Bernard, de Consideratione 1520

CHAPITRE IX. De même qu'en Dieu la nature est simple en trois personnes, ainsi en Jésus-Christ la personne est une en plusieurs natures.

1520 20. J'en dirai autant de cette unité à laquelle j'ai assigné le second rang entre toutes, après celle dont je viens de parler. En Jésus-Christ le Verbe, l'âme et le corps ne font qu'une personne sans confusion d'essences, et les essences à leur tour font nombre sans préjudice de l'unité de personne. Je ne puis nier d'ailleurs que cette espèce d'unité a du

a Horstius a ajouté ici le mot «natures», mais on voit beaucoup de manuscrits où il manque.

rapport avec celle par laquelle le corps et l'âme constituent l'homme; il convenait en effet que le mystère qui s'est accompli en faveur de l'homme eût avec sa constitution une sorte de ressemblance et de parenté, de même qu'il convenait aussi à l'unité suprême qui est en Dieu, et n'est autre que Dieu, que comme en elle les trois personnes ne lainent pas que de ne faire qu'une seule et même essence, ainsi, par une opposition qu'on s'explique très-bien, trois essences dans l'autre, ne fissent qu'une seule et même personne; en sorte que cette seconde unité se trouve admirablement bien placée entre les deux autres, dans là personne de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, le médiateur entré Dieu et l'homme. Oui, c'est par une convenance pleine de beauté que le mystère du salut répond par une certaine similitude, à l'une et à l'autre unité, à celui qui sauve et à celui qui est sauvé. Cette unité qui tient le milieu entre les deux autres unités est supérieure à l'une de même qu'elle est inférieure à l'autre, et dépasse l'une d'autant qu'elle est elle-même dépassée par l'autre.
1521 21. Enfin la force qui unit en cette personne Dieu et l'homme ensemble pour en faire le Christ, est telle et si grande que vous pouvez sans crainte de vous tromper l'appeler Dieu et homme à volonté, sans cesser de vous exprimer en vrai catholique; mais vous ne sauriez, sans tomber dans la plus manifeste absurdité, donner de même le nom de chair à l'âme et d'âme au corps, quoi qu'il en soit de l'homme comme du Christ, et qu'il soit un corps et une âme en même temps. D'ailleurs il ne faut pas trop s'étonner que l'âme, par la force vitale qui lui est propre, si grande qu'elle soit, et par ses affections, ne puisse s'attacher et s'unir la chair aussi étroitement que la divinité s'unit cet homme qui avait été prédestiné Fils de Dieu par sa puissance et par ses miracles (Rm 1,4). C'est que c'est une chaîne bien longue et bien forte pour unir que la prédestination divine, car elle est éternelle; or qu'y a-t-il de plus long que l'éternité et de plus puissant que la divinité? Aussi la mort n'a-t-elle pi rompre cette union, même en séparant le corps de l'âme, et c'est peut-être à quoi pensait le précurseur, lorsqu'en parlant de Jésus Christ il se déclarait indigne de dénouer les cordons de ses souliers (Mc 1,7).



CHAPITRE X. Application à la personne de Jésus-Christ de la parabole des trois mesures de farine de saint Matthieu.

