Thomas A. sur Rm (1869) 62

Romains 14, 13 à 20: La liberté dans l’usage des aliments

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Rm 14,14-21)


SOMMAIRE: Qu’il faut prendre garde de scandaliser soit dans l’usage des aliments, soit de toute autre manière, parce qu’il n’est pas permis de détruire l’oeuvre de Dieu pour satisfaire notre sensualité.



13. Mais songez plutôt à ne pas mettre sous les pieds de votre frère une pierre d'achoppement ou de scandale.

14. Je sais et suis convaincu dans le Seigneur Jésus que rien n’est impur de soi-même, et qu'il n'est impur qu celui qui le croit impur.

15. Car si pour un aliment tu contristes ton frère, dès lors tu ne te conduis plus par la charité. Ne perds pas par ce que tu manges celui pour qui le Christ est mort.

16. Qu ne blasphème donc pas notre religion.

17. Car le royaume de Dieu n'est ni le manger ni le boire, mais la justice, et la paix, et la joie dans l'Esprit Saint.

18. Or celui qui en cela sert le Christ, plaît à Dieu et est loue par les hommes.

19. Recherchons donc ce qui entretient la paix, et observons ce qui procure l’édification mutuelle.

20. Ne détruis pas, pour un aliment, l’oeuvre de Dieu.



Après avoir interdit de juger ses frères, l’Apôtre défend de les scandaliser. A cet effet, il énonce ce qu’il veut établir; II° il développe sa proposition, à ces mots (verset 15): "Car si pour un aliment..."

I° Sur le premier de ces points, il fait trois choses:

I. Il enseigne d’abord que l’on doit éviter les scandales, en disant: "J’ai dit que vous ne devez pas vous juger les uns les autres, mais que chacun doit juger ses actes, pour qu’ils ne tournent pas au scandale des autres." C’est ce qu’il dit (verset 13): "Mais songez plutôt à ne pas mettre sous les pieds de votre frère une pierre d’achoppement ou de scandale." Or le scandale, comme l’a remarqué S. Jérôme (sur S. Matthieu), désigne un obstacle, une occasion de chute, que nous pourrions appeler une pierre d’achoppement pour le pied. Le scandale est donc une action ou une parole moins conforme qu’il ne faut à la règle, présentant au prochain une occasion de chute, semblable à une pierre placée sur le chemin, contre laquelle l’homme se heurte et tombe. Toutefois le scandale paraît quelque chose de plus grave qu’une pierre d’achoppement, car cet obstacle peut désigner tout ce qui retient ou retarde le mouvement dans la marche; mais le scandale, c’est-à-dire l’achoppement, paraît supposer que le prochain est disposé à:tomber. Nous ne devons donc pas donner à nos frères une occasion de chute, en faisant ce qui peut les embarrasser dans la voie de la justice (Is 57,14): "Enlevez la pierre d’achoppe ment du chemin de mon peuple." Nous ne devons pas non plus donner scandale en faisant quelque chose qui engagera notre frère à pécher (Matth., XVIII, 7): "Malheur à celui par qui vient le scandale! "

II. En second lieu, l’Apôtre rappelle ce qui faisait regarder le scandale comme licite de sa nature ou en soi. Sur ce point, il se trouvait parmi les Romains quelques Juifs convertis à la foi de Jésus-Christ, qui distinguaient les aliments suivant les prescriptions de la Loi les autres, ayant une foi parfaite, usaient indifféremment de toutes sortes d’aliments, ce qui en soi était licite. C’est ce qui fait dire à S. Paul (verset 14): "Je sais et je suis convaincu dans le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi." Ici il faut observer que, comme dit S. Jérôme (Commentaire sur S. Matthieu), le peuple juif, se vantant d’être l’héritage de Dieu, appelle aliments impurs ceux dont le commun des hommes se nourrit, par exemple les chairs de porc, de lièvre et autres semblables, et, parce que les autres nations qui faisaient usage de tels aliments ne faisaient pas partie de cet héritage, ces aliments étaient appelés immondes. Le mot de S. Paul: "Rien n’est impur en soi," équivaut donc à ceci: il n’y a rien d’immonde. L’Apôtre dit d’abord "qu’il le sait," parce qu’il en est ainsi selon la nature des choses, selon ce passage (I Timothée IV, 4): "Tout ce que Dieu a créé est bon, et l’on ne doit rejeter aucune des choses qui peuvent être acceptées avec action de grâces." Il dit ensuite "Qu’il est convaincu dans le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi," car les aliments, quant à leur nature, n’ont jamais été rejetés comme immondes; cependant l’on s’en privait en certain temps, et ils étaient devenus comme immondes, selon le précepte de la Loi, parce qu’ils étaient une figure; mais Jésus-Christ a détruit cette distinction en accomplissant toutes les figures. Voilà pourquoi S. Paul, par la confiance qu’il a eu Notre Seigneur Jésus-Christ, affirme que rien n’est impur ou immonde de soi-même, à savoir, Notre Seigneur Jésus-Christ le voulant ainsi (Actes, X, 15): "N’appelez pas impur ce que Dieu a purifié."

