Bernard aux évêques


OEUVRES COMPLÈTES


DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866



Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/


Moeurs des Evêques





AVERTISSEMENT SUR LA LETTRE SUIVANTE FORMANT LE SECOND OPUSCULE DE SAINT BERNARD.

2000
1. Après les cinq livres de la Considération, adressés au souverain Pontife, nous avons placé le Traité des moeurs et des devoirs des évêques, qui n'est autre que la première des cinq lettres de saint Bernard HENRI, archevêque de Sens, et la quarante-deuxième de toutes ses lettres. Henri, surnommé APER d'après le chronographe Hugues d'Auxerre, et GILBERT d'après quelques autres, était chanoine quand il fut élu pour succéder à Daimbert, en 9121, sur le siège de Sens. Il commença par mener dans sa nouvelle dignité une conduite un peu trop relâchée, mais il fut ramené à une pratique plus consciencieuse de ses devoirs par Geoffroy évêque de Chartres, et par Burchard évêque de Meaux, aux efforts desquels saint Bernard unit les siens. On voit par la lettre neuvième de notre Saint, au pape Honorius, que l'archevêque Henri l'eut pour défenseur contre les attaques de Louis VII.

II. Ces persécutions, qui s'attaquèrent non-seulement à Henri, mais encore à Etienne, évêque de Paris, leur furent attirées par leur retraite de la cour et leur résolution de mener désormais une vie meilleure. Nous lisons, en effet, dans la lettre quarante-neuvième «que ceux que le roi comblait de distinctions, dont il estimait la fidélité et qu'il honorait même de son amitié lorsqu'ils étaient dans le monde, sont précisément ceux qu'il persécute à présent comme ses ennemis personnels, parce qu'ils soutiennent la dignité de leur sacerdoce et l'honneur de leur ministère. Voilà d'où viennent les accusations et les injures atroces dont on a tâché de flétrir l'innocence de l'évêque de Paris... Il en est de même aujourd'hui de l'évêque de Sens. Le roi s'efforce d'ébranler sa fermeté et de lasser sa constance, etc.»

III. Henri ne régla pourtant pas si bien sa conduite qu'il n'encourût les censures ecclésiastiques pour avoir maltraité un archidiacre de son Eglise, «qu'il osa déposer sans l'avoir convaincu ni même cité en jugement,» comme saint Bernard lui-même le lui reproche dans sa cent quatre-vingt-et-unième lettre. Il fut suspens de ses fonctions, d'après le témoignage de Hugues d'Auxerre le chronographe, à l'année 1136, et d'après les Actes des évêques d'Auxerre chapitre XV, où on lit que l'évêque Hugues, n'ayant pu être sacré à Sens, parce que Henri, archevêque de cette ville, son métropolitain, était suspens, le fut à Ferrières, des mains de Geoffroy, évêque de Chartres, à la fête de saint Vincent.» 11 est très vraisemblable qu'il avait encouru cette suspense par l'injuste déposition de son archidiacre; en ayant été relevé,il tint à Sens, en 1140, un concile où les erreurs de Pierre Abélard furent condamnées. Les Pères de ce concile écrivirent en commun au pape Innocent une lettre qui est la cent quatre-vingt-onzième de celles de saint Bernard, dans laquelle ils s'expriment ainsi: «Les nombreuses affaires auxquelles vous devez prêter l'oreille nous forcent à vous exposer, en peu de mots, une affaire très-longue par elle-même, dont l'archevêque de Sens vous a déjà pleinement entretenu par lettre.» Or cette lettre n'est probablement autre que la cent quatre-vingt-dixième de saint Bernard, que nous comptons maintenant au nombre des traités. Henri mourut le 10 juin 1144 et fût remplacé sur le siège de Sens par Hugues, dont nous avons parlé plus haut.

IV. Au reste, il n'est pas possible de douter que cette lettre n'ait été écrite peu de temps après la conversion de Henri; car saint Bernard s'exprime ainsi au commencement du n. 2: «Il vient de s'élever de vos parages un vent un peu plus favorable qui commence à souffler de nos côtés. Je reçois, en effet, sur votre compte des nouvelles beaucoup plus agréables que celles auxquelles j'étais habitué, et je les tiens non pas d'une rumeur incertaine, mais de la bouche même du véridique et respectable évêque de Meaux.» Plus loin, saint Bernard nous fait savoir que ce changement est dû aux bons conseils de Geoffroy, évêque de Chartres. On ne peut pas placer cette conversion à une autre époque que sous le pontificat d'Honorius 2, avant l'année 1130, comme on est en droit de le conclure de la lettre de saint Bernard à ce pape, pour lui recommander l'archevêque Henri, et de la cause des persécutions dont ce dernier fut l'objet, laquelle n'est autre que sa retraite de la cour de Louis VII et sa résolution de changer de vie, comme nous l'avons déjà dit.