1522 22. Je vais plus loin encore, et je crois que ce ne serait pas faire un rapprochement déplacé que d'entendre les trois mesures de farine qui, mélangées et fermentées, deviennent un pain, comme il est dit dans l'Evangile (Mt 13,33 et Lc 13,21), autrefois essences de la personne de Jésus-Christ. Oh! comme une femme les avait bien fait fermenter ensemble, puisque le Verbe de Dieu ne cessa point d'être uni au corps et à l'âme séparés l'un de l'autre. Jusque dans la séparation, mi l'unité demeura inséparable: la division qui se produisit en partie dans cette unité ne put rien sur elle et la laissa subsister dans toutes les trois. Deux d'entre elles ont pu être unies ou séparées, l'unité personnelle n'en subsista pas moins constamment dans les trois essences; et même après la mort de l'homme, le Verbe, l'âme et le corps en Jésus-Christ ne cessèrent point de faire un seul et même Christ, une seule et même personne. C'est, je pense, dans le sein de la vierge Marie que se sont produits ce mélange et cette fermentation, et la femme qui a fait l'un et l'autre n'est autre que Marie, et son levain fut sa foi, pourrais-je dire peut-être, et non sans raison, car elle fut bienheureuse d'avoir cru, puisqu'en elle s'accomplirent les paroles qui lui avaient été adressées de la part du Seigneur (Lc 1,45). Or elles ne se fussent point accomplies si la masse entière n'avait pas fermenté, selon l'expression .du Seigneur, et fermenté pour toujours , de manière à nous conserver un et entier jusque dans la mort, aussi bien que dans la vie, le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, Dieu et homme tout à la fois.
1523 23. Il est à remarquer que dans cet admirable mystère on retrouve quelque chose qui rappelle les trois mesures de froment dans les trois d degrés d'une distinction aussi juste que frappante; on y voit en effet le nouveau, l'ancien et l'éternel. Le nouveau, c'est-à-dire l'âme que nous croyons créée au moment même où elle est unie au corps; l'ancien, c'est-à-dire la chair que nous savons venir du premier homme ou d'Adam; l'éternel, je veux parler du Verbe, que nous croyons fermement et proclamons engendré de toute éternité par le Père et éternel comme lui. Et là, si vous voulez bien y faire attention, vous découvrirez une triple preuve de la puissance de Dieu: il a fait quelque chose de rien; il a fait du neuf avec du vieux, et il a fait un être éternel et heureux avec ce qui était déjà condamné et mort. En quoi cela importe-t-il à notre salut? En bien des choses et de bien des manières. Et d'abord, réduits presque au néant par le péché., nous nous retrouvons par là en quelque façon créés de nouveau pour devenir par rapport à Dieu comme les prémices de ses créatures; en second lieu, nous sommes passés de l'antique servitude dans la liberté des enfants de Dieu, nous marchons dans la voie nouvelle de l'esprit; enfin nous avons été rappelés de l'empire des ténèbres dans celui de la lumière éternelle, où nous avons même déjà pris place dans la personne de Jésus-Christ. Loin de nous donc ceux a qui s'efforcent de prouver que la chair de Jésus-Christ est étrangère

a Horstius a ajouté en cet endroit le mot Novatien, qui a passé de la marge où il se trouvait en note, dans le texte de saint Bernard.

à la nôtre, et qui ont l'impiété de dire que Dieu n'a pas pris la chair même de la Vierge, mais en a créé une nouvelle dans son sein. Longtemps avant eux le Prophète avait été au-devant de cette proposition impie ou plutôt de ce blasphème, en disant: «Un rameau sortira de la racine de Jessé et une fleur naîtra de cette même racine (
Is 11,1).» Il aurait pu dire, une fleur sortira du rameau, mais il a mieux aimé dire, sortira de cette racine, afin de faire bien comprendre qu'elle aurait la même racine que le rameau lui-même. La chair de Jésus-Christ a donc aussi la même origine que celle de Marie; or la chair de Marie n'est pas nouvelle, puisqu'elle sort elle-même de sa source.



CHAPITRE XI. Continuation de la considération de Dieu.