III. Enfin S. Paul fait voir comment il pourrait y avoir là par accident quelque chose d’illicite, à savoir, en tant que celui qui en ferait usage agirait contre la conscience. Il dit donc: "Il a été dit qu’il n’y a rien d’impur." Il faut cependant sous-entendre: "Si ce n’est pour celui qui," par une conscience erronée, met de la différence entre les aliments, c’est-à-dire "croit que telle chose est impure ou immonde" dans ce cas, cet aliment devient impur pour lui ou illicite, comme s’il était impur en soi (Tite, I, 15): "Tout est pur pour ceux qui sont purs, et rien n’est pur pour ceux qui sont impurs et infidèles; mais leur raison et leur conscience sont impures et souillées." Ainsi l’on voit que ce qui en soi est licite devient illicite pour celui qui agit contre sa conscience, bien que sa conscience soit erronée. Et ceci est conforme à la raison, car les actes s’apprécient d’après la volonté de ceux qui les font; or la volonté est déterminée par l’objet qu’elle a saisi; donc la volonté tend à ce que sa puissance d’appréhension lui représente, et c’est d’après cette règle que l’acte est qualifié ou spécifié. Si donc la raison juge qu’un acte est péché, et que la volonté se détermine à le faire, il est manifeste que l’on a la volonté de commettre le péché, et qu’ainsi l’action extérieure, qui revoit sa forme de la volonté, est un péché. Par la même raison, si l’on estime qu’un acte qui est péché véniel est péché mortel, et si, pendant que la conscience juge ainsi, on fait cet acte, il est évident qu’on veut pécher mortellement, et l’acte, par une conséquence du choix que l’on a fait, est péché mortel. Si cependant, après un acte accompli par suite d’une conscience erronée, on croit que ce que l’on n fait licitement est un péché, ou que ce qui était véniel est mortel, cette erreur de la conscience ne rend pas cet acte péché ou péché mortel; car la volonté et l’acte ne sont pas formés par les considérations subséquentes, mais par l’appréciation antécédente à l’acte. Sur ce qui pré cède, il n’y a aucune difficulté.

Mais en voici une: on suppose que la conscience est erronée au point de croire nécessaire au salut ce qui est péché mortel, par exemple qu’on pèche mortellement si l’on ne commet pas un vol ou une fornication: dans ce cas la conscience oblige-t-elle? En d’autres termes, en agissant contre elle pèche-t-on mortellement? Tout d’abord, il paraît que non; car la loi de Dieu, qui défend la fornication et le vol, lie plus fortement que la conscience; en second lieu, dans cette hypothèse, la conscience serait perplexe, et l’on pécherait en commettant et en ne commettant pas la fornication.

Mais il faut répondre que, même à l’égard des choses qui sont mauvaises en soi, la conscience erronée oblige; car, ainsi qu’il a été dit, la conscience oblige, en tant qu’en agissant contre elle il s’ensuit qu’on a la volonté de pécher. Si donc on croit que ne pas commettre la fornication est péché mortel, choisir de ne pas la commettre c’est vouloir pécher mortellement, et de fait l’on pèche mortellement. Ce que dit ici S. Paul confirme ce sentiment. En effet, il est manifeste que mettre de la différence entre les aliments, comme chose nécessaire au salut, était illicite, puisque, même pour les Juifs convertis, et avant la promulgation de l’Evangile il n’était pas permis de pratiquer les observances légales, ni de mettre en elles son espérance, comme si elles étaient nécessaires au salut, ainsi que l’enseigne S. Augustin. Et cependant l’Apôtre dit que si la conscience force à mettre de la distinction entre les aliments, en d’autres termes regarder quelque chose comme impur, et n’en faire pas la distinction, à savoir en s’en abstenant, c’est se rendre coupable, comme si l’on mangeait quelque chose d’impur. Donc, même pour les choses qui de soi sont illicites, la conscience erronée oblige. On ne doit pas s’arrêter à la première objection tirée de la loi de Dieu, parce que l’obligation de la conscience, même erronée, et celle de la Loi, sont la même obligation. En effet, si la conscience prescrit de faire telle chose ou de l’éviter, c’est qu’elle croit que ce point est opposé ou conforme à la loi de Dieu; car la Loi n’est appliquée à nos actes que par l’intermédiaire de la conscience. On ne peut pas davantage opposer la seconde objection, car rien rie s’oppose à ce qu’on soit perplexe dans telle ou telle supposition, bien que personne ne le soit absolument: par exemple, un prêtre coupable de fornication, soit qu’il célèbre la messe ou qu’il ne la célèbre pas, quand il y est tenu d’après son office, pèche mortellement. Ce prêtre, cependant, n’est pas perplexe, attendu qu’il peut déposer son péché et célébrer. C’est ainsi qu’on peut déposer la conscience erronée et s’abstenir du péché.

