Bernard aux prêtres 17

CHAPITRE IX. C'est en vain que le pécheur recherche les ténèbres et le mystère;

car il est sous les yeux des démons qui seront ses accusateurs, des anges qui rendront témoignage contre lui, et de Dieu qui le jugera.

18 Les hommes sèment donc, même sans le savoir: ils sèment quand ils enveloppent d'un voile leurs mystères d'iniquité, quand ils cachent d, à tous les regards les projets de leur vanité et quand ils accomplissent dans l'ombre leurs oeuvres de ténèbres. — Je suis entouré de murs de tous côtés, dira l'un, qui peut me voir? — Personne ne vous voit, je le veux bien, et pourtant vous n'êtes pas sans témoins. Vous êtes sous les yeux du mauvais ange; votre bon ange a aussi les regards fixés sur vous, et celui qui est bien plus grand que tous les anges bons ou mauvais, Dieu même vous voit aussi. Ainsi vous êtes vu de celui qui sera votre accusateur, d'une foule de témoins et du juge qui vous citera un jour à son tribunal, et sous les yeux duquel il est aussi insensé de vouloir pécher qu'il est affreux de tomber entre les mains du Dieu vivant. Ne vous flattez donc pas d'une fausse sécurité; vous êtes entouré de piéges qui vous échappent, il est vrai, mais auxquels vous ne sauriez échapper; et s'il vous est impossible de les découvrir, il l'est également de ne pas vous y laisser prendre. Celui qui a formé notre oreille entend sans doute aussi, et celui qui a fait notre oeil ne saurait pas voir ! Ce n'est point un amas de pierres, ouvrages de ses mains, qui pourront faire obstacle aux rayons de ce soleil; le rempart même de notre corps ne peut rien cacher aux yeux de l'éternelle vérité, il n'est pas de voiles pour le regard de Dieu, pour ce regard plus pénétrant qu'un glaive à deux tranchants, qui non-seulement distingue, mais encore discerne la direction même de nos pensées, et pénètre nos plus secrètes affections. Si l'abîme du coeur humain n'était tout entier accessible à ce regard avec tout ce qu'il renferme, nous ne verrions pas le grand Apôtre frémir de crainte à la pensée du jugement de Dieu, quoique sa conscience ne lui reprochât rien. « Je compte pour bien peu de chose, dit-il, d'être jugé par vous ou par tout autre homme, je ne fais point de cas non plus du jugement que je porte moi-même de moi; car, encore que ma conscience ne me reproche rien, je ne me regarde point comme étant juste pour cela. Mais celui qui doit me juger, c'est le Seigneur (1Co 4,3-4). »


19 Si vous vous flattez de pouvoir échapper aux jugements des hommes, à la faveur d'une muraille qui vous dérobe à leurs regards ou de s, quelque artifice, vous pouvez être sûrs que vos fautes véritables n'échapperont point aux regards de celui qui saura même vous charger de crimes imaginaires. Si vous appréhendez l'opinion de l'un de vos semblables, redoutez bien davantage des témoins qui ont bien plus de haine encore pour l'iniquité et d'horreur pour la corruption. Enfin, si vous ne craignez point les regards de Dieu, et si vous ne redoutez que ceux des hommes, rappelez-vous que Jésus-Christ est homme aussi et qu'il ne peut ignorer ce que font les hommes, et vous n'oserez point faire sous ses yeux ce que vous n'oseriez vous permettre sous les miens. Vous vous interdirez sous les yeux du Maître, jusqu'à la pensée même de ces actions que non-seulement vous ne devez point faire, mais que vous ne vous permettriez point sous les regards de l'un de ses serviteurs. D'ailleurs, si vous redoutez le regard d'un oeil de chair plus que le glaive vengeur qui peut dévorer la chair elle-même, sachez que ce que vous redoutez le plus vous arrivera un jour et que vous éprouverez le malheur que vous appréhendez; car « il n'y a rien de caché qui ne se dévoile, ni rien de secret qui ne se divulgue (Lc 12,2). » Les couvres des ténèbres, étalées au grand jour, seront confondues par la lumière. Non-seulement les abominables et secrets excès de la luxure, mais les trafics injustes de ceux qui vendent les choses saintes, les perfides détractions et les inventions mensongères des calomniateurs qui égarent la justice, tout cela sera rendu visible à tous les regards par celui qui sait toutes ces choses, quand le grand scrutateur des coeurs et des reins viendra examiner Jérusalem à la lueur de ses éternelles flambeaux (So 12,1). »



CHAPITRE X. Pour faire son salut, il ne suffit point d'éviter le mal, il faut encore faire le bien.