1524 24. Peut-être vous impatienterez-vous de me voir continuer encore à chercher qu'est-ce que Dieu, soit parce que je me suis adressé déjà bien des fois cette question, soit parce que vous désespérez d'arriver jamais à la réponse qu'elle demande. Je vous dirai, très-saintPère Eugène, qu'il n'y a que Dieu qu'on ne cherche pas en vain, alors même qu'on ne peut le trouver. J'en appelle pour cela à votre propre expérience, sinon à la mienne, ou, à son défaut, du moins à celle du saint homme qui a dit: «Vous êtes bon, Seigneur, pour ceux qui ont mis leur;espérance en vous, et pour l'âme qui vous cherche (Lm 3,25).» Qu'est-ce donc que Dieu? Par rapport à l'univers, c'est la fin; à l'égard des élus, c'est le salut; mais par rapport à lui-même, lui seul sait ce qu'il est. Qu'est-ce que Dieu? Dieu, c'est la volonté toute-puissante, la bienveillance et la force infinies, la lumière éternelle, la raison immuable et la suprême béatitude; il a créé les âmes pour se communiquer à elles, il les vivifie pour qu'elles sentent sa présence; il leur donne un coeur pour qu'elles le désirent; il les dilate pour qu'elles le reçoivent; il les justifie pour qu'elles le méritent; il les enflamme pour qu'elles aient du zèle, il les rend fécondes pour qu'elles fructifient; il les dirige pour qu'elles marchent dans les voies de l'équité; il les forme à la bienveillance; il les maintient dans les justes bornes de la sagesse; il leur donne la force qui fait la vertu; il les visite pour les consoler; il les éclaire pour qu'elles le connaissent; il les fait vivre éternellement, les comble de félicité et les entoure d'une sécurité complète.


CHAPITRE XII. Dieu récompense les bonnes oeuvres avec bonté et punit les mauvaises avec la plus grande justice.

1525 25. Qu'est-ce que Dieu? Il n'est pas moins le supplice des méchants que la gloire des humbles; car il est la règle raisonnable de l'équité, règle inflexible et inévitable, puisqu'elle atteint également partout; nulle iniquité ne saurait se heurter impunément à elle. Comment ne serait-elle pas l'écueil de l'orgueil et du désordre? Malheur! tout ce qu'elle rencontrera sur son passage, car en même temps qu'elle est la rectitude même qui ne sait pas céder, elle est aussi la force! Qu'y a-t-il de plus opposé et de plus contraire à une volonté perverse que de lutter sans cesse, de s'acharner sans relâche et toujours en vain? Malheur à ces volontés rebelles qui ne reçoivent après tout que. le châtiment de leur y révolte. Quel supplice que de ne cesser tue vouloir ce qui ne sera jamais! Quelle damnation affreuse que de ne pouvoir plus se soustraire à la nécessité de vouloir ou de ne pas vouloir, mais dans de telles conditions que, de quelque côté que la volonté se tourne, elle ne veut que le mal, et que pour son malheur! Eternellement elle se prive de ce qu'elle veut, et ce qu'elle ne veut pas, elle sera éternellement contrainte de le supporter. Il est bien juste en effet que celui qui n'a jamais appliqué ses facultés au bien ne puisse plus jamais arriver à voir ses désirs satisfaits. Qui est-ce qui fait qu'il en soit ainsi? Le Seigneur notre Dieu, qui est l'équité même, qui devient méchant à l'égard des méchants (2S 22,27). Jamais il n'y aura d'accord entre ce qui est droit et ce qui ne l'est pas; ce sont deux ennemis qui se font une guerre continuelle, bien qu'ils ne puissent se blesser mutuellement. Celui des deux que l'autre atteint et blesse ne peut être Dieu, car il dit quelque part: «Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Ac 9,5):» dur non pour l'aiguillon, mais pour celui qui regimbe. Dieu est aussi le supplice des âmes impudiques, parce qu'il est la lumière même. Or il n'est rien que les coeurs obscènes et corrompus redoutent davantage. Il est dit en effet: «Quiconque fait le mal hait la lumière (Jn 3,20).» Je me demande s'ils ne pourront pas en éviter les rayons; ils ne le pourront point, car si elle ne luit pas pour tous, elle éclate en tous lieux, elle brille même au sein des ténèbres, mais les ténèbres ne la comprennent pas a (Jn 1,5). La lumière voit les ténèbres; car pour elle, luire c'est voir: mais

a Les manuscrits du Vatican présentent en cet endroit une leçon différente quant à l'ordre des phrases; nous croyons préférable la traduction que nous avons donnée ici.