Voici encore une autre difficulté: on n'est pas réputé scandaliser quand on fait une action conforme à la Loi, quoique le prochain prenne de cette action matière de scandale. Car on lit (Matth., XV, 12) que "les Pharisiens, ayant entendu Jésus dire: Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche, etc., furent scandalisés." Or ne pas distinguer entre les aliments est une action conforme à la règle: il ne faut donc pas y renoncer par crainte de scandaliser celui qui s’est fait une conscience erronée en se trompant sur la foi; car, suivant ce faux principe, les catholiques devraient s’abstenir de l’usage de la viande et du mariage, de peur que les hérétiques, dont la con science est erronée, n’en prennent occasion de scandale.

Il faut répondre qu’on peut scandaliser non seulement en faisant réellement le mal, mais même en faisant quelque chose qui a l’apparence du mal, suivant celte parole de S. Paul (I Thess., V, 22): "Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal." Or un acte peut avoir l’apparence du mal de deux manières: d’abord, d’après l’opinion de ceux qui sont retranchés de l’Église; ensuite, selon l’opinion de ceux que l’Église tolère encore. Mais les faibles dans la foi, qui s’imaginaient que les prescriptions de la Loi devaient être observées, étaient tolérés par l’Église avant la promulgation de l’Évangile; donc on ne devait pas, en les scandalisant, prendre des aliments défendus par la Loi. Comme les hérétiques ne sont pas tolérés par l’Église, la même raison n’existe pas à leur égard.

II° Quand l’Apôtre dit (verset 15): "si ce que vous mangez contriste votre frère," il développe ce qu’il avait dit: d’abord, la première proposition, c’est-à-dire qu’il ne faut pas scandaliser son frère; ensuite, la seconde et la troisième, c’est-à-dire dans quel sens une chose est impure, à ces mots (verset 1): "Tout est pur, etc."

I. Sur le premier de ces développements, S. Paul donne quatre raisons, dont la première est prise du côté de la charité, en disant: "Si votre frère est contristé" en pensant que vous faites mal lorsque vous usez de tel aliment que lui regarde comme impur (verset 15), "déjà vous ne vous conduisez plus par la charité." Car par la charité le chrétien aime son prochain comme soi-même, et conséquemment évite de contrister son frère, dont il préfère le repos à un aliment, attendu que (1” Cor., XIII, 5): "La charité ne cherche pas ses propres intérêts."

II. A ces mots (verset 15): "Ne perdez pas, à cause de votre nourriture, etc.", l’Apôtre donne la seconde raison, prise du côté de la mort de Jésus-Christ. En effet, il semble qu’on comprend peu le prix de cette mort, quand, pour un aliment, on ne craint pas de rendre inutiles les mérites de la Passion. De là ce mot de l’Apôtre (verset 15): "Prenez garde qu’à cause de votre nourriture," c’est-à-dire de la nourriture que vous prenez indifféremment, "sans mettre de distinction dans les aliments, vous ne perdiez," en d’autres termes vous ne scandalisiez," celui pour lequel," c’est-à-dire pour le salut duquel, "le Christ est mort" (I Pierre, III, 18): "Le Christ a souffert la mort une fois pour nos péchés, le juste pour les injustes." Or l’Apôtre appelle perdu celui qui est scandalisé, parce que le scandale passif ne peut être sans péché du côté de celui qui est scandalisé; car celui-là est scandalisé qui prend occasion de chute (Cor., VIII, 11): "Ainsi votre science sera cause de la perte de ce frère encore faible pour lequel le Christ est mort."

III. A ces mots (verset 16): "N’exposez pas aux blasphèmes des hommes la religion dont nous jouissons," il donne la troisième raison, tirée des dons spirituels de la grâce. Et d’abord il montre la conséquence fâcheuse qui résulte contre ces dons de ce que nous scanda lisons les autres. Il développe ensuite ce qu’il a dit, à ces mots (verset 17): "Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire, etc." Enfin il déduit la conclusion proposée, à ces autres (verset 17): "Recherchons donc ce qui entretient la paix."