V. D'où nous concluons que cette lettre fut écrite en 1126. A cette époque, l'évêque de Meaux, qui annonça à saint Bernard «de meilleures nouvelles que celles auxquelles il était habitué,» était Burchard, et non pas, comme on l'a cru à tort jusqu'à présent, Manassès, qui ne succéda à Burchard qu'en 1133, ainsi qu'on le voit dans une charte authentique de Choisy, signée de sa main, en faveur du monastère de Saint-Martin-des-Champs, où on lit. «Fait l'an 1135 de Notre-Seigneur, indiction 13, la sixième année du pontificat de notre saint Père le pape Innocent, et de notre épiscopat la seconde. On a encore une autre charte de lui donnée à Mauregard «l'an 1140 de Notre-Seigneur, la septième année, dit-il, de notre épiscopat.» Cette date se trouve d'ailleurs en parfait accord avec ce que dit Orderic, livre VII, page 627, où il rapporte qu'Etienne, évêque de Paris, et Burchard, évêque de Meaux, engagèrent les religieux de Rebais à céder les reliques de saint Evroult aux religieux du monastère de ce nom. Déjà saint Bernard leur avait écrit à ce sujet. Orderie place ce fait en 1130, d'où il suit qu'à cette époque l'évêque de Meaux était Burchard et non point Manassès. Il y a donc lieu à corriger les dates données par Duchesne dans ses notes à Abélard, dans lesquelles il prétend que Manassès commença en 1125 à occuper le siège de Meaux; d'autant plus que nous avons vu que la charte de Choisy, citée plus haut et qui date de 1135, ne fait remonter son épiscopat qu'à deux ans avant cette date. On peut juger de la gravité des moeurs de Burchard et de la sagesse de ses conseils, à ce fait que saint Bernard félicite Henri dans cette lettre de l'avoir eu pour conseiller avec Geoffroy, évêque de Chartres. La lettre quarante-deuxième de notre Saint, que nous donnons ici parmi les traités, est divisée en sept chapitres dans un manuscrit du Vatican portant le n. 663. Mais il nous a paru préférable de suivre la division de Horstius.

LETTRE XLII DE SAINT BERNARD OU TRAITE A HENRI, ARCHEVEQUE DE SENS SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES

2001
Au vénérable Seigneur Henri, archevêque de Sens, le frère Bernard, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Votre Grandeur daigne me témoigner le désir d'avoir un écrit de ma main: l'honneur qu'elle me fait m'impose un lourd fardeau, et pourtant je m'estime heureux de cette distinction de votre part. Mais si je suis flatté d'une demande aussi bienveillante, d'un autre côté je me sens effrayé de la pensée d'avoir à y répondre. Qui suis-je, en effet, pour me permettre d'écrire pour un évêque, et en même temps qui suis-je encore pour oser ne pas lui obéir? Le même motif me pousse à céder et à ne pas céder à sa demande: écrire à une Grandeur telle que la vôtre est une entreprise qui dépasse mes forces; mais, d'un autre côté, lui désobéir est contraire à mon devoir. Je ne vois donc que danger de toutes parts, mais il me semble qu'il y en aurait un surtout à ne pas faire ce que vous me demandez. Dans cette alternative choisissant le parti qui s'offre à moi avec le moins d'inconvénients, je me décide à faire ce que vous exigez de moi. J'y suis d'ailleurs porté par la bienveillance et la bonté dont vous daignez m'honorer; ma présomption trouvera sou excuse dans l'autorité de celui qui m'a signifié sa volonté.



CHAPITRE I. Difficultés de l'épiscopat et par suite nécessité pour un évêque d'avoir de bons conseillers.