20 Que feront donc, ou plutôt que devront souffrir ceux qui auront s commis quelques crimes, quand ceux qui n'auront pas fait de bonnes oeuvres s'entendront dire: « Allez au feu éternel (Mt 25,41) ? » Et comment celui qui n'a su ni ceindre ses reins pour s'abstenir du mal, ni tenir sa lampe allumée pour faire le bien, pourra-t-il se voir admis , au festin des noces, quand le mérite de la virginité ni l'éclat d'une lampe allumée ne pourront faire pardonner le seul tort d'avoir oublié l'huile ? Enfin à quels tourments ne doivent pas s'attendre ceux qui, dans cette vie, non-seulement ont fait mal, mais ont fait très-mal, si ceux qui ont reçu des biens en cette vie doivent être tourmentés au point de ne pouvoir dans l'autre obtenir la moindre goutte d'eau pour rafraîchir leur langue au sein des brûlantes ardeurs qui les consumeront (Lc 16,24-25) ? Evitons donc le mal, et pour être dans le filet de l'Eglise, ne nous en croyons pas plus libres de pécher pour cela; car il faut que noirs sachions que le pécheur ne mettra point dans ses corbeilles tous les poissons qu'il aura pris dans ses filets, mais qu'arrivé au rivage il fera choix des bons pour les conserver et rejettera les autres (Mt 13,48). De même ne nous contentons pas d'avoir ceint ; nos reins, mais de plus allumons encore notre lampe, afin de faire le bien sans interruption aucune, nous rappelant que non-seulement tout arbre qui ne porte que de mauvais fruits, mais aussi celui qui n'en porte point du tout, doit être coupé et jeté au feu (Mt 3,10 Mt 8,19), dans ce feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges (Mt 25,41).


21 Ce n'est pas tout encore, en évitant le mal et en faisant le bien, ne recherchons que la paix et non la gloire; car la gloire n'appartient qu'à Dieu, et il ne la cède à personne, selon cette parole: « Je ne céderai ma gloire à personne (Is 42,8). » Un homme selon le coeur de Dieu disait aussi: « Non, non, ce n'est pas à nous, Seigneur, mais à votre nom que vous devez donner la gloire (Ps 113,9). » Rappelons-nous aussi cette parole de l'Écriture: « Si vous avez fait vos offrandes selon les rites, mais que vous ayez mal divisé les parts de la victime, vous avez péché (Gn 4,7 juxta 7). » Or le partage que je vous propose, mes frères, est juste, et si quelqu'un dit le contraire, je lui rappellerai qu'il n'est pas de moi, mais des anges eux-mêmes, car ce sont eux qui les premiers ont fait entendre ce cantique: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Lc 3,14). » Conservons donc de l'huile dans nos vases, de peur que nous ne frappions un jour en vain aux portes des noces, quand elle nous auront été fermées, Dieu nous préserve de ce malheur et que nous n'entendions de la bouche même de l'Époux cette dure réponse « Je ne vous connais point (Mt 25,12). » Mais il y a plus encore; notre perte peut être la suite non-seulement de nos iniquités, de la stérilité de nos oeuvres, de notre vanité, mais encore d'un certain faible pour le plaisir. Voilà pourquoi nous avons besoin de force pour résister aux attraits du péché, pour demeurer inébranlables dans la foi contre le lion rugissant, et nous devons nous servir d'elle comme d'un bouclier pour repousser avec vigueur les traits enflammés lancés contre nous; nous avons aussi besoin de justice pour faire le bien, de prudence pour ne point être réprouvés avec les vierges folles, et de tempérance enfin pour ne point nous laisser aller aux attraits de la volupté, et ne nous point exposer à entendre comme ce malheureux qui implorait la miséricorde de Dieu, quand le temps de ses somptueux festins et de ses splendides vêtements fut passé: « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez eu des biens pendant votre vie, et qu'alors Lazare n'a eu que des maux en partage; maintenant il est au sein du bonheur et vous, vous êtes au milieu des souffrances (Lc 16,25). » Certainement Dieu est terrible dans ses desseins; mais s'il est terrible, il n'est pas moins miséricordieux, car il ne nous laisse point ignorer quels seront ses jugements un jour. « L'âme qui aura péché, nous dit-il, périra (Ez 18,20) ; » le rameau stérile sera coupé (Jn 15,6) ; la vierge qui aura oublié de tre se pourvoir d'huile sera exclue de la salle du festin des noces (Mt 25,12), et quiconque aura reçu des biens en cette vie recevra des maux dans l'autre (Lc 16,25). Mais s'il arrive par hasard qu'on se trouve dans ces quatre conditions à la fois, c'est, à mes yeux, le comble du désespoir.