Sur le premier de ces points, il faut remarquer que, dans la primitive Église, quelques fidèles, usant indifféremment des aliments au scandale des faibles, il en résultait cet inconvénient que les faibles blasphémaient la foi de Jésus-Christ, disant que cette foi, contre le commandement de la Loi, favorisait l’intempérance dans les aliments. Voilà pourquoi S. Paul dit: De ce que par Jésus-Christ il est arrivé qu’il n’y a plus rien d’impur, "que ce qui fait notre bien," c’est-à-dire la foi ou la grâce de Jésus-Christ, par laquelle vous avez obtenu d’être affranchis des observances légales, "ne soit donc pas blasphémé" par les faibles, qui l’accusent de favoriser l’intempérance (Jacques II, 7): "Ne sont-ce pas eux qui blasphèment le saint nom qui a été invoqué sur vous?" De ce bien il est dit (Psaume LXXII, 28): "Pour moi, mon bien, c’est de m’attacher au Seigneur."

Quand il ajoute (verset 17): "Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger," S. Paul explique ce qu’il vient de dire, à savoir, en quoi consiste notre bien.

A) Et d’abord il dit en quoi il n'est pas: "Car le royaume de Dieu," dit-il, "ne consiste pas dans le boire et dans le manger." Or S. Paul appelle ici royaume de Dieu ce par quoi Dieu règne en nous ce par quoi nous parvenons à son règne. De là ces paroles (Matth., I, 40): "Que votre règne arrive;" et (Michée, IV, 7): "Le Seigneur régnera sur tous en la montagne de Sion." Nous sommes unis et unis à Dieu par l’intelligence et le sentiment, ainsi qu’il est dit (Jean, IV, 24): "Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité." De là vient que le règne de Dieu se prend principalement pour ce qui est intérieur dans l’homme, et non pour ce qui est extérieur. Aussi est-il dit (Luc, XVII, 21): "Le royaume de Dieu est au-dedans de vous." Quant à ce qui est extérieur et tient au corps, il n’appartient au royaume de Dieu qu’au tant que par lui l’affection intérieure se règle ou se dérègle à l’égard." ce qui constitue essentiellement le royaume de Dieu. Donc le boire et le manger, appartenant au corps, n’appartiennent pas au Royaume de Dieu, sinon quant à la manière dont nous usons ou dont nous nous abstenons de ces aliments. De là ce mot de l’Apôtre (I Cor., VIII, 8): "Ce qu’on mange n'est pas ce qui nous rend agréables à Dieu." Notre perte ou notre richesse ne dépendent pas de ce que nous mangeons ou ne mangeons pas. Toutefois l’usage ou l'abstinence du boire et du manger appartiennent au royaume de Dieu, en tant que l’affection de l’homme se conforme ou ne se conforme pas à l’ordre en ce point. Aussi S. Augustin a dit (Livre des questions évangéliques), et la Glose cite ce passage en cet endroit: "La sagesse est justifiée par ses enfants, qui comprennent que la justice ne consiste ni dans l’abstinence ni dans l’usage, mais dans l’égalité l’âme avec laquelle on supporte la privation, et dans la tempérance, lui fait qu’on ne se laisse pas corrompre par l’abondance ou par l’empressement à prendre la nourriture." Car il n’importe pas, remarque la Glose, pourquoi on prend tel aliment ou en telle quantité, pourvu qu’on le fasse selon les convenances qu’on doit aux personnes avec lesquelles on vit et à sa propre personne, ou pour satisfaire les besoins de la santé; mais il importe de veiller sur les dispositions et la fermeté d’âme avec lesquelles on s’en prive lorsqu’il faut ou qu’il est nécessaire de s’en priver.

