Bernard aux évêques 2030

CHAPITRE VIII. Saint Bernard recommande l'humilité et la modestie aux évêques.

2030 30. C'est une bonne chose que l'humilité, dès maintenant elle met notre coeur à l'abri de toutes ces inquiétudes qui le rongent, et rassure notre âme contre les peines qui la menacent dans l'avenir. Qu'elle vous préserve, mon révérend père, de ces mortelles convoitises; prêtez plutôt l'oreille aux accents du Prophète qui vous en détourne et vous dit: «Gardez-vous d'imiter les méchants et de porter envie à ceux qui commettent l'iniquité (Ps 36,1).» Il vaut bien mieux prendre pour modèle l'Apôtre qui, au lieu de s'exalter outre mesure, et de chercher à s'étendre au delà de ses limites, ne voulait pas, comme il le dit lui-même, se comparer à ceux qui font leur propre éloge, se contentait de se comparer à lui-même, et ne voulait se mesurer qu'à la règle et la mesure qu'il avait reçue de Dieu. En lui entendant dire

«Ne vous faites pas de tort les uns aux autres (1Co 7,5),» vous saurez vous contenter de ce que vous avez. C'est encore de sa bouche que vous recueillerez cette salutaire leçon d'humilité qu'il donnait à un archevêque: «Ne vous laissez point aller à des pensées de grandeur, mais tenez-vous dans des sentiments de crainte (Rm 11,20).» Il est difficile, il est rare même d'être dans les honneurs et de ne se point laisser aller à des pensées de grandeur; mais moins c'est commun, plus c'est glorieux. Si vous craignez dans une première élévation, vous redouterez plutôt que vous n'ambitionnerez de vous élever encore. Pie vous croyez donc pas heureux parce que vous vous trouvez placé à la tête d'un troupeau, niais regardez-vous comme étant bien à plaindre si vous ne lui faites pas du bien.
2031 31. Mais si vous voulez être digne d'exercer l'autorité, il faut que vous obéissiez vous-même à ceux qui sont placés au-dessus de vous, car celui qui ne sait point obéir n'est pas digne de commander. Ecoutez le conseil du Sage: «Plus vous êtes élevé, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Si 3,20);» puis le précepte de la Sagesse même vous disant: «Que celui qui est le plus grand parmi vous se fasse comme le plus petit (Lc 9,48).» Or. s'il est bon à l'homme de se soumettre même à ses inférieurs, comment pourrait-il lui être permis de secouer le joug de ses supérieurs? Donnez plutôt à vos subordonnés l'exemple de la soumission qu'ils vous doivent, et, pour parler de manière à ce que vous me compreniez bien, «rendez à chacun l'honneur auquel il a droit (Rm 13,7); que tout homme, dit l'Apôtre, soit soumis aux puissances placées au-dessus de lui (Rm 13,1).» Tout homme, dit-il, donc ce précepte s'adresse également à vous. En effet, qui vous excepte de la règle générale? celui qui tenterait de le faire n'aurait certainement d'autre but que de vous tromper. Ne prêtez donc point l'oreille à ceux qui, tout chrétiens qu'ils sont, se croiraient déslionorés s'ils suivaient les exemples et pratiquaient les leçons de Jésus-Christ; défiez-vous de ceux qui ont coutume de vous cure: «Maintenez l'honneur de votre siège; il eût été convenable que l'Eglise confiée à vos soins se fût agrandie dans vos mains, qu'elle conserve donc au moins l'éclat qu'elle avait quand vous l'avez reçue. Avez-vous moins de pouvoir que votre