CHAPITRE XI. Ceux qui travaillent à se convertir sont tentés plus violemment par leurs anciens vices et courent risque de se perdre; le moyen d'éviter ce malheur se trouve dans une salutaire douleur.

22 Ce sont de telles réflexions et d'autres semblables que la raison suggère à la volonté en d'autant plus grand nombre et avec d'autant plus d'art qu'elle est plus éclairée des lumières de l'intelligence. Heureux celui dont la volonté cède et obéit si bien aux conseils de la raison que, fécondée par la crainte, elle devient grosse des divines promesses et enfante des désirs de salut. Mais il peut se faire que la volonté se montre rebelle et obstinée, que les bons conseils non-seulement la trouvent impatiente, mais encore la rendent plus perverse et qu'elle se montre plus intraitable après les menaces et plus exaspérée même après les plus doux ménagements. Peut-être bien, au lieu de se laisser toucher par les suggestions de la raison, se laissera-t-elle aller, dans un mouvement de fureur, à lui répondre en ces termes: — Jusques à quand exercerez-vous ma patience? Sachez que toutes vos prédications n'ont point d'action sur moi; vous êtes, je ne l'ignore point, de rusés personnages, mais toute votre habileté ne saurait avoir de succès avec moi. — Peut-être même, appelant tous les sens à son aide, leur ordonnera-t-elle d'être plus que jamais soumis à ses appétits et de se montrer esclaves plus dévoués de sa dépravation. C'est en effet ce qu'une expérience de tous les jours nous apprend. Quiconque nourrit la pensée de se convertir se sent plus vivement tourmenté par la concupiscence de la chair, et ceux qui songent à secouer le joug de Pharaon et à s'éloigner de l'Égypte se sentent aussitôt surchargés d'une plus grande tâche dans les travaux de terre et de briques qui leur sont imposés.


23 Dieu veuille que ceux qui en sont là ne tombent point dans l'impiété et se tiennent loin de ce gouffre épouvantable dont il est dit: « Quand l'impie est tombé dans l'abîme de la perversité, il n'a plus que du mépris pour toutes choses (Pr 18,3) ! » Il n'y a plus qu'un remède, mais d'une extrême énergie, qui puisse guérir un pécheur eu cet état, et il courra les plus grands risques s'il n'apporte un soin minutieux à suivre les conseils du médecin et à pratiquer ses ordonnances; car l'épreuve est rude et voisine du désespoir. Il n'y a plus de salut pour lui que si, recueillant toute sa sensibilité, il la tourne vers sa pauvre âme dont l'état est aussi triste que lamentable, et entend en même temps une voix d'en haut qui lui dise : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (Mt 5,5). » Qu'il verse alors des larmes abondantes, car le moment de pleurer est venu, et il y a matière à des larmes sans fin. Qu'il en verse donc, mais que ce ne soit pas sans un sentiment d'amour et sans espoir d'être consolé. Qu'il considère qu'il ne saurait trouver de repos en lui-même et que tout n'est en lui que misère et désolation. Qu'il sente qu'il n'y a point pour lui de bonheur dans la chair et que ce monde maudit n'est plein que de vanité et d'affliction d'esprit. Qu'il reconnaisse, dis-je, qu'il ne peut trouver de consolation ni au dedans, ni au dehors, ni au-dessous de lui, et qu'il apprenne enfin à n'en attendre que d'en haut et à n'en chercher point ailleurs. Qu'il pleure donc en attendant, et qu'il exhale sa douleur; que ses yeux deviennent des sources de larmes et qu'il n'y ait plus de repos pour ses paupières; les larmes purifient l'ail qu'un mal empêche de voir, lui rendent la vue plus pénétrante et lui permettent de soutenir l'éclat de la plus pure lumière.



CHAPITRE XII. Comment il faut amener par la douceur la volonté à aimer et à désirer les choses du ciel.