B) L’Apôtre fait voir en second lieu en quoi consiste notre bien, qu’il appelle le royaume de Dieu, en disant (verset 17): "Mais ce règne consiste dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint Esprit."La justice" se rapporte aux oeuvres extérieures, par lesquelles on rend à chacun ce qui lui appartient, avec la volonté d’accomplir ces oeuvres (Matth., VI, 33): "Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice." - "La paix" se rapporte à l’effet de la justice; car la paix est troublée surtout quand on ne rend pas à chacun ce qu’on lui doit. De là (Is 32,17): "La paix est l’oeuvre de la justice." Enfin "La joie" se rapporte à la manière avec laquelle on doit faire les oeuvres de la justice. Car, dit Aristote (dans l'Ethique), c’est n’être pas juste que de ne se réjouir pas d’une oeuvre juste. De là ce mot (Psaume XCIX, 17): "Servez le Seigneur dans la joie." L’Apôtre exprime la cause de cette joie, en disant (verset 17): "Que donne le Saint Esprit." C’est, en effet, par le Saint Esprit, comme il a été dit au ch. verset 5, que la charité de Dieu s’est répandue en nous, et c’est cela même qui est "La joie dans le Saint Esprit," que la charité produit, par exemple se réjouir du bien de Dieu et du prochain (I Cor., XIII, 6): "La charité ne se réjouit pas de l’iniquité;" et encore (Gal., V, 22): "Les fruits de l’Esprit Saint sont la charité, la joie, la paix." Or ces trois effets indiqués ici ne se trouvent que d’une manière imparfaite dans cette vie; ils se trouveront parfaitement quand les saints posséderont le royaume que Dieu leur a préparé (Matth., XXV, 34). Là régnera la justice parfaite, sans mélange de péché (Is 60,21): "Tout votre peuple sera un peuple de justes." Là sera la paix exempte du trouble de la crainte (Is 32,18): "Mon peuple se reposera dans la beauté de la paix, dans les tabernacles de la confiance." Là sera la joie (Isaïe XXXV, 10): "Ils vivront dans le ravissement et l’allégresse; la douleur et le gémissement fuiront loin d’eux."

C) Enfin S. Paul prouve ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire que le royaume de Dieu consiste dans ces dons. Car on paraît appartenir à ce royaume quand on plaît à Dieu et qu’on a l’approbation des saints. Or il en est ainsi de celui en qui se trouvent la justice, la paix et la joie; le royaume de Dieu est donc dans ces dons. L’Apôtre dit donc: Il a été avancé que le royaume de Dieu consiste dans la justice, la paix et la joie que donne le Saint Esprit; celui donc qui sert ainsi Jésus-Christ, "roi de cet empire (Colos., 13): "Il nous a transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé," et qui vit dans la justice, la paix et la joie spirituelles, "plaît à Dieu," qui gouverne ce royaume (Sag., IV, 10): "Celui qui plaît à Dieu devient son bien-aimé; - "et il est loué par les hommes," c’est-à-dire par ceux qui sont participants de ce royaume (Ecclésiastique XXXI, 10): "Il a été éprouvé par l’or, et il est resté intact."

Lorsque l’Apôtre ajoute (verset 19): "Recherchons donc ce qui entretient la paix," il déduit la conclusion proposée, en disant: Puis que le royaume de Dieu consiste dans la justice, dans la paix et dans la joie spirituelles, pour que nous puissions arriver à ce royaume "Recherchons donc ce qui est de la paix," c’est-à-dire efforçons-nous de pratiquer ce qui peut nous faire conserver la paix du chrétien (Hébr., XII, 14): "Recherchez la paix et conservez la sainteté, etc." - "Gardons entre nous ce qui peut donner l’édification," c’est-à-dire ce par quoi nous pouvons nous édifier mutuellement; en d’autres termes, conservons ce qui est bien, et soyons pleins de courage pour faire ce qui est mieux (I Cor., XIV, 12): "Désirez être remplis des dons spirituels, pour l’édification de l’Église." Or ceci arrivera si nous vivons dans la paix et dans la joie spirituelles.

IV. En disant (verset 20): "N’allez pas, pour une viande dont vous userez, détruire l’ouvrage de Dieu," S. Paul donne la quatrième raison: elle est tirée du respect pour les oeuvres divines; nous devons à Dieu cette déférence de ne pas détruire, pour quelque bien-être corporel, ce qu’il a fait. Voilà pourquoi S. Paul dit (verset 20): "N’allez pas, pour une viande dont vous mangerez, détruire l’oeuvre de Dieu." Il ne faut pas entendre ces paroles de toutes les oeuvres de Dieu, car tout ce qui sert à la nourriture de l’homme, comme les plantes de la terre et la chair des animaux que l’on peut manger (Gen., I, 29; IX, 3), est l’oeuvre de Dieu; mais il faut les appliquer à l’oeuvre de la grâce qu’il opère spécialement en nous (Ph 2,13): "C’est Dieu qui, par sa volonté, opère en nous le vouloir et le faire." Nous ne devons donc pas détruire cette oeuvre de Dieu dans le prochain, à raison de la nourriture que nous prenons, comme paraissaient le faire ceux qui en usaient sans distinction, et troublaient ainsi le prochain en le scandalisant.



Romains 14, 20 à 23: La conscience face à la question des aliments

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075 (
Rm 14,20-23)



SOMMAIRE: Que tous les aliments sont purs de leur nature, bien que, par rapport au scandale et à la conscience de celui qui en fait usage, ils puissent devenir impurs.