prédécesseur? Si vous ne l'augmentez pas, du moins ne souffrez pas qu'elle soit amoindrie.» Tel est le langage qu'ils tiennent. Mais Jésus-Christ s'exprimait et agissait bien différemment: «Rendez, disait-il, à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mc 12,17).» Or ce qu'il ordonnait en ces termes, il se hâtait de l'accomplir, et le créateur de César s'empressait de payer à César le tribut qui lui était dû, voulant par là vous donner l'exemple, afin que vous fissiez comme lui. Comment eût-il refusé aux prêtres de Dieu le respect qui leur est dû quand il se montre si soumis aux puissances de la terre? Et vous qui rendez assidûment vos devoirs au successeur de César, c'est-à-dire, au roi, à la cour, dans son conseil, dans les négociations et même à l'armée, croirez-vous indigne de vous, de rendre au vicaire de Jésus-Christ, quel qu'il soit, les hommages que, de tout temps, les Églises ont décidé de lui décerner? «Mais, dit l'Apôtre, les puissances qui existent ont été établies de Dieu (Rm 13,2).» Je laisse donc à ceux qui vous détournent de remplir ce devoir comme si c'était une honte de s'en acquitter, le soin de décider quel crime c'est de manquer à l'ordre que Dieu même a établi. Quelle honte, je vous le demande, peut-il y avoir pour un serviteur, de se régler sur la conduite de son maître ou pour un disciple de ressembler à celui qui l'instruit! Ils pensent vous faire beaucoup d'honneur en vous élevant au-dessus de Jésus-Christ, quand il vous crie lui-même: «Le serviteur n'est pas au-dessus de celui qu'il sert, ni l'apôtre au-dessus de celui qui l'a envoyé (Jn 13,16).» Ce qu'un tel maître et un tel Seigneur n'a pas jugé indigne de lui, un bon serviteur, un disciple fervent dédaignera-t-il de le faire?
2032 32. Que l'heureux centurion, dont la foi n'avait pas sa pareille en Israël, s'exprimait donc d'une manière admirable quand il disait: «Et moi aussi je suis un homme soumis à d'autres, en même temps que j'ai des soldats placés sous mes ordres (Lc 7,8)!» Bien loin de se prévaloir de son autorité, il n'en parle qu'en rappelant d'abord que d'autres ont autorité sur lui; car avant de dire: «J'ai des soldats placés sous mes ordres,» il commence par faire remarquer «qu'il est lui-même un homme soumis à d'autres,» et même par rappeler qu'il est un homme, avant de dire qu'il est investi d'un certain pouvoir. Il s reconnaît donc qu'il est homme, tout païen qu'il était, pour montrer en l'c sa personne l'accomplissement de cette parole depuis longtemps prononcée par David: «Que les gentils sachent bien qu'ils sont hommes (Ps 9,21).» Il dit donc: «Et moi aussi je suis un homme soumis à d'autres.» A présent, quoi qu'il ajoute, il ne saurait être suspect d'ostentation, il a fait prendre les devants à l'humilité pour prévenir les dangers de l'orgueil, et après avoir si clairement arboré l'étendard de cette vertu, il n'a plus à craindre que l'orgueil ose se montrer. Maintenant qu'il a reconnu son infériorité et proclamé sa dépendance, il peut sans crainte faire savoir qu'il a des soldats sous lui. Pour n'avoir point rougi de sa sujétion, il a acquis le droit d'être honoré à cause de son autorité; n'ayant pas regardé comme une honte d'être soumis à d'autres, il mérite que d'autres lui soient soumis. Chez lui la bouche