de leur côté les ténèbres ne la voient pas comme elles en sont vues, parce que les ténèbres ne peuvent la saisir. En sorte donc que les impudiques sont vus pour leur confusion, et ils ne voient pas eux-mêmes pour qu'ils ne soient point consolés: ils sont vus non-seulement par la lumière, mais encore à l'éclat de cette lumière. Par qui, me demanderez-vous? Par quiconque peut voir, de sorte que le nombre de ceux qui les voient augmente leur confusion. Mais dans ce nombre infini de regards il n'en est pas qui les importune autant que le leur: il n'est pas de témoins dans le ciel et sur la terre dont une conscience ténébreuse désire plus fuir et réussit moins à éviter les regards. Les ténèbres ne peuvent même pas être obscures pour elles se mêmes; elle se voient, elles qui ne peuvent voir autre chose, et les oeuvres de ténèbres suivent leur condition, elles ne sauraient se cacher d'elles, non pas même en se cachant dans leur sein. Voilà ce ver qui ne meurt pas, c'est le souvenir du passé; une fois jeté ou plutôt une fois né dans les âmes par le péché, il s'attache à elles avec force et ne peut plus en être jamais arraché: il ne cesse plus de ronger la conscience, c'est pour lui une pâture inépuisable qui le fait vivre à perpétuité. Je tremble à la pensée de ce ver rongeur, je frissonne à l'idée de cette mort vivace, j'ai peur d'être victime de cette mort vivante et de cette vie constamment mourante.
1526 26. C'est là cette seconde mort qui tue tous les jours, et cependant n'ôte jamais la vie. Oh! qui est-ce qui donnera de mourir un jour, pour ne point mourir éternellement, à ces malheureux qui crient aux montagnes: «Tombez sur nous, et aux collines, engloutissez-nous (Lc 23,30)?» Que demandent-ils, sinon le bienfait de mourir à leur mort et la grâce d'échapper à la mort par la mort? Enfin, dit l'Écriture, «Ils invoqueront la mort, et la mort ne répondra point à leur appel (Ap 9,6).» Pour voir cela plus clairement encore, rappelez-vous qu'il est hors de doute que l'âme est immortelle et qu'elle ne subsistera jamais sans sa mémoire, afin de ne jamais cesser d'être une âme. Ainsi, tant que l'âme dure, sa mémoire dure aussi. En quel état, me demandez-vous? Chargée d'impuretés, remplie de crimes horribles, gonflée d'orgueil, hérissée de dédains comme une terre inculte l'est de chardons. Le passé, pour elle, est passé et ne l'est pas; il est passé, car il n'existe plus en acte, mais il subsiste encore dans l'esprit. Ce qui est fait est fait et ne peut pas ne pas être fait, de sorte que si le faire n'eut qu'un temps, l'avoir fait est éternel; ce qui se passe dans le la temps ne passe point avec le temps, voilà pourquoi on sera éternellement tourmenté par le mal qu'on se rappellera éternellement avoir fait, et on reconnaîtra ainsi la vérité de ces paroles: «Je vous reprendrai sévèrement et vous opposerai à vous-même (Ps 49,21).» Ce sont les propres paroles du Seigneur, dont nul ne peut se déclarer l'ennemi sans le devenir de soi-même, et par là il a voulu montrer la vanité de cette plainte tardive: «O vous qui êtes le gardien des hommes, pourquoi avez-vous permis que je m'élevasse contre vous, et que je me devinsse à charge à moi-même (Jb 7,21)?» C'est qu'il en est en effet ainsi, mon cher Eugène, personne ne peut se faire ennemi de Dieu et vivre en paix avec soi-même; et celui à qui Dieu fera des reproches se, sera lui-même le premier à s'en adresser. Il n'y aura plus moyen alors ni pour la raison de faire comme si elle ne discernait pas la vérité, ni pour l'âme elle-même de fuir les regards de la raison, quand elle sera dépouillée de ses organes corporels et tout entière concentrée en elle-même. Comment le pourrait-elle après le sommeil et la mort de ses sens qui lui permettaient de sortir d'elle-même pour satisfaire sa curiosité et de se lancer à la suite de la figure du monde qui ne fait que passer? Vous le voyez, rien ne manquera à la honte des âmes impudiques quand elles paraîtront sous les yeux de Dieu, des anges, des hommes et d'elles-mêmes. Mais dans quel affreux état se trouveront également les autres de méchants, qui se seront opposés au torrent de l'invincible équité et placés sous les rayons de l'éclatante vérité! Comment pourront-ils éviter d'être frappés sans cesse et d'être sans cesse confondus, selon ce que disait le Prophète: «Seigneur mon Dieu, brisez-les d'une double douleur ()?»