20. … Ce n’est pas que tous les aliments ne soient purs, mais c'est mal à l'homme d'en manger au scandale de son frère.

21. Oui, il est bon de ne pas manger de chair et de ne pas boire de vin, et de ne rien faire qui choque, ou scandalise, ou affaiblit un frère.

22. As-tu la foi? Contente-toi de l’avoir dans le coeur devant Dieu. Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même en ce qu approuve!

23. Mais celui qui distingue (les aliments) et en mange, est condamné, parce qu'il n'a pas de bonne foi. Or tout ce qui ne se fait pas de bonne foi est péché.



Après avoir établi, par les raisons que nous avons vues, que nous ne devons pas, au scandale du prochain, user indifféremment de toutes sortes d’aliments, S. Paul fait voir ici comment certaines nourritures peuvent être pures et impures.

I° A cet effet, il indique d’abord ce qui est pur de sa nature, en disant (verset 20): "Tout " ce qui peut servir à la nourriture de l’homme, est pur, à savoir, de sa nature, parce que, de sa nature, un aliment n’a rien qui puisse souiller l’âme de l’homme, suivant ce pas sage de S. Matthieu (XV, 11): "Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme;" et (Tim., IV, 4): "Tout ce que Dieu a créé est bon." Or, dans la Loi, certains aliments étaient appelés immondes, non à cause de leur nature, mais en raison de leur signification, comme on le voit au ch. XX, 1 à 49, du Lévitique. Mais Jésus-Christ, en accomplissant les figures de la Loi ancienne, a fait disparaître cette impureté. Aussi est-il dit à S. Pierre (Actes, X, 15): "N’appelez pas impur ce que Dieu a purifié," c’est-à-dire ne le dites pas immonde.

II° A ces mots (verset 20): "Mais il est mal à un homme d’en user," S. Paul fait voir comment un aliment peut devenir impur pour l’homme, à savoir lorsque, par l’usage qu’il en fait, son âme est souillée; ce qui peut arriver de deux manières: d’abord, lorsqu’on fait usage d’un aliment quelconque au scandale du prochain; en suite, lorsqu’on en use contre sa conscience, à ces mots (verset 23): "Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même."

I. Sur le premier de ces points, S. Paul fait trois choses:

Il montre ce qui peut se rencontrer de mauvais dans l’usage des aliments, en disant: Bien que par nature tout aliment soit bon, cependant il est mal à l’homme de faire usage de n’importe quel aliment, s’il en fait une pierre d’achoppement, c’est-à-dire s’il en résulte pour le prochain confusion ou scandale (Matth., XV, 7): "Malheur à celui par qui vient le scandale."

Ensuite il fait voir ce qui est bon dans l’usage des aliments, lorsqu’il dit (verset 21): "Il est bon, au contraire, de ne pas manger de la chair et de ne pas boire de vin." Il désigne ainsi ce qui occupe le premier rang dans le boire et dans le manger, établissant qu’il est bon de s’en abstenir, soit pour réprimer les convoitises de la chair (Ephés., V, 18): "Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, d’où naissent les dissolutions;" soit même pour rendre l’homme plus capable de s’élever aux choses spirituelles (Ecclésiastique II, 3): "Je me suis proposé en moi-même de refuser à ma chair l’usage du vin, afin de porter mon esprit à l’étude de la sagesse." Toutefois ce sens n'est pas dans l’intention de l’Apôtre. Il veut dire qu’il n’est pas bon de faire usage de ces aliments en scandalisant le prochain. Et ceci se comprend surtout par ce qui suit (verset 21): "Et de s’abstenir de tout ce qui choque ton frère, etc.;" comme s’il disait: je dis qu’il est bon de s'abstenir non seulement de vin et de viande, mais de toute autre espèce d’aliment qui choque ton prochain, c’est-à-dire l’excite contre toi, comme si tu agissais mal; ce qui peut troubler la paix, "ou le scandaliser," c’est-à-dire le provoquer à tomber dans le péché, ce qui blesse la justice qui lui est due; "ou l’affaiblir," c’est-à-dire le jeter au moins dans le doute, si ce qu’on a fait est licite, ce qui diminue la joie spirituelle. Aussi l’Apôtre dit-il lui-même (I Cor., VIII, 13): "Si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande, pour ne pas le scandaliser."

Cependant, puisqu’il est licite d’user de ces aliments, si, pour éviter le scandale du prochain, il faut s’en abstenir, par une raison analogue il semble qu’on doit également, pour éviter de scandaliser le prochain, s’abstenir de tout ce qui est licite et n'est pas aussi nécessaire au salut que la justice, la paix et la joie spirituelles. Il ne nous est donc pas permis de réclamer ce qui nous appartient, s’il y a péril de scandale.