1. Depuis que vous avez reçu de Dieu les clefs du ciel, et que, à l'exemple de la femme forte (Pr 31,19), vous avez commencé à mettre la main à des affaires fortes et difficiles, je n'ai pu me défendre d'un sentiment de peine et de compassion toutes les fois qu'il m'est arrivé d'apprendre, ou que vous manquiez à votre devoir, ou qu'on vous faisait de la peine. Je me rappelais alors ces paroles du Psalmiste: «Ceux qui s'embarquent et vont sur des navires travailler au milieu sur la mer..., tantôt sont portés jusqu'aux nues et tantôt précipités au fond des abîmes. Au milieu de ces périls, ils sèchent de frayeur, ils sont agités et troublés comme des hommes plongés dans le vin, la tête leur tourne et leur sagesse les abandonne (Ps 106,23 Ps 106,26-27);» et alors, au lieu de juger comme le font ordinairement les hommes, je me sentais porté à une sorte de compassion en me livrant aux réflexions suivantes: Si la vie de tout homme sur la terre n'est qu'une véritable tentation, de quels périls n'est pas semée celle d'un évêque qui se trouve en butte à toutes les tentations de ses ouailles? Si, au fond d'une caverne, où je suis caché comme l'est, sous le boisseau, une lampe qui fume plus qu'elle n'éclaire, je ne puis échapper tout à fait au souffle des vents, et me vois agité en tous sens par la tempête comme un faible roseau battu par la tourmente, que sera-ce de celui qui est placé comme un flambeau au faîte de la montagne? Je n'ai que moi à sauver, et il suffit de moi pour être à moi-même un sujet de scandale, d'ennui, de fatigue et de danger, à ce point que je suis fréquemment obligé de m'élever avec indignation contre les appétits d'une bouche intempérante et les écarts scandaleux de mes regards. A quelles épreuves, à quels tourments doit donc se trouver exposé celui qui n'est jamais exempt ni de luttes au dehors, ni de craintes au dedans, pour les autres, quand il le serait pour lui-même?

2002 2. Mais il vient de s'élever de vos parages un vent un peu plus favorable qui commence à souffler de nos côtés. Je reçois en effet sur votre compte des nouvelles beaucoup plus agréables que celles auxquelles j'étais habitué, et je ne les tiens pas d'une rumeur incertaine, mais de la bouche même du véridique et vénérable évêque de Meaux (a). Car, comme je lui demandais des nouvelles de votre état, il me répondit d'un air riant et comme un homme sûr de ce qu'il disait: Je crois qu'il est décidé à suivre désormais les conseils de l'évêque de Chartres. Je fus d'autant plus heureux de cette réponse, que je ne doute pas que les conseils de l'évêque de Chartres ne soient excellents. Il ne pouvait me donner un meilleur gage des bonnes dispositions de votre coeur, ni me faire concevoir de plus justes espérances de vos futurs progrès dans les voies du Seigneur. Il n'est personne à mes yeux à qui vous puissiez vous confier, vous et vos intérêts, avec une plus entière sécurité qu'à ces la deux prélats; avec de pareils conseils, vous êtes bien sûr de conserver la votre conscience et votre réputation intactes. C'est ainsi qu'il convient à un prêtre de Dieu, à l'évêque d'une aussi grande cité, de prendre

a C'était certainement Burchard et non pas Manassès, comme nous l'avons dit plus haut dans l'agis au lecteur, n. 5.

ses conseillers ailleurs que parmi les jeunes gens ou les gens du monde. Nous devons aimer tout le monde, nos ennemis mêmes, mais nous ne devons prendre conseil que des hommes qui se font remarquer par leur prudence et par leur bienveillance (b). Voilà pourquoi le divin Maître repoussait également le conseil imprudent de son disciple et le conseil malveillant de ses frères quand il disait à l'un: «Vous n'entendez rien aux choses de Dieu (
Mc 8,33);» et à l'autre: «Allez, vous autres, à cette fête, pour moi je n'irai point (Jn 24,45);» voulant ne se laisser guider ni par l'imprudence de l'un ni par la malveillance des autres. Enfin, après avoir cherché à qui il pourrait se confier et à qui il pourrait sans crainte remettre la dispensation de ses mystères, il s'écrie d'un ton de surprise, comme quelqu'un qui a bien de la peine à trouver ce qu'il désire: «Quel est à votre avis le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur ses domestiques, pour leur distribuer au temps voulu la nourriture dont ils ont besoin (Mt 24,45)?» Aussi, avant de confier à Pierre le soin de ses brebis, il voulut d'abord s'assurer de son attachement et lui demanda par trois fois s'il l'aimait; il éprouva aussi sa prudence alors que tout le monde ne voyant en lui qu'un prophète, il le vit discerner prudemment la vérité et l'entendit confesser qu'il était plutôt le Dieu même des prophètes, quand il lui dit «Vous êtes le Christ fils de Dieu (Mt 16,16).» Que notre malheureuse nature est imparfaite! c'est à peine si parmi les hommes on peut en rencontrer un seul qui réunisse ces deux qualités; si vous trouvez dans l'un d'eux la prudence, difficilement y trouverez-vous en même temps la bienveillance désirable; et si vous rencontrez quelque part la bienveillance que vous cherchez, elle ne sera que rarement unie à la prudence. Quant à ceux qui ne possèdent ni l'une ni l'autre qualité, le nombre en est infini.

b Quelques éditions, même celles de 1494, font suivre ces mots, «leur bienveillance,» de cette réflexion qui a passé de la marge dans le texte: «Car sans prudence et sans bienveillance il n'y a pas de conseils parfaits.» Cette phrase ne se lit point dans les meilleurs manuscrits, tels que ceux de la Colbertine, portant les numéros 1038 et 4110.