CHAPITRE XIII. Saint Bernard disserte avec autant de profondeur que d'élégance sur la longueur, la largeur, la profondeur et la sublimité de Dieu,

1527 27. Qu'est-ce que Dieu? Il est tout à la fois longueur, largeur, hauteur et profondeur. Ah! me répondrez-vous, je vous y prends vous-même à professer cette quaternité que vous aviez en abomination. Il n'en est rien, je l'ai condamnée et la condamne encore. Il vous semble que je parle de plusieurs choses; je ne parle que d'une; seulement je définis ce Dieu unique tel que nous pouvons le comprendre et non pas tel qu'il est en effet; et les divisions que j'établis en parlant de lui, ce n'est pas en lui, mais pour moi que je les établis; car si je le désigne par plusieurs noms ou si je le cherche par plusieurs chemins, il n'en est pas moins toujours un. Ce ne sont pas des divisions dans la substance divine qu'expriment ces quatre mots, ni des dimensions telles qu'on en voit dans les corps, ni une distinction de personnes, comme celles que nous adorons dans la Trinité, ni enfin un certain nombre de propriétés, telles que celles que nous admettons dans les personnes divines avec lesquelles, d'ailleurs, elles ne font qu'un; mais an contraire chacune de ces choses en Dieu est ce qu'elles sont toutes les quatre réunies, et toutes les quatre ne sont autre chose, que ce qu'est chacune d'elles en particulier. Pour nous, dont l'intelligence est incapable d'atteindre à la simplicité de Dieu, pendant que nous nous efforçons de nous le représenter un, il se présente à notre esprit comme un être quadruple. La cause de cette illusion, c'est ce miroir et cette énigme à travers laquelle seulement il nous est maintenant permis de le voir; mais quand nous le contemplerons face à face, nous le verrons tel qu'il est effectivement. Alors la vue délicate et faible de notre intelligence sera capable de contempler attentivement, sans craindre de s'émousser ou de voir les objets multiples; au contraire, elle recueillera toutes ses forces, les concentrera sur un point et se conformera à l'unité de Dieu; ou plutôt, devenue semblable à cette unité par excellence, elle la contemplera seule à seule et face à face; car «nous serons semblables à Dieu et le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2).» Bienheureuse vision que celle-là! C'est avec raison que le Psalmiste soupirait après elle en s'écriant: «Ma face vous a cherché, Seigneur, Seigneur, je chercherai toujours votre face (Ps 26,8).» En attendant, puisque nous aussi nous la cherchons encore, n'hésitons point à nous servir du quadrige dont notre faiblesse et notre misère ont besoin. Peut-être arriverons-nous par là à saisir ce qui nous a saisis, c'est-à-dire la signification de ce quadrige lui-même. En effet, le conducteur de ce char, celui qui nous l'a montré le premier, nous engage à nous appliquer «avec tous les saints à saisir quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur (Ep 3,18)» de l'être par excellence. Saint Paul a dit saisir et non connaître, afin que nous ne nous contentions point de satisfaire notre curiosité par la science, ruais que nous aspirions de toutes nos forces à en recueillir les fruits or ce n'est pas celui qui tonnait, mais celui qui saisit, qui recueille les fruits de la science. D'ailleurs, «connaître le bien et ne le point mettre en pratique, dit un autre apôtre, c'est se rendre coupable de péché (Jc 4,17).» Voilà pourquoi saint Paul dit ailleurs: «Courez de manière à vous saisir du prix (1Co 9,24).» Mais que faut-il entendre ici par ce mot saisir? C'est ce que je dirai plus loin.