Il faut répondre que si le scandale vient de la faiblesse ou de l’ignorance de ceux qui prennent de là occasion de se scandaliser, on doit s’abstenir même des choses licites qui ne sont pas nécessaires au salut; c’est là, en effet, ce scandale des petits que le Sauveur ordonne d’éviter (Matth., XVIII, 10): "Prenez garde de mépriser l’un de ces petits." Mais si le scandale provient de la malice de ceux qui se scandalisent, ce scandale est semblable à celui des Pharisiens que le Sauveur (Matth., V, 14) nous commande de mépriser. Pour éviter ce scandale, on n’est donc pas tenu de s’abstenir des choses licites. Toutefois, à l’égard du scandale des petits, il faut remarquer qu’afin de le prévenir, on est tenu de différer l’usage des choses licites jusqu’à ce que l’on ait eu le temps de s’expliquer et d’écarter le scandale. Que si, l’explication étant donnée, le scandale demeure, à partir de ce moment il ne procède plus d’ignorance ou de faiblesse, mais appartient au scandale des Parisiens.

En troisième lieu, S. Paul prévient une excuse. On aurait pu dire: bien que le prochain se scandalise de ce que j’use indifféremment des aliments, cependant, pour rendre témoignage à ma foi, d’après laquelle il est certain que cela m’est permis, je veux en user indistinctement. Mais l’Apôtre, écartant cette excuse, dit (verset 2): "Toi," à savoir qui use indifféremment des aliments, "as-tu la foi" éclairée en toi-même? Et par cette foi il est certain qu’on peut licitement faire usage de ces aliments. Cette foi est bonne, j’en conviens, et digne d’éloge, mais conserve-la dans le secret; Aie-la dans ton coeur, devant Dieu," à qui elle est agréable (Ecclésiastique I, 34 et 35): "Ce qui est agréable à Dieu, c’est la foi et la douceur;" comme si S. Paul disait: il ne faut pas que tu manifestes cette foi par les oeuvres extérieures, lorsque cela ne se peut faire qu’avec scandale pour le prochain.

Ceci paraît contredit par ce verset du ch. X, 10: "il faut croire de coeur pour obtenir la justice, et confesser de bouche pour obtenir le salut." On voit donc qu’il ne suffit pas d’avoir la foi de coeur seulement et devant Dieu, mais on doit montrer cette foi devant le prochain par la confession qu’on en fait.

Il faut répondre que, parmi les vérités qui sont de foi, il en est qui ne sont pas complètement manifestées par l’Eglise. C’est ainsi que, dans la primitive Eglise, il n’était pas expressément défini que les Juifs convertis n’étaient plus tenus de garder les observances légales; c’est ainsi encore qu’au temps de S. Augustin il n’était pas défini que l’âme ne se transmettait pas. En ce qui concerne donc ces sortes de vérités, il suffit qu’on ait la foi devant Dieu, mais il n'est pas requis de la manifester au scandale du prochain, si ce n’est peut-être devant ceux à qui il appartient de définir ce qui est de foi. D’autres vérités appartiennent à la foi, et sont déjà définies par l’Eglise: à leur égard il ne suffit pas d’avoir la foi devant Dieu, mais il est requis d’en rendre témoignage devant le prochain, quelque scandale qu’il en doive résulter, par la raison qu’on ne doit pas délaisser la vérité de doctrine à cause du scandale. C’est ainsi que Jésus-Christ n'a pas tu la vérité de sa doctrine à cause du scandale des Pharisiens (Matth., XV, 14). Il faut savoir aussi que, bien qu’à l’égard de ces vérités l’homme doit manifester sa foi par la confession de bouche, il n'est pas nécessaire qu’il le fasse par les oeuvres extérieures; c’est ainsi, par exemple, qu’on ne peut exiger de celui qui tient comme de foi qu’il est licite d’user du mariage qu’il en use pour la manifestation de sa foi. De même donc il n’était pas requis de ceux qui avaient une foi éclairée de manifester leur foi en faisant usage des aliments, car ils pouvaient faire cette manifestation en confessant la foi seule ment de bouche.