2003 3. La prudence vous a donc bien inspiré quand elle vous a suggéré la pensée que vous ne pouviez sans conseil vous acquitter dignement des fonctions du prêtre, du ministère de l'évêque et de la charge de pasteur. Aussi la sagesse, cette mère des conseils salutaires, dit-elle en parlant d'elle-même: «Moi qui suis la sagesse, j'habite dans le conseil (Pr 8,12).» Mais dans quel conseil? Est-ce indifféremment dans toutes sortes de conseils? «Dans ceux, dit-elle, que les pensées judicieuses inspirent (ibid).» C'est peu encore, mais elle nous apprend en ces termes, par la bouche de Salomon, à nous tenir à l'écart des conseils d'où la bienveillance est absente: «Conférez de vos affaires avec votre ami, et ne vous ouvrez point à un étranger (Pr 25,9).» C'est elle encore qui, après nous avoir recommandé de ne rien faire sans conseil, considérant combien rares sont les hommes de bon conseil, nous dit si bien par la bouche d'un autre Sage: «Ayez beaucoup d'amis mais n'en ayez qu'un entre mille pour conseil (Si 6,6), un, dit-elle, entre mille.» C'est ce qui me fait dire que Dieu s'est montré d'une grande bonté pour vous, puisque tandis que les hommes de bon conseil sont si rares parmi nous, il vous en donne non pas un seulement, mais deux, d'une capacité reconnue, pleins de zèle et de prudence; il a fait plus encore; car pour vous rendre le recours à leurs lumières plus facile, il vous les a fait trouver dans votre province et les a mis sous votre juridiction, afin que vous ayez le droit de réclamer leurs conseils. Si vous les prenez pour règle de votre conduite, on ne vous verra point précipité dans vos jugements, violent dans le châtiment des coupables, mou dans la correction, trop sévère quand il faudra faire grâce, ou pusillanime là où il y aura lieu de patienter et d'attendre. Vous ne serez avec de tels conseils, ni somptueux dans votre table, ni fastueux dans votre mise, ni trop prompt à promettre, ni trop lent à dégager votre parole, ni enfin prodigue dans vos bienfaits. Avec le conseil de pareils hommes, vous éloignerez constamment de vous un mal bien ancien si on compte ses années, mais toujours nouveau pour la cupidité, je veux parler de la simonie et de l'avarice sa mère, l'avarice qui est une véritable idolâtrie. Enfin, pour tout dire en un mot, assisté d'un tel conseil, vous rendrez comme l'Apôtre votre ministère honorable en tous points (Rm 11,12), votre ministère, dis-je et non point votre domination: j'ajoute que c'est lui que vous rendrez honorable, et non vous, car quiconque recherche ses propres intérêts ne cherche qu'à s'honorer soi-même et non son ministère.




CHAPITRE II. Ce qui rend les dignité ecclésiastiques honorables, ce n'est pas la pompe extérieure, mais l'éclat des bonnes moeurs et des vertus.