a Saint Bernard est un des premiers écrivains ecclésiastiques qui ait donné ce titre au souverain Pontife qu'il désigne également par ce nom dans sa lettre deux cent cinquante et unième, n. 1. Voir les notes de la fin du volume, à la lettre cent quatre-vingt-treizième. Il est vrai que plus loin, n. 35, notre Saint donne le titre de vicaire de Jésus-Christ à l'évêque, comme on l'appelait depuis longtemps, mais il l'applique dans un sens tout particulier au Pape, dans le livre II de la Considération, n. 16, et dans le livre 4, n. 23.

parlait de l'abondance du coeur, et ce qui paraissait au dehors de sage et de réglé dans ses paroles, était une expression des sentiments de son âme. Il commence par honorer ceux qui sont au-dessus de lui, pour être à son tour honoré de ses subordonnés, sachant qu'il recevait de ses supérieurs mômes le pouvoir qu'il a sur ses inférieurs, et que pour savoir commander, il faut d'abord apprendre à obéir. Peut-être n'ignorait-il pas que Dieu a tout soumis à l'empire de l'homme tant que l'homme se soumit à Dieu, et que ce n'est qu'après sa révolte que tout fut aussi révolté contre lui, et que cet être qu'il avait fait le maître de toutes les créatures sorties de ses mains tant qu'il demeura dans des sentiments d'humilité, devint, en punition de son orgueil, semblable aux animaux privés de raison. Peut-être savait-il encore que, aussi longtemps que l'esprit de l'homme fut soumis à son auteur, il assujettit la chair à son empire, et que, devenu rebelle, il la trouva rebelle aussi, et qu'après avoir violé la foi d'en haut il ne tarda point à s'apercevoir qu'une loi différente résistait dans ses membres à celle de l'esprit, et le tenait lui-même captif sous la loi du péché.




CHAPITRE IX. Condamnation de certains abbés qui affectaient de se soustraire à l'autorité des ordinaires.

2033 33. Je m'étonne de voir certains abbés de notre ordre violer avec un entêtement insupportable cette règle de l'humilité, et, par un orgueil excessif sous l'humble habit et la tonsure des religieux, cacher un coeur si orgueilleux qu'ils dédaignent d'obéir à leurs propres évêques quand ils exigent eux-mêmes de leurs inférieurs une soumission absolue aux moindres de leurs ordres. Ils ruinent les maisons religieuses pour les émanciper (a) et pour acheter le droit de ne pas obéir. Ce n'est pas ainsi qu'en usait le Christ, qui préféra sacrifier sa vie plutôt que l'obéissance. Ceux-ci au contraire, pour se soustraire à l'obligation d'obéir, sacrifient presque leur vie et celle de leurs religieux. D'où vous vient, ô moines, une pareille présomption? Pour être les supérieurs de vos religieux, en êtes-vous moins des religieux vous-mêmes? Vous êtes religieux par état et vous n'êtes abbés que parce qu'il en faut, et pour que la nécessité d'avoir des abbés ne préjudicie pas à la profession religieuse, que le titre d'abbé s'ajoute à la qualité de moine et qu'elle n'en prenne pas la place. Autrement comment s'accomplirait cette parole «Les hommes vous ont-ils placé à leur tète, soyez avec eux comme l'un d'entre eux (Si 32,1)?» Or comment sera-t-il comme l'un des siens, s'il est rempli d'orgueil quand eux le sont d'humilité, s'il est rebelle quand ils sont soumis, et turbulent quand ils sont pacifiques? m Pour que je visse l'un d'eux en vous, il faudrait que vous fussiez aussi prêt à obéir que vous l'êtes à réclamer d'eux l'obéissance, que vous vous soumissiez aussi volontiers à vos supérieurs que vous dictez facilement des ordres à vos inférieurs. Mais si vous réclamez l'obéissance sans jamais vouloir obéir vous-même, vous faites bien voir que vous n'êtes pas comme l'un d'eux, puisque vous ne voulez point être un de ceux qui obéissent, Mais tandis que par votre orgueil vous vous séparez de leur troupe, je vois fort bien quels rangs vous allez grossir, et soit que vous ayez l'impudence de vous en mettre fort peu en peine, ou l'imprudence de n'y pas même songer du tout, sachez que pour moi vous êtes du nombre de ceux dont il est dit: «Ils composent des fardeaux pesants, impossibles à porter, et ils en chargent les épaules de leurs frères; mais pour eux ils ne veulent même pas y toucher du bout des doigts (Mt 23,4).» Après cela, que préférez-vous, ou d'être de ces abbés délicats que la Vérité reprend et condamne, ou de ces religieux obéissants qu'elle appelle ses amis quand elle dit: «Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande (Jn 15,14)?» Vous voyez ce que c'est que de commander aux autres des choses que vous ne faites point vous-même, ou de ne pas pratiquer ce que vous enseignez.


a Ailleurs saint Bernard fait une exception en faveur des monastères qui sont exempts de la juridiction épiscopable, en vertu de la volonté de leurs fondateurs. «Mais, continue-t-il, il y a une grande différence entre ce qui vient de la piété et ce que poursuit une ambition qui lie veut pas souffrir de contradicteurs.» Voir le livre III de la Considération, n. 18.