24 Après cela, qu'il commence à jeter un regard par les trous dé sa prison, qu'il poursuive de l'ail à travers les barreaux de son réduit le rayon bienfaisant qui l'éclaire, et, qu'à l'exemple des anges, il cherche la lumière en suivant la lumière. De la sorte, il ne peut manquer de trouver cette tente admirable oit il est donné à l'homme de se nourrir du pain des anges, ce paradis de voluptés planté de la main de Dieu même; ce jardin rempli de fleurs délicieuses où il goûtera enfin le frais et le repos, et alors il s'écriera: — Oh, si ma malheureuse volonté voulait entendre ma voix, si seulement elle voulait venir voir ce délicieux endroit et visiter ce séjour de bonheur!... Oui, c'est ici qu'elle trouverait le repos parfait et qu'elle cesserait de me tourmenter n'étant plus tourmentée, elle-même. Car il ne mentait pas celui qui disait: « Prenez mon joug sur vos épaules, et vous trouverez le repos pour vos âmes (Mt 11,29). » Sur la foi de cette promesse, qu'il adoucisse sa voix en parlant à sa volonté courroucée, qu'il prenne même un air enjoué en l'abordant et lui dise d'un ton affectueux: —Cessez de m'en vouloir, car ce n'est pas moi qui serais capable de chercher à vous nuire. Ce corps est à vous, je vous appartiens même tout entier, ne craignez donc rien et n'ayez pas peur. — Il ne devra pourtant point s'étonner si la volonté lui répond encore d'un ton un peu amer. — Toutes vos méditations vous ont tourné la tête. Qu'il la laisse dire et n'ait pas même l'air de s'apercevoir de ce qui se passe, mais qu'il saisisse à propos dans la conversation l'occasion de changer le cours de l'entretien et lui dise : — J'ai découvert aujourd'hui un jardin des plus charmants, un endroit délicieux. Nous y serions bien l'un et l'autre. Après tout, vous êtes bien malheureuse dans ce lit de douleurs, sur cette couche de souffrances, dans ce réduit où mille cuisants chagrins vous assaillent. Le Seigneur viendra au secours de celui qui le cherche et de l'âme qui a mis son espérance en lui. Il écoutera ses prières et ses vceux et ne manquera pas de donner à ses paroles le don de la persuasion. La volonté sentira enfin s'éveiller en elle le désir d'abord de voir ce séjour, puis insensiblement elle voudra y entrer, et enfin elle souhaitera d'y fixer sa demeure.



CHAPITRE XIII. Soulagement que trouve un pécheur converti dans les admirables douceurs de la piété et dans les délices de la vie spirituelle.

25 Gardez-vous bien pourtant de croire que je parle ici d'un lieu matériel; ce paradis de délices est tout intérieur. Ce ne sont pas nos pieds, mais les dispositions de notre âme qui nous y conduisent. Ce qui vous y charmera, ce n'est- point un grand nombre d'arbres tels qu'en porte la terre, mais la vue délicieuse d'un magnifique plan de vertus toutes spirituelles. C'est un jardin parfaitement fermé où l'on voit une source mystérieuse qui se divise en quatre ruisseaux, la sagesse d'où s'écoulent quatre vertus différentes. Vous y verrez aussi pousser des lis admirables; à peine leurs fleurs commenceront-elles à s'épanouir que vous entendrez le doux gémissement de la tourterelle. Le nard dont l'Epouse compose ses parfums y répand sa délicieuse odeur; on y voit pousser aussi en abondance, loin de l'aquilon, au souffle des zéphirs, toutes les autres plantes aromatiques. Au milieu s'élève l'arbre de vie, ce pommier des Cantiques, qui l'emporte en beauté sur tous les autres arbres de la forêt, qui couvre l'Epouse de son frais ombrage et charme son palais par la douceur de ses fruits. C'est là que la continence brille de tout son éclat et que la vérité sans voile charme les regards de l'esprit comme un astre radieux; ses oreilles sont flattées et réjouies par les doux accents de la voix de celui qui console nos âmes; ses narines, si je puis ainsi parler, se dilatent au souffle de l'espérance dans ce champ que le Seigneur a comblé de ses dons et qui exhale les plus délicieuses senteurs; enfin la charité verse, à flots, dans ce séjour, les délices d'un incomparable enivrement. Toutes les ronces et les épines qui autrefois déchiraient l'âme sont inconnues en ce lieu, elle ne ressent plus dans le calme délicieux d'une bonne conscience que la douceur des miséricordes du Seigneur dont elle se trouve inondée. Or toute cette félicité n'est point encore celle de la vie éternelle, ce n'est que la solde que tout soldat du Christ reçoit dès cette vie ; elles n'appartiennent point à l'Eglise du ciel mais à celle de la terre; c'est proprement ce centuple que reçoit dès ce monde quiconque méprise le monde. N'attendez pas que mes discours vous en fassent sentir le prix, il n'y a que l'Esprit qui puisse vous le faire connaître. Ne cherchez point non plus à l'apprendre dans les livres, mais tâchez plutôt de l'éprouver par vous-mêmes, car c'est une science peu connue de l'homme, elle est pour lui au nombre des sciences occultes. Les félicités de la terre ne peuvent donner une idée de celles-là, c'est la douceur de Dieu même, et vous n'en aurez une juste idée qu'en la goûtant vous-mêmes, selon ce qui nous est dit : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (Ps 33,3). » C'est une manne cachée, c'est un nom tout à fait nouveau, personne ne le connaît que celui qui l'a reçu; ce n'est pas le savoir. mais la grâce qui nous en instruit, et ce n'est pas non plus par la science, mais par la conscience qu'on le possède: «C'est le saint, ce sont les perles de l'Evangile (Mt 7,6), » et celui qui a commencé par pratiquer lui-même avant d'instruire les autres, ne fera certainement pas la faute qu'il nous a défendu de faire. D'ailleurs il ne regarde plus comme des chiens et des pourceaux ceux qui renoncent à leurs crimes et à leurs abominations passées, il va même jusqu'à vouloir les consoler en leur disant par la bouche de son Apôtre : «Il est vrai que vous avez été tout cela, mais à présent vous êtes purifiés, vous êtes sanctifiés (1Co 6,11). » Seulement que le pécheur prenne garde de ne point retourner comme le chien à son vomissement, ou comme le pourceau à sa fange.