1528 28. Qu'est-ce donc que Dieu? Il est longueur, dirai-je. Que faut-il te entendre par là? l'éternité; car elle est si longue qu'elle n'a point de limites ni dans le temps ni dans l'espace. Il est aussi largeur. Qu'est-ce à dire? qu'il est charité. Or comment celle-ci pourrait-elle à son tour avoir des limites dans un Dieu qui ne hait rien de ce qu'il a créé (Sg 2,25)? Ne fait-il pas, en effet, lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les injustes comme sur les justes? Ainsi la charité de Dieu bénit dans son sein jusqu'à ses ennemis: ce n'est même pas assez pour elle, elle s'étend à l'infini, et dépasse non-seulement tout ce que nous pouvons sentir, mais encore tout ce que nous pouvons connaître, au dire de l'Apôtre lui-même, qui voudrait que nous connussions la charité de. Jésus-Christ qui surpasse toute science (Ep 3,19).» Que dirai-je de plus? qu'elle est éternelle; ou bien, ce qui est peut-être encore plus fort, elle est l'éternité même. Vous le voyez donc, en Dieu la longueur est égale à la largeur; je voudrais que vous vissiez non pas qu'elle est aussi grande, mais qu'elle se confond avec elle; que l'une ne diffère point de l'autre, qu'une seule n'est pas moins que les deux ensemble, et que les deux ne sont pas plus qu'une seule. Dieu est éternité, Dieu est charité, longueur sans tension, largeur sans distension. Il excède également les étroites limites du temps et de l'espace, non point par la masse de sa substance, mais par la liberté de son être. Voilà comment celui qui a donné la mesure à toutes choses est lui-même sans mesure, et comment encore, tout immense qu'il soit, il est néanmoins la mesure de l'immensité elle-même.
1529 29. Qu'est-ce encore que Dieu? Il est hauteur cet profondeur, et se trouve ainsi d'un côté au-dessus, de l'autre au-dessous de toutes choses; car dans les attributs divins l'équilibre ne pèche en aucun sens, il est constant et demeure toujours le. même. Dans la hauteur considérez sa puissance, et dans la profondeur voyez sa sagesse; l'une égale l'autre, et nous savons qu'il est aussi impossible d'atteindre à sa hauteur que de scruter à fond sa profondeur; c'est d'ailleurs ce que nous dit saint Paul lui-même en s'écriant avec transport: «O admirable profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sons incompréhensibles et ses voies impénétrables (Rm 11,33)!» Ecrions-nous aussi avec lui en voyant comment en Dieu et avec Dieu ces deux attributs ne laissent pas que de former la plus simple unité: O sagesse pleine de puissance qui atteint partout avec force, ô puissance pleine de sagesse qui dispose tout avec douceur (Sg 8,1)! Il n'y a là qu'une seule et même chose, les effets seuls sont nombreux et les opérations distinctes; et cette chose unique est en même temps longueur par son éternité, largeur par sa charité, hauteur par sa majesté et profondeur par sa sagesse.



CHAPITRE XIV. Comment nous pouvons selon la recommandation de l'Apôtre arriver à saisir les quatre attributs dont il parle.