2034 34. D'ailleurs, sans parler de la règle de saint Benoit (1S S. Bened., cap. XX RB 20), qui vous recommande de vous abstenir dans votre conduite de tout ce que vous défendez de faire à vos disciples, sans parler non plus de la définition qu'elle donne du troisième degré de l'humilité (Ibid., cap. 7 RB 7), qu'elle fait consister dans une entière obéissance au supérieur pour l'amour de Dieu, rappelez-vous ce que vous lisez dans la règle même de la Vérité, qui vous dit que «celui qui enfreindra un seul des moindres commandements et qui apprendra ainsi à ses frères à prévariquer comme lui, sera le dernier dans le royaume de Dieu (Mt 5,19).» Vous donc qui prêchez l'obéissance aux autres et ne voulez point obéir vous-même, vous voilà convaincu d'enseigner et d'enfreindre en même temps non pas le moindre mais le plus grand commandement de Jésus-Christ, et pour l'avoir enseigné et violé en même temps, vous serez regardé comme le dernier dans le royaume de Dieu. Si vous croyez amoindrir votre prélature en la soumettant aux chefs du sacerdoce, pourquoi voulez-vous de plus être encore le dernier dans le royaume de Dieu? Si vous avez tant d'orgueil, ressentez donc plus de confusion d'être appelé le dernier que d'être simplement l'inférieur d'un autre, car il est évident qu'il est moins humiliant d'être moindre qu'un autre que d'être le dernier de tous, et, après tout, il est bien plus honorable de n'avoir que les évêques au-dessus de soi que d'y avoir tout le monde.

2035 35. Mais, dira-t-on, ce n'est pas pour moi que je le fais, je ne cherche qu'à assurer la liberté de mon monastère. O liberté plus esclave, si j'ose le dire, que l'esclavage même! puissé-je me priver sans peine d'une pareille liberté avec laquelle je tombe sous la pire des servitudes, sous celle de l'orgueil. Je crains bien plus la dent du loup que la houlette du pasteur; car je suis intimement convaincu que tout moine et même tout abbé que je sois, je n'aurai pas plutôt secoué le joug de l'autorité de mon évêque, que je serai asservi à la tyrannie du démon. En effet, cette bête féroce, qui tourne autour de nous, cherchant qui dérober, ne voit pas plutôt un de nous s'éloigner des pasteurs qui le gardent, qu'il se jette sur cette brebis présomptueuse. N'a-t-il pas raison d'ailleurs de réclamer aussitôt cet orgueilleux pour son sujet, lui qui se vante à bon droit de régner sur tous les enfants de l'orgueil? Hélas!. qui me donnera cent pasteurs pour me garder? Plus est grand le nombre de je ceux qui veillent sur moi, plus je vais paître en sûreté. Etrange folie! Je ne fais aucune difficulté de me charger de la garde d'une foule de religieux et je ne puis supporter la pensée qu'un seul homme veille sur moi! Et pourtant ceux que je gouverne me donnent de l'inquiétude, car je devrai rendre compte pour chacun d'eux, tandis que «ceux qui sont chargés de me conduire veillent assidûment, parce qu'ils devront répondre de moi un jour (He 13,17).» Les premiers sont pour moi une charge plus encore qu'un honneur, les seconds sont une protection bien plutôt qu'une charge. J'ai lu quelque part «qu'un jugement sévère est réservé à ceux qui sont préposés à la conduite des autres, tandis que pour les petits, il leur sera fait miséricorde (Sg 6,6).» Qu'y a-t-il donc pour vous, ô moines; de lourd et de pénible dans l'autorité du prêtre? Avez-vous peur qu'il se montre violent? Mais si vous souffrez jamais pour la justice, estimez-vous heureux. Vous répugne-t-il de vous soumettre à des séculiers? Mais où trouver plus homme du siècle que Pilate, devant lequel le Seigneur comparut pour être jugé? «Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, lui dit Jésus, s'il ne vous avait été donné d'en haut (Jn 19,11),» proclamant ainsi dès lors par ses paroles et son exemple la vérité qu'il chargea plus tard ses apôtres de répandre dans l'Eglise en ces termes: «Il n'y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu (Rm 19,1), et celui qui résiste au pouvoir se révolte contre l'ordre établi de Dieu même (Rm 19,2).»