CHAPITRE XIV. Dans les satisfactions terrestres, la satiété ne va jamais sans le dégoût ; mais plus on goûte les délices du ciel, plus on désire les goûter.

26 A l'entrée donc de ce paradis, le murmure d'une voix céleste se fait entendre et révèle un secret divin qui se dérobe aux sages, aux prudents du siècle et ne se découvre qu'aux petits. La raison ne garde pas pour elle seule cette précieuse révélation, mais elle se fait un bonheur de la communiquer à la volonté : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5,6).n Voilà une pensée bien profonde, un mystère d'un prix inestimable ; c'est une parole pleine de vérité et digne de toute créance puisqu'elle nous vient du ciel, du trône même du Roi des cieux. En effet, une violente famine s'est étendue sur la terre, et tous tant que nous sommes, nous faisons plus que de commencer à ressentir les premières atteintes du besoin, nous en éprouvons les dernières rigueurs, c'est au point que nous en sommes tombés au rang des animaux sans raison, et leur sommes devenus semblables, désirant assouvir notre faim, sans pouvoir y d réussir, avec la vile nourriture qu'on donne aux pourceaux. Celui qui aime l'argent n'est point rassasié par l'argent, et celui qui aime la r luxure n'est point non plus rassasié par elle; celui qui recherche la gloire n'est pas rassasié davantage par cette nourriture; enfin celui qui aime le monde ne peut non plus être jamais rassasié par le monde. Pour moi, je connais pourtant des hommes rassasiés de ce inonde et qui ne peuvent plus y penser maintenant sans en éprouver du dégoût. J'en connais qui sont rassasiés des richesses, rassasiés des honneurs, rassasiés des plaisirs et des vanités du siècle, non pas un peu, mais à tel point qu'ils ne ressentent plus que, du dégoût pour toutes ces choses. Or il nous est facile à tous, avec la grâce de Dieu, d'en venir à cette satiété-là, elle n'est pas produite par l'abondance, mais par le mépris. Voilà donc comment les insensés enfants d'Adam, en se nourrissant de la nourriture des pourceaux, entretiennent, ou mieux encore, nourrissent la faim qui dévore leur âme. Oui, insensés, il n'y a que votre faim qui gagne à ces aliments; cette nourriture qui n'est pas faite pour vous n'est propre qu'à irriter vos besoins. Et pour dire plus clairement les choses, je veux prendre un exemple entre tous ceux que la vanité des hommes me présente dans ses désirs; le coeur ne sera jamais plus rassasié d'or que les poumons ne le seront d'air. Il ne faut pas que l'avare s'offense, j'en dis tout autant de ceux que l'ambition, la luxure ou l'habitude du mal dominent. Et si on éprouve quelque peine à me croire sur parole, que chacun s'en rapporte à son expérience propre ou à celle des autres.