II. Lorsque S. Paul dit (verset 22): "Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même dans ce qu’il approuve!" il montre comment l’usage des aliments devient impur pour quelques-uns, par cela même qu’il est contre la conscience. Sur ce point, il fait trois choses:

D’abord il fait voir ce qui est bien, c’est-à-dire que la conscience ne reproche rien à l’homme sur ce qu’il n'a pas fait, (verset 22): "heureux celui qui ne se juge pas lui-même," c’est-à-dire celui que la conscience ne reprend ni ne condamne, "dans ce qu’il approuve!" à savoir comme devant être fait. Il faut entendre ce texte "S’il l’approuve," avec une foi éclairée, comme devant être fait. Mais si, par une opinion, il croit qu’il peut faire cette chose, par exemple s’il croit être agréable à Dieu en faisant mourir les disciples de Jésus-Christ, comme il est dit en S. Jean (XVI, 2), rien ne l’excuse de ne se condamner pas lui-même de n’avoir pas commis un tel crime. Au contraire, il serait plus heureux si sa conscience l’en reprenait, car ces reproches l’éloigneraient davantage du péché. Il faut donc entendre ce que dit ici S. Paul des choses qui sont licites: c’est la gloire de l’homme que sa conscience ne lui fasse pas de reproches (II Cor., I, 12): "Ce qui fait notre gloire," c’est le témoignage de notre conscience; et (Job, X, 6): "Mon coeur ne m’accuse aucun jour de ma vie."

Il montre, en second lieu, ce qui en ce point est mal, à savoir, d’agir contre sa conscience; ce qui lui fait dire (verset 23): "Mais celui qui fait le discernement," c’est-à-dire celui qui a cette opinion erronée, qu’on doit distinguer les aliments, "et qui mange," à savoir des aliments qu’il répute illicites, "est condamné," parce que, au tant qu’il est en lui, il a la volonté de faire ce qui est illicite, et par conséquent, en mangeant, il se condamne par son propre jugement, comme il est dit (Tite, III, 11).

Enfin il assigne le motif de ce qu’il avait avancé, en disant (verset 23): "Parce qu’il n’agit pas selon la bonne foi. Telle est la raison de sa condamnation. Or l’expression "foi" peut être prise ici de deux manières: d’abord pour la foi qui est vertu, et ensuite pour la foi en tant qu’elle signifie la conscience, et ces deux acceptions n’ont entre elles d’autre différence que celle du particulier au général. Car ce que nous savons en général par la foi: exemple, que l’usage des aliments est licite ou illicite, la conscience l’applique à l’acte qui est fait ou à faire. S. Paul dit donc que celui qui distingue et qui mange est pour cette raison condamnable, parce que cela n'est pas de la foi, mais au contraire contre la foi, c’est-à-dire contre la vérité de la foi ou contre la conscience de celui qui agit (Hébreux XI, 6): "Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu." Qu’il y ait en cela une cause suffisante de condamnation, S. Paul le montre en ajoutant (verset 23): "Or tout ce qui ne se fait pas de bonne foi est péché." D’où l’on voit qu’ainsi qu’il est dit dans la Glose, toute la vie des infidèles est péché, ainsi que toute la vie des justes est méritoire, en tant qu’elle se rapporte à la gloire de Dieu, suivant ce passage (I Corinthiens X, 31): "Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu." Cependant il faut dire que le fidèle n’est pas à l’égard du bien dans les mêmes termes que l’infidèle relativement au mal. Car dans celui dont la foi est formée, il n’y a plus de condamnation, ainsi qu’il a été expliqué au ch. VIII, 4; mais dans l’infidèle la nature, en ce qu’elle a de bon, reste malgré l’infidélité. Voici pourquoi quand un infidèle, en suivant l’inspiration de la raison, fait quelque bien et ne le rapporte pas à une fin mauvaise, il ne pèche pas, et toutefois son oeuvre est dépourvue de mérite, parce qu’elle ne reçoit pas la vie de la grâce. C’est ce que dit la Glose: "Il n’y a rien de bien sans le souverain bien," c'est-à-dire aucun bien n’est méritoire sans la grâce de Dieu, et là où manque la connaissance de la vie éternelle et de l’immuable vérité, à savoir celle qui nous vient par la foi, la vertu même, avec les meilleures moeurs, est fausse, en ce sens qu’elle ne se rapporte pas à la béatitude éternelle. Mais, lorsque l’infidèle agit en tant qu’infidèle, il est évident qu’il pèche. Ainsi, quand la Glose dit: "Toute oeuvre qui ne procède pas de la foi est un péché," il faut entendre: toute oeuvre qui est contre la foi ou contre la conscience est un péché, bien que de sa nature cette oeuvre paraisse bonne. Par exemple, quand un païen, en l’honneur de ses dieux, garde la virginité ou donne l’aumône, en cela même il pèche (Tite, I, 15): "Rien n’est pur pour ceux qui sont impurs et infidèles: leur raison et leur conscience sont impures et souillées."




Thomas A. sur Rm (1869) 62