2036 36. Allez donc maintenant, osez résister au vicaire de Jésus-Christ, quand Jésus-Christ n'a pas lui-même résisté à son propre ennemi; ou bien dites, si vous l'osez, que Dieu ne reconnaît point l'autorité d'un homme qui est son pontife quand il déclare que le pouvoir qu'un simple gouverneur romain a sur lui il l'a reçu du ciel. Mais quelques-uns de ces abbés font bien voir quelles pensées les animent, quand ils n'épargnent ni peines ni dépenses pour obtenir du Saint-Siège des privilèges dont ils s'autorisent ensuite pour se revêtir des insignes de l'épiscopat (a), et porter, comme les évêques, la mitre, l'anneau et les sandales. Certainement, si on considère l'éclat de ces ornements, il n'est rien de plus incompatible avec l'état religieux; et si on le regarde comme des symboles, il est clair qu'ils ne peuvent convenir qu'aux évêques. Evidemment ces abbés voudraient être ce qu'ils affectent de paraître, et on ne saurait s'étonner après cela qu'ils ne pussent souffrir comme supérieurs ceux à qui ils se comparent déjà dans leurs désirs; s'il y avait au monde une autorité qui pût leur permettre de prendre le titre d'évêques, quelles sommes ne donneraient-ils pas pour acheter le droit de le porter! A quoi pensez-vous donc, ô moines? Et vous ne tremblez pas, vous ne rougissez pas? Mais quel religieux cligne de ce nom vous a jamais prêché de telles maximes ou laissé de pareils exemples? Votre législateur distingue dans l'humilité douze degrés dont il vous donne la définition (1S Bened., cap. RB 7) Dans lequel, dites-moi, est-il dit et marqué qu'un moine peut aimer le faste et rechercher toutes ces dignités?

a Ils finirent en effet par bénir les peuples et par conférer d'abord les ordres mineurs puis le sous-diaconat lui-même, comme nous voyons que le firent les cinq premiers abbés de l'ordre de Cîteaux.

2037 37. Le travail, la retraite, la pauvreté volontaire, tels sont les vrais ornements d'un religieux, voilà ce qui honore la vie monastique. Mais vos yeux ne se portent que sur tout ce qui est grand et fastueux, vos pieds foulent sans cesse toutes les places publiques, on n'entend que vous dans toutes les assemblées, et vos mains ne sont occupées qu'à recueillir le patrimoine des autres. Malgré cela, si, non contents de vous être soustraits à la juridiction des évêques, vous prétendez aller de pair avec les successeurs des Apôtres, avoir comme eux un trône à l'église, et vous revêtir avec pompe de toutes les marques de leur dignité, pourquoi ne conférez-vous pas comme eux les ordres sacrés (b) et ne bénissez-vous pas aussi les peuples? Que n'aurais-je pas encore à dire contre tant d'impudence et de présomption? Mais, en pensant que je m'adresse à un archevêque dont le temps est réclamé par tant d'autres affaires, je crains de le fatiguer par une trop longue lettre; et d'ailleurs il s'agit d'abus si manifestes, que la multitude même des censures qu'ils ont provoquées semble avoir endurci dans ce mal ceux à qui ils s'adressent. Si le peu que j'ai dit dépasse encore les bornes de la brièveté requise pour un opuscule, ne l'imputez qu'à vous, Monseigneur, qui m'avez contraint de trahir mon inexpérience dans cet écrit, où je n'ai su me renfermer dans les limites voulues parles lois de l'usage.

b C'est vers le Xe siècle, selon notre Paul Lange dans sa Chronique, à l'année 1390, que s'introduisit parmi les abbés l'usage qu'il réprouve de porter les insignes épiscopaux. Le pape Lucius III força, en vertu de la sainte obéissance, l'abbé de la Chaise-Dieu, nommé Lautelme à les porter. Le pape Léon IX accorda au prêtre célébrant, au diacre et au sous-diacre de l'église de Besançon le droit de porter à certaines fêtes, la mitre, l'anneau et les sandales, comme on le voit dons les pièces justificatives de l'histoire de Tonnerre, page 358 et 362.