2004 4. Ce n'est pas par le luxe des vêtements, le faste des équipages, la somptuosité des palais, mais par l'éclat des bonnes moeurs, par votre zèle pour les choses saintes et par vos bonnes oeuvres que vous rendrez votre ministère honorable. Que de prélats suivent une voie différente, que de prêtres on voit d'une recherche extrême dans leurs habits et d'une indifférence complète, ou peu s'en faut, pour la vertu! Si je leur rappelle cette parole de l'Apôtre: «Ne portez point d'habits précieux (1Tm 2,9).» Je crains qu'ils ne s'irritent et ne se blessent de se voir appliquer une défense qu'ils savent avoir été faite dans le principe pour le sexe faible et pour un ordre moins relevé que le leur, comme si les médecins ne se servaient pas, pour faire une amputation aux rois, du même fer que pour amputer les membres d'un homme du peuple, ou comme si c'était manquer de respect à la tête que de couper les cheveux qu'elle porte avec une paire de ciseaux dont on s'est servi pour se couper les ongles. Mais après tout s'ils ne veulent point être confondus avec de faibles femmes, non par moi, mais par l'Apôtre, qu'ils cessent donc de commettre la même faute qu'elles et de se parer de broderies et de fourrures plutôt que de bonnes oeuvres. Qu'ils ne recouvrent plus d'hermines rouges ou de gueules (a), comme on dit vulgairement, des mains qui ont reçu l'onction sainte et qui célèbrent les redoutables mystères; qu'ils cessent d'en parer leur poitrine, qui réclame d'eux une perle plus brillante que ces fourrures, la sagesse; qu'ils n'en chargent plus leur cou qui ne devrait porter que le joug plus honorable et plus doux du Seigneur. Certes, on ne peut reconnaître dans ces ornements les stigmates de Jésus-Christ, qu'ils devraient à l'exemple des martyrs porter empreints sur leur corps; ce ne sont que des parures telles que les femmes les aiment et les recherchent, parce qu'elles n'ont d'autres pensées que les pensées du monde et d'autre désir que le désir de plaire davantage aux hommes.
2005 5. Mais, prêtre du Très-Haut, à qui voulez-vous plaire? est-ce au monde, est-ce à Dieu? Si c'est au monde, pourquoi vous êtes-vous fait prêtre? Et si c'est à Dieu, pourquoi voulez-vous demeurer homme du monde tout en étant prêtre? Si vous voulez plaire au monde, je vous demande pourquoi vous avez reçu le sacerdoce; vous savez bien qu'on ne peut servir deux maîtres à la fois, et que «celui qui veut être ami de ce monde, se déclare par là même ennemi de Dieu (Jc 4,4).» Le Prophète n'a-t-il pas dit: «Le Seigneur a brisé les os de ceux (lui s'étudient à plaire aux hommes; ils se sont vus couverts de confusion quand Dieu les a méprisés (Ps 52,6)?» Et l'Apôtre ne dit-il pas: «Si j'étais au gré des hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ (Ga 1,10)?» Ainsi en voulant plaire aux hommes, vous ne sauriez plaire à Dieu; mais si vous ne lui plaisez point, comment vous le rendrez-vous propice? Pourquoi donc, vous redirai-je, pourquoi vous êtes-vous fait prêtre? Que si au contraire c'est à Dieu et non pas au monde que vous voulez plaire, pourquoi en ce cas voulez-vous être homme du inonde en même temps que prêtre? Car enfin si vous êtes

a C'étaient des peaux teintes en rouge, d'où est venue cette expression du blason, de outille pour indiquer la couleur rouge. La plupart de ces parures venaient d'Arménie, c'étaient des peaux d'une sorte de rat du Pont. Dans une homélie attribuée à saint Bernard, il est dit: «A Pâques, il se mettait des fourrures d'Arménie autour du cou et se couvrait les mains de peaux de gueules rouges. Dans la Chronique de Saxe, on parle à l'année 1030 du clergé de Hildesheim qui a ne portait point de vêtements délicats et ne connaissait pas l'usage des gueules que le clergé affectionne tant à présent.