1530 30. Nous savons toutes ces choses, pensons-nous pour cela les avoir saisies? On n'y parvient que par la sainteté et non pas le raisonnement, si toutefois il est possible de comprendre ce qui est incompréhensible. Mais, si c'était impossible,l'Apôtre ne nous aurait par exhortés à «saisir avec tous les saints (Ep 3,18).» Les saints les saisissent: me demandez-vous de quelle manière? je vous dirai que si vous ôtes saint, vous les avez saisies vous-même et par conséquent vous savez comment on les saisit: si vous ne l'ôtes pas, devenez-le, et vous le saurez par votre propre expérience. Ce qui fait les saints, ce sont les affections saintes: or il y en a deux, la sainte crainte du Seigneur et son saint amour: l'âme qui possède ces deux affections s'en sert comme de deux bras pour saisir, embrasser, étreindre et retenir, et s'écrie: «Je le possède, je ne le laisserai pas aller (Ct 3,4).» La crainte répond à la hauteur et à la profondeur, et l'amour à la largeur et à la longueur, Qu'y a-t-il, en effet, de plus à craindre qu'une puissance à la quelle on ne saurait résister, qu'une sagesse à laquelle on ne peut se soustraire? Dieu serait moins à craindre s'il manquait de l'un ou de l'autre attribut, mais il n'y a pas moyen de ne pas craindre celui dont l'oeil voit tout et dont le bras peut tout. D'un autre côté, qu'y a-t-il de plus aimable que l'amour même qui fait que vous aimez et que vous êtes aimé? C'est l'amour auquel l'éternité s'ajoute; car, ne pouvant jamais faiblir, il ne permet aucun soupçon, aucune crainte. Aimez donc avec constance et persévérance, et vous avez la longueur; que votre amour s'étende jusqu'à vos ennemis, et vous avez la largeur; enfin ayez en toutes choses l'âme timorée, et vous aurez saisi la hauteur et la profondeur.
1531 31. Mais si vous préférez correspondre par quatre sentiments de l'âme aux, quatre attributs de Dieu, vous y réussissez par l'admiration, la crainte, la ferveur et la, constance. La première nous est en effet commandée par la majesté de Dieu, la seconde par l'abîme de ses jugements; la troisième par sa charité, et la quatrième par son éternité. Qui est-ce qui n'est dans l'admiration en contemplant la gloire de Dieu? Qui n'est: saisi de crainte en sentant les abîmes de sa sagesse? qui n'est embrasé d'amour en méditant sur l'amour de Dieu? et qui est-ce qui ne dure et ne persévère dans l'amour en voulant imiter l'éternité de la charité de Dieu? La persévérance, en effet, a quelque rapport avec l'éternité, et d'ailleurs elle est la seule vertu qui mérite l'éternité, ou plutôt qui nous conduise jusque dans l'éternité, si nous en croyons le Seigneur qui a dit: «Quiconque persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Mt 10,22).»
1532 32. Remarquez maintenant que ces quatre attributs divins sont l'objet d'autant de contemplations différentes. La première et la plus haute est la contemplation et l'admiration de la majesté de Dieu; elle requiert un coeur pur, afin que dégagé de tout vice et déchargé de tout péché, il puisse s'élever facilement vers les choses célestes ou même demeure suspendu, ne fût-ce que pendant quelques instants, par une sorte de sainte stupeur et d'extase. La seconde est nécessaire à la première; car elle considère les jugements de Dieu, et par cette vue terrible elle porte à l'âme un coup qui met le vice en fuite, fonde la vertu, initie à la sagesse et conserve l'humilité. Or l'humilité est le fondement solide et durable de la vertu; si elle bouge, toutes les vertus ne sont plus qu'une ruine. La troisième sorte de contemplation s'occupe ou plutôt se repose dans le souvenir des bienfaits, et en nous rappelant les bienfaits que nous avons reçus, nous presse d'en témoigner notre reconnaissance par l'amour du bienfaiteur. Voilà de qui le Prophète voulait parler quand il disait: «Ils publieront hautement le souvenir de votre douceur et de vos bienfaits (Ps 149,7).» La quatrième, fermant les yeux sur le passé, ne les ouvre que sur les promesses dont elle attend l'accomplissement; et comme elle n'est autre chose qu'une méditation de l'éternité, puisque l'objet des promesses est éternel, elle nourrit la longanimité et donne de nouvelles forces à la persévérance. Il est, je crois, facile maintenant de rapporter ces quatre sortes d'oraison aux quatre. expressions employées par l'Apôtre, car nous saisissons la longueur par la méditation des promesses, la largeur par le souvenir des bienfaits, la hauteur par la contemplation de la majesté divine, la profondeur par la vue des jugements de Dieu. Il nous resterait encore à chercher celui que nous n'avons encore trouvé que d'une manière imparfaite et qu'on ne saurait trop chercher. Mais peut-être la prière est-elle préférable à la discussion pour le rechercher et un moyen plus facile de le découvrir. Finissons donc ici notre livre, mais ne bornons pas là nos recherches.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.