NOTES POUR LE SECOND TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR LES MOEURS ET LES DEVOIRS DES ÉVÊQUES.

2038 CHAPITRE 2, n. 4.

250. Ce n'est pas par le luxe des vêtements, le faste des équipages, la somptuosité des palais...... que vous rendez votre ministère honorable. Le IV concile de Carthage auquel saint Augustin assista, s'exprime en ces termes: «L'évêque n'aura que des meubles d'une grande simplicité, sa table et sa manière de vivre seront celles des pauvres, il ne cherchera à rehausser l'éclat de sa dignité que par sa foi et par la sainteté de sa vie. L'évêque d'Hippone cite lui-même ces paroles et les appuie de tout le poids de son autorité, engageant les évêques à tellement régler leurs moeurs, qu'ils deviennent pour tous les fidèles, des modèles de frugalité, de modestie, de continence et de sainte humilité. Après avoir rapporté les propres paroles du concile de Carthage, ce saint docteur continue en disant qu'il voudrait que les prêtres dans toutes les autres habitudes de la vie et dans leur intérieur s'abstinssent de tout ce qui peut sembler étranger à leur état, et ne sent pas la simplicité, le zèle des choses de Dieu, et le mépris des vanités (Sess. 25, cap. I, de Reform.).»

Il y a bien des gens qui croient à tort qu'il est convenable, nécessaire même aux prélats de s'entourer d'éclat, de faste et de magnificence pour rehausser l'honneur de leur dignité; il n'est pas d'opinion plus opposée tant aux saints canons et aux décrets des conciles, qu'à la doctrine unanime des Pères de l'Église, aux exemples des plus saints prélats et aux lumières même de la raison, comme il nous serait facile de le démontrer, si tel était le but que nous nous proposions dans cette note; et comme nous ne manquerons pas de le faire avec toute l'étendue désirable quand nous publierons, sur la discipline ecclésiastique, un ouvrage qui aura pour titre Le zèle de la maison de Dieu. Mais en attendant, on peut lire sur ce sujet Barthélemy des martyrs, archevêque de Prague, de l'ordre des Dominicains, livre dernier de l'Aiguillon des Pasteurs, seconde partie, chapitre 6, qu'il a fait suivre d'un très-savant traité des Novas des prélats , du père Louis de Grenade, célèbre prédicateur, du même ordre, où la même pensée se trouve développée avec autant de savoir que d'élégance; puis Antoine Molina dans son Instruction aux prêtres, traité 2, chapitre 13, ce livre devrait se trouver dans les mains de tous les ecclésiastiques; Lindeau, évêque de Ruremonde, Traité pour les ecclésiastiques,. sur l'impénitence, livre 2, page 115; Henri Gnick; également évêque de Ruremonde, lettre deuxième, Au clergé de ce diocèse; Gerson, chancelier de Paris, tome 2, traité de la Tempérance des prélats, page 543 et suivantes, et tome I, page 202, des Signes de la ruine de l'Église. On peut ajouter à ces auteurs Bellarmin, des Devoirs des princes chrétiens, livre I, chapitre V; Platus, des Cardinaux, chapitre XVI; Rodriguez, seconde partie des exercices, traité 3, chapitre XXIX, où il enseigne, en s'appuyant sur le témoignage de saint François Xavier, comment on acquiert et on conserve l'autorité, et pourquoi elle est si avilie de nos jours dans les mains des prélats.