prêtre, vous êtes pasteur, et le peuple est votre troupeau; or ne doit-il y avoir aucune différence entre les brebis et le berger qui les mène? Si, comme moi qui ne suis qu'une brebis, celui qui me fait paître marche les yeux et le corps inclinés vers la terre, tout occupé à rassasier son ventre pendant que son âme est à jeun, qu'est-ce qui le distingue de moi? Malheur au troupeau si le loup vient à fondre sur lui, car il ne se trouvera personne pour l'apercevoir avant qu'il arrive, pour marcher à sa rencontre et lui disputer sa proie. Convient-il que le pasteur soit comme son troupeau uniquement occupé à assouvir les appétits des sens, esclave de basses pensées, avide des biens de la terre, au lieu de marcher le front haut et levé comme il appartient à l'homme de regarder le ciel, de rechercher et de goûter les choses d'en haut, non point celles d'ici-bas?
2006 6. Au reste, ce pasteur s'indigne contre moi si j'ose seulement faire , un signe de tête et m'ordonne de me taire, attendu que je ne suis qu'un moine et qu'il ne m'est pas permis d'ouvrir la bouche sur le compte d'un évêque. Que ne me défend-il aussi d'ouvrir les yeux? de la sorte je ne verrais pas ce qu'il ne veut pas m'entendre blâmer. Quelle présomption, en effet, n'est-ce pas à moi, pauvre brebis, à la vue de louves cruelles, de parler de la vanité et de la curiosité qui fondent sur mon pasteur, de frémir de crainte et de bêler dans l'espérance que peut-être en m'entendant quelqu'un viendra se jeter au-devant de ces méchantes bêtes, et l'arracher lui-même à la mort! Mais que feront-ils de moi qui ne suis qu'une faible brebis, ces animaux féroces s'ils osent se jeter avec une telle force sur le berger lui-même? Eh quoi! s'il me défend de crier pour lui, ne me permettra-t-il pas au moins de crier pour moi? Mais si je gardais le silence pour ne pas paraître élever la voix contre le ciel lui-même, est-ce que ce cri: «N'usez pas de vêtements précieux (1Tm 2,9), n'en retentira moins dans l'Eglise? Si ces paroles s'adressent aux femmes, c'est afin qu'un évêque rougisse de se trouver dans le même cas qu'un sexe faible et fragile. Croirait-on par hasard ne plus avoir de reproches à craindre, parce que seul je cesserais de murmurer? Si je garde le silence, en sera-t-il de même de la conscience de chacun? Mais que diraient-ils si quelqu'un plus osé que moi venait leur exposer, non plus comme moi, les paroles de l'Apôtre, de l'Evangile, d'un prophète ou tout autre texte sacré, mais tout simplement cette sentence d'un païen: «Dites-moi, Pontifes, que signifie cet or, - je ne dis pas sur la personne d'un saint, - mais sur le mors d'un cheval (Pers., sat. I)?» Je le trouverais beaucoup mieux placé sur la personne d'un saint que sur le frein d'une bête. Mais enfin quand même je ne soufflerais pas mot et que les courtisans garderaient le silence, le dénuement des pauvres crierait encore assez haut. La rumeur publique peut bien dormir, mais la faim ne saurait se taire: l'une se tait et sommeille, parce que, après tout, le monde ne peut haïr les siens. Commenta en effet, blâmerait-il le péché, lui qui trouve même à louer le pécheur dans les désirs passionnés de son coeur et qui préconise l'injustice?
2007 7. Mais ceux-là crient qui sont nus, ceux-là crient qui meurent de faim et ils vous demandent avec le poète: A quoi bon, prélats, cet or qui brille sur le mors de vos chevaux? écarte-t-il de nous le froid et la faim? quand le froid nous glace, quand la faim nous tourmente, que nous font à nous ces habits de rechange suspendus dans vos garde-robes ou pliés dans vos armoires? C'est notre bien que vous prodiguez; toutes ces vaines dépenses sont pour nous autant de cruelles soustractions dont nous avons à souffrir; ne sommes-nous pas comme vous créés à l'image de Dieu et rachetés du sang de Jésus-Christ? ne sommes-nous donc pas vos frères? Quel n'est donc pas votre crime de prendre sur la part de vos frères pour le plaisir de vos yeux, et de leur faire payer de la vie toutes vos superfluités? C'est à nos besoins que vous retranchez tout ce que vous accordez à la vanité: deux maux découlent en même temps de votre cupidité, vous vous perdez par votre vanité, en même temps que vous nous faites mourir de faim par vos rapines. Pendant que vos chevaux sont chargés de pierres précieuses, vous ne vous inquiétez pas si nous allons les pieds nus; tandis que vous prodiguez à vos mules pierreries, chaînettes, grelots, harnais chargés de clous d'or (a), et mille autres ornements pareils aux brillantes couleurs et de matières précieuses, c'est à grand'peine si, par pitié, vous donnez à vos frères de quoi couvrir à moitié leur nudité. Le pire en tout cela, c'est que vous ne vous êtes procuré ces biens ni par le commerce, ni par le travail de vos mains, et que vous ne les possédez même pas à titre d'héritage, à moins peut-être due vous ne vous soyez dit au fond du coeur: «Que son sanctuaire soit notre héritage (Ps 82,13)!» Voilà ce que disent les pauvres, mais sans doute uniquement devant Dieu, qui entend le langage des coeurs; car ils n'oseraient vous le dire en face, parce qu'ils sont contraints d'implorer tous les jours votre assistance pour les nécessités de la vie. Mais un jour viendra où ils s'élèveront avec force contre ceux qui les tiennent maintenant dans ces douloureuses angoisses, ils auront alors pour défenseur celui qui est le père des orphelins et le protecteur de la veuve, et il vous dira: «Tout ce que vous n'avez pas voulu faire pour le moindre de mes serviteurs, c'est à moi-même que vous avez refusé de le faire (Mt 25,40).»

a Ces harnais chargés de clous d'or se composaient de lanières chargéees en effet de clous d'or, mêlés d'étoffes de pourpre et d'autres couleurs.




CHAPITRE III. Il n'est pas d'ornements plus précieux pour un évêque, il n'en est pas non plus de plus dignes de lui que la chasteté, la charité et l'humilité.

2008 8. Pour vous, mon très-révérend Père, gardez-vous de penser que vous puissiez rendre votre ministère honorable par de semblables moyens; il faudrait, pour le croire, ne voir que la superficie et ne point pénétrer au fond des choses, Car ce qu'on aperçoit quand on ne s'en tient point aux apparences, ce n'est point quelque chose qui brille de couleurs empruntées, mais pourtant ce sont des choses qui sont bien dignes de fixer nos regards; elles ne sont point arrangées pour flatter le goût, et pourtant elles sont délicieuses; bien qu'elles ne soient point placées en haut, elles n'en sont pas moins élevées. En effet, la chasteté, la charité et l'humilité peuvent bien être dépourvues d'éclat, mais elles ne le sont pas de toute beauté. Elles en ont même une peu commune, puisqu'elle peut charmer les regards de Dieu.