27 S'il y a parmi vous, mes frères, quelqu'un qui désire voir sa faim assouvie, qu'il commence par avoir faim de la justice, et il est certain d'être rassasié. Qu'il soupire après ces pains qui se trouvent en abondance dans la maison dg Père de famille et il ne tardera pas à n'avoir plus que du dégoût pour les cosses dont les pourceaux se nourrissent. Qu'il s'efforce de savourer, ne serait-ce qu'un moment, les délices de la justice, et il ne tardera pas à vouloir les savourer davantage, et à se rendre de plus en plus digne de les savourer, selon cette parole de l'Ecriture : « Celui qui me mange éprouvera le besoin de me manger encore, et celui qui me boit voudra toujours me boire (Qo 24,29). » Ce désir, en effet, bien plus en rapport avec notre être et bien plus conforme à notre nature, s'empare vivement de notre coeur et en chasse bien vite tout autre désir. Voilà comment le fort armé est vaincu par un plus fort que lui et comment on voit un clou en chasser un autre. «Heureux donc ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5,6) ; » non pas, il est vrai, rassasiés dès à présent de cette justice dont l'homme ne se rassasiera jamais et qui sera pour lui la vie éternelle, mais de tous les autres biens qu'il avait d'abord désirés avec le plus d'ardeur; en sorte qu'à partir de ce moment la volonté, cessant de forcer le corps à obéir comme un esclave à toutes ses concupiscences, l'abandonnera à la conduite de la raison, ou plutôt le pressera elle-même de se mettre au service de la justice pour son salut et pour sa sanctification, avec non moins de zèle et d'ardeur qu'il s'était naguère mis pour le mal aux ordres de l'iniquité.



CHAPITRE XV. Le moyen de purifier la mémoire des souvenirs d'une vie criminelle, c'est de s'en remettre avec une pleine et entière confiance à la miséricorde de Dieu, qui en accorde le pardon.

28 Toutefois, après avoir changé enfin votre volonté et réduit votre corps en servitude, après avoir tari la source du mal et soigneusement bouché toutes les ouvertures par lesquelles il pénétrait, il vous reste une troisième chose à faire, et ce n'est pas la moins difficile, il s'agit des purifier votre mémoire, de nettoyer ce cloaque infect. Comment, direz-vous, effacer de ma mémoire, l'impression qu'elle conserve de toute ma vie passée? Le frêle et mince tissu sur lequel elle est écrite a bu l'encre et s'en est imprégné, comment l'effacer à présent? Elle ne s'est pas arrêtée à la superficie seulement, mais elle a pénétré le tissu tout entier; c'est en vain que je voudrais l'effacer maintenant, je détruirais le papier plutôt que d'en faire disparaître les caractères qui y sont gravés. Il en est de même de ma mémoire, il faudrait que l'oubli allât jusqu'à la détruire, comme cela arriverait, par exemple, si je venais à perdre l'esprit; alors je ne conserverais plus aucun souvenir de mes actions. Autrement quel grattoir employer pour effacer les souillures de ma mémoire et la conserver intacte elle-même. Pas d'autre que cette parole pleine de vie et d'efficacité et plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants « Vos péchés vous sont remis (Mc 2,5). » Laisser le Pharisien murmurer et dire : « Qui peut remettre les péchés si ce n'est Dieu (Mc 7) ?» Car c'est précisément Dieu même qui vous adresse ces paroles: « Or nul ne saurait se comparer à lui, il connaît le secret de toute science et il l'a révélé à Jacob son fils et à Israël son bien-aimé; plus tard, il s'est fait voir lui-même sur la terre et il a conversé avec les hommes (Ba 3,36-38). » C'est sa miséricorde qui efface le péché, non en en faisant perdre le souvenir à la mémoire, mais en faisant que ce dont le souvenir était en elle et la souillait, y soit encore et ne la souille plus. Et en effet, nous nous rappelons en ce moment une foule de péchés qui ont été commis ou par nous ou par d'autres; or il n'y a que les nôtres qui nous souillent, ceux d'autrui ne sont pas une tache pour nous. D'où vient cela? C'est qu'il n'y a que les nôtres qui nous fassent rougir et que nous craignions de nous voir reprocher. Otez la pensée du reproche, ôtez la crainte, ôtez la honte, c'est ce que fait la rémission du péché, et non-seulement nos péchés ne font plus d'obstacle à notre salut, mais même ils peuvent y coopérer en nous excitant à rendre de vives actions de grâces à celui qui nous les a remis.



