre." Or on peut entendre dans ce sens ces paroles: "Je t’ai suscité," c’est-à-dire: en ma prescience, tu étais mort à cause de ton iniquité; je t’ai néanmoins accordé la vie, comme si je te ressuscitais. On voit par là que Dieu ne traite pas les réprouvés avec injustice, puisqu’ils étaient par leurs propres oeuvres dignes d’être livrés aussitôt aux supplices; mais, par cela même qu’il les conserve dans la vie, il agit d’après son excessive bonté (Jér., X, 24): "Châtiez-moi, Seigneur, dans votre justice, et non dans votre fureur, de peur que vous ne me réduisiez au néant." On peut encore dire: "Je t’ai excité" pour le péché, afin que tu devinsses plus mauvais; ce qu’il ne faut pas prendre en ce sens que Dieu produise dans l’homme le péché, mais en ce sens qu’il le permet, à savoir, que par un juste jugement il permet que quelques pécheurs se précipitent dans le péché à cause de leurs iniquités précédentes, comme il a été expliqué ci-dessus (Rom., 1, 28): "Dieu les a livrés à un sens dépravé." Cependant je crois qu’il faut voir ici quelque chose de plus, à savoir, que par une sorte d’instinct les hommes sont intérieurement déterminés au bien ou au mal. C’est ainsi que S. Augustin dit div. du Libre Arbitre et de la Grâce, XX) que Dieu opère dans le coeur des hommes pour incliner leur volonté selon qu’il lui plaît, soit au bien par un effet de sa miséricorde, soit au mal à. raison de leurs mérites. De là également on dit assez souvent que Dieu porte quelques individus au bien, selon cette parole de Daniel (XIII, 45): "Dieu suscita l’Esprit d’un jeune homme." De même, on dit aussi qu’il porte au mal, selon cette autre parole d’Isaïe (XIII, 17): "Je susciterai contre eux les Mèdes... (verset 18), ils perceront de leurs flèches les enfants." Cependant Dieu agit diversement à l’égard du bien et à l’égard du mal; car il incline les volontés des hommes au bien directement et par lui-même, comme agent du bien; quant au mal, on dit qu’il incline les hommes occasionnellement, à savoir, qu’il propose à l’homme intérieurement ou extérieurement ce qui, en tant qu’il vient de Dieu, devait le porter au bien, mais ce dont l’homme abuse par sa malice et par sa perversité (ci-dessus, I, 4): "Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence? Et cependant, par votre dureté et par l’impénitence de votre coeur, vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère;" et (Job, XXIV, 23): "Il (Dieu) lui a donné du temps pour faire pénitence, et il en a abusé pour devenir superbe." De même aussi, Dieu, en tant qu’il est Lui, porte intérieurement l’homme vers le bien: par exemple, un roi à défendre les intérêts de sa couronne ou à punir des rebelles; mais le méchant abuse de ce bon mouvement parla perversité de son coeur. On le voit dans Isaïe (X, 6), où il est dit d’Assur: "Je l’enverrai à une nation perfide; je lui ai donné des ordres contre le peuple de ma colère; qu’il enlève les dépouilles..."; et, à la suite (ibid., 7): "Lui ne sera pas dans cette pensée...; son coeur n’aura pas ce sentiment, et ce coeur ne respirera que les ravages." C’est ce qui est arrivé à Pharaon, qui, poussé par Dieu à défendre son royaume, "abusé de cette inspiration pour satisfaire sa cruauté."

B) Il faut considérer, en second lieu, à quelle fin Dieu opère en partie, et en partie permet ces choses. Remarquons d’abord que Dieu opère dans ses créatures pour manifester sa gloire, selon ce passage (Rom., I, 20): "Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles par tout ce qui a été fait." Cette sorte d’impulsion est donc ordonnée à cette fin, et par rapport à ceux qui sont présents: "Pour faire éclater en toi ma puissance" (Ex., XIV, 31): "Les enfants d’Israël virent la grande puissance que le Seigneur avait déployée contre les Égyptiens." Et par rapport à ceux qui sont absents: Pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre" (Psaume XCV, 3): "Racontez sa gloire parmi les nations." Il est donc de toute évidence qu’en ce point il n’y a de la part de Dieu aucune injustice, puisqu’il se sert pour sa propre gloire de sa créature, d’après les mérites qu’elle s’est acquis. On peut également expliquer dans le même sens ces mots: "Je t’ai établi...," c’est-à-dire j’ai fait servir ta malice à ma gloire. Dieu, en effet, se sert de la malice, mais n’en est pas l’auteur.

En disant (verset 18): "Donc il a pitié de qui il veut," S. Paul tire une sorte de conclusion des deux passages cités. En effet, de ces paroles: "J’aurai pitié de qui j’ai pitié," il conclut: "Donc il a pitié de qui il veut " (Psaume C, 13): "Le Seigneur a été touché de compassion pour ceux qui le craignent." Et de ces autres paroles " Je t’ai suscité pour, etc.," il conclut: "Et il endurcit qui il veut " (Is 63,17): "Vous avez endurci notre coeur jusqu’à ne plus vous craindre;" et (Ecclésiastique XXXIII, 12): "D’entre eux il en a béni et exalté quelques il en a maudit et humilié quelques autres."

Après les explications qui précèdent, il n’y a plus de difficulté sur ce qui concerne la miséricorde de Dieu; mais, sur l’endurcissement, il s’en présente plusieurs. La première est que l’endurcissement paraît revêtir le caractère de péché, selon ce passage de l’Ecclésiastique (III, 27): "Le coeur dur sera malheureux au dernier jour." Si donc Dieu endurcit, il s’ensuit qu’il est l’auteur du péché; et ce pendants. (Jacques I, 13) dit le contraire: "Dieu ne porte pas au mal." Il faut répondre que S. Paul ne dit pas que Dieu endurcit quelques hommes, à savoir, directement et comme s’il produisait en eux la malice, mais indirectement, en tant que de l’opération extérieure ou intérieure produite par Dieu dans l’homme, celui-ci prend occasion de pécher, et que Dieu le permet. S. Paul ne dit donc pas que Dieu endurcit en ce sens qu’il envoie la malice, mais en ce sens qu’il ne donne pas la grâce.

La seconde difficulté vient de ce que l’endurcissement même ne paraît pas pouvoir être attribué à la divine volonté, puisqu'il est écrit (I Thess., XV, 3): "La volonté de Dieu est que nous soyons saints;" et (I Tim., II, 4): "Il veut que tous les hommes soient sauvés." Il faut répondre que la miséricorde ainsi que la justice supposent la disposition de la volonté. D’où fi suit que, de même qu’on attribue la miséricorde à la volonté divine, de même on doit lui attribuer ce qui appartient à la justice. Il faut donc entendre: "Il a pitié de qui il veut," par sa miséricorde, et "Il endurcit celui qu’il veut," par sa justice; car ceux qu’il endurcit méritent d’être abandonnés par lui à l’endurcissement, comme il a été dit au ch. 1 versets 24 et 26.




Thomas A. sur Rm (1869) 43