Qu'y a-t-il de plus beau que la chasteté qui fait un être pur d'un être conçu dans la corruption, un serviteur de Dieu de celui qui était son ennemi, un ange même d'un homme, avec une différence sans doute de bonheur dans l'un et de vertu dans l'autre; car si la chasteté de l'ange est plus heureuse que celle de l'homme, celle de l'homme suppose plus de vertu que la chasteté de l'ange. Il n'y a que la chasteté qui, dans l'étroit espace et les courts moments où s'écoule notre vie mortelle, réalise une image de la glorieuse immortalité; car il n'y a qu'elle qui, au milieu des mariages, nous fait ressembler à ceux qui habitent la région bienheureuse où l'on ne connait ni mari ni femme, et donne à la terre comme un avant-goût de la vie des cieux; mais en attendant que nous vivions de cette vie, la chasteté, suivant le conseil de l'Apôtre, conserve dans la sainteté le vase fragile que nous portons et qui est souvent en danger de se briser (
1Th 4,4). Semblable à un baume délicieux qui rend les corps incorruptibles, elle couvre et enveloppe nos membres et nos sens, les empêche de s'amollir au souffle de l'oisiveté, de se corrompre à l'ardeur des mauvais désirs et de tomber en pourriture au contact des voluptés charnelles, comme nous voyons que cela est arrivé à plusieurs «qui ont pourri, ainsi que de vils animaux, sur leur fumier (Jl 1,17).» Je puis donc dire avec raison que la chasteté est le plus bel ornement du sacerdoce, puisqu'elle rend le prêtre agréable en même temps à Dieu et aux hommes, perpétue sa mémoire non pas par une postérité charnelle, mais par la bonne odeur de ses vertus, et l'égale dès maintenant aux bienheureux, quoiqu'il habite encore une région bien différente de la leur.
2009 9. Mais de quelque éclat que brille la chasteté, elle n'a pourtant ni valeur ni mérite sans la charité. Il ne faut pas s'en étonner: quel bien peut-il y avoir sans la charité? La foi? Mais non, quand bien même elle transporterait les montagnes. La science? Non encore, lors môme qu'elle parlerait la langue des anges. Le martyre? Non, dit encore saint Paul: «Quand j'abandonnerais mon corps aux flammes (1Co 13,3).» Il n'est oeuvre si méritoire qui sans elle soit accueillie de Dieu, ni si petite qui, avec elle, soit repoussée de lui. La chasteté sans la charité, c'est une lampe sans huile; ôtez la charité, la chasteté n'a plus de charmes. Mais au contraire «qu'elle est belle, dit le Sage, la chasteté unie à la charité (Sg 4,1)!» A cette charité, dis-je, dont parle l'Apôtre, «qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1Tm 1,5).»
2010 10. Or la pureté du coeur consiste en deux points, à rechercher la gloire de Dieu et l'utilité du prochain, en sorte qu'un évêque ne doit se proposer dans tout ce qu'il dit et dans tout ce qu'il lait que la gloire de Dieu, le salut du prochain, ou l'un et l'autre à la fois, et jamais son intérêt propre. C'est ainsi qu'il pourra remplir les devoirs d'un pontife et justifier l'étymologie de ce mot en devenant une espèce de pont de communication entre Dieu et les hommes: d'un côté; il aboutit à Dieu par le généreux abandon avec lequel il cherche la gloire de Dieu et non la sienne; de l'autre, il touche au prochain par le pieux dévouement qui lui fait préférer leur avantage au sien. En bon médiateur, il porte à Dieu les voeux et les prières du peuple, et rapporte au peuple les grâces de Dieu et ses bénédictions; il intercède auprès de Dieu pour les pécheurs qui l'offensent, et il punit sur les coupables l'injure qu'ils font à Dieu; il reproche à ceux qui l'oublient l'excès de sa miséricorde, rappelle aux coeurs endurcis la rigueur de sa justice et apaise le courroux de Dieu en faveur des uns et des autres, en lui rappelant tantôt la fragilité de l'homme et tantôt l'excès de son amour pour lui. Enfin, soit qu'il se montre un peu sévère dans l'intérêt de Dieu, ou un peu indulgent à notre égard, il n'a toujours d'autre désir que de servir Dieu et de nous être utile le plus qu'il peut, ne recherchant jamais en tout cas ce qui peut être avantageux pour lui, mais ce qui l'est pour des autres.