CHAPITRE XVI. Pour obtenir que Dieu ait pitié de nous, il faut que nous commencions par en avoir nous-mêmes pitié, puis que nous ayons pitié des autres.

29 Mais le pécheur qui implore de Dieu la rémission de ses péchés ne peut manquer d'entendre cette réponse pleine d'à-propos: « Bienheureuses les âmes miséricordieuses, parce qu'il leur sera fait miséricorde (Mt 5,7). » Si donc vous voulez que Dieu ait pitié de vous, ayez vous-même pitié de votre âme. Baignez toutes les nuits votre couche de vos larmes et arrosez votre lit de vos pleurs (Ps 6,7). Si vous avez compassion de vous, si vous poussez de profonds soupirs de pénitence, vous avez fait le premier pas du côté de la miséricorde et vous ne pouvez être assuré qu'elle vous sera faite. Etes-vous un grand, un très-grand pécheur, et « avez-vous besoin d'une clémence peu commune, d'un torrent de miséricordes? » montrez-vous vous-même d'une miséricorde très-grande, infinie; réconciliez-vous avec vous-même, car vous n'êtes pas bien avec vous depuis que vous vous êtes déclaré contre Dieu. Quand vous aurez rétabli la paix chez vous, allez plus loin encore, faites votre paix, mais complète aussi, avec le prochain, et le Seigneur es vous baisera aussi d'un baiser de sa bouche. Alors, selon le mot de l'Ecriture, « une fois réconcilié, vous aurez la paix avec lui (Rm 5,1). » Pardonnez donc à ceux qui vous ont offensé et vous-même vous mériterez d'obtenir votre pardon, quand vous direz avec une conscience pleine de sécurité en priant votre Père: «Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs (Mt 6,12). » S'il vous est arrivé de faire du tort à quelqu'un, rendez au moins ce que vous avez pris; et s'il vous reste quelque chose, donnez-le aux pauvres, et, en faisant miséricorde, vous obtiendrez miséricorde à votre tour. « Vos péchés, fussent-ils rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme neige; et s'ils étaient pareils au vermillon, ils seront rendus aussi blancs que la laine (Is 1,8). » Enfin, pour échapper à la confusion de toutes vos prévarications dont le souvenir vous fait actuellement rougir, faites l'aumône, et si votre fortune ne vous le permet pas, suppléez-y du moins par vos pieux désirs, et vous serez purifié. Non-seulement votre raison sera éclairée, votre volonté redressée, mais votre mémoire elle-même sera purifiée, et vous pourrez dès ce moment entendre la voix du Seigneur vous appeler et vous dire: « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur (Mt 5,8). »



CHAPITRE XVII. On doit purifier sans relâche les yeux de son âme pour pouvoir jouir de la vue de Dieu.