1533 CHAPITRE 4, n. 8.

219. Que signifient celle distinction et ces degrés. ., etc. On compte neuf choeurs d'Anges, ni plus ni moins. On les distingue entre eux par le rang et la dignité; telle est l'opinion de plusieurs Pères, parmi lesquels on peut citer saint Ignace (Epis., ad Trallian.), saint Denys qui traite ce sujet ex professo dans sa Hiérarchie céleste, chapitre 6, où il distingue trois Hiérarchies d'anges divisées chacune en trois choeurs. Ces deux Pères ont été suivis par saint Grégoire (Hom. 24, super Evang.), saint Jérôme (Lib. 2, de Apoleg. adversusRuff.), saint Jean Chrysostome (Hom,4, super Gen.); Rupert (lib. 3, de proches, spir. s., cap. VI), et notre Saint, dans le traité qui nous occupe, et de plus dans son sermon sur saint Martin et dans son homélie huitième, sur le Cantique des cantiques. Mais les Pères ne sont pas tous d'accord quant à l'ordre dans lequel ils placent ces neuf choeurs et semblent ne s'être pas appuyés sur des raisons péremptoires pour faire cette classification. Voir encore sur ce sujet saint Thomas,1. p. 9. 108. a. c.

Il est digne de remarque que sur ce sujet saint Bernard émet plutôt une opinion qu'une affirmation, cela se conçoit d'autant mieux que pour ce qui est du nombre et des propriétés distinctives des anges, c'est une chose qui dépasse tout à fait la portée des sens et l'expérience humaine. Or, dans un sujet rempli d'obscurité et de points difficiles, loin de s'avancer imprudemment et de s'appuyer sur les lumières de la raison, un auteur doit marcher avec toutes les précautions imaginables et ne pas dépasser l'horizon éclairé par le double flambeau des saintes Ecritures et de l'Eglise. Aussi n'est-ce qu'avec la plus grande réserve que les saints Pères ont cru devoir aborder ces sortes de questions, comme on peut le voir dans saint Hilaire (Enarr. Ps CXXIX) Saint Augustin avoue (Euchir. cap. LVIII), qu'il ignore ce qu'est en elle-même cette bienheureuse et suprême société des anges, et en quoi ils se distinguent personnellement les uns des autres. Il exprime le même sentiment dans son livre à Orose contre les Priscilliens et les Origénistes, tout en reconnaissant qu'il n'y a aucun péril à craindre dans cette ignorance. Bien plus, saint Denys, lui-même, dans sa Hiérarchie Céleste, chapitre 6, en traitant de l'ordre des anges, déclare qu'il n'y a que Dieu et les anges qui sachent le nombre et la nature des esprits célestes. Voir encore saint Thomas (loco citatio, art. 5 et 6, et ibid. comm.). (Note de Horstius.)



Bernard, de Consideratione 1520