251. Tous ces auteurs enseignent d'une voix unanime et montrent, par des raisons sans réplique et des exemples très-graves, qu'on ne s'acquiert le respect et la vénération des peuples que par de vraies et solides vertus, non pas par un éclat extérieur; un tel appui bien que beaucoup s'en contentent est bien ruineux, il finit par être nuisible à l'autorité et par engendrer le mépris. Il est facile de prouver par l'exemple de saints Prélats qu'il en est habituellement ainsi. En effet, pour n'en citer que quelques uns entre mille, quelle ne fut point l'ascendant des Bazile, des Martin, des Augustin et des Chrysostome? Or vit-on jamais moins de faste et d'éclat? Comment donc l'ont-ils obtenu? Il est certain que s'ils avaient voulu se l'assurer par les moyens dont ou fait tant usage de nos jours, il y a bien longtemps que leur mémoire aurait péri sur la terre et que leurs noms, aujourd'hui en honneur dans l'Église entière et bénis dans tous les siècles, seraient tombés dans le plus profond oubli; mais au lieu de rendre leur ministère honorable pendant les jours de leur vie mortelle par l'or, l'argent et les vêtements précieux, ils l'ont honoré par le mépris de toutes ces choses, par la pratique assidue des devoirs et des obligations de leur état, et par un grand amour de l'humilité, de la modestie, de la charité et des autres vertus. Mais tout cela se trouve traité avec autant d'élégance que de talent dans les ouvrages que nous avons indiqués plus haut, auxquels nous empruntons volontiers quelques lignes sur le sujet qui nous occupe, afin que la vérité appuyée sur tant d'auteurs ait plus de poids et blesse moins ceux qu'elle concerne.

252. Mais comme la différence des temps est apportée en excuse par tous ceux qui sont tombés dans la négligence et l'oubli des obligations d'un état trop élevé pour eux, et que, dans la pensée qu'ils ne sauraient par la vertu seule, rendre leur ministère honorable et influent, ils ont recours pour y réussir à ces indignes et faibles moyens, en répétant partout cet adage, autres temps, autres moeurs; nous feus citerons l'exemple d'un saint prélat de notre siècle, dont l'autorité et la considération furent d'autant plus grandes que sa vie était plus modeste, sa frugalité plus remarquable et son mépris du faste plus complet. Voici comment Jérôme Platus en parle dans s'on traité des Devoirs des cardinaux, chapitre XVI: «Le moyen le plus sûr et le meilleur pour acquérir de l'influence parmi les hommes, c'est la vertu, l'intégrité, la gravité; la religion et la piété, quand elles sont assez grandes et ont assez d'éclat pour attirer les regards.» Après avoir prouvé ce qu'il avance, l'exemple de Nicolas évêque de Myre, il ajoute: «Mais qu'est-il besoin d'invoquer le passé? Le cardinal Borromée n'est-il pas là: pour empêcher qu'on ne s'en prenne aux exigences des temps? Qui ne connaît en effet son mépris pour les meubles de prix, les tentures, les tapis et toutes les choses de cette nature. Quand à ses vêtements, ceux de dessus étaient tels qu'un cardinal doit les avoir; mais pour ceux de dessous, ils étaient de drap commun et de toile; les tentures de sa chambre à coucher étaient d'étoffes grisâtres, grossières et communes, il ne les renouvela point pendant quatorze ans entiers; il en fut ainsi de beaucoup d'autres choses dont il continua de se servir pendant toute sa vie; il est superflu de les citer en détail, ce sont des faits trop récents et trop bien connus pour cela. Or que perdit-il de sa grandeur à vivre comme il le fit? il la rendit plus éclatante encore, car il est facile à une foule de gens de se donner des choses de prix, il suffit pour cela d'avoir non de la vertu mais de l'argent, ce qui peut parfaitement arriver et même arrive souvent à des hommes sans beaucoup d'esprit; mais le dédaigner, voilà qui est le fait d'un homme sage et ce qui donne de la gloire et de la considération.» Tel est le langage de Platus. Charles, de la basilique de Saint-Pierre, évêque de Novare, l'éloquent Historien de la Vie de saint Charles Borromée, s'exprime à peu près de même, livre VII, chapitre VI. «Il s'est trouvé des gens, dit-il, qui ont trouvé à reprendre dans Charles Borromée, la simplicité de son cortège et son goût pour tout ce qui sentait l'humilité; et qui se plaignaient de ce qu'il amoindrissait en quelque sorte la haute dignité dont il était revêtu. On s'en plaignit même au pape Pie V; ce saint pontife ne trouva rien à blâmer dans les raisons par lesquelles Charles Borromée justifia sa manière de vivre, car il disait que les ministres de Dieu, ne doivent pas demander l'estime et la considération aux ornements humains mais aux vertus de leur état. L'événement l'a bien montré, toute son histoire est une preuve que la simplicité de moeurs et l'humilité unies à la gravité et à la sainteté, procurent auprès des grands et des petits beaucoup plus d'honneur et de considération que ne le feraient toute la pompe et tout le faste possibles.»