30 « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,3). » Grande promesse, mes frères, et digne de réveiller tous les désirs de notre âme; car cette vision de Dieu n'est autre chose que la consommation même du bonheur suivant ce que dit l'apôtre saint Jean : « Nous sommes dès à présent les enfants de Dieu, mais nous ne savons pas encore ce que nous serons un jour. Nous savons pourtant que, lorsqu'il se montrera à nous, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (Jn 3,2). » Cette vision n'est autre chose que la vie éternelle, selon ce que la Vérité même nous enseigne dans son Evangile: « La vie éternelle, dit-il, c'est de vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et de connaître Jésus-Christ que vous avez envoyé (Jn 17,3). » La tache de notre oeil qui nous empêche de jouir de cette bienheureuse vision est donc bien digne de nos regrets, et la négligence que nous apportons à le guérir est exécrable. Quelquefois nous ne pouvons faire usage des yeux du corps parce qu'ils souffrent soit d'une humeur intérieure, soit de quelque grain de poussière qui leur vient du dehors; il en est de même des yeux de l'âme : ils sont offusqués soit par l'attrait des plaisirs charnels, soit par la vaine curiosité ou l'ambition du siècle. C'est ce que nous apprenons par notre propre expérience aussi bien que par le langage des saintes lettres, où il est écrit: « Notre corps sujet à la corruption arrête l'élan de notre âme, en même temps que le séjour de la terre affaisse notre esprit et gène l'essor de nos pensées (Sg 4,15). » Toutefois, dans l'un et l'autre cas, il n'y a que le péché qui émousse et obscurcisse l'oeil de notre âme, car il ne peut exister d'autre obstacle entre notre oeil et la lumière, entre Dieu et l'homme. En effet, si tout le temps que nous habitons ce corps de boue, nous vivons éloignés de Dieu, ce n'est pas la faute de notre corps, je veux dire de ce corps mortel que nous portons, mais cela vient plutôt de ce qu'il est une chair de péché dans laquelle la loi du péché, et non celle du bien domine. Il arrive pourtant quelquefois que notre oeil corporel, quoique débarrassé de la paillé qui l'offusquait, soit par la main qui l'a, tirée, soit par le souffle qui l'a chassée, semble pendant quelque temps hors d'état de voir encore. C'est ce qui a lieu aussi pour l'oeil de notre âme comme a pu s'en convaincre bien souvent celui qui marche selon l'esprit. C'est qu'il ne suffit pas d'avoir retiré le fer de la blessure pour que la plaie soit guérie, il faut ensuite appliquer dessus les remèdes convenables et travailler à la cicatriser. Voilà pourquoi ceux qui ont purifié le cloaque de leur âme ne doivent pas non plus se croire pour cela entièrement purifiés eux-mêmes; au contraire, c'est alors que, pour eux, se fait sentir le besoin de se purifier souvent, non pas seulement avec l'eau, mais avec le feu, pour pouvoir dire avec le Psalmiste: «Nous avons passé par l'eau et par le feu et vous nous avez, Seigneur, conduits au séjour du repos (Ps 65,12). » « Bienheureux donc ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu, maintenant Sans doute comme en un miroir et en énigme (1Co 13,12), » mais plus tard, face à face, quand notre visage aura été lavé de toutes ses souillures et que le Seigneur pourra le laisser paraître en sa présence dans la gloire, parce qu'il n'aura plus ni tache ni ride.



CHAPITRE. XVIII. C'est avec raison qu'on donne le nom d'enfants de Dieu aux hommes pacifiques.

31 Alors le Seigneur continue avec raison : « Bienheureux les hommes pacifiques parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (Mt 5,9). » Or il y a l'homme pacifié, il rend autant qu'il peut le bien pour le bien et n'a envie de faire du mal à personne. Il y a l'homme patient, qui non-seulement ne rend pas le mal pour le mal, mais encore sait supporter ceux qui veulent lui en faire ; enfin il y a l'homme pacifique qui rend le bien pour le mal et se sent constamment disposé à faire du bien à ceux mêmes qui lui font du mal. Le premier est encore un enfant facile à scandaliser, et il ne lui sera pas aisé de faire son salut clans ce siècle pervers et plein de scandales. Le second possède son âme dans la patience, comme dit l'Ecriture (Lc 20,19) ; mais pour le troisième, non-seulement il possède son âme, mais même il gagne beaucoup d'âmes à Dieu. Le premier est en paix autant que cela dépend de lui; le second conserve la paix, mais le troisième la fait naître; c'est donc avec raison qu'on lui donne le nom d'enfant de Dieu, puisqu'il s'acquitte du devoir d'un enfant et que, après avoir été réconcilié lui-même, il témoigne sa reconnaissance, en réconciliant les autres à son père. Celui qui se montre bon serviteur monte en grade dans la maison de son maître ; or il n'est pas de titre préférable dans la maison d'un père au titre de fils : « Car ceux qui sont les fils du père en sont aussi les héritiers, ils sont donc héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ (Rm 8,17). » Voilà comment, selon ce que le Seigneur nous apprend, son serviteur se trouve partout où il se trouve lui-même (Jn 12,26).

Je vous ai fatigués par la longueur de ce discours et vous ai retenus beaucoup plus longtemps que je ne l'aurais dû, aussi vais-je m'arrêter, non pas que votre silence plein de discrétion, m'y invite, mais parce que l'heure avancée le veut. Toutefois rappelez-vous qu'il arrivait quelquefois à l'Apôtre, comme vous l'avez vu dans les saintes Lettres, de prolonger sa prédication jusqu'au milieu de la nuit. Puissiez- vous, pour me servir de ses propres paroles, «supporter quelques moments encore l'indiscrétion de mon zèle, car j'ai pour vous un amour jaloux comme celui de Dieu même (2Co 11,4)! »




Bernard aux prêtres 17