2011 11. Le fidèle pontife est celui qui regarde de l'oeil de la colombe tous les biens qui passent par ses mains, tant les bienfaits de Dieu qu'il doit pie répandre sur les hommes, que les voeux des hommes qu'il doit répandre aux pieds de Dieu, et n'en retient jamais rien pour lui-même. Il ne recherche que le salut du peuple sans se mettre en peine de ses dons, et ne songe point à s'attribuer la gloire qui n'est due qu'à Dieu. Ce n'est pas lui qui enfouit dans les plis d'un mouchoir le talent qu'il a reçu, il le met entre les mains des banquiers et il en reçoit l'intérêt, non pour lui, mais pour son maître. Il n'a point de terrier , comme les renards, de nid comme les oiseaux, de bourses comme Judas, ni de place dans les hôtelleries non plus que n'en eut Marie; il ressemble en un mot à celui qui n'avait point où reposer sa tête; pareil pour le moment à un vase de rebut, il rien deviendra pas moins un jour, nul n'en saurait douter, un vase d'honneur et non point un vase d'ignominie. Enfin il sait perdre son âme en cette vie, mais pour la retrouver dans l'autre qui dure éternellement. Or nul ne saurait se flatter d'avoir atteint à ce degré de pureté, s'il n'a pas renoncé aux vanités du monde; car on ne peut rechercher avec une complète pureté d'intention les intérêts de Dieu et du prochain, si on ne méprise les siens propres. Il n'y a que celui qui peut dire avec Notre-Seigneur: «Si je cherche ma propre gloire, ma gloire n'est que néant (Jn 8,54);» ou avec l'Apôtre: «Pour moi Jésus-Christ est la vie, et la mort est un gain (Ph 1,21);» ou bien avec le Prophète: «Je me suis oublié moi-même comme un homme déjà mort dans le coeur (Ps 30,13),» c'est-à-dire dans sa propre volonté, qui puisse se glorifier de posséder la vraie pureté du coeur. Il y a un oubli salutaire, c'est celui qui fait que nous ne songeons plus à nous-mêmes pour ne penser qu'au prochain, et c'est être bien mort dans le fond du coeur, que de ne plus vivre pour soi, mais uniquement pour celui qui est mort lui-même pour nous. Ainsi est mort celui qui peut dire: «Dès à présent ce n'est plus moi qui vis (Ga 2,20);» mais s'il est mort à lui-même il ne l'est pas à Jésus-Christ, car il ajoute: «Mais Jésus-Christ vit en moi.» C'est l'amour qui produit cette mort dans nos coeurs, l'amour dont parle l'épouse des Cantiques quand elle dit: «J'ai été blessée par la charité (Ct 4,9).» La charité en effet est forte comme la mort (Ct 8,6),» mais ce qu'elle tue en nous, c'est la mort et non la vie. De là cette menace si fière: «0 mort, je serai ta mort ().» Elle éteint le péché qui avait chassé la vie de notre âme et elle rend celle-ci à l'innocence.
2012 12. Mais si l'amour l'emporte sur la mort au point de la tuer elle-même lorsqu'ils entrent en lutte, pourquoi est-il dit seulement qu'il «est fort comme la mort,» et non pas plutôt: Il est plus fort qu'elle? Ne serait-ce point, par hasard, parce que l'amour est lui-même une mort véritable et qu'il ne saurait par conséquent être plus fort que soi? Heureuse mort que l'amour, puisque ce n'est point à la vie, mais à la mort qu'elle met fin! Oui, heureuse mort! Elle n'a rien d'effrayant; car tout en nous ôtant la vie, elle est loin de la détruire; d'ailleurs, elle ne nous l'ôte que pour un temps, afin de nous la rendre un jour pour en étendre la durée au delà des limites du temps. En un mot, «vous êtes morts, dit l'Apôtre, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ; mais quand Jésus-Christ, qui est votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire (Col 3,3).» Volontiers donc je la perdrai pour un temps afin de la retrouver pour l'éternité. Mais j'en ai dit assez sur ces paroles de l'Apôtre: «La charité qui provient d'un coeur pur (1Tm 1,5).» On ne peut nier d'ailleurs que pour porter si loin l'oubli de soi-même, il faut que le coeur soit rassuré par le témoignage de sa conscience et qu'il ne puisse se répandre en bonnes oeuvres au dehors avec une entière sécurité qu'après avoir pourvu à sa sûreté, «car que servirait à l'homme de gagner un monde entier, s'il venait à perdre son âme (Mt 16,26)?»





Bernard aux évêques