253. Qu'ils ne recouvrent plus d'hermines rouges ou de gueules, etc. On peut donner deux raisons de ce mot. Premièrement on peut dire avec une certaine apparence de justesse qu'il vient du grec gouna vêtement de peaux, après le changement de la lettre, n en l. Ainsi Guibert écrivant à l'évêque Lulle lui dit: «J'ai envoyé à votre fraternité une gonne (gunam) de peaux de loutres.» Ce changement de n en l n'est pas nouveau: ainsi nous voyons dans varron vallus pour vannus et dans Pline, evallere pour evannere, livre XVIII, chapitre x, ainsi que Dausque en fait la remarque dans son Orthographe. En second lieu, plusieurs auteurs pensent qu'on s'est servi chez nous du mot' gueule pour désigner des peaux teintes en rouge, par une sorte de métaphore qui a passé dans l'art du blason, tirée de ce que les peaux ou les gueules des bêtes étaient tachées de sang après qu'elles s'étaient déchirées à belles dents pendant les combats de bêtes qu'on donnait dans l'amphithéâtre. Les peaux dont parle ici notre Saint, étaient de rats du Pont ou d'autres espèces d'animaux à fourrure, qui prenaient le nom de gueules à cause de la teinte rouge qu'on leur donnait. Quant à l'usage qu'on en faisait on peut s'en rendre compte par ce passage d'une parabole que nous trouvons faussement attribuée à saint Bernard dans plusieurs éditions de ses couvres bien que le style et la pensée ne permettent point de l'en croire l'auteur. «Un tel époux dit l'auteur de cette parabole, vient-il les mains vides à son épouse? Non certes, il lui apporte des présents qu'il s'empresse de lui offrir. Comme on est en hiver il lui donne avant tout des habits comme en réclame la saison, une pelisse de peaux d'agneaux et une cappe. Ces deux vêtements viennent également d'un agneau, mais avec cette différence que la cappe on se la procure sans faire souffrir l'agneau, car elle n'est faite que de laine, tandis que l'autre, la pelisse, pellicea, est la peau même de l'agneau, et on ne peut l'avoir qu'en causant une grande douleur à la bête. Or l'Époux c'est l'agneau... il a fait une cappe de sa laine à son épouse quand il lui a enseigné l'humilité par ses paroles. Mais la pelisse , il l'a lui a donnée au prix de ses veilles, de ses jeûnes, de toutes les autres mortifications de sa chair et enfin de sa passion et de sa mort sur la croix quand il enseigne la mortification à son épouse par son propre exemple. La pelisse qui se fait de peaux d'animaux morts rappelle la mortification. Voilà les vêtements d'hiver. Mais à Pâque il donne à son épouse une pelisse d'hermine autour du cou, et sur les mains, des peaux de gueules rouges. La pelisse de l'épouse est donc d'hermine lui est blanche et qui convient à la joie spirituelle que donne l'espérance de la résurrection, elle couvre le cou et la poitrine mais sur les mains ce sont des fourrures de gueules rouges, parce que la passion du Christ, qu'elle a constamment à la bouche, qu'elle sent au fond de son coeur, elle l'atteste par ses oeuvres. Le Christ donne aussi à son épouse à Pâques, des chaussures en cuir de Cordoue, etc. voir les Déclamations n. 10, et la lettre deuxième, n. 11.»

On peut se convaincre que, du temps de saint Bernard, l'usage des fourrures était très répandue non-seulement parmi les clercs et les religieux, mais même chez les laïcs et parmi les femmes, par ce que dit Duchesne dans ses notes aux rouvres de Pierre le Vénérable, lettre vingt-huitième, livre I.

Benoît XII semble faire allusion aux gueules dans la bulle ad decorem, quand il dit: «Nous défendons auxdits chanoines de porter désormais des fourrures faites de la peau du ventre de divers animaux entremêlée avec celle du dos; qu'ils se servent des mêmes fourrures que tout le monde, simples, blanches, noires ou grises, etc.»

Bernard aux évêques 2030